Née le 30 mars 1962 à Okayama, au Japon, Yōko Ogawa grandit dans une famille pratiquant le Konkōkyō, un courant du shintoïsme. Marquée dès l’enfance par la lecture du « Journal d’Anne Frank », elle se découvre très tôt une passion pour la littérature. Elle poursuit des études à l’université Waseda dont elle sort diplômée en lettres.
Sa carrière d’écrivaine débute véritablement en 1988 lorsqu’elle reçoit le Prix Kaien pour son premier roman, « La Désagrégation du papillon ». Elle connaît la consécration en 1991 en remportant le prestigieux Prix Akutagawa pour « La Grossesse ». Au fil des années, elle s’impose comme l’une des voix majeures de la littérature japonaise contemporaine, récoltant de nombreuses distinctions, dont le Prix Yomiuri et le Prix Tanizaki.
Son œuvre, traduite dans de nombreuses langues, se caractérise par une approche méticuleuse des émotions et de la psychologie des personnages. Elle affectionne particulièrement les thèmes de l’enfermement et de la mémoire, qu’elle aborde dans un style épuré. Parmi ses œuvres les plus célèbres figurent « Cristallisation secrète » (1994) et « La Formule préférée du professeur » (2003).
Yōko Ogawa vit actuellement à Ashiya, dans la préfecture de Hyōgo, avec son mari et son fils. Elle continue d’enrichir la littérature japonaise par ses romans et ses nouvelles, tout en siégeant à l’Académie japonaise des arts depuis 2024.
Voici notre sélection de ses romans majeurs.
1. Cristallisation secrète (1994)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Résumé
Une jeune romancière vit sur une île où se produit un phénomène surnaturel : régulièrement, des éléments du quotidien disparaissent – les oiseaux, les roses, les parfums – et leur souvenir s’efface instantanément de la mémoire des habitants. La population accepte ces disparitions avec une docilité inquiétante, s’empressant de se débarrasser des objets devenus vides de sens. Seule une minorité d’individus conserve la capacité de se souvenir. Ces réfractaires sont traqués sans relâche par une police secrète qui les fait disparaître à leur tour.
La mère de la narratrice, une sculptrice qui collectionnait secrètement des objets disparus, a ainsi été kidnappée et n’est jamais revenue. Quand R., son éditeur, lui avoue qu’il fait partie de ceux qui se souviennent encore, la romancière décide de le cacher dans une pièce secrète de sa maison, aidée par un vieil homme qu’elle surnomme « le grand-père ».
Ensemble, ils tentent de préserver quelques fragments de mémoire, tandis que les disparitions s’intensifient : après les calendriers qui figent l’île dans un hiver permanent, ce sont les romans eux-mêmes qui commencent à s’effacer. Dans un monde qui s’amenuise inexorablement, les trois personnages tentent de maintenir vivante la flamme du souvenir, quitte à risquer leur vie.
Autour du livre
Publié en 1994 au Japon, « Cristallisation secrète » mêle l’onirisme et l’effroi dans une méditation sur la mémoire collective et la résistance aux systèmes totalitaires. Le récit alterne entre l’histoire principale et le roman que rédige la narratrice, qui met en scène une dactylographe perdant progressivement sa voix – un effet miroir saisissant qui amplifie la portée métaphorique de l’œuvre.
La narration s’articule autour d’un huis clos à trois personnages : la romancière jamais nommée, son éditeur R., et le mystérieux « grand-père ». Cette économie de personnages renforce l’atmosphère claustrophobe du récit, tandis que l’absence de noms propres souligne l’universalité du propos. La simplicité apparente du style dissimule une mécanique narrative sophistiquée où chaque disparition matérielle engendre un vide existentiel plus profond.
La dimension politique du texte s’inscrit dans la lignée des grandes dystopies littéraires. Les références à Ray Bradbury et George Orwell sont évidentes, notamment dans les scènes d’autodafés de livres et la présence oppressante de la police secrète. Mais Ogawa transcende le simple parallèle avec les régimes totalitaires pour interroger les mécanismes de l’oubli collectif et la fragilité de la mémoire.
Time Magazine souligne la parenté de l’œuvre avec « 1984 » d’Orwell, « Fahrenheit 451 » de Bradbury et « Cent ans de solitude » de García Márquez, tout en reconnaissant sa voix singulière. Le Chicago Tribune salue « une œuvre magistrale de fiction spéculative […] un thriller inoubliable empli d’horreur atmosphérique ». Pour le New York Times, la prose contemplative d’Ogawa saisit « l’aliénation d’être vivant alors que les écosystèmes, les langues, les espèces animales et les futurs possibles s’évanouissent plus vite que l’esprit ne peut l’appréhender ».
« Cristallisation secrète » a connu une reconnaissance internationale tardive mais significative. Finaliste du National Book Award 2019 dans la catégorie littérature traduite et du International Booker Prize 2020, il a également été sélectionné pour le World Fantasy Award. Une adaptation théâtrale grecque, « Absolute Magic », a vu le jour au Théâtre National de Grèce du Nord. En octobre 2020, Amazon Studios a annoncé une adaptation cinématographique avec Reed Morano à la réalisation et Charlie Kaufman au scénario. En janvier 2024, l’actrice Lily Gladstone a été choisie pour incarner le rôle principal.
Aux éditions BABEL ; 384 pages.
2. La Formule préférée du professeur (2003)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Résumé
Une aide-ménagère japonaise approchant la trentaine est embauchée chez un ex-professeur de mathématiques de 64 ans. Suite à un accident de voiture survenu dix-sept ans plus tôt, ce dernier souffre d’une forme particulière d’amnésie : sa mémoire s’efface toutes les quatre-vingts minutes, si bien qu’il ne conserve que les souvenirs antérieurs à 1975.
Pour pallier son handicap, il épingle des notes sur ses vêtements qui lui servent de repères essentiels à sa survie au quotidien. Chaque matin, l’aide-ménagère doit se présenter à nouveau, comme une parfaite inconnue. Le professeur, féru de mathématiques et de baseball, communique principalement à travers les nombres, en posant des questions sur la pointure ou la date de naissance de sa collaboratrice pour établir un contact.
Quand il découvre que son aide-ménagère élève seule un fils de dix ans, il insiste pour que l’enfant lui rende visite après l’école. Il le surnomme « Root » en raison de son crâne plat, qui lui évoque le symbole de la racine carrée. Entre ces trois êtres que tout semble séparer – l’âge, l’éducation, la classe sociale – va peu à peu se nouer une relation exceptionnelle, rendue possible par les théorèmes mathématiques qui vont devenir le langage d’une amitié transcendant les barrières de la mémoire défaillante.
Autour du livre
Publié au Japon en août 2003 par les éditions Shinchosha, « La Formule préférée du professeur » connaît un succès fulgurant dans son pays d’origine. La version de poche, parue en décembre 2005, établit même un record en atteignant le million d’exemplaires vendus en seulement deux mois – une performance inédite pour la maison d’édition. Le roman remporte le 55ème Prix Yomiuri en 2004, ainsi que le prestigieux Prix Hon’ya Taisho.
Son originalité réside dans sa façon d’entrelacer les concepts mathématiques abstraits avec les émotions humaines les plus profondes. Les nombres premiers, les nombres amicaux, les nombres parfaits ou encore l’identité d’Euler transcendent leur pure dimension scientifique pour devenir des métaphores de la condition humaine. Le professeur perçoit ces concepts mathématiques comme des vérités éternelles inscrites « dans le carnet de Dieu », une beauté pure qui perdure même quand la mémoire fait défaut.
La construction narrative s’articule autour d’un paradoxe fascinant : comment créer des liens durables avec quelqu’un qui vous oublie toutes les 80 minutes ? Cette contrainte temporelle crée une tension constante qui force les personnages à vivre pleinement dans le présent. Chaque rencontre doit être authentique puisqu’elle est toujours la première pour le professeur. Cette situation singulière met en lumière la valeur intrinsèque de chaque instant partagé, indépendamment de sa pérennité dans la mémoire.
La réception critique salue unanimement la délicatesse avec laquelle Yōko Ogawa traite son sujet. Dennis Overbye, dans le New York Times, qualifie le roman de « trompeusement élégant ». Kirkus Reviews souligne comment l’œuvre « équilibre habilement la fantaisie avec le chagrin ». The New Yorker, bien que plus mitigé, reconnaît la présence de scènes touchantes. Culture Critic compile les avis de la presse anglo-saxonne et lui attribue une note agrégée de 72 %.
« La Formule préférée du professeur » a connu plusieurs adaptations. Une version cinématographique réalisée par Takashi Koizumi sort en janvier 2006, récoltant 1,2 milliards de yens au box-office japonais. Le film respecte globalement la trame du roman, tout en développant davantage certaines relations entre les personnages. L’histoire a également été adaptée en manga dans le magazine « BE・LOVE », puis en pièce de théâtre à plusieurs reprises entre 2006 et 2023. Une version radio a même été produite en 2006 par la MBS pour célébrer son 55ème anniversaire.
Aux éditions BABEL ; 256 pages.
3. Les Tendres Plaintes (1996)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Résumé
Japon, années 1990. Ruriko, une calligraphe professionnelle, ne supporte plus les violences et l’infidélité de son mari ophtalmologiste. Un jour, elle quitte précipitamment leur appartement de Tokyo pour se réfugier dans le chalet familial de son enfance, isolé en pleine forêt. Dans ce havre de paix, elle espère retrouver sa sérénité en se consacrant à son art, notamment à la transcription de l’autobiographie d’une nonagénaire.
Ses seuls voisins sont Nitta, un ancien pianiste de renom qui a renoncé à sa carrière après être devenu incapable de jouer en public, et sa jeune assistante Kaoru. Ensemble, ils fabriquent des clavecins dans leur atelier, accompagnés de leur vieux chien aveugle et sourd, Dona. Une complicité particulière unit le maître et son apprentie, forgée autour de leur passion commune pour la musique et la création d’instruments.
Peu à peu, Ruriko tombe amoureuse de Nitta. Mais ses sentiments se heurtent à la relation ambiguë qu’il entretient avec Kaoru. La jalousie s’immisce dans ce trio, d’autant plus que Nitta, qui refuse catégoriquement de jouer pour Ruriko, accepte d’interpréter « Les Tendres Plaintes » de Rameau en présence de son assistante. Cette situation attise les tensions entre les trois protagonistes, chacun portant déjà le poids de ses propres blessures.
Autour du livre
« Les Tendres Plaintes », publié au Japon en 1996, s’inscrit dans la première période de l’œuvre de Yōko Ogawa, avant la reconnaissance internationale qui suivra la publication de « La Formule préférée du professeur ». Le titre, emprunté à une pièce pour clavecin de Jean-Philippe Rameau composée en 1724, souligne l’importance de la musique baroque occidentale dans la narration.
La nature, omniprésente, participe pleinement à la tonalité mélancolique du récit. Les bruissements de la forêt, les changements de saisons, la neige qui recouvre le paysage constituent bien plus qu’un simple décor : ils amplifient les états d’âme des personnages et créent une atmosphère propice à l’introspection. Le chalet isolé de Ruriko devient ainsi le théâtre d’une parenthèse temporelle où le temps semble suspendu, loin de l’agitation de Tokyo.
La virtuosité d’Ogawa se manifeste dans l’art de suggérer plutôt que de nommer. Les non-dits, caractéristiques de la culture japonaise, prennent une dimension particulière à travers le personnage de Nitta, dont le mutisme volontaire face au public contraste avec l’éloquence de ses mains lorsqu’il fabrique ses instruments. La sensualité qui émane de son travail sur le bois trouve un écho dans la calligraphie de Ruriko, créant un dialogue silencieux entre leurs arts respectifs.
Les critiques saluent unanimement la sensibilité avec laquelle Yōko Ogawa dépeint les relations entre ses personnages. La revue Lire évoque « une mélancolique partition à trois voix d’une grande délicatesse ». Comme le souligne une lectrice : « Il émane de ce roman une merveilleuse sérénité dans laquelle se diluent blessures et désenchantements ». Une autre souligne « l’art consommé de l’autrice pour suggérer plutôt que dire, dans la plus pure tradition japonaise ».
Aux éditions BABEL ; 256 pages.
4. Hôtel Iris (1996)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Résumé
Dans une station balnéaire japonaise, Mari, dix-sept ans, travaille comme réceptionniste à l’hôtel Iris, un modeste établissement tenu par sa mère autoritaire. Un soir, le calme de l’hôtel est rompu par une altercation : une prostituée sort précipitamment d’une chambre en insultant son client, un homme élégant d’une soixantaine d’années. Subjuguée par la voix impérieuse de ce dernier qui ordonne à la femme de se taire, Mari commence à le suivre dans les rues de la ville. Elle découvre qu’il est traducteur de russe et vit en ermite sur une petite île voisine.
Une relation interdite se noue entre eux, faite de domination et de soumission. Dans l’intimité de la maison du traducteur, Mari s’abandonne à des jeux sadomasochistes de plus en plus extrêmes, trouvant un plaisir trouble dans l’humiliation et la douleur. Cette liaison dangereuse se complique avec l’arrivée du neveu muet du traducteur, qui bouleverse l’équilibre précaire de leur relation. Entre l’hôtel où sa mère l’étouffe et l’île où le traducteur la maltraite, Mari s’enfonce dans une passion destructrice qui ne peut que mal finir.
Autour du livre
L’idée d’ « Hôtel Iris » est née lors d’un voyage de Yōko Ogawa en France, où elle a été inspirée par la vue d’un minuscule îlot qui n’apparaissait qu’à marée basse. Cette image a servi de point de départ à son roman publié en 1996, qui marque une rupture avec ses œuvres précédentes en abordant frontalement des thèmes sulfureux : la sexualité et la violence.
Le sadisme et la soumission ne servent pas de prétexte à la provocation gratuite mais permettent d’interroger les rapports de pouvoir et la quête d’identité. La relation entre Mari et le traducteur se construit sur une ambivalence constante : lui alterne tendresse paternelle et cruauté, elle oscille entre répulsion et désir. Cette dualité se reflète jusque dans la structure du récit, qui oppose les scènes quotidiennes paisibles aux moments de violence intime.
Le roman joue également sur les symboles et les non-dits. L’hôtel Iris, dont le nom évoque ironiquement la messagère des dieux grecs, devient le théâtre d’une initiation perverse. Le silence du neveu muet fait écho au mutisme social qui entoure les relations taboues. Les poissons morts qui s’échouent sur la plage préfigurent la fin tragique qui se dessine. Cette accumulation de présages crée une atmosphère de plus en plus oppressante.
Contrairement à d’autres romans où Yōko Ogawa ancre fortement son récit dans la culture japonaise, « Hôtel Iris » se déroule dans un environnement volontairement indéterminé, presque universel. Cette décontextualisation renforce la portée symbolique de l’histoire et sa résonance avec les mythes classiques d’amours interdites.
La critique littéraire a souligné la maîtrise avec laquelle Ogawa traite un sujet périlleux sans jamais tomber dans la vulgarité. Hilary Mantel, Prix Nobel de littérature, a notamment salué en couverture la capacité du livre à maintenir une « délicatesse » et une « timidité effarouchante » malgré la violence de certaines scènes. D’autres ont noté le parallèle avec la tradition du roman japonais où « amour rime avec cruauté, soumission, perversité », inscrivant « Hôtel Iris » dans la lignée des grandes œuvres de Mishima, Kawabata et Tanizaki.
Aux éditions BABEL ; 240 pages.
5. Parfum de glace (1998)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Résumé
À Tokyo, Ryoko reçoit un appel qui va bouleverser son existence : son compagnon Hiroyuki, parfumeur de talent, vient de se suicider dans son laboratoire en absorbant de l’éthanol anhydre. La veille encore, tous deux célébraient leur première année de vie commune ; il lui avait d’ailleurs offert un parfum composé spécialement pour elle, baptisé « Source de mémoire ».
Effondrée après ce geste inexplicable, Ryoko rencontre à la morgue Akira, le frère cadet d’Hiroyuki, dont elle ignorait jusqu’alors l’existence. Cette rencontre marque le début d’une quête pour comprendre qui était véritablement l’homme qu’elle aimait. De révélation en révélation, elle apprend qu’Hiroyuki, surnommé Rooky, était un génie des mathématiques dans sa jeunesse, et qu’il avait remporté de nombreux concours sous l’égide d’une mère possessive. Il excellait également en patinage artistique.
Mais un mystérieux événement survenu lors d’une compétition de mathématiques à Prague, quinze ans plus tôt, semble avoir provoqué une rupture définitive dans son existence, à partir de laquelle il a renoncé à ses talents et coupé les ponts avec sa famille. Pour percer le mystère de cet homme aux multiples facettes, Ryoko entreprend un périple jusqu’à Prague, où l’attend une grotte énigmatique peuplée de paons, gardiens des souvenirs…
Autour du livre
Publié en 1998 au Japon, « Parfum de glace » s’inscrit dans une période prolifique de Yōko Ogawa, qui multiplie alors les récits mêlant réalisme et onirisme. Elle y poursuit son exploration des thèmes qui lui sont chers : la mémoire, le deuil, les relations familiales dysfonctionnelles, la quête identitaire. La figure du mathématicien surdoué, aussi présente dans « La Formule préférée du professeur », trouve ici un nouvel écho, témoignant de la fascination d’Ogawa pour les sciences exactes et leur poésie cachée.
Le roman déploie une trame narrative entre deux espaces – le Japon et Prague – et deux temporalités – le présent de Ryoko et le passé d’Hiroyuki. Cette construction en miroir permet d’orchestrer une progression dramatique qui oscille constamment entre enquête psychologique et méditation sur l’impossibilité de connaître totalement l’autre. La métaphore du parfum, substance évanescente par excellence, symbolise cette quête de l’insaisissable.
Les critiques saluent unanimement la délicatesse avec laquelle Yōko Ogawa traite des thèmes graves comme le suicide et le deuil. La revue littéraire japonaise Bungakukai souligne notamment la maîtrise avec laquelle elle parvient à créer une atmosphère où « réel et imaginaire se fondent sans heurt ». Plusieurs commentateurs établissent des parallèles avec l’univers de Haruki Murakami, tout en reconnaissant à Ogawa une voix singulière, moins attachée au surnaturel qu’à l’étrangeté qui sourd du quotidien.
Aux éditions BABEL ; 304 pages.
6. Le Musée du Silence (2000)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Résumé
Un jeune muséographe débarque dans un village reculé, avec pour seule possession une valise contenant un microscope et « Le Journal d’Anne Frank ». Il a été recruté par une vieille femme au caractère épouvantable qui habite un manoir délabré avec sa fille adoptive. Sa mission semble simple : concevoir un musée. Mais ce qu’il découvre dépasse l’entendement : depuis plus de cinquante ans, cette femme subtilise systématiquement un objet personnel à chaque habitant du village qui décède. Une bille, une aiguille, un sécateur : chaque objet est censé incarner l’essence du défunt.
Le muséographe s’installe dans une dépendance du manoir, aux côtés d’un jardinier et de sa femme qui travaillent pour la propriété depuis des générations. Sa tâche consiste non seulement à inventorier cette étrange collection et à la mettre en scène, mais également à perpétuer la tradition en dérobant lui-même des objets aux nouveaux morts. Il s’absorbe progressivement dans ce projet singulier, jusqu’à perdre peu à peu tout contact avec l’extérieur — les lettres à son frère restent sans réponse.
L’atmosphère déjà troublante du lieu s’alourdit davantage avec la présence d’un monastère voisin occupé par des moines pratiquant une ascèse du silence absolu, revêtus d’étranges peaux de bison blanc. Puis, le village est secoué par une série d’événements violents : un attentat à la bombe ébranle la quiétude apparente des lieux, suivi de meurtres étranges dont les victimes sont des femmes retrouvées mutilées. Tandis que la collection macabre continue de s’enrichir, le jeune homme se retrouve pris dans un engrenage qui le dépasse, où frontière entre préservation de la mémoire et obsession morbide se fait de plus en plus floue…
Autour du livre
« Le Musée du Silence » paraît initialement au Japon au début des années 2000, avant d’être traduit en allemand en 2005 puis dans de nombreuses autres langues. Il s’inscrit dans la lignée des œuvres de Yōko Ogawa qui interrogent la mémoire, le souvenir et la transmission, tout en présentant des particularités qui le distinguent du reste de sa production. C’est notamment l’un de ses rares romans à mettre en scène un narrateur masculin.
L’une des singularités les plus marquantes réside dans l’anonymat total des personnages. Aucun nom propre n’apparaît dans le texte : les protagonistes sont désignés par leur fonction ou leur caractéristique principale – « le muséographe », « la vieille dame », « la jeune fille », « le jardinier ». Cette dépersonnalisation renforce l’atmosphère d’étrangeté qui imprègne le récit. De même, ni l’époque ni le lieu précis de l’action ne sont mentionnés, conférant à l’histoire une dimension universelle et atemporelle.
Le musée se mue en métaphore de la mémoire collective, un lieu où les objets transcendent leur matérialité pour devenir les gardiens de l’essence des disparus. La narration entremêle habilement plusieurs registres : le documentaire muséographique côtoie le thriller psychologique, tandis que des éléments quasi-fantastiques – comme ces prédicateurs du silence vêtus de peaux de bisons blancs – créent des zones d’ombre et de mystère.
La critique souligne la proximité thématique avec « Cristallisation secrète », autre roman majeur d’Ogawa traitant de l’effacement des souvenirs. Les chroniqueurs relèvent également la maîtrise avec laquelle l’autrice parvient à maintenir une tension croissante sous une apparente tranquillité narrative. La presse salue particulièrement la capacité d’Ogawa à « trouver la beauté dans l’obscurité et la souffrance » et « l’équilibre entre poésie et inquiétante étrangeté ».
Aux éditions BABEL ; 320 pages.
7. La Marche de Mina (2006)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Résumé
Trente ans après les faits, Tomoko se remémore l’année 1972, quand elle avait douze ans. À cette époque, six ans après le décès de son père, sa mère l’envoie vivre chez sa tante à Ashiya, près de Kobe, le temps de suivre une formation professionnelle à Tokyo. Pour la jeune fille issue d’un milieu modeste, c’est la découverte d’un monde nouveau : une imposante demeure de style occidental où vit une famille fortunée atypique. Son oncle dirige une entreprise de boissons gazeuses mais s’absente mystérieusement pendant de longues périodes. Sa tante noie son chagrin dans l’alcool. La grand-mère Rosa, allemande ayant fui le nazisme, forme un duo inséparable avec Yoneda-san, la gouvernante japonaise. Mais c’est surtout sa cousine Mina qui transforme cette année en parenthèse enchantée.
D’un an sa cadette, Mina apparaît comme une enfant singulière : asthmatique et fragile, elle se rend pourtant chaque jour à l’école sur le dos de Pochiko, un hippopotame nain qui vit dans le jardin – dernier vestige d’un ancien zoo familial. Passionnée de littérature, elle collectionne des boîtes d’allumettes sur lesquelles elle écrit de minuscules histoires qu’elle ne partage qu’avec Tomoko. À travers cette amitié naissante, cette dernière découvre peu à peu les failles et les secrets de cette famille en apparence idyllique. L’année est rythmée par les crises d’asthme de Mina, les retransmissions des Jeux Olympiques de Munich, le passage d’une comète et le suicide de l’écrivain Kawabata. Pour Tomoko, ces mois passés à Ashiya marquent la fin de l’innocence et l’apprentissage des dures réalités du monde adulte.
Autour du livre
« La Marche de Mina », publié au Japon en 2006, marque une inflexion dans la bibliographie de Yōko Ogawa. Pour la première fois, l’écrivaine japonaise aborde frontalement les thèmes de l’étranger et des origines à travers le métissage culturel germano-japonais. Le cadre d’Ashiya n’a pas été choisi au hasard : cette ville renvoie à une tradition particulière de modernisme nippon, le « Modernisme Hanshinkan », et fait écho au chef-d’œuvre de Jun’ichirō Tanizaki, « Quatre sœurs ».
Dans cette chronique du quotidien d’une famille peu ordinaire, la nostalgie imprègne chaque page. Le récit se construit autour de moments clés de l’année 1972 : les Jeux Olympiques de Munich et leur tragique prise d’otages, le passage de la comète Giacobini, ou encore le suicide du Prix Nobel de littérature Yasunari Kawabata. Ces événements historiques s’entrelacent avec les péripéties intimes des personnages.
Le livre puise son inspiration dans plusieurs sources littéraires majeures. Les références à Kawabata sont nombreuses, notamment à son roman « Les Belles Endormies ». L’influence d’Anne Frank et de Katherine Mansfield transparaît également dans le traitement des portraits familiaux. La maison décrite dans le roman s’inspire d’un ancien monument local d’Ashiya, et certains personnages secondaires sont modelés sur des habitants que l’autrice a connus dans cette ville.
La critique salue majoritairement la délicatesse avec laquelle Yōko Ogawa dépeint les liens qui se tissent entre les personnages. Le roman a d’ailleurs reçu le prestigieux Prix Tanizaki en 2006. Toutefois, certains lecteurs regrettent un rythme parfois languissant et l’absence de rebondissements. La controverse s’est également invitée autour du traitement de certains événements historiques, notamment concernant la prise d’otages des Jeux Olympiques de Munich.
Aux éditions BABEL ; 320 pages.
8. Le Petit Joueur d’échecs (2009)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Résumé
Dans le Japon contemporain, un jeune garçon naît avec une malformation rare : ses lèvres sont collées. Les chirurgiens lui greffent de la peau prélevée sur sa cuisse pour lui ouvrir la bouche, mais l’opération a une conséquence inattendue : des poils poussent sur ses lèvres. Moqué par ses camarades, l’enfant se replie sur lui-même.
À sept ans, il rencontre un ex-chauffeur de bus. Ce dernier, devenu si obèse qu’il vit reclus dans son autobus aménagé, lui enseigne les échecs. L’enfant se révèle exceptionnellement doué, mais développe une particularité : il ne peut jouer qu’en se dissimulant sous la table d’échecs, guidé par le son des pièces qui se déplacent. Quand son mentor meurt d’une crise cardiaque, le garçon, alors âgé de onze ans, prend une décision radicale : il refuse de grandir. Ce refus de la croissance n’est pas que métaphorique : son corps cesse effectivement de croître.
Les années passent et son talent hors norme le conduit à jouer dans un prestigieux club d’échecs. Il y officie caché dans un automate baptisé « Little Alekhine » au cours de parties qui s’apparentent davantage à des compositions poétiques qu’à des affrontements stratégiques. Pour lui, la beauté du jeu prime sur la victoire. Une jeune fille accompagnée d’une colombe fait bientôt irruption dans sa vie, tandis qu’il poursuit sa quête d’harmonie sur l’échiquier.
Autour du livre
Yōko Ogawa puise son inspiration dans l’histoire authentique du « Turc mécanique », un célèbre automate joueur d’échecs créé en 1770 par un baron hongrois. Durant 84 ans, cet automate enrubanné affronta des personnalités illustres comme Napoléon, Catherine II de Russie ou encore Benjamin Franklin, entretenant le mystère sur son fonctionnement. La supercherie ne fut découverte que tardivement : un joueur humain, dissimulé à l’arrière du meuble supportant l’échiquier, actionnait un système complexe de rouages et de poulies.
À travers ce récit empreint d’onirisme, Ogawa tisse une réflexion sur l’inadéquation au monde et la quête d’un refuge. Le protagoniste, marqué par sa différence physique, trouve dans les échecs un langage universel qui transcende les mots. Sa décision de ne pas grandir physiquement fait écho à d’autres personnages prisonniers de leur corps ou de leur environnement : l’éléphante Indira condamnée à vivre sur un toit, le maître obèse prisonnier de son bus, Miira coincée entre deux murs. La symbolique du confinement traverse l’œuvre, contrebalancée par l’infini des possibilités qu’offre l’échiquier.
Le jeu d’échecs s’érige en métaphore de l’existence. Chaque partie révèle l’essence des joueurs : « Sur l’échiquier apparaît tout du caractère de celui qui déplace les pièces… Sa philosophie, ses émotions, son éducation, sa morale, son ego, ses désirs, sa mémoire, son avenir, tout. On ne peut rien dissimuler. Les échecs sont un miroir qui donne une idée de ce qu’est l’homme. » Pour le protagoniste, la victoire importe moins que la beauté du mouvement : « Il valait mieux chercher le meilleur chemin que le plus fort. »
Yōko Ogawa, lauréate du prestigieux Prix Akutagawa (l’équivalent japonais du Goncourt), confirme avec ce roman sa place parmi les auteurs majeurs de la littérature japonaise contemporaine. Les critiques soulignent unanimement la délicatesse de son écriture et sa capacité à créer des univers envoûtants. Plusieurs commentateurs rapprochent l’atmosphère du roman de celle des films d’animation de Hayao Miyazaki, notamment « Le Voyage de Chihiro », pour sa manière de mêler le quotidien et le merveilleux. Le roman fait également écho à d’autres œuvres centrées sur le jeu d’échecs, comme « La Défense Loujine » de Vladimir Nabokov ou « Le Joueur d’échecs » de Stefan Zweig. Il s’en distingue toutefois par son approche plus poétique que psychologique du jeu.
Aux éditions BABEL ; 336 pages.
9. Petits oiseaux (2012)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Résumé
Dans un Japon contemporain, deux frères mènent une existence en marge de la société. L’aîné, atteint d’une forme particulière d’autisme, ne s’exprime que dans un langage mystérieux baptisé « pawpaw », une langue mélodieuse proche du chant des oiseaux. Son benjamin de sept ans est le seul à le comprendre. À la mort de leurs parents, le cadet veille seul sur son frère.
Il organise leur vie autour de rituels immuables. Le jour, il travaille comme régisseur tandis que son aîné observe les oiseaux dans la volière du jardin d’enfants voisin. Leurs semaines sont rythmées par des habitudes rassurantes : l’achat d’une sucette « pawpaw » le mercredi à la pharmacie, le nettoyage minutieux de la volière, l’écoute de la radio le soir. Pour combler leur besoin d’évasion, ils élaborent des voyages imaginaires qui ne dépassent jamais le stade des préparatifs.
À la mort de son frère, le cadet hérite de sa passion pour les oiseaux. Désormais surnommé « le monsieur aux petits oiseaux » par les enfants du quartier, il poursuit l’entretien de la volière et fréquente assidûment la bibliothèque municipale pour y étudier des ouvrages d’ornithologie. Mais la disparition inexpliquée d’une fillette du quartier fait bientôt planer le soupçon sur cet homme solitaire au comportement étrange.
Autour du livre
« Petits oiseaux » trouve son origine dans l’observation d’images d’oiseaux en cage lors de concours de chants illégaux, comme l’a confié Yōko Ogawa lors d’une conférence. L’écrivaine a également puisé son inspiration dans une exposition à Washington présentant des objets du quotidien fabriqués pendant la guerre, notamment une broche en forme d’oiseau qui a inspiré le personnage du frère aîné. Pour nourrir son texte, elle s’est entretenue avec le professeur Okanoya, spécialiste du langage des oiseaux, qui lui a révélé que certains volatiles, comme les diamants mandarins, ont besoin de solitude pour perfectionner leur chant – caractéristique qui résonne avec les thématiques du roman.
La singularité de l’œuvre réside dans sa construction en miroir : le récit commence et s’achève sur une même scène, créant une boucle narrative qui renforce la dimension cyclique et méditative du texte. Le langage « pawpaw » du frère aîné devient une métaphore de la communication pure, dépouillée des artifices sociaux. Cette réflexion sur le langage s’inscrit dans une interrogation plus large sur la nature même de l’expression humaine : « Les oiseaux ne font que répéter les mots que nous avons oubliés », suggère l’autrice, questionnant ainsi notre rapport primitif au monde.
Les critiques saluent unanimement la délicatesse de ce texte qui transforme la différence en force créatrice. Le Monde souligne la capacité d’Ogawa à créer « une bulle irisée » où évoluent ses personnages, tandis que la presse japonaise loue sa faculté à transcender les frontières entre le monde animal et humain. La douceur de la narration, comparée à « une estampe japonaise aux couleurs délicates », fait l’unanimité parmi les lecteurs qui évoquent un moment de grâce littéraire.
Aux éditions BABEL ; 272 pages.