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Jun'ichirō Tanizaki en 8 livres majeurs – Notre sélection

Jun’ichirō Tanizaki en 8 livres – Notre sélection

Jun’ichirō Tanizaki naît le 24 juillet 1886 à Tokyo dans une riche famille marchande. Son enfance est d’abord heureuse, choyé par sa mère réputée pour sa beauté, mais la situation familiale se dégrade rapidement après la mort de son grand-père en 1888. Malgré les difficultés financières, le jeune Tanizaki poursuit ses études et développe une passion précoce pour la littérature.

En 1908, il s’inscrit au département de littérature japonaise de l’université impériale de Tokyo, décidé à devenir écrivain. Ses débuts littéraires sont difficiles, mais la consécration arrive en 1911 grâce à un article élogieux de Kafū Nagai. Il se forge rapidement une réputation d’écrivain provocateur, sondant sans tabou les aspects les plus troubles de la nature humaine.

Le grand séisme de 1923 marque un tournant dans sa vie. Il quitte Tokyo pour s’installer dans la région de Kyoto-Osaka-Kobe, un changement qui influence profondément son œuvre. Sa vie privée est tumultueuse : il se marie trois fois et ces relations nourrissent son inspiration littéraire. Dans les années 1930, il produit plusieurs chefs-d’œuvre dont « Éloge de l’ombre » (1933), un essai majeur sur l’esthétique japonaise.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, Tanizaki fait face à la censure mais continue d’écrire. Il entreprend notamment la traduction du « Dit du Genji », monument de la littérature japonaise. L’après-guerre le voit renouer avec ses thèmes de prédilection dans des œuvres audacieuses comme « La clef » (1956).

Malgré une santé déclinante dans les années 1960, il continue d’écrire jusqu’à son « Journal d’un vieux fou » (1961), œuvre tragi-comique qui témoigne de son humour persistant. Plusieurs fois pressenti pour le prix Nobel de littérature, il meurt à Tokyo en 1965, laissant derrière lui une œuvre majeure qui dissèque les tensions entre tradition japonaise et modernité occidentale.

Voici notre sélection de ses livres majeurs.


1. Quatre sœurs (roman, 1943-1948)

Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac

Résumé

Dans le Japon des années 1930, la famille Makioka tente de préserver son prestige social malgré le déclin progressif de sa fortune. L’histoire se déroule entre Osaka et Ashiya, où vivent les quatre sœurs Makioka. Tsuruko, l’aînée, habite la maison principale à Osaka avec son mari Tatsuo, tandis que Sachiko, la cadette, réside dans une demeure secondaire à Ashiya avec son époux Teinosuke. Les deux sœurs cadettes, Yukiko et Taeko, encore célibataires, partagent leur temps entre ces deux maisons.

L’intrigue se noue autour de la recherche d’un mari pour Yukiko, la troisième sœur. À trente ans passés, son célibat prolongé devient problématique : la tradition exige que sa jeune sœur Taeko attende son mariage avant de pouvoir elle-même convoler. Les tentatives pour marier Yukiko se multiplient à travers les « miai », ces rencontres arrangées qui rythment la vie sociale japonaise de l’époque. Mais la fierté familiale et la personnalité réservée de Yukiko compliquent la tâche. Pendant ce temps, Taeko s’émancipe : elle crée des poupées, apprend la couture occidentale et entretient des relations amoureuses qui défient les conventions sociales.

Dans ce Japon d’avant-guerre, entre 1936 et 1941, la vie des sœurs Makioka oscille entre respect des traditions et tentation de la modernité. Les rituels séculaires – contemplation des cerisiers en fleurs, cérémonies du thé – ponctuent leur quotidien, tandis que les bouleversements du monde moderne s’infiltrent peu à peu dans leur existence.

Autour du livre

Publié entre 1943 et 1948, « Quatre sœurs » s’inscrit dans un contexte historique particulier. La censure militaire interrompt sa publication en 1943, jugeant le texte incompatible avec l’effort de guerre : « Le roman s’attarde trop sur ce contre quoi nous devons nous prémunir en cette période d’urgence : la vie douce, efféminée et grossièrement individualiste des femmes. » Tanizaki persévère néanmoins, finançant lui-même une édition privée de 248 exemplaires en 1944.

Le roman puise sa matière dans l’environnement familial de l’auteur : Sachiko est inspirée de Matsuko, la troisième épouse de Tanizaki, et ses sœurs correspondent aux personnages du roman. Cette proximité avec le réel nourrit une œuvre qui dépeint méticuleusement le déclin d’une classe sociale, la bourgeoisie marchande d’Osaka, à travers des motifs récurrents : les rituels annuels comme l’observation des cerisiers en fleurs, la succession des prétendants, l’aggravation progressive des maladies.

La dimension politique transparaît dans l’opposition géographique et culturelle entre Tokyo et la région du Kansai. En valorisant cette dernière, Tanizaki livre « une histoire secrète du Japon de 1936 à 1941 » qui rappelle les racines non militaires de la culture japonaise. Le titre original lui-même, « Sasameyuki » (neige fine), évoque les pétales de cerisier tombant au printemps, symbole de l’impermanence qui imprègne tout le récit.

Le succès de « Quatre sœurs » ne s’est jamais démenti : récompensée par le prix Mainichi et le prix Asahi de la culture, il est traduit en quatorze langues. Le New York Times souligne son « pouvoir de véracité ». Son influence perdure à travers de multiples adaptations : trois versions cinématographiques (1950, 1959, 1983) et six séries télévisées entre 1957 et 2018. Le théâtre s’en empare également, avec plus de 1500 représentations recensées en 2017.

Aux éditions FOLIO ; 887 pages.


2. La clef (roman, 1956)

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Résumé

En 1956, Jun’ichirō Tanizaki publie « La clef », roman qui dévoile l’intimité troublante d’un couple japonais d’après-guerre. L’histoire débute le jour de l’An, quand un professeur quinquagénaire et son épouse Ikuko décident simultanément de consigner leurs pensées les plus secrètes dans des journaux intimes. Lui déplore la pudeur excessive de sa femme qui l’empêche d’assouvir ses fantasmes. Elle, malgré son désir ardent, ne supporte plus le visage de son mari sans ses lunettes.

L’équilibre précaire du couple bascule avec l’apparition de Kimura, un jeune enseignant initialement présenté comme prétendant potentiel pour leur fille Toshiko. Le mari, galvanisé par la jalousie naissante, commence à mettre en scène des situations où sa femme se retrouve exposée au regard de Kimura. Il la photographie pendant ses moments d’apparente inconscience, confiant le développement des clichés au jeune homme. Leurs jeux érotiques s’intensifient, pendant qu’Ikuko entretient une relation de plus en plus intime avec Kimura.

Dans cette spirale passionnelle, le professeur néglige les avertissements médicaux concernant sa tension artérielle. Il meurt d’une attaque cérébrale en plein acte amoureux avec sa femme. Les dernières pages du journal d’Ikuko lèvent le voile sur une manipulation mutuelle : chacun écrivait en sachant pertinemment que l’autre lirait ses confidences.

Autour du livre

La particularité formelle de « La clef » réside dans sa structure narrative en miroir : deux journaux intimes qui s’entrecroisent et se répondent, créant un jeu complexe de dissimulation et de manipulation. Le titre même du roman fait référence à la clé du tiroir où le professeur range son journal, délibérément laissée en évidence pour inciter sa femme à le lire. Tanizaki y met en scène une chorégraphie du désir où le voyeurisme, la jalousie et la manipulation s’entremêlent dans une danse macabre. Les journaux intimes deviennent des instruments de pouvoir, transformant les lecteurs en complices involontaires de ce jeu pervers. Cette mise en abyme du regard – les personnages qui se lisent, s’observent et se photographient – crée une tension narrative qui ne cesse de monter jusqu’au dénouement tragique.

Publié initialement dans la revue Chūō kōron en 1956, le premier numéro contenant le début du récit s’épuise rapidement. L’ouvrage suscite de vifs débats en raison de son érotisme explicite, bien que Donald Keene, dans Five Modern Japanese Novelists, considère qu’il manque certains thèmes caractéristiques de Tanizaki comme la quête de la figure maternelle ou l’adoration de la femme cruelle.

« La clef » connaît un rayonnement international considérable, comme en témoignent ses nombreuses adaptations cinématographiques. La version de Kon Ichikawa en 1959, « L’Étrange Obsession », remporte le Prix du Jury au Festival de Cannes 1960. Sept autres adaptations voient le jour entre 1974 et 2022, dont celle de Tinto Brass qui transpose l’intrigue dans l’Italie fasciste. Cette multiplicité d’interprétations cinématographiques souligne la force dramatique du texte original et sa capacité à transcender les frontières culturelles.

Aux éditions FOLIO ; 195 pages.


3. Un amour insensé (roman, 1924)

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Résumé

Publié en 1924, « Un amour insensé » dépeint l’histoire d’un homme de 28 ans, Jōji, ingénieur électrique issu d’une famille aisée de propriétaires terriens. Dans le Tokyo des années 1920, il rencontre une jeune serveuse de café âgée de 15 ans, Naomi, dont les traits eurasiens et le prénom à consonance occidentale le séduisent immédiatement.

Désireux de rompre avec la tradition japonaise, Jōji décide de prendre Naomi sous son aile pour en faire son épouse idéale, une femme moderne à l’occidentale. Il loue une maison de style occidental à Ōmori où ils s’installent, finance son éducation et ses loisirs : cours d’anglais, cinéma, danse, magazines étrangers. Mais la situation bascule lorsque Naomi, devenue une belle jeune femme, prend conscience de son pouvoir de séduction et commence à fréquenter d’autres hommes.

Déchiré entre jalousie et obsession, Jōji tente de la contrôler avant de la chasser. Incapable de l’oublier, il finit par capituler devant ses exigences : il démissionne, vend ses terres familiales et achète une maison à Yokohama où Naomi pourra mener la vie qu’elle souhaite, y compris entretenir des relations avec d’autres hommes.

Autour du livre

Publié d’abord en feuilleton dans l’Osaka Asahi Shinbun en 1924, le roman suscite immédiatement la controverse. Si la jeune génération embrasse le modèle de la « modan garu » (modern girl) incarné par Naomi, les lecteurs plus âgés, choqués par la sexualité débridée du personnage, font pression pour interrompre la publication. Le magazine féminin Josei reprend alors la diffusion des chapitres restants.

« Un amour insensé » s’inscrit dans le contexte particulier de la révolution industrielle japonaise, période d’occidentalisation intensive du pays. Tanizaki l’écrit alors qu’il vient de quitter Tokyo pour Kyoto suite au grand tremblement de terre du Kantō de 1923. Le personnage de Naomi s’inspire de sa belle-sœur, qui lui avait fait découvrir la danse occidentale.

Tanizaki y met en scène l’émergence d’une nouvelle classe de femmes japonaises émancipées dans les années 1920. Ces « modan garu » travaillent en ville, adoptent la mode occidentale et choisissent librement leurs partenaires, bouleversant les codes traditionnels. L’ironie du récit réside notamment dans le contraste entre Jōji, qui maîtrise parfaitement la grammaire anglaise mais peine avec la prononciation, et Naomi qui prononce admirablement l’anglais sans pouvoir construire une phrase correcte.

Le succès du roman génère le terme « naomisme » et inspire plusieurs adaptations cinématographiques majeures, notamment celle de Yasuzo Masumura en 1967. Le nom de plume de l’artiste Namio Harukawa est d’ailleurs un anagramme de « Naomi », témoignant de l’influence durable de cette œuvre sur la culture japonaise.

Aux éditions FOLIO ; 276 pages.


4. Journal d’un vieux fou (roman, 1961)

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Résumé

À 77 ans, Tokusuke Utsugi consigne dans son journal ses derniers émois. Cloué dans sa demeure tokyoïte par une paralysie partielle, ce patriarche fortuné vit avec son épouse, son fils Jokichi et sa belle-fille Satsuko. Si ses filles Kugako et Itsuko lui rendent visite avec leurs enfants, c’est vers Satsuko que se tournent toutes ses pensées.

Le vieil homme développe une obsession pour sa belle-fille, ancienne danseuse de cabaret. Conscient de son impuissance, il négocie avec elle des moments d’intimité : contre des présents somptueux, elle lui permet d’admirer et même d’embrasser ses jambes et ses pieds. Cette relation singulière culmine dans un projet macabre : Tokusuke souhaite faire sculpter les empreintes des pieds de Satsuko sur sa pierre tombale.

Le journal s’interrompt pour laisser place aux témoignages de trois proches : l’infirmière personnelle, le médecin traitant et Itsuko, sa fille. Ces regards croisés dressent le portrait des derniers jours du protagoniste, sans dévoiler le sort réservé à son ultime volonté.

Autour du livre

Publié en 1961, « Journal d’un vieux fou » constitue l’ultime œuvre de Jun’ichirō Tanizaki avant sa disparition en 1965. Elle s’inscrit dans la continuité thématique de ses écrits antérieurs, notamment « La clef » (1956), où il abordait déjà les liens entre désir sexuel et vieillissement. Le texte recèle une dimension autobiographique significative : à l’instar de son protagoniste, Tanizaki autorisait sa propre épouse à entretenir des liaisons extraconjugales, notamment avec l’écrivain Haruo Satō.

Tanizaki y met en scène la confrontation entre deux Japon : celui des traditions, incarné par les filles d’Utsugi, et celui de la modernité d’après-guerre, personnifié par Satsuko. Cette dernière incarne la figure de la « modan garu », ces femmes japonaises occidentalisées et émancipées qui émergent dans l’entre-deux-guerres, bouleversant les codes sociaux traditionnels.

« Journal d’un vieux fou » se distingue par son traitement du masochisme et du fétichisme, thèmes récurrents chez Tanizaki depuis sa nouvelle « Le pied de Fumiko » (1919). Le protagoniste sublime son impuissance à travers des rituels d’humiliation consentie, transformant son infirmité en source paradoxale de jouissance. Cette dialectique entre souffrance et plaisir culmine dans son projet funéraire, où la vénération érotique se mêle au sacré bouddhique.

« Journal d’un vieux fou » a connu plusieurs adaptations cinématographiques : une version japonaise en 1962 avec Wakao Ayako, puis une adaptation néerlandaise en 1987. Le scénariste Kazuo Ishiguro s’en est également inspiré pour le film « La Comtesse blanche » (2005). Le roman a été traduit dans de nombreuses langues et a reçu le prix Mainichi des arts en 1962.

Aux éditions FOLIO ; 214 pages.


5. Svastika (roman, 1928-1930)

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Résumé

Dans le Japon des années 1920, Sonoko Kakiuchi mène une existence paisible à Osaka aux côtés de son mari Kotaro. Cette jeune femme de la haute société décide de suivre des cours d’art dans une école réservée aux femmes. Elle y rencontre Mitsuko, une autre étudiante dont la beauté la subjugue immédiatement. Des rumeurs de liaison lesbienne commencent à circuler dans l’établissement.

La relation entre les deux femmes s’intensifie lors d’une séance de pose où Mitsuko accepte de servir de modèle pour Sonoko. Un simple drap recouvre sa nudité. La tension érotique atteint son paroxysme quand Sonoko l’arrache brutalement. Ainsi débute une passion dévorante. L’arrivée de Watanuki Eijiro, le fiancé de Mitsuko, complique la situation. Cet homme efféminé et impuissant révèle que Mitsuko refuse de l’épouser tant qu’il n’accepte pas sa relation avec Sonoko. Le mari de cette dernière, Kotaro, tente d’abord de mettre fin à cette liaison avant de tomber lui aussi sous le charme de la manipulatrice Mitsuko.

Une nuit, Sonoko surprend son mari et Mitsuko en plein acte charnel. Les trois amants, conscients de l’impossibilité de leur situation, décident de conclure un pacte suicidaire. Ils prévoient d’absorber une poudre soporifique empoisonnée, mais Kotaro et Mitsuko trahissent une dernière fois Sonoko en lui donnant une dose non létale.

Autour du livre

Publié initialement en feuilleton entre 1928 et 1930 dans le magazine Kaizō, ce roman se distingue par son audace thématique dans le contexte conservateur du Japon d’avant-guerre. Le titre japonais, « Manji », fait référence à la svastika bouddhiste à quatre branches (卍), symbole des quatre amants pris dans cette relation complexe. La traduction anglaise, « Quicksand », évoque quant à elle l’enlisement progressif des personnages dans leurs obsessions destructrices.

« Svastika » se démarque par son traitement novateur des relations homosexuelles féminines, sujet rarement abordé dans la littérature japonaise de l’époque. La narration à la première personne, ponctuée d’observations de l’auteur sur le caractère peu fiable du récit de Sonoko, crée une tension permanente entre apparence et réalité. Tanizaki dépeint avec finesse les contradictions d’une société en mutation, où traditions et modernité s’entrechoquent.

Les personnages incarnent différentes facettes de la nature humaine : Sonoko, immature et décadente malgré ses résistances aux attentes sociales ; Kotaro, timide et opportuniste ; Watanuki, charmant mais narcissique ; et Mitsuko, véritable femme fatale consciente de son pouvoir de séduction. Cette galerie de portraits s’inscrit dans une atmosphère de tension sexuelle latente, remarquablement suggérée sans recours aux descriptions explicites.

Le succès du livre a inspiré de nombreuses adaptations cinématographiques, notamment le film « Manji » de Yasuzo Masumura en 1964, ainsi que des versions en 1983, 1998, 2006 et 2023. Une adaptation italo-allemande, « Berlin Affair », transpose l’intrigue dans l’Allemagne nazie en 1985. Un jeu vidéo basé sur le roman a même été développé pour PC-88 par CSK Research Institute.

Aux éditions FOLIO ; 252 pages.


6. Le chat, son maître et ses deux maîtresses (roman, 1936)

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Résumé

Japon, années 1930. Dans le quartier commerçant d’Ashiya, Shōzō Ishii partage sa vie entre sa boutique de couleurs, sa mère omniprésente O-Rin, sa nouvelle épouse Fukuko, et surtout sa chatte adorée Lily. Ce trentenaire nonchalant voue un amour démesuré à son animal, une élégante « écaille de tortue » qui cristallise toutes les tensions du foyer.

L’équilibre précaire de cette maisonnée bascule quand Shinako, l’ex-femme de Shōzō, réclame la garde de Lily. Cette ancienne domestique, qui subsiste grâce à des travaux de couture depuis son divorce, voit dans cette requête l’opportunité de renouer avec son ancien mari. Fukuko, lassée de la préférence manifeste de son époux pour la chatte, le convainc de céder l’animal. Shōzō accepte avec réticence, convaincu que Lily retrouvera le chemin de la maison.

La suite déjoue tous les pronostics. Non seulement Lily s’acclimate à sa nouvelle vie, mais Shinako développe une tendresse insoupçonnée pour elle. Shōzō, incapable de surmonter la séparation, se met à épier en secret son ancienne demeure, découvrant avec stupeur la complicité naissante entre son ex-femme et sa chatte bien-aimée.

Autour du livre

Ce récit s’inscrit dans une période particulièrement féconde de la vie de Tanizaki. L’année 1936 marque son troisième mariage avec Morita Matsuko, qui deviendra sa muse jusqu’à la fin de ses jours. Cette époque coïncide également avec le début de son ambitieux projet de traduction du « Dit du Genji », dont « Le chat, son maître et ses deux maîtresses » constitue une forme d’escapade littéraire.

L’originalité de l’œuvre réside dans sa tonalité résolument contemporaine, qui tranche avec les inspirations classiques privilégiées par Tanizaki à cette période. Elle se distingue par son usage du dialecte du Kansai, particulièrement celui de Kōbe, dans les dialogues, tandis que les parties narratives emploient le style standardisé de Tokyo – une nuance malheureusement perdue dans les traductions.

La présence de Lily transforme ce qui aurait pu n’être qu’un banal triangle amoureux en une comédie de mœurs singulière. L’animal devient le révélateur des tensions et des désirs qui animent les personnages, tout en servant de métaphore à la supériorité de l’amour inconditionnel sur les relations conjugales conventionnelles.

Le succès de ce roman a donné lieu à une adaptation cinématographique en 1956 par Shirō Toyoda, qui s’est hissée à la quatrième place du classement de la revue Kinema Junpō. Vers la fin de sa vie, Tanizaki, grand amateur de chats et de chiens, avait d’ailleurs projeté d’écrire un nouveau roman animalier intitulé « Byōkenki » (Chronique de chats et de chiens), projet qui ne verra finalement jamais le jour.

Aux éditions FOLIO ; 224 pages.


7. Histoire secrète du sire de Musashi (roman, 1931-1932)

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Résumé

Avec « Histoire secrète du sire de Musashi », Jun’ichirō Tanizaki nous transporte au cœur du Japon féodal du XVIe siècle. Le protagoniste, Hōshimaru, fils d’un puissant seigneur, grandit comme otage politique au château d’Oshika. À treize ans, il assiste en secret à un rituel guerrier : la préparation des têtes des ennemis vaincus par de jeunes femmes. Cette découverte éveille en lui une obsession trouble pour les visages mutilés, particulièrement lorsqu’on leur tranche le nez – une pratique alors courante quand les soldats n’avaient pas le temps de décapiter leurs victimes.

L’histoire narre la transformation d’Hōshimaru en Terukatsu, un guerrier respecté mais tourmenté par ses pulsions. Son destin croise celui de Dame Kikyō, épouse vengeresse qui cherche à mutiler son mari Norishige pour laver l’honneur de son père. Cette quête commune de défiguration les rapproche dans une relation aussi passionnée que malsaine, jusqu’à ce que leurs chemins se séparent. Devenu seigneur de Musashi, Terukatsu tente en vain de retrouver l’intensité de cette liaison à travers d’autres femmes, perpétuant un cycle de perversion et de violence.

Autour du livre

L’originalité de ce roman réside dans sa construction narrative sophistiquée. Tanizaki s’inspire de la technique utilisée par Stendhal dans « L’abbesse de Castro », qu’il a traduit en japonais en 1928. Il enchâsse son récit dans un dispositif complexe mêlant documents fictifs : les mémoires d’une nonne nommée Myōkaku, le témoignage du serviteur Dōami, une préface en chinois signée d’un pseudonyme de l’auteur et une note du romancier Masamune Shiratori.

La genèse du roman est marquée par un événement tragique. Le 9 février 1930, On Watanabe, éditeur du magazine Shin Seinen qui avait sollicité Tanizaki pour un essai, trouve la mort dans un accident de taxi. C’est en hommage à Watanabe que Tanizaki décide d’écrire « Histoire secrète du sire de Musashi », publié en feuilleton de 1931 à 1932, avant sa parution en volume en 1935 après révisions.

Cette œuvre subversive se joue des codes du roman historique japonais traditionnel. En dévoilant les perversions d’un seigneur de guerre, elle déconstruit l’héroïsation conventionnelle des figures historiques tout en maintenant un semblant d’authenticité historique par l’évocation minutieuse des pratiques guerrières de l’époque Sengoku, comme la collection des nez ennemis. Tanizaki lui-même considérait ce texte comme l’une de ses œuvres préférées, au point d’envisager une suite dont les notes ont été retrouvées après sa mort.

Les thèmes de la mutilation et du désir s’entrelacent dans une narration qui transcende les frontières entre histoire et fiction. L’obsession du protagoniste pour les têtes sans nez devient le moteur d’une ascension militaire où pouvoir et érotisme se confondent. Les retournements de situation se succèdent avec une ironie mordante qui ne cesse de questionner la véracité des chroniques historiques traditionnelles.

Aux éditions FOLIO ; 256 pages.


8. Éloge de l’ombre (essai sur l’esthétique japonaise, 1933)

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Résumé

« Éloge de l’ombre », essai publié en 1933 par Jun’ichirō Tanizaki, s’inscrit dans une période charnière de l’histoire japonaise, marquée par une occidentalisation rapide du pays. Face à la modernisation effrénée du Japon des années 1930, Tanizaki livre une méditation en seize parties sur les fondements de l’esthétique traditionnelle japonaise, articulée autour du concept d’ombre et de pénombre.

Dans la première partie, Tanizaki aborde l’architecture japonaise contemporaine. Il y décrit notamment les défis posés par l’intégration des éléments modernes (électricité, chauffage) dans les maisons traditionnelles. Il y évoque ses propres difficultés à harmoniser fils électriques et interrupteurs avec l’esthétique d’une demeure japonaise, allant jusqu’à installer un coûteux brasier électrique pour préserver l’atmosphère traditionnelle.

La deuxième partie est consacrée aux toilettes des temples de Kyoto et Nara. Contrairement aux sanitaires occidentaux clinquants, ces lieux retirés, construits en bois et baignés de pénombre, sont présentés comme des espaces de contemplation poétique. Situées à l’écart du bâtiment principal, entourées de verdure, ces toilettes permettent d’admirer le ciel, la lune et le paysage dans une atmosphère propice à la rêverie.

Tanizaki se penche ensuite sur l’éclairage, en comparant les lanternes en papier traditionnelles aux lampes électriques occidentales. Cette réflexion le mène à une critique plus large de l’adoption irréfléchie des innovations occidentales. Il imagine comment les Japonais auraient pu développer leur propre technologie : par exemple, ils auraient créé des stylos-plume imitant les pinceaux, avec une encre proche de l’encre de Chine.

Un long passage est ensuite consacré au papier et aux objets du quotidien. Tanizaki y oppose la blancheur éclatante du papier occidental aux nuances plus douces du papier japonais. Il valorise la « patine d’usage » (nare) des objets, cette usure qui leur confère du caractère, contrairement à l’obsession occidentale de la propreté immaculée.

Tanizaki évoque également les arts de la table, notamment à travers la description du restaurant Waranji-ya. Il montre comment la pénombre met en valeur la beauté des bols en bois laqué, tandis que la lumière électrique dénature les objets traditionnels.

Une partie importante traite de l’architecture religieuse, dans laquelle Tanizaki pointe le contraste entre les cathédrales gothiques lumineuses et les temples japonais ombreux. Il y explique que les bâtiments japonais sont conçus pour filtrer la lumière solaire, alors que l’architecture occidentale cherche principalement à protéger des intempéries.

Tanizaki s’intéresse après au tokonoma (alcôve décorative) et à l’utilisation de l’or dans l’art japonais. Dans la pénombre des maisons et des théâtres traditionnels, les dorures créent des points lumineux subtils qui servent à la fois l’esthétique et la fonctionnalité.

Le théâtre nō fait l’objet d’un chapitre important, Tanizaki le considérant comme supérieur au kabuki et au bunraku en raison de son usage raffiné de l’obscurité. Il aborde également l’esthétique féminine traditionnelle, notant comment le kimono et le maquillage jouent avec l’ombre pour sublimer la beauté.

L’essai se termine sur une réflexion mélancolique concernant la modernisation du Japon. Tanizaki reconnaît l’inévitabilité du changement mais exprime le désir de préserver, au moins dans la littérature, ce monde des ombres en voie de disparition.

Autour du livre

« Éloge de l’ombre » s’inscrit dans le contexte historique particulier du Japon des années 1930, marqué par les profonds changements sociaux et culturels initiés depuis l’ère Meiji. Le déménagement de Tanizaki de Tokyo vers le Kansai après le grand tremblement de terre de 1923 joue un rôle déterminant dans la genèse de l’œuvre. Cette période marque son « retour aux classiques » et son installation dans une demeure mêlant styles japonais, occidental et chinois à Hyōgo, où il expérimente personnellement les questions d’aménagement et d’éclairage qu’il abordera dans son essai.

La portée du texte dépasse largement les frontières du Japon. Traduit en de nombreuses langues dès les années 1970-1980, notamment en thaï, allemand, arabe, grec, espagnol et finnois, il influence durablement la réflexion sur l’esthétique par-delà l’Asie. Des intellectuels comme Michel Foucault y trouvent matière à alimenter leur propre pensée. Le philosophe français salue d’ailleurs la rare qualité d’un « texte sur la beauté qui est lui-même beau ». En 1991, le réalisateur Alain Corneau demande même à tous les acteurs de son film « Tous les matins du monde » de lire cet essai pour s’imprégner de son esthétique.

L’originalité de l’œuvre tient notamment à sa dimension comparative entre Orient et Occident, qui ne verse jamais dans un antagonisme simpliste. Les observations sur l’utilisation différenciée de la lumière, des matériaux et des espaces permettent de mettre en lumière des sensibilités esthétiques distinctes. La réflexion sur le rôle des ombres dans le théâtre nō ou sur la conception des toilettes comme lieu de méditation poétique témoigne d’une approche où le quotidien le plus humble peut accéder à une dimension artistique.

Les échos contemporains de cet essai demeurent nombreux. Son influence se manifeste notamment dans l’architecture moderne japonaise et l’écologie esthétique. La vision de Tanizaki, qualifié de « prophète écologique », entre en résonance avec les questionnements actuels sur notre rapport à la technologie et à l’environnement. Sa défense d’une esthétique de la pénombre face à la surexposition lumineuse trouve une pertinence renouvelée à l’ère des écrans.

Aux éditions VERDIER ; 160 pages.

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