Milan Kundera naît le 1er avril 1929 à Brno, en Tchécoslovaquie. Issu d’une famille cultivée, il apprend le piano auprès de son père, un musicologue de renom. Il adhère au Parti communiste dans sa jeunesse et accueille avec enthousiasme le coup de Prague en 1948. Il en est toutefois exclu en 1950 pour un acte considéré comme délictueux.
Dans les années 1960, il s’impose comme une figure importante du Printemps de Prague. Il publie son premier roman majeur, « La Plaisanterie », en 1967, suivi d’un recueil de nouvelles, « Risibles amours », en 1970. Après l’invasion soviétique, il est à nouveau exclu du Parti communiste en 1970 et perd son poste d’enseignant. Ses livres sont alors retirés des bibliothèques.
En 1975, Kundera s’exile en France avec son épouse Vera. Il s’installe d’abord à Rennes, où il enseigne à l’université, puis à Paris en 1978. En 1981, il obtient la nationalité française. Son roman « L’insoutenable légèreté de l’être », publié en 1984, lui apporte une reconnaissance internationale. À partir de 1993, il écrit exclusivement en français.
Auteur discret qui refuse les entretiens depuis 1985, Kundera est l’un des rares écrivains dont l’œuvre entre de son vivant dans la Bibliothèque de la Pléiade, en 2011. En 2019, la République tchèque lui restitue sa citoyenneté. Il meurt le 11 juillet 2023 à Paris, à l’âge de 94 ans. Sa femme Vera, qui a joué un rôle décisif dans sa vie comme dans son œuvre, meurt en septembre 2024 au Touquet.
Ses écrits, traduits dans plus de quarante langues, traitent de thèmes tels que l’exil, l’identité, la mémoire ou encore le hasard. À la croisée de la philosophie et du romanesque, Kundera compte parmi les écrivains majeurs de la littérature européenne contemporaine.
Voici notre sélection de ses livres majeurs.
1. La Plaisanterie (roman, 1967)
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Résumé
La Tchécoslovaquie des années 1950 vit sous l’emprise du régime communiste. Ludvik Jahn, brillant étudiant, membre dévoué du Parti, s’attire les foudres des autorités pour une simple carte postale. Vexé que sa petite amie Marketa préfère un stage de formation politique à leurs vacances communes, il lui écrit sur un ton provocateur : « L’optimisme est l’opium du genre humain ! L’esprit sain pue la connerie ! Vive Trotski ! ». La jeune femme, sous la pression, montre la carte aux responsables du Parti.
Pavel Zemanek, ami de Ludvik, dirige alors une commission qui l’exclut de l’université et du Parti. Déchu de son statut d’étudiant, Ludvik se retrouve enrôlé dans un bataillon disciplinaire réservé aux « noirs », ces soldats jugés politiquement subversifs, et condamné aux travaux forcés dans les mines. Durant cette période sombre, il s’éprend de Lucie, une jeune femme énigmatique qui vient chaque jour déposer des fleurs près du camp. Leur relation, empreinte de tendresse, s’achève brutalement lorsque Lucie se refuse à lui.
Quinze ans plus tard, Ludvik, devenu scientifique mais toujours hanté par son passé, retourne dans sa ville natale. Il y croise Helena, l’épouse de Pavel Zemanek, son ancien ami devenu bourreau. Assoiffé de vengeance, il entreprend de la séduire pour blesser Zemanek.
Autour du livre
« La Plaisanterie », premier roman de Milan Kundera achevé en 1965, s’inscrit dans le contexte du Printemps de Prague. Les censeurs en retardent la publication jusqu’en 1967, avant son interdiction l’année suivante lors de l’invasion soviétique. Le texte adopte une structure polyphonique novatrice où quatre narrateurs – Ludvik, Helena, Jaroslav et Kostka – livrent leurs versions des événements. Cette construction permet d’éclairer sous différents angles les thèmes majeurs : la trahison, la méprise, la vengeance, l’irréversibilité des actes.
La narration alterne entre le présent et les années 1950, période où le régime communiste tchécoslovaque consolide son emprise. Les mécanismes de répression politique transparaissent à travers le parcours de Ludvik : endoctrinement idéologique, délation encouragée, camps de « rééducation » par le travail forcé. Le texte met en lumière l’absurdité d’un système où une simple plaisanterie peut briser une vie.
Le thème de l’amour traverse les pages à travers deux figures féminines emblématiques. Lucie incarne la pureté inaccessible, « la déesse des brumes » qui se dérobe perpétuellement au désir de Ludvik. Helena représente quant à elle l’instrument d’une vengeance qui se retourne contre son instigateur. Ces relations amoureuses manquées illustrent l’impossibilité du bonheur dans un monde dévasté par le totalitarisme.
La multiplication des points de vue narratifs souligne la complexité des destins individuels pris dans les tourmentes de l’Histoire. Chaque personnage révèle une facette différente de Ludvik, dessinant un portrait fragmenté qui reflète les fractures d’une société sous emprise totalitaire. Cette technique narrative préfigure les romans ultérieurs de Kundera où la polyphonie deviendra une signature stylistique.
Les critiques contemporains ont salué la puissance du texte. Louis Aragon l’a qualifié « d’une des plus grandes œuvres du siècle ». John Updike y a vu « un roman réfléchi, complexe et ambivalent […] avec une portée qui frôle la grandeur ». Philip Roth a souligné sa dimension « directe et réaliste », le comparant à « un croisement entre Dos Passos et Camus ».
En 1968, le réalisateur tchèque Jaromil Jireš adapte « La Plaisanterie » au cinéma, avec la participation de Kundera au scénario. Sorti quelques mois après l’invasion soviétique qui met fin au Printemps de Prague, le film connaît un bref succès avant d’être interdit pendant vingt ans. Cette adaptation s’inscrit dans le mouvement de la Nouvelle Vague tchèque, courant artistique précurseur du Printemps de Prague.
Aux éditions FOLIO ; 480 pages.
2. La valse aux adieux (roman, 1972)
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Résumé
Dans une petite ville thermale tchécoslovaque du début des années 1970, Ruzena travaille comme infirmière dans un établissement qui accueille principalement des femmes en cure de fertilité. Née dans cette ville qu’elle exècre, elle rêve de s’en échapper. Son espoir naît le jour où elle découvre qu’elle est enceinte suite à une brève liaison avec Klima, un trompettiste renommé de Prague. Elle décide de lui téléphoner pour lui annoncer la nouvelle.
Pour Klima, marié et profondément amoureux de sa femme Kamila, cette grossesse est une catastrophe. Il se précipite à la station thermale pour convaincre Ruzena d’avorter. Le Dr Skreta, gynécologue de l’établissement connu pour ses méthodes peu orthodoxes, promet de l’aider en échange d’un concert. Mais Frantisek, un jeune mécanicien épris de Ruzena, complique la situation en affirmant être le véritable père de l’enfant.
Dans ce ballet déjà complexe survient Jakub, un ancien prisonnier politique qui s’apprête à quitter définitivement la Tchécoslovaquie. Il arrive dans la station pour faire ses adieux à son ami le Dr Skreta, qui lui avait jadis confié une mystérieuse pilule bleue – son « assurance-suicide » en cas de nouvelle arrestation. Cette pilule, par un concours de circonstances, va se retrouver mélangée aux médicaments de Ruzena. Pendant ce temps, Kamila, dévorée par la jalousie, débarque à son tour dans la station thermale pour surveiller son mari.
Autour du livre
Achevé en 1972 en Tchécoslovaquie, « La valse aux adieux » constitue le dernier roman écrit par Milan Kundera dans son pays natal avant son exil en France en 1975. Il paraît en français en 1976 aux éditions Gallimard. Il marque un tournant dans la carrière de l’écrivain qui, à cette époque, subit les conséquences de son engagement lors du Printemps de Prague : interdiction d’enseigner à l’école de cinéma, retrait de ses livres des bibliothèques, suppression de ses pièces des théâtres.
La station thermale, microcosme peuplé principalement de femmes en traitement contre la stérilité, offre un cadre idéal pour aborder les thèmes majeurs du roman : la procréation et la mort. Le Dr Skreta y mène secrètement des expériences eugéniques en utilisant son propre sperme pour inséminer ses patientes, tandis que Jakub, opposé à l’idée même d’avoir des enfants dans un régime totalitaire, déclare : « Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne pourrai jamais dire avec une totale conviction : l’homme est un être merveilleux et je veux le reproduire. »
Cette œuvre conjugue avec maestria la légèreté du vaudeville et la noirceur existentielle. Les personnages évoluent dans une chorégraphie précise où chaque pas, chaque rencontre, participe à l’accélération du drame. Le hasard joue un rôle prépondérant, notamment à travers l’épisode de la pilule empoisonnée, mais les actions individuelles et les choix moraux des protagonistes pèsent tout autant dans la balance tragique.
Si le contexte politique de la Tchécoslovaquie communiste reste en arrière-plan, sa présence souterraine teinte l’ensemble du récit d’une atmosphère oppressante. Le personnage de Jakub incarne cette dimension politique : son exil imminent et son passé de prisonnier politique font écho à la situation personnelle de Kundera au moment de l’écriture.
La critique salue unanimement la maîtrise avec laquelle Kundera manie les registres. Elizabeth Pochoda souligne « qu’il est difficile d’imaginer quelque chose de plus glaçant et de plus profond que la légèreté apparente de Kundera. » Pour ce « vaudeville noir », Milan Kundera reçoit le Prix Mondello en 1979.
Aux éditions FOLIO ; 353 pages.
3. La vie est ailleurs (roman, 1973)
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Résumé
Tchécoslovaquie, années 1930. Jaromil naît d’une mère possessive qui le destine dès sa plus tendre enfance à devenir un grand poète. Élevé dans un cocon maternel étouffant, le jeune garçon s’initie à l’art sous la tutelle d’un peintre qui devient brièvement l’amant de sa mère. Son père, quant à lui, disparaît pendant la guerre dans des circonstances mystérieuses.
À l’adolescence, Jaromil se lance dans l’écriture de poèmes surréalistes tout en cherchant maladroitement à s’émanciper. Ses premiers émois amoureux se soldent par des échecs, jusqu’à sa rencontre avec une jeune vendeuse rousse. Mais leur relation se teinte rapidement de possessivité et de jalousie maladive.
En parallèle, le contexte politique de l’après-guerre bouleverse la Tchécoslovaquie : la révolution communiste de 1948 séduit le jeune poète qui délaisse le surréalisme pour embrasser le réalisme socialiste. Son engagement politique et sa quête de reconnaissance le conduisent à des actes aux conséquences dramatiques, notamment lorsque sa petite amie arrive un jour en retard à leur rendez-vous…
Autour du livre
Le manuscrit de « La vie est ailleurs », achevé en 1969, connaît un destin particulier. Claude Gallimard, l’éditeur français, se rend personnellement à Prague pour rencontrer Kundera et fait sortir clandestinement le texte de Tchécoslovaquie. Le roman paraît d’abord en français en 1973 aux éditions Gallimard, sous le titre « La vie est ailleurs », alors que Kundera l’avait initialement intitulé « L’âge lyrique ». Cette même année, il reçoit le Prix Médicis étranger. La version tchèque ne sera publiée qu’en 1979 par une maison d’édition à Toronto.
L’architecture narrative du roman, divisée en sept parties, révèle la maestria de Kundera dans l’art de la composition. Le sixième chapitre constitue une innovation audacieuse : il se déroule trois ans après la mort du héros, hors du cadre temporel principal du récit. Cette addition tardive, selon les mots mêmes de Kundera, a permis de parfaire la structure de l’œuvre. Le récit alterne entre chronologie linéaire et digressions temporelles, multipliant les points de vue et les niveaux de lecture.
Kundera y dissèque avec une ironie mordante plusieurs thèmes fondamentaux : la relation fusionnelle mère-fils, l’instrumentalisation de la poésie par le pouvoir politique, le narcissisme de la jeunesse, et le danger des idéologies. La figure maternelle, omniprésente, incarne une forme d’amour toxique qui étouffe toute possibilité d’épanouissement. Le personnage de Jaromil, à la fois touchant et détestable, sert de prisme pour examiner les illusions de la jeunesse et la séduction des absolus.
La critique littéraire a salué la capacité de Kundera à mêler profondeur psychologique et légèreté narrative. François Ricard, dans sa postface à l’édition française, place « La vie est ailleurs » aux côtés de « Don Quichotte » et « Madame Bovary » parmi les œuvres les plus sévères jamais écrites contre la poésie. Le New York Times, sous la plume de Paul Theroux, loue en 1974 le talent de nouvelliste de Kundera tout en émettant quelques réserves sur ses qualités de romancier.
Aux éditions FOLIO ; 472 pages.
4. Le livre du rire et de l’oubli (roman, 1979)
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Résumé
Dans la Tchécoslovaquie communiste des années 1970, sept récits s’entrelacent autour d’un thème central : la lutte entre la mémoire et l’oubli. Tamina, personnage principal du roman, incarne cette lutte. Exilée tchèque devenue serveuse dans une ville française après la mort de son mari, elle s’accroche désespérément aux souvenirs de leur amour. Ses carnets intimes et leurs correspondances, restés à Prague, constituent son dernier lien tangible avec le passé. Pour les récupérer, elle doit naviguer entre les propositions d’aide de Bibi, une cliente qui prévoit un voyage à Prague, et d’Hugo, un étudiant épris d’elle.
En contrepoint, Mirek, un intellectuel déchu devenu ouvrier, cherche au contraire à effacer les traces de son passé. Il tente de récupérer d’anciennes lettres d’amour écrites à Zdena, une femme qu’il regrette d’avoir aimée. Sa quête, sous l’œil vigilant de la police politique, révèle le prix à payer pour ceux qui défient le régime. À travers ces destins croisés se dessine une réflexion sur le pouvoir de l’oubli, tant personnel que politique, dans une société qui cherche à réécrire son histoire.
Autour du livre
« Le livre du rire et de l’oubli » naît de l’exil. Milan Kundera le rédige à l’été 1976 à Belle-Île-en-Mer, alors qu’il vient de fuir la Tchécoslovaquie communiste pour la France où il enseigne la littérature comparée à Rennes. Dans ce contexte personnel douloureux, il dicte le manuscrit à son épouse Véra qui le tape à la machine. Premier ouvrage écrit après son départ du pays, le texte porte l’empreinte du déracinement et de la perte.
La structure du roman se distingue par sa composition musicale. Les sept parties qui le constituent fonctionnent comme des variations sur des thèmes récurrents – la mémoire, l’oubli, le rire, la tragédie. Kundera, dont le père était pianiste, transpose directement dans son écriture le principe des variations beethoveniennes : plutôt qu’une progression linéaire, le récit propose des modulations autour de motifs centraux. Cette architecture singulière permet d’éclairer sous différents angles la réflexion sur l’effacement de la mémoire, tant individuelle que collective.
La réception critique souligne la densité et l’ambition du projet. Si certains lecteurs déplorent une architecture « pantelante » ou un discours parfois « décousu », la majorité salue la profondeur de la réflexion et la maîtrise de la composition. Un critique note que Kundera parvient à « fondre ses considérations d’homme mûr dans le flux narratif de brefs récits dont l’orchestration suggère le genre musical de la fugue à variations ». Cette publication vaudra d’ailleurs à l’auteur le retrait de sa nationalité tchèque, confirmant la portée politique de l’œuvre.
Aux éditions FOLIO ; 365 pages.
5. L’insoutenable légèreté de l’être (roman, 1984)
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Résumé
Prague, 1968. Tomáš, éminent chirurgien, mène une double vie : médecin respecté le jour, séducteur impénitent la nuit. Sa conception de l’existence change lorsqu’il rencontre Tereza, jeune serveuse de province qui voit en lui une échappatoire à sa vie étriquée. Contre toute attente, il l’épouse, sans pour autant renoncer à ses aventures extra-conjugales, notamment avec Sabina, une artiste qui partage sa vision libertaire de l’existence.
L’Histoire fait brutalement irruption dans leurs vies quand les chars soviétiques envahissent Prague. Le couple s’exile en Suisse, où Tereza souffre d’un profond déracinement tandis que Tomáš retrouve rapidement ses habitudes volages. Incapable de supporter cette situation, Tereza retourne seule à Prague. Tomáš comprend alors que son amour pour elle prime sur tout le reste et décide de la suivre, sacrifiant sa carrière internationale.
De retour dans une Tchécoslovaquie sous occupation, le couple affronte de nouvelles épreuves. Le régime somme Tomáš de renier publiquement un article critique qu’il a écrit. Son refus le contraint à abandonner la médecine pour devenir laveur de vitres. Tereza, quant à elle, se découvre une vocation de photographe et documente la résistance tchèque, au péril de sa vie.
Autour du livre
Rédigé en 1982, « L’insoutenable légèreté de l’être » ne paraît qu’en 1984, d’abord en traduction française. Cette parution différée témoigne du contexte politique complexe de l’époque : Milan Kundera, exilé en France depuis le milieu des années 1970, ne publie la version originale en tchèque qu’en 1985, via une maison d’édition torontoise. Le livre devra attendre 2006, soit dix-sept ans après la Révolution de velours, pour être édité en République tchèque.
Le texte s’articule autour d’une méditation sur la dichotomie entre légèreté et pesanteur, concepts hérités de Parménide que Kundera revisite. Cette opposition structure non seulement la narration mais incarne aussi les tensions qui habitent les personnages : Tomáš et Sabina incarnent la légèreté moderne tandis que Tereza et Franz portent le poids de l’ancien monde. La construction singulière du roman, qui alterne entre récit et digressions philosophiques, permet d’aborder des thèmes comme l’éternel retour nietzschéen ou le kitsch, défini comme « la négation absolue de la merde ».
Les personnages évoluent remarquablement au fil des pages : Tomáš abandonne progressivement son libertinage, Sabina prend conscience du vide de son existence, Tereza s’émancipe de sa dépendance à Tomáš, et Franz quitte sa femme pour poursuivre ses idéaux. Cette transformation collective illustre la thèse centrale du livre : l’existence humaine, précaire et unique, échappe à toute forme de déterminisme.
La critique salue unanimement l’ouvrage dès sa sortie. Elizabeth Hardwick le qualifie « d’œuvre de la maestría ». Le New York Times Book Review le classe parmi les meilleurs livres de 1984, et il remporte le Prix du Los Angeles Times Book Review. Le succès traverse les frontières : traduit dans de nombreuses langues, il s’impose comme un marqueur générationnel au statut culte. En France, les ventes atteignent un million et demi d’exemplaires.
En 1988, Philip Kaufman adapte le roman au cinéma avec Daniel Day-Lewis, Juliette Binoche et Lena Olin dans les rôles principaux. Kundera se distancie toutefois de cette version, estimant qu’elle ne reflète ni l’esprit du livre ni ses personnages. Cette expérience le conduira d’ailleurs à interdire toute adaptation future de ses œuvres.
Aux éditions FOLIO ; 480 pages.
6. L’immortalité (roman, 1990)
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Résumé
Dans un club de gymnastique parisien, Milan Kundera observe une sexagénaire faire un geste gracieux à son maître-nageur. Ce simple mouvement donne naissance dans son esprit au personnage d’Agnès, une femme qui mène une existence confortable mais sans passion aux côtés de son mari Paul et de leur fille Brigitte. Agnès entretient une relation complexe avec sa sœur cadette Laura, qui cherche perpétuellement à lui ressembler tout en s’en démarquant. Petit à petit, Agnès commence à se détacher du monde qui l’entoure, comme si elle pressentait qu’elle devait céder sa place.
Dans ce Paris contemporain où se déroule l’action principale, les destins s’entremêlent tandis qu’une autre histoire se dessine en parallèle : celle de Goethe et de sa relation tumultueuse avec Bettina von Arnim, une jeune femme prête à tout pour inscrire son nom dans l’Histoire en s’appropriant l’image du célèbre poète. Entre ces deux récits qui traversent les époques se pose la question suivante : comment laisser une trace dans la mémoire des hommes ?
Autour du livre
Sixième roman de Milan Kundera, « L’immortalité » marque un tournant dans sa carrière littéraire. Écrit en tchèque entre 1987 et 1988, il constitue sa dernière œuvre dans sa langue maternelle avant son passage définitif au français. Particularité notable : la traduction française paraît en 1990, soit trois ans avant la publication du texte original en République tchèque. Cette chronologie inhabituelle s’explique par l’attention méticuleuse que Kundera porte à la traduction de ses œuvres, particulièrement en français, travaillant étroitement avec sa traductrice Eva Bloch pour garantir une équivalence parfaite entre les versions.
Son originalité réside dans sa construction kaléidoscopique qui entrelace plusieurs niveaux de narration. Le récit principal alterne avec des réflexions philosophiques sur la nature de l’existence et des digressions historiques mettant en scène des figures emblématiques comme Goethe et Hemingway. Cette structure singulière permet à Kundera d’examiner sous différents angles sa thématique centrale : la distinction fondamentale entre le soi et l’image de soi. L’auteur y développe notamment le concept d’imagologie, qu’il définit comme une nouvelle discipline ayant remplacé les idéologies traditionnelles, centrée sur la fabrication et la manipulation des images dans la société contemporaine.
La critique souligne unanimement la profondeur de la réflexion proposée par Kundera. Le roman est salué pour sa capacité à questionner les mécanismes de la mémoire collective et individuelle, tout en maintenant un équilibre entre gravité philosophique et moments d’humour grinçant. Les commentateurs mettent également en avant la virtuosité avec laquelle Kundera parvient à tisser des liens entre des époques et des personnages apparemment sans rapport, créant ainsi une puissante méditation sur la condition humaine.
En 2019, « L’immortalité » a fait l’objet d’une adaptation radiophonique par le Český rozhlas (Radio tchèque) sous la forme d’une série en 23 épisodes, narrée par Lukáš Hlavica et mise en scène par Aleš Vrzák.
Aux éditions FOLIO ; 512 pages.
7. La lenteur (roman, 1995)
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Résumé
Par une soirée d’été, Milan Kundera et sa femme Véra décident de passer la nuit dans un château français reconverti en hôtel. Depuis la fenêtre de sa chambre, Milan laisse son imagination vagabonder et tisse trois récits qui s’entrelacent en une même nuit.
Le premier se déroule au XVIIIe siècle dans ce même château, où un jeune chevalier vit une nuit d’amour orchestrée avec raffinement par une aristocrate, Madame de T. Le deuxième suit les participants d’un colloque d’entomologie qui se tient actuellement dans l’établissement : Vincent, jeune intellectuel maladroit qui tente de séduire Julie, une sténotypiste ; Berck, vedette médiatique obsédée par son image publique ; et le professeur Čechořípský, scientifique tchèque qui doit présenter ses recherches sur une nouvelle espèce de mouche après vingt ans passés comme ouvrier du bâtiment sous le régime communiste.
Le troisième récit met en scène Kundera lui-même et sa femme Véra, dont les rêves agités servent de passerelle entre les différentes histoires. À travers ces destins croisés, l’écrivain médite sur le contraste entre la lenteur voluptueuse du passé et la précipitation frénétique de notre époque, où la vitesse semble proportionnelle à notre capacité d’oubli.
Autour du livre
Premier roman de Kundera rédigé directement en français, « La lenteur » inaugure ce que la critique nommera ses « romans français », suivis par « L’identité » (1998) et « L’ignorance » (2003). L’ouvrage surprend par sa concision – moins de 200 pages – comparé aux romans précédents qui atteignaient souvent 400 pages. Cette économie de mots traduit une maturation dans l’écriture de Kundera, qui privilégie désormais une narration épurée où l’action se concentre sur l’essentiel.
Le romancier y développe une réflexion singulière sur la vitesse et la mémoire, énoncée dans cette formule mathématique existentielle : « Le degré de la vitesse est directement proportionnel à l’intensité de l’oubli. » À travers ce prisme, Kundera dissèque la société contemporaine et sa fascination pour l’accélération perpétuelle. Il théorise notamment le concept du « danseur », figure médiatique obsédée par sa propre image, perpétuellement en quête d’un public invisible. Cette métaphore permet une critique acerbe des intellectuels et politiciens médiatiques, dont le « judo moral » consiste à toujours paraître plus vertueux que leurs pairs.
La narration, construite au présent – fait unique dans l’œuvre de Kundera – mêle habilement trois temporalités : le XVIIIe siècle libertin, l’époque contemporaine du colloque, et le temps de l’écriture où le narrateur compose son récit depuis la fenêtre de sa chambre d’hôtel. Cette structure polyphonique caractéristique de Kundera s’enrichit d’une dimension onirique à travers les rêves de Véra, qui tissent des liens entre les différentes strates narratives.
La réception critique de « La lenteur » divise la presse littéraire. Martin Lüdke, dans la Frankfurter Rundschau, salue la composition polyphonique du roman, comparable selon lui à la musique de Janacek. En revanche, Andreas Kilb pour Die Zeit déplore l’absence de la « grâce dansante » des œuvres antérieures, tandis que Stanisław Barańczak, dans The New Republic, juge le texte « superficiel et ennuyeux ». Cette divergence d’opinions reflète la nature audacieuse de ce roman qui, en choisissant la légèreté et l’humour, prend le risque de dérouter les lecteurs habitués à la gravité des précédents ouvrages de Kundera.
Aux éditions FOLIO ; 192 pages.
8. L’ignorance (roman, 2003)
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Résumé
En 1989, la chute du régime communiste tchécoslovaque permet enfin aux exilés de retourner dans leur pays. Irena, qui vit en France depuis vingt ans, cède à la pression de son entourage et décide de revenir à Prague. Veuve d’un mari tchèque, elle entretient désormais une relation avec Gustaf, un entrepreneur suédois. À l’aéroport, elle rencontre par hasard Josef, un compatriote qu’elle avait brièvement connu avant leur exil respectif. Lui aussi a perdu sa compagne : son épouse danoise est décédée dans le pays où il s’est reconstruit une vie comme vétérinaire.
À Prague, Irena tente de renouer avec ses anciennes amies en organisant une soirée où elle souhaite leur faire découvrir les vins français. Mais ces retrouvailles tournent à l’échec : ses amies, indifférentes à son parcours d’émigrée, rejettent même symboliquement le vin qu’elle leur propose au profit de la bière locale. Josef, de son côté, retrouve un frère et une belle-sœur dont la vie a été marquée par les représailles du régime après son départ. Dans cette ville qui leur est devenue étrangère, Irena et Josef se découvrent unis par une même solitude, celle des êtres déracinés qui ne peuvent plus vraiment rentrer chez eux.
Autour du livre
« L’ignorance », publié en 2003 en France, puise dans la propre expérience de Kundera, lui-même exilé en France après l’écrasement du Printemps de Prague en 1968. Le choix du français comme langue d’écriture témoigne d’une volonté de distance avec son passé tchèque, tout en permettant une réflexion plus aiguë sur les thèmes de l’exil et du déracinement.
Le mythe d’Ulysse constitue la colonne vertébrale du récit, servant de contrepoint à l’impossibilité du retour dans le monde contemporain. Si le héros homérique retrouve son Ithaque après vingt ans d’absence, les personnages de Kundera découvrent qu’aucun retour véritable n’est possible. La structure du roman, composée de cinquante-trois chapitres courts, permet d’alterner les perspectives et de tisser des liens entre les différentes temporalités, une mosaïque où passé et présent s’entremêlent.
La question de la mémoire occupe une place centrale dans le roman. Les souvenirs des personnages ne concordent pas, chacun ayant reconstruit son passé selon sa propre perception. Cette discordance des mémoires souligne l’impossibilité d’une nostalgie commune. Le titre même du roman trouve son origine dans cette thématique : la nostalgie apparaît comme la souffrance de l’ignorance, l’impossibilité de connaître véritablement ce que l’on a quitté.
Certains critiques y voient son « roman le plus noir et le plus désabusé mais peut-être aussi le plus touchant ». D’autres soulignent la maîtrise avec laquelle il mêle la réflexion philosophique au récit romanesque. La presse a particulièrement apprécié la manière dont il aborde la transformation de Prague après la chute du communisme, notamment à travers le regard désenchanté porté sur la marchandisation de la figure de Kafka, devenu une icône touristique sur les t-shirts.
Aux éditions FOLIO ; 240 pages.
9. Risibles amours (recueil de nouvelles, 1970)
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Résumé
« Risibles amours » est un recueil de sept nouvelles écrites entre 1959 et 1968.
« Personne ne va rire ». Dans la Tchécoslovaquie socialiste, un professeur d’histoire de l’art reçoit une demande de Monsieur Zaturecky : écrire une note de lecture sur son article scientifique. Ne voulant pas blesser l’auteur avec une critique négative, le professeur évite de répondre et multiplie les excuses. Lorsque Zaturecky le traque jusqu’à son domicile et rencontre sa compagne Klara, le professeur l’accuse faussement d’avoir tenté de la séduire. Cette calomnie se retourne contre lui : il perd son poste à l’université et Klara, déçue par ses mensonges et son incapacité à tenir sa promesse de la faire devenir mannequin, le quitte.
« La pomme d’or de l’éternel désir ». Martin, un homme marié et heureux en ménage, entraîne le narrateur dans ses parties de chasse aux femmes. Ensemble, ils parcourent la ville, abordent des inconnues et collectionnent les rendez-vous. Un jour, ils rencontrent une infirmière et sa collègue. Malgré les promesses de rendez-vous galants, Martin ne concrétise jamais ses conquêtes, préférant le jeu de la séduction à sa finalité. Le narrateur comprend que son ami cherche simplement à prolonger l’illusion de sa jeunesse à travers ces jeux sans conséquence.
« Le jeu de l’auto-stop ». Un couple part en vacances en voiture. Pour pimenter le trajet, ils improvisent un jeu de rôles : elle devient une auto-stoppeuse, lui un conducteur inconnu. Le jeu prend une tournure inattendue quand la jeune femme, d’ordinaire pudique, adopte un comportement provocant. Son compagnon, déstabilisé par cette métamorphose, commence à la traiter comme une femme légère. Dans un hôtel, il la force à un rapport sexuel sans tendresse. Bien que le plaisir physique soit intense, cette expérience révèle les fissures de leur relation et met en péril leur amour.
« Le colloque ». Dans la salle de garde d’un hôpital, cinq personnages – le docteur Havel, réputé pour ses conquêtes, le médecin-chef qui entretient une liaison avec une doctoresse, l’infirmière Alzbeta et le jeune docteur Flajsman – dissertent sur l’amour et la séduction. Alzbeta, éprise du docteur Havel qui la repousse, est retrouvée inconsciente dans une pièce emplie de gaz. S’agit-il d’une tentative de suicide ou d’un accident ? Chacun y va de son interprétation, tandis que les relations entre les protagonistes se complexifient.
« Que les vieux morts cèdent la place aux jeunes morts ». Une veuve se rend dans une petite ville pour visiter la tombe de son mari. Elle découvre que la sépulture a été réattribuée faute de renouvellement de la concession. Elle croise alors un ancien amant qu’elle n’a pas revu depuis quinze ans. Chez lui, ils hésitent à raviver leur passion d’antan : elle craint de trahir le souvenir qu’il garde d’elle, lui redoute de constater les effets du temps sur son corps. Ils finissent par céder au désir, dans un mélange de nostalgie et de mélancolie.
« Le docteur Havel vingt ans plus tard ». Le séduisant docteur Havel, désormais vieilli et marié à une célèbre actrice plus jeune que lui, séjourne dans une station thermale. Un jeune journaliste l’admire et sollicite son avis sur sa petite amie. Sur les conseils de Havel, il la quitte pour courtiser une doctoresse. L’arrivée de la femme de Havel, belle et connue, redonne au médecin son aura de séducteur auprès des autres curistes, lui permettant de renouer avec ses succès d’antan.
« Edouard et Dieu ». Dans la Tchécoslovaquie communiste, Edouard, un jeune instituteur, s’éprend d’Alice, une fervente catholique qui refuse tout rapport charnel avant le mariage. Pour la séduire, il feint la dévotion et fréquente l’église. Repéré par sa directrice d’école, il persiste dans son mensonge et se présente comme un véritable croyant. La directrice entreprend de le « rééduquer » lors d’entretiens privés qui se transforment en relations intimes. Edouard l’humilie en la forçant à prier nue. Alice, touchée par son apparente piété, finit par lui céder, mais Edouard ressent une étrange déception face à cette victoire tant attendue.
Autour du livre
Publié en 1970 aux éditions Gallimard, « Risibles amours » constitue le point de départ de l’entreprise romanesque de Milan Kundera. Le recueil rassemble sept nouvelles écrites entre 1959 et 1968 en Bohême, soit avant, pendant et après la rédaction de son premier roman « La Plaisanterie ». Ces textes sont issus d’une sélection parmi trois volumes distincts parus respectivement en 1963, 1965 et 1968. La version définitive, établie par l’auteur lui-même, paraît en français dans une traduction de François Kérel, revue pour l’édition de 1986.
C’est précisément avec la rédaction de la première nouvelle, « Personne ne va rire », que Kundera trouve sa vocation d’écrivain. Jusqu’alors, il s’essayait à diverses formes artistiques : musique, poésie, théâtre. Cette période marque un tournant décisif dans sa carrière, comme il le confie au journaliste Lois Oppenheim : « Avec le premier récit de Risibles amours, j’ai eu la certitude de m’être trouvé. Je suis devenu prosateur, romancier, et je ne suis rien d’autre ».
La construction du recueil, loin d’être fortuite, révèle une architecture minutieuse. François Ricard y décèle une structure en chiasme, de type A-B-C-D-C-B-A, où les nouvelles se répondent symétriquement. Cette composition fait du « Colloque », la nouvelle centrale, la clé de voûte de l’édifice narratif. Les couples de nouvelles qui se font écho partagent des thématiques communes : le rire interdit, le jeu de la séduction, les rencontres érotiques teintées d’illusion.
Les personnages masculins, souvent prisonniers de leurs pulsions, se lancent dans une quête perpétuelle de séduction, à l’image du Docteur Havel ou de Martin. Cette course effrénée traduit leur peur viscérale du vieillissement et de la mort. Les figures féminines, quant à elles, oscillent entre deux pôles : l’innocence et la sensualité provocante. Cette dualité atteint son paroxysme dans « Le jeu de l’auto-stop », où une simple simulation bouleverse irrémédiablement l’équilibre d’un couple.
Le contexte politique de la Tchécoslovaquie socialiste transparaît en filigrane, particulièrement dans « Personne ne va rire » et « Edouard et Dieu ». Ces nouvelles mettent en scène des personnages contraints au mensonge pour échapper à la répression idéologique d’une société qui bride la liberté de pensée. Cette tension entre vérité et mensonge devient un leitmotiv du recueil, interrogeant la possibilité même d’être authentique dans un monde absurde.
Les critiques littéraires soulignent l’importance de ce recueil dans l’œuvre de Kundera. François Ricard insiste sur sa composition « à la fois équilibrée et complexe ». Les commentateurs y perçoivent les prémices des grands thèmes qui caractériseront les romans ultérieurs de l’auteur, notamment « La Plaisanterie », « La valse aux adieux » et « L’insoutenable légèreté de l’être ».
La première nouvelle, « Personne ne va rire », a fait l’objet d’une adaptation cinématographique par Hynek Bočan en 1965 sous le titre « Personne ne rira ». En 1977, Jacques Lassalle transpose le recueil au théâtre au Studio-Théâtre de Vitry. Plus récemment, le rappeur Nekfeu baptise l’une de ses chansons « Risibles amours » sur son album « Feu » (2015).
Aux éditions FOLIO ; 320 pages.
10. L’art du roman (recueil d’essais, 1986)
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Résumé
Dans « L’art du roman » (1986), Milan Kundera rassemble sept textes indépendants rédigés entre 1979 et 1985, où il expose sa conception du roman européen et de son évolution depuis Cervantès. Ces réflexions émanent directement de sa pratique de romancier plutôt que d’une approche théorique.
Le premier essai, « L’héritage décrié de Cervantès », s’appuie sur les conférences d’Edmund Husserl sur la crise de l’humanité européenne. Kundera y développe sa vision du roman comme réponse à « l’oubli de l’être » diagnostiqué par Heidegger : face à la rationalité mathématique qui prétend tout expliquer, le roman préserve la complexité du monde vécu. « Les choses sont plus compliquées que tu ne le penses », tel est selon lui le message fondamental que tout roman adresse à son lecteur.
Deux entretiens avec Christian Salmon constituent les deuxième et quatrième parties. Kundera y expose notamment ses liens avec l’univers kafkaïen et ses réflexions sur la composition romanesque, qu’il compare à la musique. La troisième partie propose une analyse des « Somnambules » de Hermann Broch, tandis que la cinquième se concentre sur Kafka, en particulier sur le personnage de K. dans « Le Procès ».
La sixième partie prend la forme originale d’un dictionnaire de soixante-neuf mots-clés qui traversent son œuvre romanesque. Cette partie naît de son expérience des traductions, parfois infidèles à sa pensée. L’ouvrage se clôt sur le discours prononcé lors de la remise du Prix Jérusalem en 1985.
Pour Kundera, le roman n’examine pas la réalité mais l’existence, définie comme « le champ des possibilités humaines ». Les personnages sont des « ego expérimentaux » permettant d’explorer ces possibilités. Il insiste sur la nécessité pour l’auteur de s’effacer derrière son œuvre : « Les grands romans sont toujours un peu plus intelligents que leurs auteurs. Les romanciers qui sont plus intelligents que leurs œuvres devraient changer de métier. »
Kundera dessine en filigrane une histoire du roman européen, de Cervantès à Kafka, en passant par Richardson, Balzac, Flaubert ou Proust. Chaque grand romancier a découvert une nouvelle dimension de l’existence : l’aventure chez Cervantès, l’intériorité chez Richardson, l’Histoire chez Balzac, le quotidien chez Flaubert, l’irrationnel chez Tolstoï, le temps chez Proust et Joyce.
Cette vision du roman s’inscrit dans un contexte historique précis : celui de l’Europe centrale des années 1980, où Kundera perçoit la menace d’une double uniformisation, celle des régimes totalitaires d’une part, celle de la culture de masse occidentale d’autre part. Face à ces forces réductrices, le roman doit selon lui préserver la complexité et l’ambiguïté du monde.
Autour du livre
Publié en 1986, « L’art du roman » s’inscrit dans un contexte historique précis : celui d’une Europe divisée où la culture tchèque, dont Kundera est issu, se trouve menacée par le totalitarisme soviétique. Cette situation personnelle de l’auteur, contraint à l’exil en France en 1975, teinte sa réflexion sur le rôle du roman européen comme rempart contre l’uniformisation des esprits.
La structure en sept parties, chiffre récurrent dans l’œuvre de Kundera, reflète sa conception architecturale de la composition romanesque. Chaque partie constitue un tout autonome, mais participe à une réflexion globale sur l’essence du roman. Cette organisation méticuleuse traduit la volonté de Kundera d’effacer sa personne derrière son œuvre – une position qu’il défend pour tout romancier.
Les entretiens avec Christian Salmon révèlent les tensions qui traversent la pensée de Kundera. Lorsque l’interviewer le confronte à ses contradictions, notamment sur la place de la philosophie dans ses romans ou sur son usage des descriptions, l’auteur tchèque dévoile une conception plus complexe que ses affirmations initiales ne le laissaient supposer.
La partie consacrée à Kafka mérite une attention particulière : Kundera y démontre comment « Le Procès » inverse la logique traditionnelle du roman criminel – ce n’est plus la faute qui cherche son châtiment, comme chez Dostoïevski, mais le châtiment qui cherche sa faute. Cette lecture novatrice éclaire la modernité kafkaïenne sous un jour nouveau.
Le dictionnaire personnel de soixante-neuf mots-clés constitue l’une des parties les plus originales. Ce lexique, né d’une frustration face aux traductions inexactes de ses œuvres, démontre l’importance capitale que Kundera accorde à la précision des termes. Sa définition du mot « Europe » y résonne avec une actualité saisissante : « Européen : celui qui a la nostalgie de l’Europe. »
Le discours de réception du Prix Jérusalem en 1985, qui clôt l’ouvrage, synthétise la vision kundérienne du roman comme héritier de l’esprit des Lumières. Cette distinction prestigieuse consacre la dimension internationale de sa réflexion sur l’art romanesque.
La critique littéraire souligne unanimement la densité et la cohérence de la réflexion. Certains relèvent néanmoins que Kundera s’attarde davantage sur ses propres écrits dans cet essai que dans ses ouvrages théoriques ultérieurs, « Les Testaments trahis » et « Le Rideau ». D’autres, comme l’écrivain David Foster Wallace, situent cette œuvre dans le contexte plus large d’une génération d’auteurs masculins d’après-guerre dont la vision du roman commence à dater.
Aux éditions FOLIO ; 197 pages.