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Franz Kafka en 10 livres – Notre sélection

Franz Kafka en 10 livres – Notre sélection

Franz Kafka naît le 3 juillet 1883 à Prague, alors capitale de la province de Bohême dans l’Empire austro-hongrois, dans une famille juive germanophone. Il grandit aux côtés de trois sœurs, dans une enfance solitaire marquée par la relation difficile avec son père Hermann, commerçant autoritaire. Brillant élève, il étudie le droit à l’université Charles de Prague où il rencontre Max Brod, qui deviendra son plus proche ami.

En 1908, Kafka entre à l’Institution d’assurance pour les accidents des travailleurs du royaume de Bohême, un emploi qu’il conserve jusqu’à sa retraite anticipée en 1922. Parallèlement, il développe son activité d’écrivain, suivant un programme rigoureux : travail au bureau le matin, sieste à midi, puis écriture jusqu’à tard dans la nuit.

Sa vie sentimentale est complexe. Il entretient des fiançailles tumultueuses avec Felice Bauer entre 1912 et 1917, puis une relation passionnée avec Milena Jesenská. Ce n’est qu’à la fin de sa vie qu’il trouve un certain bonheur auprès de Dora Diamant, une jeune institutrice.

La tuberculose, diagnostiquée en 1917, marque profondément sa vie et son œuvre. Malgré la publication de quelques nouvelles, dont « La Métamorphose » (1915), Kafka reste peu connu de son vivant. Sa santé se détériore rapidement et il meurt le 3 juin 1924 dans un sanatorium près de Vienne, à l’âge de 40 ans.

Contre les dernières volontés de Kafka qui demandait la destruction de ses manuscrits, Max Brod décide de publier son œuvre. Les grands romans inachevés – « Le Procès » (1925), « Le Château » (1926), « Amerika » (1927) – paraissent après sa mort, révélant au monde un écrivain majeur dont l’influence sur la littérature du XXe siècle devient considérable.

Voici notre sélection de ses livres majeurs.


1. La Métamorphose (roman, 1915)

Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac

Résumé

« La Métamorphose » raconte l’étrange histoire de Gregor Samsa, un jeune représentant de commerce qui vit avec sa famille à Prague au début du XXe siècle. Un matin, il se réveille transformé en un monstrueux insecte, une sorte de cafard géant. Malgré cette métamorphose inexplicable, ses préoccupations restent terre à terre : comment se rendre au travail dans cet état ? Sa famille, d’abord horrifiée, finit par s’accommoder de la situation. Mais Gregor, incapable de communiquer, devient peu à peu un fardeau. Reclus dans sa chambre, il sombre dans la solitude et le désespoir. Ses proches, qui dépendaient financièrement de lui, se montrent de plus en plus distants, jusqu’à devenir hostiles.

Autour du livre

La genèse de « La Métamorphose » s’ancre dans un moment précis : le dimanche 17 novembre 1912, dans la maison familiale de Prague surnommée « Le bateau ». Kafka, alors âgé de vingt-neuf ans, reste au lit, las d’avoir travaillé la veille sur son roman « Amerika ». Il attend une lettre de Felice Bauer, avec qui il entretient une correspondance depuis deux mois. Cette attente immobile devient le terreau fertile d’où germe l’idée centrale du récit. Le soir même, il écrit à Felice : « Aujourd’hui je vais transcrire une petite histoire, qui m’est venue à l’esprit alors que j’étais au lit en pleine détresse et qui m’obsède au plus profond de moi-même ».

La rédaction s’étend sur plusieurs semaines, contrastant avec « Le Verdict », nouvelle écrite d’une traite dans la nuit du 22 au 23 septembre 1912. Le texte paraît d’abord en octobre 1915 dans la revue « Die Weißen Blätter », puis en volume chez Kurt Wolff en décembre de la même année. Un échange épistolaire avec l’éditeur témoigne d’une exigence absolue de Kafka : l’insecte ne doit pas être représenté sur la couverture. Cette exigence n’est pas qu’un détail anecdotique : elle participe à la construction du mystère qui entoure la nature exacte de la transformation de Gregor.

Les interprétations de l’œuvre pullulent comme autant d’insectes dans une cuisine mal tenue. En 1973, Stanley Corngold en dénombre déjà cent vingt-huit, un recensement probablement incomplet selon Claude David. Vladimir Nabokov, à la fois écrivain et lépidoptériste, s’oppose avec véhémence aux lectures psychanalytiques centrées sur le complexe paternel. Pour lui, la nouvelle transcende ces grilles de lecture réductrices : la famille Samsa incarne « la médiocrité entourant le génie », et c’est Grete, non le père, qui porte le masque de la cruauté la plus absolue.

Le roman marque un tournant dans l’œuvre kafkaïenne : il inaugure toute une série de récits peuplés d’animaux pensants et parlants, comme « Un rapport pour une académie » ou « Le Terrier ». Sa structure en trois parties, minutieusement orchestrée, fait écho aux trois portes de la chambre de Gregor, aux trois échappées hors de son antre, aux trois serviteurs, aux trois locataires. Cette architecture numérique culmine avec les trois coups de l’horloge annonçant sa mort.

L’influence du texte ne cesse de croître : adaptations théâtrales, cinématographiques, opératiques se succèdent. De Steven Berkoff à Philip Glass, de Vladimir Nabokov à Haruki Murakami, chaque génération réinvente sa lecture. Les traductions elles-mêmes alimentent les controverses : le terme allemand « ungeheueres Ungeziefer » (« monstrueux insecte », « énorme cancrelat », « monstrueuse vermine » selon les traductions) a connu au moins seize traductions différentes en anglais, du « gigantic insect » des Muir en 1933 au « kind of giant bug » d’Aaltonen en 2023. Cette multiplicité des interprétations confirme la modernité d’une œuvre qui, plus d’un siècle après sa publication, continue d’interroger notre rapport à l’altérité et à la déshumanisation.

Aux éditions FOLIO ; 144 pages.


2. Le Procès (roman, 1925)

Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac

Résumé

Joseph K. mène une vie banale et bien réglée. Mais en ce matin de ses 30 ans, des inconnus l’arrêtent sans ménagement. Stupéfait, il apprend qu’une procédure judiciaire est ouverte contre lui. On l’accuse d’une faute qu’il aurait commise. Laquelle ? Personne ne le lui dira jamais. Dès lors, K. n’aura de cesse de prouver son innocence face à cette justice arbitraire. Commence alors pour K. une lente descente aux enfers. Convoqué par un tribunal fantasmagorique, il cherche en vain des réponses auprès d’une galerie de personnages tous plus déroutants les uns que les autres. Au lieu de l’aider, ils ne font qu’ajouter à son désarroi. Car plus K. se débat pour comprendre l’incompréhensible, plus il s’empêtre dans les filets d’une procédure inique. Sa vie se mue en labyrinthe dont il ne trouvera jamais la sortie.

Autour du livre

La genèse du « Procès » coïncide avec une période charnière de la vie de Franz Kafka. La rédaction, entamée à l’été 1914 alors que l’Europe s’embrase dans la Première Guerre mondiale, coïncide avec la rupture des fiançailles de Kafka avec Felice Bauer. Cette séparation, survenue lors d’une entrevue à l’hôtel Askanischer Hof de Berlin en présence de la famille de Felice, est vécue par Kafka comme un véritable « tribunal ». Elle imprègne profondément l’atmosphère du roman dans lequel le protagoniste est également confronté à un procès inexplicable.

Le manuscrit original, qui comprend 161 pages arrachées de divers carnets, révèle une méthode d’écriture singulière : Kafka rédige d’abord le premier et le dernier chapitre, puis travaille simultanément sur plusieurs parties intermédiaires. Cette architecture complexe témoigne d’une conception non linéaire du récit. À sa mort en 1924, le roman demeure inachevé. Son ami Max Brod, contre la volonté testamentaire de Kafka qui souhaitait voir ses écrits brûlés, l’assemble et le publie en 1925. Le manuscrit connaît ensuite une odyssée remarquable : sauvé in extremis par Brod lors de l’invasion de Prague par les nazis en 1939, il transite par la Pologne avant d’atteindre Tel Aviv. En 1988, il est vendu aux enchères chez Sotheby’s pour la somme record d’un million de livres sterling, devenant ainsi le manuscrit le plus cher de la littérature allemande.

L’influence du « Procès » sur la littérature mondiale s’avère considérable. Il inspire notamment Albert Camus, qui lui rend hommage dans « La peste ». Les multiples adaptations – du film d’Orson Welles en 1962 avec Anthony Perkins aux versions théâtrales et opératiques – attestent de sa puissance évocatrice qui transcende les genres. L’adjectif « kafkaïen », dérivé du nom de l’auteur, entre dans le langage courant pour désigner des situations absurdes et angoissantes dominées par une bureaucratie aveugle. Le Monde classe « Le Procès » au troisième rang des cent meilleurs livres du XXe siècle, confirmant ainsi sa place dans le panthéon littéraire.

Les amis de Kafka rapportent qu’il riait souvent aux éclats en leur lisant des passages du roman. Cette dimension humoristique, souvent négligée, se manifeste dans des scènes burlesques : des juges étudiant des magazines pornographiques au lieu de textes de loi, des bourreaux ressemblant à de vieux chanteurs d’opéra, ou encore un avocat dont la jambe traverse parfois le plancher de son bureau. Ce mélange d’humour noir et d’angoisse existentielle constitue l’une des singularités du texte.

Enfin, « Le Procès » anticipe avec une acuité saisissante les dérives totalitaires du XXe siècle. La machine bureaucratique impersonnelle qui broie Joseph K. préfigure les mécanismes de répression des régimes autoritaires. Cette dimension prophétique, associée à l’impossibilité pour le protagoniste de connaître la nature de son accusation, résonne particulièrement avec les procès politiques qui marqueront l’histoire contemporaine.

Aux éditions FOLIO ; 432 pages.


3. Le Château (roman, 1926)

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Résumé

Nous sommes au début du XXe siècle, dans un village anonyme d’Europe centrale. K., un arpenteur, débarque un soir d’hiver. Mandaté par le château qui surplombe les lieux, il compte y prendre ses fonctions. Mais rien ne se passe comme prévu. Dès son arrivée, K. se trouve confronté à une administration arbitraire, incompréhensible. Sa venue n’est qu’une erreur, lui dit-on. Décidé à rencontrer ses supérieurs, K. entreprend alors une quête labyrinthique. Il arpente le village, interroge les habitants, cherche des appuis. En vain. Le château demeure inatteignable, ses émissaires insaisissables. Barnabé le messager, Frieda la serveuse, Olga l’ostracisée… Tous lui racontent leur histoire, une histoire qui contredit la précédente. Manipulé, épuisé, K. s’obstine pourtant.

Autour du livre

« Le Château » prend forme dans des circonstances particulières : Kafka entame sa rédaction le 27 janvier 1922 à Spindlermühle, une station de montagne où il s’est retiré pour se remettre d’un « effondrement nerveux ». Une photographie le montre à son arrivée près d’un traîneau dans la neige, dans un décor qui évoque étrangement l’atmosphère du roman. Le manuscrit original présente une particularité notable : les premiers chapitres sont écrits à la première personne, avant que Kafka ne les modifie pour adopter un narrateur à la troisième personne.

La publication posthume du roman en 1926 par Max Brod soulève immédiatement des questions éditoriales majeures. Les 1500 premiers exemplaires se vendent difficilement. L’histoire de ses traductions reflète les débats sur l’interprétation de l’œuvre : la première version anglaise de 1930 par Willa et Edwin Muir privilégie une lecture théologique, tandis que la traduction française d’Alexandre Vialatte en 1938 s’attache davantage aux dimensions sociales et politiques du texte.

Un tournant majeur intervient en 1961 lorsque Malcolm Pasley accède aux manuscrits originaux et les transfère de Suisse à la Bodleian Library d’Oxford. Avec une équipe d’érudits comprenant Gerhard Neumann, Jost Schillemeit et Jürgen Born, il entreprend un travail minutieux de recompilation. Cette édition critique de 1982 restaure le texte dans son état brut, incluant la ponctuation originale jugée essentielle au rythme de la prose kafkaïenne.

L’œuvre suscite des interprétations multiples qui nourrissent des débats passionnés. Theodor Adorno y perçoit une préfiguration des systèmes totalitaires, tandis que d’autres lecteurs s’attachent à sa dimension existentielle ou métaphysique. « Le Château » interpelle notamment par son traitement de la bureaucratie comme force abstraite et déshumanisante, thème qui trouve un écho particulier dans le contexte de l’effondrement de l’Empire austro-hongrois.

Les adaptations du texte témoignent de sa puissance évocatrice : Michael Haneke en tire en 1997 un film austère qui accentue la dimension cauchemardesque du récit. Le compositeur Aribert Reimann crée en 1992 un opéra qui transpose musicalement son atmosphère oppressante. En 2002, une version théâtrale Off-Broadway avec Jim Parsons reçoit plusieurs nominations aux prix du théâtre new-yorkais, preuve de la persistance de cette œuvre dans l’imaginaire contemporain.

Les manuscrits du « Château » ont connu un destin mouvementé : sauvés de la destruction par Brod contre la volonté de Kafka, ils sont aujourd’hui l’objet de querelles juridiques entre les héritiers de l’auteur et les éditions Stroemfeld/Roter Stern, qui souhaitent publier une nouvelle édition critique. Cette bataille éditoriale prolonge paradoxalement les thèmes bureaucratiques du roman lui-même. Le cadre spatial du roman trouve plusieurs sources d’inspiration possibles : le Hradschin de Prague, où Kafka vécut, mais aussi le château de Friedland ou le bâtiment de l’Institution d’assurance pour les accidents des travailleurs du royaume de Bohême où il travaillait.

Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 391 pages.


4. Amerika (roman, 1927)

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Résumé

New York, début du XXe siècle. Karl Rossmann, 16 ans, débarque seul sur le sol américain. Envoyé par ses parents suite à un scandale, ce jeune Pragois espère se construire une nouvelle vie. Une rencontre providentielle avec son riche oncle lui laisse entrevoir un avenir radieux. Mais le sort s’acharne sur cet adolescent pure et naïf. Son ingénuité et sa droiture se heurtent à la dureté d’une société impitoyable. Paumé dans cette jungle urbaine, Karl cumule les échecs. De petits boulots en galères, il glisse vers la misère.

Autour du livre

« Amerika » occupe une place singulière dans l’œuvre de Kafka. Rédigé entre 1911 et 1914, le manuscrit est abandonné inachevé avant d’être publié de manière posthume en 1927 par Max Brod. Le titre même du roman soulève des interrogations : Kafka l’avait initialement baptisé « Der Verschollene » (« Le Disparu »), mais Brod choisit de le renommer « Amerika », titre sous lequel il devient mondialement connu. Le manuscrit original est aujourd’hui conservé à l’université d’Oxford, où Max Brod l’a déposé.

Sa genèse puise dans plusieurs sources distinctes. Les récits des cousins de Kafka émigrés aux États-Unis constituent une première inspiration. Le récit de voyage « Amerika heute und morgen » d’Arthur Holitscher, paru en 1912, fournit également une documentation précieuse – Kafka en reprend même l’orthographe erronée « Oklahama ». L’influence de Charles Dickens transparaît nettement, comme Kafka le reconnaît lui-même dans son journal, qualifiant Karl Rossmann de « parent éloigné de David Copperfield ».

Le roman subvertit les codes du Bildungsroman traditionnel. Au lieu d’une progression vers l’accomplissement personnel, le protagoniste suit une trajectoire descendante ponctuée d’humiliations et d’échecs. Cette inversion du schéma classique fait d’ « Amerika » une œuvre profondément moderne qui questionne les mythes fondateurs de la société américaine. Les distorsions de la réalité parsèment le texte : la Statue de la Liberté brandit une épée plutôt qu’un flambeau, préfigurant la violence sourde qui imprègne l’univers du roman. L’Amérique dépeinte par Kafka est une construction imaginaire née de lectures et de récits indirects, ce qui confère au texte sa dimension onirique caractéristique.

« Amerika » anticipe les grands thèmes qui marqueront l’œuvre ultérieure de Kafka : l’absurdité bureaucratique, la culpabilité originelle, l’aliénation de l’individu face à des structures qui le dépassent. Le roman constitue ainsi un laboratoire où s’élabore l’univers kafkaïen, tout en conservant une tonalité plus légère et une dimension plus réaliste que les œuvres postérieures.

L’inachèvement du texte suscite encore aujourd’hui des débats. Selon Max Brod, Kafka envisageait une conclusion optimiste où Karl aurait retrouvé ses parents au sein du mystérieux Théâtre d’Oklahoma. Cette affirmation est cependant contredite par une note de Kafka lui-même, qui compare le destin de Karl à celui de Josef K. dans « Le Procès », suggérant une fin plus sombre.

Le roman a engendré de nombreuses adaptations dans différents médiums. Jean-Marie Straub et Danièle Huillet en tirent en 1984 le film « Amerika, rapports de classe », qui transpose l’atmosphère kafkaïenne dans un noir et blanc clinique. L’artiste Martin Kippenberger crée une installation monumentale intitulée « The Happy End of Franz Kafka’s », tandis que le compositeur Roman Haubenstock-Ramati l’adapte en opéra en 1966.

La réception du roman a considérablement évolué au fil du temps. D’abord lu comme une critique sociale de l’Amérique, le texte est aujourd’hui davantage perçu comme une méditation sur la condition de l’homme moderne, anticipant les bouleversements du XXe siècle. Federico Fellini s’en inspire pour son film « Intervista », tandis que Lars von Trier reconnaît son influence sur « Europa ».

Aux éditions FOLIO ; 448 pages.


5. La Sentence ou Le Verdict (nouvelle, 1913)

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Résumé

Par un dimanche matin, Georg Bendemann, jeune commerçant prospère, écrit une lettre à son ami d’enfance expatrié à Saint-Pétersbourg. Il hésite à lui annoncer ses fiançailles avec Frieda Brandenfeld, sachant que son ami traverse une période difficile en Russie. Avant d’envoyer sa missive, Georg se rend dans la chambre de son père pour lui en parler. S’ensuit une confrontation dramatique où le père accuse son fils d’avoir délaissé son ami malheureux, révèle qu’il correspond secrètement avec lui et dénigre la future épouse de Georg. Dans un accès de colère, le vieil homme condamne son fils « à la mort par noyade ». Georg, bouleversé, court jusqu’au pont le plus proche et se jette dans le fleuve.

Autour du livre

La genèse du « Verdict » (ou « La Sentence » selon les éditions) mérite d’être soulignée : Kafka l’a rédigé en une seule nuit, du 22 au 23 septembre 1912, dans un état qu’il qualifie lui-même de transe créatrice. Dans son journal, il note que l’œuvre est sortie de lui « comme lors d’un véritable accouchement, couverte de souillures et de mucus ». Elle est dédiée à Felice Bauer, que Kafka venait de rencontrer et qu’il épousera plus tard. Cette dédicace n’est pas anodine : les noms des personnages principaux font écho aux protagonistes réels – Georg partage le même nombre de lettres que Franz, tandis que Frieda Brandenfeld renvoie à Felice Bauer par ses initiales.

La nouvelle cristallise plusieurs thèmes fondamentaux de l’univers kafkaïen : le conflit père-fils, la culpabilité, l’aliénation. L’ami de Saint-Pétersbourg, figure énigmatique jamais physiquement présente, constitue un élément central du récit. Kafka lui-même suggère que ce personnage pourrait représenter « ce que le père et le fils ont en commun ». La fin du texte pose un défi particulier aux traducteurs en raison du mot allemand « Verkehr » dans la dernière phrase, qui peut signifier à la fois « circulation » et « rapport » (social ou sexuel). Kafka confia d’ailleurs à Max Brod qu’il pensait à « une forte éjaculation » en écrivant cette ultime ligne, ajoutant ainsi une dimension érotique à la scène finale.

Cette nouvelle se caractérise par son ambiguïté fondamentale : la métamorphose du père, passant de la fragilité à la toute-puissance, reste inexpliquée. De même, l’existence réelle de l’ami russe demeure incertaine. Cette ambivalence constante nourrit depuis plus d’un siècle les interprétations des critiques, faisant du « Verdict » l’un des textes les plus commentés de la littérature germanophone.

Aux éditions FOLIO ; 96 pages.


6. La colonie pénitentiaire (nouvelle, 1919)

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Résumé

Un explorateur visite une colonie pénitentiaire située sur une île tropicale. L’officier qui l’accueille lui présente avec enthousiasme une machine d’exécution conçue par l’ancien commandant : un dispositif qui grave sur le corps du condamné, durant douze heures, le texte de la loi qu’il a transgressée. L’accusé, privé de tout droit de défense, ne découvre sa sentence qu’au moment où les aiguilles la lui inscrivent dans la chair, jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Ce jour-là, un soldat doit être exécuté pour avoir manqué à son devoir de garde. L’officier, dernier défenseur de cette pratique désormais contestée, espère convaincre l’explorateur d’intercéder en sa faveur auprès du nouveau commandant. Face au refus de son interlocuteur, l’officier libère le condamné et prend sa place dans la machine, qu’il programme pour graver sur son corps les mots « Sois juste ». La machine s’emballe et le tue brutalement, sans lui accorder l’illumination promise aux suppliciés.

Autour du livre

Rédigée en octobre 1914, deux mois après le début de la Première Guerre mondiale, « La colonie pénitentiaire » s’impose comme une œuvre prémonitoire des atrocités du XXe siècle. Sa première lecture publique à Munich en 1916, devant un auditoire incluant Rainer Maria Rilke, provoque l’évanouissement de plusieurs spectateurs. Un critique qualifie alors Kafka de « libertin de l’horreur ».

Kafka met en scène un système totalitaire où les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire se confondent en la personne de l’officier. L’absence de procès, de défense et la certitude absolue de la culpabilité (« La culpabilité ne fait jamais de doute ») caractérisent cette justice arbitraire. La machine elle-même, décrite avec une précision technique glaçante, évoque un parlographe démesuré – instrument que Felice Bauer, la fiancée de Kafka, commercialisait alors.

Les influences de « La colonie pénitentiaire » sont multiples : le « Jardin des supplices » d’Octave Mirbeau, avec ses scènes de torture, mais aussi les récits d’agents coloniaux allemands dans le Pacifique. Robert Heindl, un contemporain que Kafka avait côtoyé à l’université, avait notamment décrit dans ses mémoires une machine d’exécution conçue dans une colonie pénitentiaire.

Philip Glass en tire un opéra de chambre en 2000, Frank Zappa recommande sa lecture dans les notes de l’album « We’re Only in It for the Money », Ian Curtis s’en inspire pour « Colony » de Joy Division. Kurt Tucholsky salue en elle la plus grande nouvelle allemande depuis « Michael Kohlhaas », tandis que Jorge Luis Borges y voit une œuvre dont la force tragique transcende toute interprétation définitive.

Aux éditions FOLIO ; 96 pages.


7. Un artiste de la faim (nouvelle, 1922)

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Résumé

Années 1920. Un artiste de la faim se produit dans les foires, exposant son jeûne prolongé dans une cage sous la surveillance de gardiens. Malgré son succès, il reste profondément insatisfait : son imprésario limite ses performances à quarante jours alors qu’il pourrait jeûner bien davantage. Sa rage éclate parfois, quand les spectateurs tentent de le réconforter sans comprendre que sa mélancolie vient de l’interruption prématurée de son jeûne. L’engouement du public s’érode peu à peu et l’artiste finit par rejoindre un cirque. Relégué près des cages des animaux, ignoré des visiteurs, il poursuit son jeûne jusqu’à sa mort. Son ultime confession révèle une vérité dérisoire : il n’a simplement jamais trouvé d’aliment à son goût.

Autour du livre

Cette nouvelle, publiée en 1922 dans la revue Die neue Rundschau, s’inscrit dans une époque où les spectacles d’artistes de la faim connaissaient un réel succès populaire. Des personnalités comme Giovanni Succi ou Wilhelm Bode attiraient les foules en jeûnant jusqu’à trois semaines consécutives. En 1909, Arnold Ehret établit un record de quarante-neuf jours à Cologne, une performance qui n’échappa pas à Kafka. La nouvelle intègre cette réalité historique tout en la transcendant.

« Un artiste de la faim » est l’une des dernières œuvres de Kafka, parue dans un recueil quelques mois avant sa mort en 1924. Cette proximité avec la fin de sa vie, alors qu’il souffrait de tuberculose et de troubles alimentaires, confère une résonance particulière à cette méditation sur l’art et la mort.

La figure de l’artiste de la faim incarne l’incompréhension radicale entre l’artiste et son public. Son art, qu’il qualifie de « chose la plus simple au monde », demeure impénétrable pour les spectateurs. Cette incommunicabilité trouve son expression la plus aigüe dans sa confession finale : son jeûne n’était pas un exploit mais une nécessité, née de son incapacité à trouver une nourriture qui lui convienne.

La nouvelle a suscité de multiples interprétations. Certains y voient une allégorie christique, s’appuyant sur l’ascétisme du personnage et la symbolique des quarante jours. D’autres y lisent une réflexion sur la condition de l’artiste moderne, condamné à la marginalité dans une société qui ne peut recevoir son art. La panthère qui remplace l’artiste dans sa cage représenterait alors le triomphe de la vitalité animale sur l’aspiration spirituelle.

« Un artiste de la faim » a inspiré plusieurs adaptations, notamment au théâtre. Tadeusz Różewicz en tire une pièce en 1976, mise en scène en France par Daniel Benoin. Plus récemment, une adaptation de Sinking Ship Productions a reçu deux nominations aux Drama Desk Awards en 2017. Le texte a également fait l’objet d’adaptations en bande dessinée par Peter Kuper et Robert Crumb, ainsi qu’en film avec « The Artist of Fasting » de Masao Adachi en 2016.

Aux éditions FOLIO ; 249 pages.


8. La muraille de Chine (nouvelle, 1930)

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Résumé

Un narrateur anonyme relate la construction de la Grande Muraille de Chine, édifiée par sections de 500 mètres dispersées sur toute la frontière. Une fois leur tâche achevée, les ouvriers se déplacent pour bâtir d’autres tronçons plus loin. Cette méthode maintient leur enthousiasme mais soulève des questions sur l’efficacité d’un mur discontinu. Le peuple tout entier participe avec ferveur à ce projet monumental, guidé par une mystérieuse « direction » dont personne ne connaît ni la localisation ni la composition. En parallèle, le narrateur s’interroge sur la nature de l’Empire : dans ce territoire immense, les provinces ignorent tout de leur empereur et de la dynastie régnante, vivant selon d’anciennes traditions sans véritablement connaître les lois en vigueur.

Autour du livre

Ce texte, rédigé par Kafka en 1917 mais publié à titre posthume en 1930 par son ami Max Brod, puise son inspiration dans l’observation du Mur de la Faim à Prague, construit au XIVe siècle sous Charles IV. La nouvelle recèle plusieurs niveaux de lecture : elle peut être interprétée comme une métaphore de la monarchie austro-hongroise déclinante – l’empereur François-Joseph Ier venait de mourir quelques mois avant sa rédaction – ou comme une réflexion sur le sionisme contemporain.

La structure fragmentaire du récit fait écho au propre processus créatif de Kafka, marqué par une multitude de textes inachevés. Cette caractéristique se retrouve notamment dans « Le Procès », dont les chapitres furent composés de manière non linéaire. Le manuscrit original se trouve dans le troisième des huit « Oktavhefte », carnets utilisés par l’auteur entre 1916 et 1918.

Les thèmes de l’isolement et de la bureaucratie impénétrable s’entremêlent avec une réflexion sur la condition juive – le mot « Chinois » se substituant systématiquement au mot « Juif » selon certains critiques comme Günther Anders. Cette dimension allégorique transparaît notamment dans les discussions sur la création d’un État et la perte des traditions religieuses.

Les sous-textes politiques préfigurent l’avènement des régimes totalitaires : l’architecture démesurée, l’omniprésence des termes « peuple » et « direction », associés aux notions de « sang » et de « force populaire », résonnent de façon prémonitoire. Henry Sussman souligne comment le texte parvient à évoquer la violence de la dynastie Qin et la mobilisation massive de main-d’œuvre tout en maintenant une distance critique qui permet la réflexion.

Aux éditions FOLIO ; 330 pages.


9. Le Terrier (nouvelle, 1931)

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Résumé

Dans les derniers mois de sa vie, Franz Kafka imagine une créature mi-homme mi-bête qui consacre son existence à perfectionner son terrier. Ce refuge souterrain, constitué d’un réseau complexe de galeries et de chambres, devient l’objet de toutes ses obsessions. Le narrateur, dont la nature exacte n’est jamais précisée, décrit méticuleusement ses efforts pour sécuriser son habitat contre d’hypothétiques ennemis. Malgré l’apparente perfection de sa construction, il ne connaît jamais la quiétude. Un jour, un mystérieux sifflement se fait entendre dans les profondeurs du terrier. Incapable d’en identifier l’origine, le protagoniste sombre progressivement dans la paranoïa. Le récit s’interrompt brutalement alors que la créature, rongée par l’angoisse, attend l’affrontement final avec son invisible adversaire.

Autour du livre

Rédigé à Berlin en 1923-1924, « Le Terrier » figure parmi les dernières œuvres de Kafka. Le manuscrit, transmis par Dora Diamant à Max Brod, sera publié de façon posthume en 1931. Cette nouvelle s’inscrit dans la lignée des récits animaliers de l’auteur, aux côtés de « La Métamorphose » ou des « Recherches d’un chien ».

L’indétermination du protagoniste, qui oscille entre humanité et animalité, déstabilise les repères conventionnels du lecteur. Cette ambiguïté fondamentale se double d’une narration à la première personne qui enferme le lecteur dans la psyché tourmentée du personnage. Le solipsisme du narrateur, privé de tout contact avec ses semblables, amplifie la dimension claustrophobe du récit.

De nombreux critiques y décèlent une dimension autobiographique prégnante. Le terrier pourrait symboliser l’œuvre littéraire elle-même, tandis que le mystérieux sifflement évoquerait la tuberculose qui rongeait alors l’écrivain. Kafka lui-même établissait ce parallèle, parlant de sa toux comme d’une « bête » ou d’un « ennemi ». L’impossibilité d’achever la construction, malgré des efforts obsessionnels, fait écho à l’insatisfaction permanente de l’écrivain face à ses écrits.

« Le Terrier » a inspiré plusieurs adaptations, dont une version cinématographique en 2014 par Jochen Alexander Freydank, avec Axel Prahl et Josef Hader. Le texte continue de susciter de multiples interprétations, certains y voyant une allégorie de la condition humaine moderne, d’autres une méditation sur l’impossibilité de la perfection artistique.

Aux éditions FAYARD/1001 NUITS ; 88 pages.


10. Lettre au père (lettre, 1919)

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Résumé

En 1919, Franz Kafka, alors âgé de 36 ans, compose une lettre monumentale destinée à son père. Ce texte naît d’une interrogation paternelle apparemment simple : « Pourquoi dis-tu avoir peur de moi ? » L’impossibilité de répondre oralement pousse Kafka à coucher sur le papier une analyse exhaustive de leur relation. Le déclencheur immédiat est le rejet par Hermann Kafka des fiançailles de son fils avec Julie Wohryzek, une secrétaire qu’il considère comme socialement inférieure. Page après page, l’écrivain dissèque leur rapport conflictuel : d’un côté, un père autoritaire, sûr de lui et méprisant ; de l’autre, un fils hypersensible, écrasé par cette figure paternelle omniprésente.

Autour du livre

Cette « lettre géante », comme la qualifie Kafka lui-même, occupe une place singulière dans son œuvre. Jamais remise à son destinataire, elle fut confiée par l’auteur à sa mère qui la lui rendit sans l’avoir transmise. Max Brod, ami et exécuteur testamentaire de Kafka, en publia d’abord une version partielle en 1937, puis l’intégralité en 1952 dans la Neue Rundschau.

Elle constitue une pièce maîtresse pour saisir l’univers mental de Kafka et les obsessions qui nourrissent son œuvre. Les thèmes récurrents de ses écrits y apparaissent sans le voile de la fiction : la figure du père tout-puissant, l’angoisse paralysante, le sentiment d’inadéquation sociale. La métaphore du « poisson déchiré », que le père utilise comme menace envers son fils, préfigure la transformation de Gregor Samsa en insecte dans « La Métamorphose ».

La dimension autobiographique se double d’une construction rhétorique sophistiquée. Kafka, juriste de formation, déploie ce qu’il nomme lui-même un « plaidoyer d’avocat » dans une lettre à Milena Jesenská. Le texte oscille entre accusation et auto-accusation, multipliant les perspectives et les arguments contradictoires. Cette stratégie discursive complexe traduit l’ambivalence profonde des sentiments de l’auteur envers son père.

L’importance historique du document dépasse le cadre strictement biographique. Les critiques y ont vu l’expression exemplaire d’un conflit générationnel caractéristique de la bourgeoisie juive d’Europe centrale au début du XXe siècle. Le père, commerçant autoritaire incarnant les valeurs traditionnelles, s’oppose au fils intellectuel, représentant d’une modernité littéraire en rupture avec l’ordre ancien.

La force du texte réside dans sa capacité à transcender l’anecdote personnelle pour atteindre une dimension universelle. Les mécanismes psychologiques mis à nu – domination, culpabilité, révolte impuissante – touchent aux fondements mêmes de la relation père-fils. Cette lettre intime devient ainsi un document anthropologique majeur sur la transmission intergénérationnelle et ses possibles dysfonctionnements.

Aux éditions FOLIO ; 96 pages.

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