Léon Tolstoï naît le 28 août 1828 dans une famille de l’aristocratie russe, à Iasnaïa Poliana. Orphelin très jeune – il perd sa mère à 18 mois puis son père à 9 ans – il est élevé par des tantes. Après des études peu brillantes à l’université de Kazan, il s’engage dans l’armée et part combattre dans le Caucase puis en Crimée pendant la guerre de Sébastopol.
C’est pendant cette période militaire qu’il commence à écrire. Ses premiers récits autobiographiques (« Enfance », « Adolescence », « Jeunesse ») rencontrent un vif succès. De retour à la vie civile, il voyage en Europe, s’intéresse à l’éducation et fonde une école pour les enfants de paysans sur son domaine.
En 1862, il épouse Sophie Behrs, de seize ans sa cadette. Cette union, bien que tumultueuse, lui apporte la stabilité nécessaire pour écrire ses chefs-d’œuvre. Il publie « La Guerre et la Paix » (1865) puis « Anna Karénine » (1877), deux romans qui le rendent mondialement célèbre.
À partir des années 1880, Tolstoï connaît une profonde crise spirituelle qui le conduit à développer une pensée religieuse et morale radicale. Il prône un christianisme épuré, dénonce la violence et les institutions, défend le pacifisme et la non-violence. Cette évolution le mène à l’excommunication par l’Église orthodoxe en 1901.
Les dernières années de sa vie sont marquées par des conflits avec son épouse concernant ses choix de vie ascétique et sa volonté de léguer ses biens aux pauvres. En octobre 1910, à 82 ans, il quitte secrètement Iasnaïa Poliana. Quelques jours plus tard, il contracte une pneumonie et meurt le 7 novembre 1910 dans la petite gare d’Astapovo, réconciliant dans sa fin solitaire ses principes moraux et son destin d’écrivain majeur.
Voici notre sélection de ses livres majeurs.
1. Anna Karénine (roman, 1877)
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Résumé
En 1877, Léon Tolstoï achève « Anna Karénine », fresque monumentale de la société russe qui s’ouvre par cette maxime devenue célèbre : « Les familles heureuses se ressemblent toutes ; les familles malheureuses sont malheureuses chacune à leur manière. » Le roman suit le destin d’Anna Karénine, épouse d’un haut fonctionnaire pétersbourgeois qui s’éprend du comte Vronski, brillant officier de cavalerie. Leur passion adultère éclate lors d’un bal où Vronski délaisse sa jeune prétendante Kitty pour danser avec Anna. Enceinte de son amant, Anna avoue tout à son mari qui, soucieux des apparences, refuse d’abord le divorce.
Le couple illégitime fuit en Italie, abandonnant le jeune fils d’Anna. Au retour en Russie, l’ostracisme de la haute société et la jalousie croissante d’Anna envers Vronski précipitent sa chute. Dans un geste désespéré qui fait écho à un accident de train dont elle avait été témoin lors de sa première rencontre avec Vronski, Anna met fin à ses jours sur les rails. En contrepoint de cette tragédie se déroule l’histoire de Constantin Levine, propriétaire terrien qui trouve l’apaisement dans l’amour de Kitty et la vie rurale.
Autour du livre
L’écriture du roman s’étale sur quatre années durant lesquelles Tolstoï traverse une profonde crise spirituelle qui transparaît dans l’œuvre. Le personnage de Levine, alter ego de l’écrivain, incarne cette quête de sens et de spiritualité. La genèse du livre est marquée par un fait divers : en 1872, la maîtresse d’un voisin de Tolstoï se suicide en se jetant sous un train, épisode qui inspire la fin tragique d’Anna. Le manuscrit révèle les doutes de Tolstoï qui note dans son journal en 1876 : « Je déteste ce que j’ai écrit. Tout est pourri et devrait être réécrit. »
« Anna Karénine » frappe par sa modernité dans le traitement de thèmes comme l’émancipation féminine, le mariage ou l’hypocrisie sociale. La société aristocratique russe y est dépeinte avec une acuité remarquable, entre conservatisme et aspirations au changement. Les réformes d’Alexandre II forment la toile de fond historique : développement des chemins de fer, émergence d’une nouvelle élite, déclin de l’aristocratie terrienne, émancipation des serfs, montée du panslavisme.
L’œuvre connaît un succès immédiat en Russie malgré les réticences du rédacteur en chef du Messager russe qui refuse de publier le dernier épisode. Dostoïevski salue « la perfection en tant qu’œuvre d’art ». Un siècle plus tard, Vladimir Nabokov la considère comme « le chef-d’œuvre absolu de la littérature du XIXe siècle ». Son rayonnement ne se dément pas avec plus de quinze adaptations cinématographiques, dont les célèbres versions avec Greta Garbo (1935) et Vivien Leigh (1948).
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 1024 pages.
2. La Guerre et la Paix (roman, 1865)
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Résumé
En 1805, alors que la Russie se prépare à affronter Napoléon, le jeune comte Pierre Bezoukhov hérite d’une immense fortune qui le propulse au cœur de la haute société pétersbourgeoise. Intellectuel maladroit, idéaliste, il cherche désespérément un sens à son existence. Son ami, le prince André Bolkonski, part à la guerre, laissant derrière lui son épouse enceinte, pour échapper à une vie conjugale étouffante et trouver la gloire sur le champ de bataille. Dans ce même tourbillon d’événements gravitent les Rostov, une famille de la noblesse moscovite au bord de la ruine : leur fille cadette Natacha, rayonnante de jeunesse, s’éprend successivement du prince André puis du séduisant Anatole Kouraguine, tandis que son frère Nicolas rêve d’héroïsme militaire.
La défaite d’Austerlitz, l’occupation de Moscou par les troupes napoléoniennes et l’incendie de la ville constituent la toile de fond de ces destins qui s’entremêlent. Pierre, marié sans amour à la belle Hélène Kouraguine, traverse une crise existentielle qui le mène jusqu’à la franc-maçonnerie. Il assiste en témoin impuissant à la bataille de Borodino avant d’être fait prisonnier par les Français. Le prince André, grièvement blessé, se réconcilie avec Natacha sur son lit de mort.
Autour du livre
La genèse du roman est particulièrement instructive : initialement conçu comme une fresque sur les décembristes de 1825, le projet s’est transformé en remontant jusqu’aux origines de leur engagement. Tolstoï mena un travail documentaire colossal, consultant archives militaires et correspondances privées. Le manuscrit fut réécrit sept fois sous l’œil attentif de son épouse Sofia qui en recopiait chaque version.
Tolstoï innove en mêlant continuellement récit romanesque et réflexion historique. Les chapitres de fiction alternent avec des essais qui démontent les mécanismes du pouvoir et contestent le rôle des « grands hommes » dans l’Histoire. L’utilisation du français dans les dialogues mondains souligne l’aliénation culturelle de l’aristocratie russe, tandis que le russe traduit les moments d’authenticité.
Les réactions à la publication furent contrastées : si la critique conservatrice reprocha à Tolstoï de désacraliser les événements de 1812, les plus grands écrivains saluèrent unanimement son génie. Tourgueniev joua un rôle décisif dans sa diffusion en Europe. Hemingway y puisa son inspiration pour décrire la guerre, tandis que Thomas Mann le considérait comme le plus grand roman de guerre jamais écrit. Flaubert s’enthousiasma pour « ce travail de première classe », tandis que Virginia Woolf considérait Tolstoï comme « le plus grand des romanciers ». Les multiples adaptations cinématographiques et théâtrales témoignent de la permanence de son rayonnement.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 992 pages.
3. Résurrection (roman, 1899)
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Résumé
Dans la Russie aristocratique de la fin du XIXe siècle, le prince Dmitri Ivanovitch Nekhlioudov mène une existence insouciante entre mondanités et projets de mariage, jusqu’au jour où il est convoqué comme juré dans un procès. Parmi les accusés, il reconnaît Katoucha Maslova, une jeune femme qu’il a séduite et abandonnée dix ans plus tôt alors qu’elle était servante chez ses tantes.
Devenue prostituée après avoir perdu l’enfant né de leur liaison, elle est accusée d’avoir empoisonné un client. Bien que le jury penche pour son innocence, une erreur dans la formulation du verdict la condamne à quatre ans de travaux forcés en Sibérie. Rongé par la culpabilité, Nekhlioudov décide de la suivre et de l’épouser pour racheter sa faute. Mais Katoucha, transformée par les épreuves, refuse cette rédemption par procuration et choisit finalement l’amour authentique d’un autre bagnard.
Autour du livre
Ce dernier grand roman de Tolstoï, paru en 1899, tire son origine d’une histoire vraie rapportée par son ami juriste Anatoly Koni. L’écrivain y transpose également un épisode personnel : jeune homme, il avait lui-même séduit puis abandonné une servante prénommée Macha. Cette dimension autobiographique confère une intensité particulière à la première partie du récit, notamment aux scènes de séduction dans la demeure familiale.
« Résurrection » est remarquable pour son réquisitoire implacable contre les institutions judiciaires et pénitentiaires russes. Pour en dépeindre les rouages avec précision, Tolstoï a interrogé des responsables de prison et accompagné des convois de détenus. Cette documentation méticuleuse nourrit des pages saisissantes sur les conditions de détention et le calvaire des déportés en Sibérie.
Le succès fut immédiat : traduit dans de nombreuses langues, le roman a inspiré plus de trente adaptations cinématographiques. Sa publication a également provoqué l’excommunication de Tolstoï par l’Église orthodoxe en 1901, ses critiques acerbes contre l’institution religieuse ayant été jugées blasphématoires. Les droits d’auteur ont servi à financer l’émigration au Canada des Doukhobors, une communauté pacifiste persécutée en Russie.
Aux éditions FOLIO ; 643 pages.
4. La Mort d’Ivan Ilitch (nouvelle, 1886)
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Résumé
Dans la Russie tsariste de la fin du XIXe siècle, Ivan Ilitch Golovine mène une existence paisible de magistrat. À 45 ans, sa carrière suit une trajectoire sans accroc et sa vie conjugale, bien qu’ennuyeuse, reste conforme aux conventions sociales de son rang. Un jour, alors qu’il installe des rideaux dans son nouvel appartement, il chute et se blesse. Cette blessure apparemment bénigne se transforme peu à peu en une douleur lancinante qui ne le quittera plus.
Face à l’incompétence des médecins et à l’indifférence de son entourage, Ivan Ilitch se retrouve seul face à sa maladie. Pendant les derniers mois de son existence, il ne trouve de réconfort qu’auprès de Guerassim, son jeune domestique d’origine paysanne, le seul à ne pas craindre la mort et à lui témoigner une authentique compassion.
Alors que la souffrance physique s’intensifie, Ivan Ilitch entame une profonde remise en question de son parcours. Il réalise avec effroi que sa vie, entièrement guidée par les convenances et l’ambition sociale, n’a été qu’une longue suite de compromissions et d’hypocrisies. Cette prise de conscience tardive le mène à une forme d’acceptation apaisée de sa condition, jusqu’à sa mort qui survient après trois jours d’agonie.
Autour du livre
Publiée en 1886, cette nouvelle s’inspire d’un fait réel : la mort d’Ivan Ilitch Metchnikov, un juge de Toula que Tolstoï connaissait personnellement. Le frère du défunt, futur prix Nobel de médecine, a d’ailleurs salué la justesse avec laquelle Tolstoï dépeint « la peur de la mort » dans son récit.
L’originalité de l’œuvre réside dans sa structure narrative : le récit s’ouvre sur l’annonce du décès d’Ivan Ilitch et les réactions hypocrites de ses collègues, avant de remonter le fil de son existence jusqu’à ses derniers instants. Cette narration à rebours permet de mettre en lumière le contraste saisissant entre la vacuité d’une vie consacrée aux apparences et l’authenticité que la confrontation avec la mort fait surgir.
La force du texte tient aussi à la description minutieuse de l’évolution psychologique du personnage principal. De la négation initiale à l’angoisse existentielle, puis à l’acceptation finale, le cheminement intérieur d’Ivan Ilitch trace le parcours universel d’un homme confronté à sa finitude.
Vladimir Nabokov considérait cette nouvelle comme l’un des sommets de la littérature russe, tandis que Martin Heidegger s’en est inspiré dans « Être et Temps » pour développer sa réflexion sur l’être-pour-la-mort. Elle a inspiré de multiples adaptations, dont le film « Ikiru » d’Akira Kurosawa (1952) et plus récemment « Vivre » d’Oliver Hermanus (2022).
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 224 pages.
5. La Sonate à Kreutzer (roman, 1889)
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Résumé
Dans la Russie de la fin du XIXe siècle, lors d’un trajet en train, un certain Pozdnyshev confie à son compagnon de voyage le terrible secret qui a bouleversé son existence. Lors d’une discussion sur l’amour et le mariage entre les passagers, il intervient avec véhémence pour dénoncer l’illusion de l’amour, qu’il réduit à une simple pulsion charnelle.
Son histoire personnelle éclaire cette vision désenchantée : marié à trente ans après une jeunesse libertine, il voit son union se déliter progressivement malgré la naissance de cinq enfants. La mésentente s’installe, nourrie par la rancœur et la frustration, jusqu’à pousser son épouse à une tentative de suicide.
Le drame atteint son paroxysme avec l’entrée en scène de Troukhatchevski, un violoniste qui se met à fréquenter régulièrement le foyer pour jouer de la musique avec l’épouse de Pozdnyshev. Les duos qu’ils interprètent, en particulier La Sonate à Kreutzer de Beethoven, attisent la jalousie du mari. Lors d’un voyage d’affaires, une lettre mentionnant une visite impromptue du musicien le fait basculer dans une rage meurtrière. De retour chez lui, il poignarde sa femme, tandis que le violoniste parvient à s’enfuir.
Autour du livre
Cette œuvre majeure de Tolstoï, publiée en 1889, suscite immédiatement la controverse. La censure russe en interdit la publication, qui ne sera autorisée qu’après l’intervention personnelle du tsar Alexandre III auprès duquel intercède la tante de l’écrivain. Aux États-Unis, Theodore Roosevelt qualifie même Tolstoï de « pervers sexuel » et le service postal prohibe la diffusion du texte dans les journaux.
Le roman résonne particulièrement avec la vie personnelle de Tolstoï : son épouse Sophie y voit une attaque à peine voilée contre leur propre mariage. Elle réplique d’ailleurs en écrivant deux textes : « À qui la faute ? » et « Romance sans paroles ». Cette dimension autobiographique s’illustre notamment dans la jalousie que Tolstoï éprouvait envers le compositeur Sergueï Taneïev, dont son épouse appréciait la musique.
L’impact culturel du texte se mesure à ses nombreuses adaptations : plus d’une dizaine de films, des pièces de théâtre, et même une inspiration musicale avec le Premier Quatuor à cordes de Janáček. Le tableau de René François Xavier Prinet (1901), représentant le baiser du violoniste et de la pianiste, deviendra célèbre en servant pendant des années aux publicités du parfum Tabu.
Aux éditions FOLIO ; 310 pages.
6. Le Diable (nouvelle, 1911)
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Résumé
Dans la Russie du XIXe siècle, un jeune fonctionnaire de Saint-Pétersbourg, Eugène Irténiev, se retrouve à la croisée des chemins. À 26 ans, il doit décider d’accepter ou non un héritage familial lesté de dettes. Convaincu de pouvoir redresser le domaine, il quitte la ville pour s’installer à la campagne avec sa mère. La solitude le pousse dans les bras de Stepanida, une paysanne mariée avec qui il entretient une relation tarifée. Cette liaison prend fin lorsqu’il rencontre et épouse Lisa Annenskaïa, une jeune bourgeoise. Le destin fait ressurgir Stepanida, engagée comme domestique par Lisa. Le désir reprend alors possession d’Eugène avec une force irrépressible, le conduisant à envisager trois solutions : le meurtre de Stepanida, celui de sa femme, ou son propre suicide.
Autour du livre
Cette nouvelle, rédigée en 1889 mais publiée de façon posthume en 1911, trouve son origine dans les tourments personnels de Tolstoï. L’écrivain s’est inspiré de sa propre liaison avec une paysanne de Iasnaïa Poliana, Aksinia Bazykina, ainsi que de l’histoire d’un juge d’instruction de Toula qui avait assassiné sa maîtresse. Ce récit fait écho à « La Sonate à Kreutzer », écrite à la même période, où Tolstoï aborde également les ravages de la passion charnelle.
Tolstoï met en scène la lutte intérieure d’un homme déchiré entre son désir physique et ses obligations morales. Le titre révèle d’emblée la dimension métaphysique du conflit : Stepanida incarne une force démoniaque qui s’empare d’Eugène malgré lui. « Elle est un diable. Un vrai diable. Elle m’a possédé contre ma volonté », déclare-t-il. La nouvelle existe en deux versions, avec des fins différentes : dans l’une, Eugène se suicide ; dans l’autre, il tue Stepanida avant de sombrer dans l’alcoolisme.
Tolstoï garda longtemps ce manuscrit caché dans un fauteuil, craignant la réaction de son épouse Sofia. Lorsqu’elle le découvrit en 1909, une violente dispute éclata entre eux. Cette anecdote témoigne de la charge explosive du texte, qui aborde sans fard les questions du désir, de l’adultère et de la culpabilité. Le récit se conclut sur une réflexion mordante concernant la folie : si Eugène est fou, alors nous le sommes tous, particulièrement ceux qui voient la démence chez les autres sans la percevoir en eux-mêmes.
Aux éditions FOLIO ; 96 pages.
7. Les Cosaques (roman, 1863)
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Résumé
Dans la Russie des années 1840, Dmitri Andreïevitch Olénine, jeune noble moscovite désabusé, prend une décision radicale : abandonner sa vie oisive pour s’engager comme junker dans l’armée du Caucase. Ses dettes de jeu et ses amours malheureuses le poussent à chercher un nouveau sens à son existence. Son arrivée dans une stanitsa cosaque bordant le Terek marque le début d’une métamorphose.
Sous l’égide du vieux chasseur Erochka, qui devient son mentor, il s’imprègne des coutumes locales. La présence de Marion, jeune cosaque d’une beauté saisissante, promise au valeureux Lucas, vient perturber sa quête de renouveau. Quand Lucas est mortellement blessé par un Tchétchène vengeur, Olénine croit son heure venue. Mais sa demande en mariage essuie un refus cinglant de Marion, le contraignant à quitter le village sous le regard désormais étranger de celle qu’il pensait conquérir.
Autour du livre
L’écriture des « Cosaques » s’étend sur plus d’une décennie, de 1852 à 1863, période pendant laquelle Tolstoï remanie sans cesse son manuscrit. Il confie à son ami Pavel Annenkov avoir tenté quatre styles d’écriture différents, allant jusqu’à envisager une version en vers. D’abord intitulé « Le Fuyard » puis « Mémoire d’un artilleur », le texte ne trouve sa forme définitive qu’après le mariage de Tolstoï avec Sofia Bers. Ivan Tourgueniev ne cache pas son enthousiasme pour cette œuvre qu’il considère comme sa préférée parmi celles de Tolstoï.
L’impossibilité de fuir sa condition sociale constitue l’un des thèmes majeurs du roman. Le séjour d’Olénine parmi les Cosaques révèle l’illusion d’un retour à un état de nature idéalisé. Sa tentative de renaissance spirituelle se heurte à l’incompréhension des autochtones, incarnée par le regard indifférent de Marion lors de son départ. Le don de son cheval à Lucas, censé manifester son détachement des biens matériels, ne suscite que méfiance et suspicion.
L’œuvre se nourrit directement de l’expérience de Tolstoï qui, en 1851, rejoint son frère Nicolas au Caucase. Le personnage d’Olénine partage avec son créateur une histoire d’amour pour une jeune cosaque, Maremka, tandis que le chasseur Erochka trouve son modèle dans un certain Iépichka. Cette dimension autobiographique confère au récit une authenticité qui a séduit nombre de lecteurs, dont Ivan Bounine, futur prix Nobel de littérature, qui y voit l’un des chefs-d’œuvre de la littérature russe.
« Les Cosaques » a inspiré plusieurs adaptations, notamment deux versions cinématographiques : un film franco-italien de Victor Tourjansky en 1960 et une adaptation soviétique de Vasili Pronin en 1961. Plus récemment, en 2020, le compositeur tunisien Omar Aloulou en a proposé une relecture sous forme d’album de musique électronique intitulé « Olénine ».
Aux éditions FOLIO ; 320 pages.
8. Hadji Mourat (roman, 1912)
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Résumé
Au crépuscule de la guerre du Caucase, dans les années 1850, le chef avar Hadji Mourat voit sa loyauté mise à l’épreuve. Lieutenant de l’imam Shamil dans la résistance contre l’Empire russe, il devient une menace pour son commandant qui prend alors en otage toute sa famille. Acculé, le guerrier décide de se rendre aux Russes, ses ennemis d’hier, dans l’espoir de sauver les siens. Le prince Vorontsov l’accueille à la forteresse de Vozdvízhenskaya, considérant ce transfuge comme une aubaine pour vaincre la rébellion caucasienne.
Les intrigues de cour viennent cependant contrecarrer les plans de Vorontsov. À Saint-Pétersbourg, son rival Chernyshov convainc le tsar Nicolas Ier que le guerrier avar pourrait être un agent double. Tandis que le souverain ordonne une offensive sanglante contre les montagnards, Hadji Mourat comprend qu’il ne peut compter sur personne. Dans une tentative désespérée pour sauver sa famille, il s’échappe avec quelques fidèles mais périt sous les balles russes, « tel un chardon tranché à la base par une faux ».
Autour du livre
Cette œuvre tardive de Tolstoï, rédigée entre 1896 et 1904 mais publiée de façon posthume en 1912, puise sa source dans l’expérience personnelle de l’écrivain qui servit comme officier dans le Caucase entre 1851 et 1853. Le texte s’appuie également sur un vaste travail documentaire : archives russes, journaux d’époque, mémoires de témoins et même le récit autobiographique d’Hadji Mourat. L’idée aurait germé en juillet 1896 lorsque Tolstoï aperçoit un chardon écrasé mais encore vivace qui lui évoque le destin du chef caucasien.
La censure ampute largement la première édition, notamment les passages critiquant la conduite des troupes russes et le portrait au vitriol du tsar Nicolas Ier, dépeint en autocrate borné et cruel. Le texte intégral ne paraît qu’en 1917. Cette œuvre se démarque des derniers écrits de Tolstoï par l’absence de visée morale ou didactique. Point de rédemption ni de purification pour les personnages, mais une méditation crépusculaire sur la résistance face aux forces qui tentent de broyer l’individu.
Le critique américain Harold Bloom considère « Hadji Mourat » comme « le meilleur récit au monde » et son étalon personnel « pour le sublime de la prose narrative ». Plus de 250 éditions ont paru depuis 1912, dont de nombreuses traductions qui associent souvent ce texte aux autres œuvres caucasiennes de Tolstoï. Une adaptation théâtrale malaisienne a été présentée à Kuala Lumpur en juin 2024, en présence du Premier ministre.
Aux éditions FOLIO ; 272 pages.
9. Maître et serviteur (nouvelle, 1895)
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Résumé
Par une après-midi d’hiver en Russie, le riche marchand Vassili Andreitch Brekhounov décide de partir en traîneau négocier l’achat d’une forêt malgré la tempête qui s’annonce. Il emmène avec lui Nikita, son vieux domestique sous-payé mais réputé pour sa force et sa bonté. Les deux hommes s’engagent sur une route peu fréquentée, pressés par l’avidité du maître qui craint qu’un concurrent ne lui souffle cette affaire lucrative. Rapidement, la tourmente les égare et ils se retrouvent contraints de s’arrêter. Tandis que Nikita prépare un abri de fortune dans la neige, Vassili, aveuglé par son intérêt, abandonne son serviteur et tente de se sauver seul à cheval.
Le destin ramène pourtant le maître auprès de son serviteur transi de froid. Face à la mort imminente, une métamorphose spirituelle s’opère en Vassili : il comprend soudain que le véritable sens de l’existence réside dans le don de soi aux autres. Dans un geste de rédemption, il s’allonge sur Nikita pour le réchauffer de son corps, sacrifiant ainsi sa propre vie pour sauver celle de son serviteur. À l’aube, des paysans découvrent le corps sans vie du maître et le serviteur miraculé.
Autour du livre
Rédigée en à peine une semaine en septembre 1894, cette nouvelle connaît un succès foudroyant dès sa publication simultanée dans la revue « Le Messager du Nord » et aux éditions Posrednik en 1895. Les 25 000 exemplaires des premières éditions s’écoulent en quatre jours, témoignant d’un engouement immédiat du public. Pourtant, Tolstoï lui-même porte un regard sévère sur son œuvre, la qualifiant de « récit futile ». Il va jusqu’à confier à l’écrivain Ivan Bounine sa honte de se montrer dans la rue après sa publication.
L’influence de ce texte perdure toutefois jusqu’à nos jours, comme en témoigne son adaptation cinématographique britannique « Boxing Day » en 2012. James Joyce lui-même, dans une lettre à sa fille en 1935, avoue son admiration pour cette nouvelle malgré sa dimension didactique : « J’aimais beaucoup Maître et serviteur bien qu’il y ait un peu de propagande dedans ».
Aux éditions FLAMMARION ; 472 pages.