Jorge Luis Borges naît le 24 août 1899 à Buenos Aires dans une famille d’intellectuels argentins. Son père, professeur de psychologie et traducteur, lui transmet très tôt le goût de la littérature. Le jeune Jorge grandit dans une maison remplie de livres et apprend l’anglais dès son plus jeune âge grâce à sa grand-mère paternelle d’origine anglaise. À 9 ans, il traduit déjà « Le Prince heureux » d’Oscar Wilde en espagnol.
En 1914, la famille s’installe en Suisse où Borges étudie au Collège de Genève. Il y découvre la littérature européenne et commence à écrire de la poésie. De retour à Buenos Aires en 1921, il se lance dans une carrière littéraire et fonde plusieurs revues d’avant-garde. Ses premiers recueils de poèmes paraissent dans les années 1920.
Les années 1930 et 1940 marquent un tournant : Borges développe le style qui fera sa renommée, mêlant fantastique et métaphysique dans des recueils de nouvelles comme « Fictions » (1944) et « L’Aleph » (1949). Alors qu’il travaille comme bibliothécaire, sa vue commence à décliner. Il devient progressivement aveugle, une cécité qui sera totale en 1955 – année où, ironie du sort, il est nommé directeur de la Bibliothèque nationale d’Argentine.
Malgré sa cécité, Borges continue d’écrire en dictant ses textes. Sa renommée internationale explose dans les années 1960. Il voyage beaucoup, donne des conférences dans le monde entier. Côté vie privée, il se marie tardivement une première fois en 1967, divorce trois ans plus tard, puis épouse María Kodama en 1986, quelques mois avant sa mort.
Borges meurt le 14 juin 1986 à Genève, ville où il a choisi de passer ses derniers jours. Il laisse derrière lui une œuvre majeure qui révolutionne la littérature du XXe siècle à travers ses thèmes de prédilection : les labyrinthes, les miroirs, l’infini, les doubles, le temps cyclique.
Voici notre sélection de ses recueils de nouvelles.
1. Fictions (1944)
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Publié initialement en 1944, « Fictions » est l’une des œuvres majeures de Jorge Luis Borges. Le recueil se compose de deux parties : « Le jardin aux sentiers qui bifurquent », paru d’abord en 1941, puis « Artifices » qui vient compléter l’ensemble en 1944. Une nouvelle édition en 1956 intègre trois nouvelles supplémentaires.
Plusieurs nouvelles anticipent des concepts scientifiques modernes. « Le jardin aux sentiers qui bifurquent » préfigure l’interprétation des mondes multiples en mécanique quantique selon les physiciens Max Tegmark et Brian Greene. « La bibliothèque de Babel » trouve des échos dans les recherches sur le séquençage des protéines et la théorie de l’information.
L’influence de « Fictions » rayonne bien au-delà de la littérature latino-américaine. Vladimir Nabokov s’en inspire pour « Lolita » et « Feu pâle », tandis que le cinéaste Christopher Nolan puise dans « Les ruines circulaires » et « Le miracle secret » pour concevoir « Inception ». Le réalisateur Bernardo Bertolucci adapte « Thème du traître et du héros » dans son film « Strategia del ragno » en 1970.
Le manuscrit de « El Sur », l’un des derniers textes écrits par Borges avant sa cécité, s’est vendu aux enchères pour 186 000 dollars en 2002. Les 18 pages jaunies, arrachées d’un carnet à spirale, contiennent de nombreuses annotations de l’auteur dans les marges.
« Fictions » occupe le 79e rang du classement des cent livres du siècle établi en 1999 par la Fnac et Le Monde. L’écrivain Karl Ove Knausgaard considère « Tlön, Uqbar, Orbis Tertius » comme « la meilleure nouvelle jamais écrite ». Harold Bloom, éminent critique littéraire, désigne quant à lui « La mort et la boussole » comme sa nouvelle préférée de Borges.
Tlön, Uqbar, Orbis Tertius
Lors d’une conversation avec Bioy Casares, le narrateur découvre l’existence d’Uqbar dans une mystérieuse encyclopédie. Cette découverte mène à celle de Tlön, un monde imaginaire créé par une société secrète d’intellectuels. Le projet, initié au XVIIe siècle, prend une ampleur considérable lorsqu’un millionnaire américain, Ezra Buckley, décide de l’étendre à la création d’une planète entière. Peu à peu, des objets de Tlön commencent à apparaître dans notre monde, et la réalité elle-même se transforme progressivement selon les principes de ce monde imaginaire.
Cette nouvelle inaugurale pose les fondations des thèmes majeurs qui traversent le recueil. Le texte s’inscrit dans une réflexion sur l’idéalisme philosophique de Berkeley, poussé jusqu’à ses ultimes conséquences. Karl Ove Knausgaard la considère comme « la meilleure nouvelle jamais écrite ». La structure narrative mêle habilement personnages réels et fictifs, créant une confusion délibérée entre réalité et fiction.
Jorge Luis Borges anticipe de manière saisissante les théories scientifiques modernes – les physiciens Max Tegmark et Brian Greene y voient des parallèles avec leurs travaux sur le multivers quantique. L’influence de cette nouvelle s’étend jusqu’à la littérature contemporaine : Gabriel García Márquez s’en inspire pour « Cent ans de solitude », tandis que le roman « Ada ou l’ardeur » de Vladimir Nabokov reprend l’idée d’un monde obsédé par un univers parallèle.
L’Approche d’Almotasim
Le texte se présente comme la critique d’un livre imaginaire racontant la quête d’un étudiant indien qui, après avoir tué un homme durant une émeute, part à la recherche d’un être mystérieux nommé Almotasim. Cette recherche le conduit à travers l’Inde, où il perçoit des traces de perfection spirituelle chez différentes personnes, suggérant la proximité croissante d’Almotasim.
Borges qualifie lui-même ce texte de « falsification et pseudo-essai ». Cette nouvelle préfigure sa technique narrative consistant à commenter des œuvres fictives. L’auteur emprunte certains éléments à Kipling et au poète persan Farid ud-Din Attar. La nouvelle établit un dialogue avec « La conférence des oiseaux », poème mystique persan du XIIe siècle. Cette mise en abyme questionne les notions d’authenticité et d’autorité en littérature. La nouvelle est initialement parue comme un essai dans « Histoire de l’éternité » en 1936, avant d’être reclassée comme fiction lors de son inclusion dans « Fictions ».
Pierre Ménard, auteur du Quichotte
La nouvelle se présente comme un article critique sur Pierre Menard, écrivain fictif du XXe siècle qui entreprend de réécrire à l’identique, sans copier, certains chapitres du Don Quichotte. Le narrateur compare ensuite les deux versions, mot pour mot identiques, pour démontrer la supériorité du texte de Menard, enrichi par le contexte historique différent de sa création.
Cette réflexion sur l’originalité et la création artistique joue avec les concepts d’intertextualité et d’autorité littéraire. La nouvelle soulève des questions fondamentales sur la nature de la création littéraire et l’influence du contexte historique sur l’interprétation des œuvres. Le texte s’inscrit dans une tradition de commentaires littéraires fictifs qui caractérise l’œuvre de Borges. Selon certains critiques, le personnage de Pierre Menard serait une parodie de l’écrivain franco-argentin Paul Groussac. La nouvelle inspire de nombreuses œuvres ultérieures, notamment dans le domaine universitaire où elle est citée pour illustrer les théories de la réception.
Les Ruines circulaires
Un homme arrive dans les ruines d’un ancien temple avec l’objectif de créer un autre homme par le rêve. Après plusieurs tentatives, il parvient à façonner mentalement son « fils » et à lui donner vie grâce à l’aide du dieu du Feu. À la fin, confronté à un incendie, il découvre qu’il est lui-même le rêve d’un autre rêveur.
Le récit déploie une méditation vertigineuse sur la réalité et l’illusion, thème central de l’œuvre borgésienne. La structure circulaire du récit fait écho à son titre et à son propos. Christopher Nolan s’en inspire, avec « Le miracle secret », pour son film « Inception », notamment dans le traitement des différents niveaux de réalité et la perception du temps dans les rêves. La nouvelle dialogue avec les traditions philosophiques du bouddhisme et de l’idéalisme berkeleyen, suggérant que la réalité pourrait n’être qu’illusion. Le texte fait également écho à la tradition kabbalistique du Golem, où des mortels tentent de reproduire l’acte divin de création.
La Loterie à Babylone
La nouvelle décrit une société où une loterie, d’abord simple jeu de hasard avec des prix monétaires, évolue jusqu’à régir tous les aspects de la vie. La Compagnie qui l’organise est une mystérieuse entité omnipotente. Le système s’étend progressivement pour inclure des punitions et des récompenses, puis devient totalement secret, au point que son existence même devient incertaine.
Le texte interroge le rôle du hasard dans l’existence humaine et la nature du pouvoir. La Compagnie se présente comme une métaphore du divin, avec ses desseins impénétrables et son contrôle absolu. La structure narrative, qui progresse du concret vers l’abstrait, reflète la transformation de la loterie elle-même. Les références aux paradoxes de Zénon et à la notion de labyrinthe inscrivent le texte dans la tradition philosophique chère à Borges.
La Bibliothèque de Babel
La nouvelle décrit un univers constitué d’une bibliothèque infinie contenant tous les livres de 410 pages possibles. Malgré l’apparente absurdité de la majorité des ouvrages, la bibliothèque contient nécessairement toutes les vérités possibles, toutes les informations imaginables, mais noyées dans un océan de textes incohérents.
Cette métaphore de l’univers comme bibliothèque trouve des échos surprenants dans la science contemporaine. Les chercheurs en biologie moléculaire comparent l’ensemble des séquences possibles de protéines à cette bibliothèque. Le concept inspire également des œuvres artistiques, comme les gravures d’Érik Desmazières pour une édition de 1997, représentant littéralement la bibliothèque sous la forme de la Tour de Babel de Bruegel. Jonathan Basile crée en 2015 une version numérique de la bibliothèque, tentant de concrétiser la vision de Borges. Umberto Eco reprend le concept dans « Le Nom de la Rose » avec sa bibliothèque labyrinthique. La nouvelle inspire également des réflexions en théorie de l’information et en mathématiques, notamment dans l’ouvrage « The Unimaginable Mathematics of Borges’ Library of Babel » de William Goldbloom Bloch.
Examen de l’œuvre d’Herbert Quain
Le texte se présente comme une analyse critique des œuvres d’un écrivain fictif, Herbert Quain, mort à Roscommon. Parmi ses œuvres imaginaires figure « The God of the Labyrinth », un roman policier dont la solution s’avère fausse, « April March », un roman à neuf débuts différents qui se ramifie en arrière dans le temps, et « Statements », un recueil de huit nouvelles délibérément décevantes.
La nouvelle illustre la prédilection de Borges pour la création de fausses critiques littéraires et de bibliographies imaginaires. Le procédé atteint son paroxysme lorsque Borges affirme avoir tiré « Les ruines circulaires » de l’une des nouvelles de Quain, créant ainsi une mise en abyme vertigineuse. L’écrivain José Saramago rend hommage à cette nouvelle dans « L’année de la mort de Ricardo Reis », dans laquelle son protagoniste médite sur « The God of the Labyrinth ». Le texte questionne les conventions de la critique littéraire et la nature même de la création artistique.
Le Jardin aux sentiers qui bifurquent
Pendant la Première Guerre mondiale, Yu Tsun, espion chinois au service de l’Allemagne, tente de transmettre un message secret. Sa quête le mène chez Stephen Albert, qui a étudié l’œuvre de son ancêtre Ts’ui Pên. Ce dernier avait créé un roman-labyrinthe où toutes les possibilités temporelles coexistent. Yu Tsun tue Albert pour transmettre son message, le nom de la ville où se trouve l’artillerie britannique.
Premier texte de Borges traduit en anglais, cette nouvelle établit des ponts inattendus avec la science moderne. Des physiciens comme Bryce DeWitt y voient une préfiguration de l’interprétation des mondes multiples en mécanique quantique. Le texte inspire également la littérature hypertextuelle : Stuart Moulthrop en crée une version interactive en 1987. La structure narrative entrelace intrigue d’espionnage et réflexion métaphysique sur le temps et les possibles. Mark Z. Danielewski y fait référence dans « La Maison des feuilles », prolongeant la réflexion sur les labyrinthes narratifs.
Funes ou la mémoire
Après une chute de cheval, le jeune Ireneo Funes acquiert une mémoire prodigieuse qui lui permet de se souvenir de chaque détail de son existence avec une précision absolue. Cette capacité extraordinaire devient paradoxalement un handicap : incapable d’oublier la moindre perception, Funes perd la faculté d’abstraire et de penser véritablement.
Borges qualifie cette nouvelle de « métaphore de l’insomnie ». Le texte résonne avec le cas réel de Solomon Shereshevsky, étudié par le neuropsychologue Alexander Luria dans son ouvrage « The Mind of a Mnemonist ». Le neurologue Oliver Sacks s’y réfère dans plusieurs de ses écrits, notamment dans « L’Homme qui prenait sa femme pour un chapeau ». La nouvelle préfigure les recherches modernes sur l’hypermnésie : le cas de Jill Price et de l’actrice Marilu Henner, atteintes du syndrome hyperthymésique, fait écho au personnage de Funes. Borges y soulève des questions fondamentales sur la nature de la pensée et la nécessité de l’oubli dans le processus cognitif.
La Forme de l’épée
Un Irlandais vivant en Uruguay raconte comment il a reçu une cicatrice en forme de croissant lors de la guerre d’indépendance irlandaise. Il relate l’histoire d’un traître, John Vincent Moon, qu’il aurait marqué au visage. À la fin du récit, il révèle qu’il est lui-même Moon, le traître qu’il prétendait avoir puni.
La construction narrative complexe joue sur le renversement final qui bouleverse la lecture de l’ensemble du récit. La structure du texte reflète la duplicité du narrateur, créant un jeu de miroirs entre l’identité affichée et la vérité dissimulée. La cicatrice en forme de croissant devient un symbole physique de la trahison, marquant littéralement le personnage de son infamie.
Thème du traître et du héros
L’histoire met en scène Ryan, qui enquête sur la mort de son ancêtre Fergus Kilpatrick, héros nationaliste irlandais assassiné en 1824. En découvrant des similitudes troublantes avec les pièces de Shakespeare, Ryan comprend que la mort de Kilpatrick fut mise en scène par Nolan, son plus proche collaborateur, après avoir découvert que Kilpatrick était un traître. Cette mise en scène théâtrale visait à transformer une trahison sordide en sacrifice héroïque.
La nouvelle inspire le film « Strategia del ragno » de Bernardo Bertolucci en 1970, qui transpose l’intrigue dans l’Italie mussolinienne. En septembre 2013, des chercheurs découvrent un manuscrit inédit contenant une fin alternative dans les pages de la revue Sur. Borges s’appuie sur plusieurs références littéraires et philosophiques : Hésiode, Vico et Spengler pour leur vision cyclique de l’histoire, Leibniz pour sa conception de l’harmonie cosmique, et Chesterton pour son goût des mystères symétriques. La nouvelle établit également un parallèle prémonitoire avec l’assassinat de Lincoln, autre héros national tué dans un théâtre.
La Mort et la boussole
Le détective Erik Lönnrot enquête sur une série de meurtres qui semblent suivre un schéma kabbalistique. En cherchant à anticiper le quatrième crime selon un motif géométrique, il tombe dans le piège tendu par Red Scharlach, son ennemi juré, qui utilise l’intelligence même du détective pour l’attirer vers sa perte.
Harold Bloom désigne cette nouvelle comme sa préférée de Borges. L’écrivain argentin subvertit les conventions du récit policier en faisant de la sophistication intellectuelle du détective la cause de sa perte. La nouvelle a connu plusieurs adaptations : une version radiophonique par The Firesign Theatre en 1967, un court-métrage Spiderweb avec Nigel Hawthorne en 1976, et deux adaptations cinématographiques par Alex Cox en 1992 et 1996. Jorge Leandro Colás en propose également sa propre version en 2000. La construction géométrique du récit, avec ses meurtres formant un rhombe parfait, illustre l’obsession borgésienne pour les structures mathématiques.
Le Miracle secret
Jaromir Hladík, écrivain tchèque, est condamné à mort par les nazis en mars 1939. La veille de son exécution, il prie Dieu de lui accorder un an pour terminer son drame « Les Ennemis ». Au moment où le peloton s’apprête à tirer, le temps s’arrête miraculeusement. Hladík dispose alors d’une année subjective pour achever mentalement son œuvre, avant que le temps ne reprenne son cours et que les balles ne l’atteignent.
La nouvelle, avec « Les Ruines circulaires », inspire Christopher Nolan pour la conception temporelle d’ « Inception ». Le texte interroge la nature du temps et la distinction entre temps objectif et subjectif. La narration s’enrichit d’une dimension particulière en évoquant le contexte historique de l’occupation nazie de Prague. Le miracle accordé à Hladík prend un tour ironique : son chef-d’œuvre, achevé dans son esprit, disparaît avec lui sans laisser de trace matérielle.
Trois versions de Judas
Le texte présente les théories du théologien fictif Nils Runeberg sur Judas Iscariote. Dans ses ouvrages successifs, Runeberg développe trois interprétations : Judas comme reflet terrestre du Christ, comme celui qui a consenti au plus grand sacrifice, et enfin comme véritable incarnation de Dieu, choisissant délibérément l’infamie éternelle.
La nouvelle adopte la forme d’un article érudit, multipliant les références à des personnages réels et fictifs. Ce mélange caractéristique de Borges brouille les frontières entre réalité historique et invention littéraire. Le texte dialogue avec les traditions théologiques et mystiques, proposant une relecture audacieuse des Évangiles. La construction en trois parties reflète la progression de la pensée de Runeberg, chaque version amplifiant la précédente jusqu’à son paradoxe ultime.
La Fin
Dans ce bref récit, un homme attend pendant sept ans l’assassin de son frère pour se venger. Lors d’un duel au couteau, il parvient à tuer son adversaire mais ne trouve pas la libération espérée, réalisant qu’il devient à son tour un meurtrier, perpétuant ainsi le cycle de la violence.
Le texte reprend la tradition des duels à la dague, élément central de la littérature gauchesque argentine. La narration circulaire reflète l’impossibilité d’échapper au cycle de la vengeance. La brièveté même du récit accentue son intensité dramatique.
La Secte du Phénix
La nouvelle décrit une société secrète mystérieuse dont les membres sont présents partout dans le monde et se reconnaissent par l’accomplissement d’un rituel unique. Le texte suggère que ce Secret, transmis de génération en génération, constitue l’unique lien entre les membres, transcendant les différences culturelles et temporelles.
Le texte se présente comme une énigme dont la solution, selon Borges lui-même, renvoie à l’acte sexuel. Certains critiques y voient plus spécifiquement une allusion à l’homosexualité, bien que cette interprétation soit contestée par la mention dans le texte de l’absence de persécutions historiques. La structure narrative, qui procède par allusions et suggestions, transforme la lecture en exercice herméneutique. Le nom de la secte, faisant référence au phénix qui renaît de ses cendres, suggère la dimension cyclique et régénératrice du Secret.
Le Sud
Juan Dahlmann, bibliothécaire d’origine allemande et argentine, se blesse à la tête en montant un escalier, pressé de lire un exemplaire des Mille et Une Nuits. Après une longue convalescence, il décide de se rendre dans sa propriété du Sud. Dans une taverne, il se trouve impliqué dans une querelle qui le mène à un duel au couteau, bien qu’il n’ait jamais manié d’arme.
Rédigé à la main juste avant la cécité de Borges, le manuscrit s’est vendu aux enchères pour 186 000 dollars en 2002. Les 18 pages jaunies, arrachées d’un carnet à spirale, contiennent de nombreuses annotations marginales de l’auteur. Borges lui-même considère cette nouvelle comme « peut-être son meilleur récit ». Elle permet une double lecture : soit comme un récit réaliste, soit comme le rêve d’un homme mourant à l’hôpital qui s’imagine une mort plus noble. La nouvelle cristallise l’opposition entre le Nord civilisé de Buenos Aires et le Sud mythique des gauchos, territoire de violence et d’honneur. Borges joue adroitement avec différents niveaux de focalisation, créant une ambiguïté fondamentale sur la nature même des événements relatés.
Aux éditions FOLIO ; 208 pages.
2. L’Aleph (1949)
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« L’Aleph », publié en 1949 aux éditions Losada à Buenos Aires, rassemble dix-sept nouvelles écrites entre 1944 et 1952. Ce recueil marque un virage dans l’écriture de Borges par rapport à son précédent recueil « Fictions ». Si le style demeure sobre et perfectionniste, l’auteur s’attache désormais à insérer l’impossible dans un cadre réaliste, renforçant ainsi la dimension fantastique des récits. Là où « Fictions » décrivait des mondes impossibles, « L’Aleph » révèle les failles dans la logique de la réalité.
Les nouvelles entrelacent des thèmes récurrents : les références littéraires – parfois délibérément fantaisistes -, la métaphysique, les labyrinthes, l’infini. La mort et l’immortalité traversent plusieurs récits, tandis que l’Antiquité gréco-latine et l’Orient médiéval servent fréquemment de cadre narratif.
La réception critique consacre rapidement l’œuvre : le 23 octobre 1957, « L’Aleph » reçoit le premier prix dans la catégorie Œuvres d’Imagination en Prose décerné par le Secrétariat de la Culture argentine. Le jury, composé entre autres de Carmen Gándara et Victoria Ocampo, salue unanimement non seulement le recueil mais aussi l’ensemble de l’œuvre et l’activité littéraire de Borges.
La traduction française du recueil suit un parcours singulier. Roger Caillois traduit d’abord quatre nouvelles en 1953, regroupées sous le titre « Labyrinthes », justifiant sa sélection par leur « inspiration commune ». Il y ajoute trois autres textes en 1957. Les dix nouvelles restantes sont finalement traduites par René L.-F. Durand pour la première édition française complète en 1967.
L’Immortel
Marcus Flaminius Rufus, tribun romain stationné en Égypte, entend parler d’une cité d’immortels. Parti à sa recherche, il perd ses hommes et découvre une ville désolée habitée par des Troglodytes. Dans cette cité labyrinthique, il manque de sombrer dans la folie. Parmi les Troglodytes se trouve Homère – ces êtres sont en fait les immortels qui ont démoli et reconstruit leur cité de façon aberrante. Après des siècles d’immortalité, tous se lassent et partent chercher une source pour redevenir mortels.
Cette nouvelle aborde le thème récurrent de l’immortalité chez Borges avec une perspective nietzschéenne qui questionne l’identité individuelle face au temps infini. La structure narrative utilise la technique du « récit dans le récit » avec trois niveaux : la découverte du manuscrit, le récit du protagoniste, et une réfutation finale. Borges multiplie les références interculturelles et les citations apocryphes, notamment à travers son narrateur qui mentionne avoir transcrit les aventures de Sinbad au XIIIe siècle et s’être abonné à l’Iliade de Pope en 1714. L’érudition se mêle à la fiction dans un jeu typiquement borgésien qui brouille les frontières entre réel et imaginaire.
Le Mort
L’histoire relate le destin de Benjamin Otálora, un jeune homme de 19 ans des faubourgs de Buenos Aires qui devient capitaine de contrebandiers en 1891. Après une altercation avec Azevedo Bandeira, chef de bande uruguayen, il est paradoxalement engagé par celui-ci. Otálora gravit progressivement les échelons, nourrit l’ambition de remplacer Bandeira et s’approprie ses symboles de pouvoir : son cheval, sa femme rousse. La dernière nuit de 1894, alors qu’il savoure sa victoire apparente, il comprend avant de mourir qu’il a été manipulé depuis le début, qu’on lui a permis ces triomphes précisément parce qu’il était déjà considéré comme mort.
La critique a souligné la dimension homoérotique de cette nouvelle, malgré son apparente trame machiste. Le récit joue sur les thèmes du double et de l’illusion du pouvoir, thèmes chers à Borges. Cette nouvelle a été adaptée au cinéma dans un film argentin homonyme en 1975. Borges lui-même n’a pas été satisfait de cette adaptation cinématographique, comme ce fut le cas pour la plupart des adaptations de ses œuvres, à l’exception de « Hombre de la esquina rosada » de René Mugica.
Les Théologiens
Au IVe siècle, le théologien Aurélien rivalise avec Jean de Pannonie dans les controverses théologiques des débuts de l’Église. Jean réfute brillamment l’hérésie des monotones, qui croient en un Temps circulaire où tout se répète infiniment. Plus tard, Aurélien doit combattre l’hérésie des histrions, qui pensent que le Monde s’achèvera quand tous les actes possibles auront été accomplis. Il utilise une citation de Jean pour exposer cette doctrine, ce qui fait de Jean un hérétique malgré lui. Jean est condamné à mort. Aurélien passe le reste de sa vie à expier cette infamie. À sa mort, il apprend au Paradis que pour Dieu, les différences entre lui et Jean sont insignifiantes.
Cette nouvelle déploie une riche intertextualité avec des références historiques, religieuses et philosophiques. Borges utilise la théologie comme genre de littérature fantastique, considérant qu’elle surpasse même les œuvres de Wells ou Kafka en termes d’imagination. La structure narrative met en tension le texte principal et les notes de bas de page qui questionnent la véracité du récit. Le critique littéraire Ricardo Piglia a exprimé sa perplexité face à l’œuvre, questionnant la vision borgésienne d’une unité transcendant les différences entre bourreaux et victimes. L’histoire interroge finalement les notions de vérité, d’identité et de justice divine.
Histoire du guerrier et de la captive
Le récit compare deux destins opposés : celui de Droctulft, un barbare lombard qui, au VIe siècle, abandonne son camp pour défendre Ravenne qu’il attaquait initialement, fasciné par sa civilisation ; et celui d’une Anglaise qui, capturée par des indigènes en Argentine en 1872, choisit de rester parmi eux malgré la possibilité de retourner à la civilisation. Borges voit dans ces deux parcours inversés les faces d’une même médaille.
Cette nouvelle se distingue par son traitement de l’expérience américaine, libre de tout folklore pittoresque. Borges y agit comme un équivalent de Paul le Diacre, codifiant une partie de la mémoire collective dans une langue structurée. Le texte met en scène les processus de formation des nouvelles cultures plutôt que la simple opposition entre civilisation et barbarie. La structure narrative compare deux sources différentes : une chaîne de textes historiques pour Droctulft, et la mémoire familiale pour l’Anglaise, créant ainsi une réflexion sur la transmission de l’histoire.
Biographie de Tadeo Isidoro Cruz
Fils posthume d’un guérillero vaincu, Tadeo Isidoro Cruz mène une vie violente et instable. Après avoir tué un homme qui se moquait de lui, il est capturé grâce au cri d’un oiseau kamichi et envoyé dans un régiment pénal. Devenu sergent de la milice rurale, il poursuit un jour un hors-la-loi dans les marais. Lors de leur affrontement, un kamichi chante à nouveau et Cruz comprend soudain que cet homme est son double. Il arrache alors son uniforme et rejoint le fugitif, qui n’est autre que Martín Fierro, le célèbre personnage du poème épique de José Hernández.
La nouvelle s’inscrit dans la tradition gauchesque argentine en proposant une relecture du « Martín Fierro », œuvre fondatrice de la littérature nationale. Le motif du double, cher à Borges, s’incarne ici dans la reconnaissance mutuelle entre Cruz et Fierro. L’oiseau kamichi joue un rôle de présage, marquant les moments décisifs de la vie du protagoniste. Borges sonde les thèmes de l’identité et du destin à travers cette figure du gaucho qui choisit finalement son véritable camp.
Emma Zunz
En 1922, Emma Zunz apprend le suicide de son père au Brésil. Convaincue qu’Aaron Loewenthal, copropriétaire de la fabrique où elle travaille, est responsable de la disgrâce et de la fuite de son père, elle élabore une vengeance minutieuse. Elle se rend dans les bas-fonds du port pour avoir une relation avec un marin étranger, puis va au bureau de Loewenthal sous prétexte de lui donner des informations sur une grève. Elle le tue et fait passer son acte pour de la légitime défense après un viol.
L’histoire fut inspirée à Borges par Cecilia Ingenieros, sa fiancée de l’époque. Le récit se démarque de son style habituel par son réalisme et son absence de références fantastiques ou métaphysiques. Le système onomastique des personnages révèle une forte présence de la communauté germano-juive d’Argentine, avec des noms aux résonances religieuses significatives. La nouvelle a connu un succès particulier avec sept adaptations cinématographiques entre 1954 et 1993. Pour certains critiques comme Estela Canto, le texte nécessite une lecture à travers le prisme du mysticisme juif pour être pleinement compris.
La Demeure d’Astérion
La nouvelle adopte le point de vue d’Astérion, personnage solitaire qui décrit sa demeure labyrinthique et sa vie faite de jeux et de rêveries. Il évoque sa solitude, son rapport au monde extérieur qui le craint, et son attente d’un rédempteur. La chute révèle qu’Astérion est en fait le Minotaure, lorsque Thésée annonce à Ariane qu’il vient de le tuer sans qu’il ne se défende.
Inspirée par une toile de George Frederick Watts représentant le Minotaure comme une créature solitaire, cette nouvelle renverse la perspective traditionnelle du mythe. La structure narrative est construite comme un puzzle dont la solution se dévoile progressivement, le texte fonctionnant lui-même comme un labyrinthe. L’écriture de ce texte coïncide avec la relation tumultueuse de Borges avec Estela Canto, dont l’influence se ressent dans la solitude du personnage. La nouvelle a particulièrement marqué la littérature contemporaine, inspirant notamment « La Maison des feuilles » de Mark Z. Danielewski et « Piranèse » de Susanna Clarke. Borges y aborde les thèmes de la monstruosité et de l’humanité, questionne la frontière entre les deux à travers un Minotaure qui ignore sa nature monstrueuse.
L’Autre mort
Don Pedro Damian s’est comporté de manière lâche pendant une bataille. Toute sa vie, il cherche à se racheter. Dieu lui offre cette possibilité au moment de sa mort en lui faisant revivre cette bataille où il meurt cette fois courageusement. L’histoire garde ainsi la trace de deux Damian : le lâche et le héros mort au combat.
La nouvelle joue avec les paradoxes temporels et la possibilité de multiples versions de la réalité, thèmes récurrents chez Borges. Le nom du protagoniste fait explicitement référence au théologien médiéval Pierre Damien, établissant un lien entre la théologie et la littérature fantastique, que Borges considérait comme deux faces d’une même médaille.
Deutsches Requiem
Otto Dietrich zur Linde, ancien directeur d’un camp de concentration nazi, écrit ses mémoires la veille de son exécution en 1945. Né dans une famille aristocratique prussienne, il perd sa foi après avoir lu Schopenhauer et Nietzsche. Il rejoint le parti nazi malgré son mépris pour ses camarades, considérant que le but transcende les individus. Mutilé lors d’une attaque de synagogue, il devient directeur de camp où il torture notamment le poète juif David Jerusalem jusqu’au suicide. À l’approche de sa mort, il se déclare satisfait de la défaite du Reich, voyant dans la violence nazie une force régénératrice pour un monde affaibli par le judéo-christianisme.
La nouvelle se distingue par sa construction narrative complexe, avec des notes de bas de page qui remettent en question la véracité du récit principal. Le titre fait référence au Requiem allemand de Brahms, créant une tension ironique avec le contenu. Borges déclarait avoir voulu dépeindre un « nazi idéal » ou une « idée platonique du nazi », tout en soulignant l’impossibilité morale et mentale du nazisme. La nouvelle suscite encore des débats critiques, notamment sur la question de la compréhension du mal : le critique Ricardo Piglia s’est montré perplexe face à l’apparente équivalence morale suggérée par le texte, tandis que d’autres y voient une tentative de comprendre le mal pour mieux le combattre.
La Quête d’Averroès
La nouvelle raconte les difficultés d’Averroès pour traduire la Poétique d’Aristote, particulièrement les concepts de tragédie et de comédie, inconnus dans la culture arabe de son époque. Par une mise en abyme, Borges établit un parallèle entre l’impossibilité pour Averroès de comprendre le théâtre et sa propre difficulté à comprendre la pensée du savant arabe.
Le texte aborde la question des limites de la compréhension et de la traduction culturelle. Borges crée une double impossibilité : celle d’Averroès face au théâtre et la sienne face à Averroès, illustrant les barrières de la connaissance et de l’interprétation. Cette réflexion sur les limites de la compréhension interculturelle s’inscrit dans une exploration plus large des thèmes de l’infini et de l’impossibilité.
Le Zahir
Un narrateur nommé Borges entre en possession d’un zahir, objet qui a le pouvoir d’obséder quiconque le voit. Dans son cas, il s’agit d’une pièce de monnaie reçue en change le jour des funérailles de Teodelina Villar. Malgré sa tentative de s’en débarrasser en la dépensant, le zahir occupe progressivement toutes ses pensées. Il découvre que d’autres zahir ont existé sous différentes formes : un tigre, un astrolabe, le fond d’un puits. Le narrateur prévoit qu’il finira par ne plus percevoir la réalité, absorbé uniquement par la contemplation mentale du zahir.
La nouvelle naît d’une réflexion sur le mot anglais « unforgettable » – Borges s’interrogeait sur les conséquences d’un objet véritablement inoubliable. Le thème de l’objet obsédant réapparaît dans d’autres œuvres de Borges, notamment dans « Le Livre de sable ». Le zahir s’oppose symboliquement à l’Aleph : alors que l’Aleph permet de tout voir, le zahir conduit à ne plus rien voir d’autre que lui.
L’Écriture du dieu
Un prêtre maya, emprisonné par les conquistadors, cherche une parole magique que son dieu aurait laissée quelque part dans le monde. Il finit par la découvrir dans les motifs de la peau du jaguar enfermé dans la cellule voisine. Une fois le message déchiffré, il réalise que sa connaissance l’élève au-delà de sa propre souffrance, rendant inutile l’usage de cette formule magique.
Le texte évoque les thèmes de la révélation mystique et du rapport entre connaissance et pouvoir. Le jaguar, symbole récurrent chez Borges, devient ici le support d’une écriture divine. Le renoncement final du prêtre à utiliser son pouvoir suggère une réflexion sur la transcendance de la connaissance pure par rapport à l’action matérielle.
Aben Hakam el Bokhari mort dans son labyrinthe
Deux amis discutent l’histoire d’Abenjacán, un roi qui s’est fait construire un labyrinthe rouge en Angleterre où il s’est enfermé avec un lion et un esclave. Selon la version officielle, son cousin Zaid, qu’il avait trahi dans le désert, le retrouve et le tue avec son lion et son esclave. Mais l’un des amis propose une interprétation différente : c’est Zaid qui a construit le labyrinthe en se faisant passer pour Abenjacán, attirant ainsi le véritable Abenjacán pour le tuer.
La nouvelle joue sur la multiplicité des interprétations possibles d’un même événement, thème cher à Borges. Le labyrinthe, motif central de son œuvre, prend ici une dimension psychologique autant qu’architecturale. Le texte dialogue avec « Les Deux Rois et les Deux Labyrinthes », autre nouvelle du recueil qui lui sert de contrepoint.
Les Deux Rois et les Deux Labyrinthes
Le roi de Babylone fait construire un labyrinthe complexe pour y perdre un roi arabe en visite. Ce dernier finit par en sortir grâce à l’aide divine. Pour se venger, le roi arabe conquiert Babylone, capture son roi et l’abandonne dans le désert, lui présentant cet espace infini comme son propre labyrinthe, sans murs ni portes.
Cette brève nouvelle adopte le style des contes orientaux, particulièrement celui des Mille et Une Nuits que Borges relisait constamment. Selon le critique Vincent Message, le texte constitue une parabole opposant deux conceptions de la littérature : celle du roi de Babylone représenterait Joyce et son œuvre complexe proche de l’illisible, tandis que le roi arabe incarnerait Borges lui-même, privilégiant une « complexité modeste et secrète » comme celle du désert.
L’Attente
Un homme nommé Villari vit reclus dans une pension, sachant qu’un jour on viendra le tuer. Lorsque ses meurtriers arrivent finalement, Villari se tourne vers le mur et choisit de faire comme s’il rêvait pour que sa mort soit moins réelle.
La nouvelle aborde le thème de la mort inévitable et du choix face à elle. L’identité véritable de Villari reste délibérément mystérieuse, mettant l’accent sur la situation existentielle plutôt que sur les circonstances particulières. Le texte joue sur l’ambiguïté entre rêve et réalité, thème récurrent chez Borges.
L’Homme sur le seuil
Le narrateur cherche un gouverneur britannique disparu en Inde. Il découvre que la ville avait auparavant eu un gouverneur si cruel que les habitants l’ont fait juger par un fou, à la fois juge et bourreau. Lorsqu’il arrive à destination, il est trop tard : un nouveau fou vient d’exécuter une sentence similaire contre le gouverneur qu’il recherchait.
Selon le critique Daniel Balderston, le thème central de la nouvelle est la recherche d’une justice qui transcende les systèmes de pouvoir établis. Borges y mêle réflexion sur la justice, mystère et culture indienne.
L’Aleph
Borges, narrateur de l’histoire, découvre dans la maison de Carlos Argentino Daneri l’existence d’un Aleph, point de l’espace contenant tous les points de l’univers. Dans ce point minuscule, il voit simultanément tout ce qui existe. Par vengeance envers Daneri, qu’il méprise, il feint de n’avoir rien vu.
Cette nouvelle éponyme du recueil trouve son origine dans la relation entre Borges et Estela Canto, à qui il dédie le texte. Le manuscrit original, aujourd’hui conservé à la Bibliothèque Nationale de Madrid, a été vendu aux enchères en 1985. L’Aleph s’oppose au Zahir : tandis que l’un permet de tout voir, l’autre conduit à ne plus voir qu’une seule chose. La nouvelle contient de nombreuses références à « La Divine Comédie », notamment à travers le personnage de Daneri, dont le nom combine Dante et Alighieri. Pour Estela Canto, le texte relate une expérience mystique, transcendant la réalité physique pour atteindre une vision divine de l’univers.
Aux éditions GALLIMARD ; 224 pages.
3. Le livre de sable (1975)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
« Le livre de sable » est un recueil de treize nouvelles publié en 1975, que Borges considère comme son meilleur livre, bien que cette opinion ne soit pas partagée par la majorité des critiques qui lui préfèrent « Fictions ». Cette collection, écrite alors que Borges est devenu aveugle, témoigne d’une volonté particulière : celle de conjuguer un style simple, parfois proche de l’oral, avec des intrigues impossibles, dans la lignée de H. G. Wells.
L’œuvre a inspiré plusieurs adaptations artistiques : « Le livre de sable » a été transformé en pièce de danse expérimentale par la compagnie d’Esther Linley pour le Donaufestival en Autriche en 1994, avec une bande sonore composée par Hans-Joachim Roedelius. Le cinéaste saoudien Bader Al-Homoud en a tiré un film en ligne, honoré aux Webby Awards en 2014. Le compositeur néerlandais Michel van der Aa en a créé un cycle de chansons numériques interactif en 2015, interprété par Kate Miller-Heidke. Plus récemment, l’Oakland Theater Project en a présenté une adaptation scénique en 2022, écrite par Lisa Ramirez.
L’Autre
Un Borges âgé rencontre sa version jeune lors d’un épisode qui se déroule simultanément à Cambridge en 1969 et à Genève en 1918, au bord de deux rivières différentes – le Charles et le Rhône. Les deux versions de lui-même s’engagent dans un dialogue où s’opposent leurs visions du monde : l’idéalisme romantique du jeune homme contraste avec le scepticisme du Borges plus âgé.
La nouvelle s’articule autour des réflexions d’Héraclite sur l’impossibilité de se baigner deux fois dans le même fleuve – une métaphore qui prend tout son sens dans ce dialogue entre deux versions temporelles d’un même être. La référence au « Double » de Dostoïevski n’est pas anodine : elle inscrit le texte dans une tradition littéraire du dédoublement, tout en la subvertissant. Le jeune Borges s’interroge sur l’impossibilité pour son double plus âgé de se souvenir de cette rencontre, tandis que le Borges âgé conclut qu’il s’agit d’un événement réel pour lui mais d’un rêve pour son jeune double. Cette asymétrie temporelle soulève des questions fondamentales sur la nature de la mémoire et de l’identité.
Ulrica
La nouvelle relate la rencontre amoureuse entre Javier Otárola, un professeur colombien, et Ulrica, une femme norvégienne, dans la ville de York. Les protagonistes se donnent mutuellement les surnoms des héros d’un récit islandais, Sigurd et Brynhild.
Cette nouvelle se distingue dans l’œuvre de Borges par sa thématique amoureuse, inhabituelle chez l’auteur. L’épigraphe, qui évoque l’épée Gram placée entre deux amants, se retrouve gravée sur la tombe de Borges à Genève, conférant au texte une dimension autobiographique subtile. Les références à la mythologie nordique créent un entrelacement entre l’amour contemporain et les légendes anciennes. La suggestion finale que le récit pourrait n’être qu’un rêve ajoute une couche d’ambiguïté caractéristique de l’écriture borgésienne, bien que des correspondances suggèrent une base autobiographique dans la relation de Borges avec une femme après sa rupture avec Estela Canto.
Le Congrès
Un homme nommé Alejandro Ferri narre sa participation, dans sa jeunesse, à un projet utopique : la création d’un Congrès universel censé représenter toute l’humanité. Le projet, mené par l’Uruguayen Alexander Glencoe, se heurte à des dilemmes philosophiques majeurs concernant la représentation, le choix des livres pour sa bibliothèque et la sélection d’une langue officielle. Le projet s’achève par la dissolution du Congrès et la destruction de tous les documents collectés.
La nouvelle transcende le simple récit utopique pour devenir une méditation sur l’impossible quête d’universalité. Les obstacles rencontrés par le Congrès – comment représenter l’humanité ? quel langage utiliser ? quels livres conserver ? – illustrent les limites inhérentes à toute tentative de classification totale du monde. Borges lui-même désigne cette nouvelle comme sa préférée, soulignant qu’elle représente à la fois son texte le plus autobiographique et le plus imaginatif. Cette dualité entre le personnel et l’universel caractérise l’ensemble du récit. L’édition de luxe publiée à Milan, avec ses lettres en or, souligne l’importance accordée à ce texte par les éditeurs.
There are more things
Un étudiant apprend la mort de son oncle Edwin Arnett et découvre que sa maison a été achetée par un mystérieux Max Preetorius. Ce dernier entreprend d’étranges modifications nocturnes de la demeure, suscitant la curiosité du narrateur qui finit par pénétrer dans la maison une nuit d’orage, où il fait face à une présence monstrueuse.
Dédiée « À la mémoire de H. P. Lovecraft », cette nouvelle joue avec les codes du récit d’horreur. Le titre, tiré d’Hamlet (« Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horatio, que n’en rêve votre philosophie »), annonce d’emblée la dimension métaphysique du texte. La critique a souligné que les huit pages de sous-intrigues complexes qui précèdent la confrontation finale nuisent peut-être à l’efficacité de l’histoire. Borges lui-même exprime son scepticisme vis-à-vis de cet hommage à Lovecraft, qu’il considère comme « un parodiste involontaire de Poe ». La nouvelle illustre néanmoins la capacité de Borges à manier les codes du genre horrifique tout en y insufflant sa propre réflexion philosophique.
La Secte des Trente
Le texte se présente comme la transcription d’un manuscrit du IVe siècle, conservé à l’Université de Leiden. Ce document, initialement rédigé en latin mais probablement traduit du grec, décrit une secte mystique qui vénère à parts égales Jésus et Judas, les considérant comme les seuls acteurs volontaires de la tragédie de la Croix.
Cette nouvelle s’inscrit dans la lignée des textes borgésiens qui interrogent les fondements théologiques à travers des hérésies imaginaires. La parenté avec « Trois versions de Judas », publiée dans « Fictions », est manifeste : les deux textes remettent en question la perception traditionnelle de la figure de Judas. En imaginant une secte qui place sur un pied d’égalité le Christ et son traître, Borges questionne les notions de bien et de mal, de trahison et de sacrifice. La forme même du texte, qui imite un document historique ancien, participe à cette réflexion en brouillant les frontières entre vérité historique et fiction.
La Nuit des dons
Dans une confiserie, un vieil homme raconte une histoire de sa jeunesse à Lobos. Invité par son ami Rufino dans une pulpería, il y rencontre une femme surnommée la Cautiva qui raconte son histoire d’enlèvement par des Indiens. Son récit est interrompu par l’arrivée de Juan Moreira, puis par sa mort aux mains d’un sergent de police. Le narrateur affirme avoir connu cette nuit-là l’amour et la mort.
Borges qualifie ce texte dans son épilogue comme « peut-être le récit le plus innocent, le plus violent et le plus exalté » du recueil. La nouvelle entrelace plusieurs niveaux de narration : le cadre de la confiserie, le souvenir de jeunesse, et le récit enchâssé de la Cautiva. Cette structure complexe permet d’aborder les thèmes de la violence et de l’amour, centraux dans la littérature gauchesque argentine. La figure historique de Juan Moreira, célèbre hors-la-loi, ancre le récit dans la mythologie nationale tout en servant de catalyseur à l’initiation du jeune protagoniste.
Le Miroir et le masque
Après la bataille de Clontarf, le Haut Roi commande à son Poète trois poèmes successifs célébrant sa victoire. Le premier, parfait selon les canons traditionnels, lui vaut un miroir d’argent. Le second, qui transgresse les conventions mais atteint une beauté supérieure, est récompensé par un masque d’or. Le troisième, réduit à une seule ligne, conduit le poète au suicide avec une dague offerte par le Roi, qui devient ensuite un mendiant errant.
Cette nouvelle prolonge la réflexion de Borges sur la quête de l’absolu en poésie, déjà esquissée dans « La Bibliothèque de Babel ». La progression des trois poèmes illustre un cheminement vers l’essence même de la création poétique : du respect des formes conventionnelles à leur transcendance, jusqu’à l’atteinte d’une vérité ultime insoutenable. Les objets offerts – miroir, masque, dague – forment une symbolique complexe : le miroir représente la mimesis parfaite, le masque suggère le dépassement des apparences, tandis que la dague incarne la destruction nécessaire face à l’absolu.
Undr
Un texte attribué à Adam de Bremen relate l’existence d’une tribu chrétienne près de la Vistule, les Urnos, dont la poésie se résume à un seul mot. Le chroniqueur rapporte sa conversation avec Ulf Sigurdarson, un poète islandais qui a vécu parmi eux pour découvrir ce mot unique.
Cette nouvelle fait écho au « Miroir et le masque » dans sa quête de la synthèse poétique ultime. En réduisant toute la poésie à un mot unique, Borges pousse à l’extrême l’idée de condensation poétique. Le cadre médiéval et la référence à Adam de Bremen, figure historique du XIe siècle, confèrent au récit une authenticité apparente qui renforce son impact philosophique. La nouvelle interroge les limites du langage et la possibilité d’une expression absolue, thème récurrent dans l’œuvre borgésienne.
Utopie d’un homme qui est fatigué
Eudoro Acevedo, écrivain et professeur de littérature argentin né en 1897, se retrouve projeté dans un futur lointain. Il rencontre un homme qui refuse de se nommer, et qui s’exprime uniquement en latin. Dans cette société future, les gens n’atteignent leur maturité qu’à cent ans, peuvent choisir le moment de leur mort, et s’efforcent d’oublier les détails superflus. L’homme fait don d’une peinture à Acevedo avant d’entrer volontairement dans une chambre létale.
Cette nouvelle se distingue par son traitement ironique de l’utopie, notamment à travers la mention d’Adolf Hitler comme philanthrope inventeur de la chambre létale. Le texte oscille entre parodie et mélancolie, sans que Borges ne précise qui est véritablement « l’homme fatigué » du titre – l’auteur, le narrateur ou le personnage visité. Les éléments autobiographiques abondent : Eudoro Acevedo était le nom du grand-père de Borges, et les références à la Bibliothèque Nationale de Buenos Aires ainsi que les informations sur l’âge et les activités du protagoniste correspondent à la vie de l’auteur. La société future décrite prône « l’art de l’oubli », thème que Borges avait déjà abordé dans « La Postulation de la réalité » en référence à l’Utopie de Thomas More.
Le Stratagème
Ezra Winthrop, professeur à l’Université du Texas, doit choisir entre Herbert Locke et Eric Einarsson pour participer à un congrès de germanistes. Après la publication d’un article critique de ses méthodes signé E.E., Winthrop choisit Einarsson pour prouver son impartialité. Ce dernier lui révèle ensuite que l’article faisait partie d’une stratégie pour être sélectionné.
La nouvelle met en scène une forme de manipulation intellectuelle où l’apparente hostilité sert de stratagème pour obtenir une faveur. Cette réflexion sur les mécanismes de la décision et les apparences de l’objectivité s’inscrit dans une exploration plus large des jeux de pouvoir au sein du monde universitaire. La structure du récit, qui révèle la manipulation seulement à la fin, transforme rétrospectivement la lecture de l’ensemble des événements.
Avelino Arredondo
Le récit construit une histoire fictive autour d’un fait historique : l’assassinat du président uruguayen Juan Idiarte Borda le 25 août 1897 par Avelino Arredondo. La nouvelle se concentre sur les jours précédant le meurtre, montrant comment Arredondo s’isole volontairement de tous ses proches avant de commettre son acte.
La nouvelle s’inscrit dans la tradition borgésienne de mêler histoire et fiction, en prenant un événement historique avéré pour en imaginer les coulisses. Borges y transforme un fait divers politique en une méditation sur la solitude et la préparation au meurtre. L’isolement volontaire d’Arredondo avant son acte crée une tension narrative qui culmine dans un événement historique connu d’avance, donnant ainsi à la nouvelle une dimension tragique particulière.
Le Disque
Un bûcheron accueille un vieil homme qui se présente comme un roi en exil, descendant d’Odin. Ce dernier possède un disque à une seule face, objet qui selon lui justifie sa royauté malgré son apparente condition de mendiant. Le bûcheron, poussé par la cupidité, tue le vieillard mais ne parvient jamais à retrouver le disque tombé face contre terre.
Cette nouvelle illustre la fascination de Borges pour les objets impossibles et leurs effets sur ceux qui les côtoient. Le disque à une seule face, comme le Livre de sable ou l’Aleph, représente une impossibilité géométrique qui perturbe la réalité de ceux qui en font l’expérience. L’influence de cet objet monstrueux modifie la perception de la réalité : il confère une identité au vagabond tandis que sa quête infructueuse la retire au bûcheron. La nouvelle joue sur le contraste entre la simplicité du cadre narratif et l’impossibilité métaphysique de l’objet central.
Le Livre de sable
Le narrateur acquiert auprès d’un vendeur de bibles un livre aux pages infinies, dont aucune n’est la première ni la dernière. Obsédé par cet objet insaisissable, il finit par le cacher dans la Bibliothèque Nationale pour s’en débarrasser.
Cette nouvelle qui clôt le recueil pousse plus loin encore le concept développé dans « La Bibliothèque de Babel » : plutôt qu’une bibliothèque infinie contenant tous les livres possibles, c’est ici un seul livre qui contient cette infinité. Le texte s’ouvre sur des considérations relatives à l’infini en géométrie, ancrant d’emblée le récit dans une réflexion mathématique et métaphysique. La nouvelle a suscité plusieurs adaptations artistiques : une pièce de danse expérimentale par Esther Linley pour le Donaufestival autrichien en 1994, un film en ligne par Bader Al-Homoud récompensé aux Webby Awards en 2014, et un cycle de chansons numériques interactif créé par Michel van der Aa en 2015.
Aux éditions FOLIO ; 144 pages.
4. Le rapport de Brodie (1970)
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« Le rapport de Brodie », publié en 1970, est un recueil de onze nouvelles écrites par Jorge Luis Borges alors qu’il était déjà atteint de cécité. L’écrivain argentin y délaisse le style baroque et métaphysique qui avait fait sa renommée pour adopter une écriture plus directe, inspirée des contes de Kipling. La majorité des récits se déroule dans l’Argentine du XIXe siècle, entre les rues de Buenos Aires et les étendues de la pampa. Les personnages sont des gauchos, des bandits, des fermiers – hommes rudes pour qui l’honneur et la violence font loi.
L’Intruse
Cristián et Eduardo Nilsen, deux frères très proches, voient leur relation menacée lorsque Cristián ramène Juliana Burgos vivre avec eux. Eduardo développe des sentiments pour elle. Cristián propose alors de la « partager ». Suite aux moqueries d’un ami, ils la vendent à un bordel. Mais comme ils continuent tous deux à lui rendre visite secrètement, Cristián décide de la ramener. Pour préserver leur lien fraternel, il finit par l’assassiner.
Cette nouvelle questionne les limites de l’amour fraternel et la place de la femme dans une société patriarcale. Juliana n’existe que comme objet de désir et de conflit – elle est littéralement « partagée » comme une possession. Son meurtre crée paradoxalement un nouveau lien entre les frères : celui du secret partagé et de la culpabilité commune.
L’Indigne
Santiago Fischbein, un homme juif, raconte sa jeunesse et sa relation avec Francisco Ferrari, un criminel respecté du quartier. Quand Ferrari planifie un vol avec son complice Amaro, il confie à Santiago la mission de repérer les lieux. Santiago dénonce le plan à la police. Les deux criminels sont tués lors de l’intervention, sans avoir été armés comme le prétend la police.
Cette nouvelle constitue un hommage à Roberto Arlt, notamment à travers la référence au commissaire « Alt ». Borges y interroge les notions de loyauté, de trahison et d’identité. Le protagoniste, par son origine juive, occupe une position d’outsider qui cherche à s’intégrer dans un milieu criminel, avant de finalement le trahir. La manipulation des faits par la police suggère une réflexion sur le pouvoir et la vérité officielle.
Histoire de Rosendo Juárez
Un narrateur âgé raconte à Borges l’histoire de Rosendo Juárez, un gaucho qui a tué un homme nommé Garmendia dans un duel au couteau. Après sa libération, il devient garde du corps d’un politicien. Lors d’une soirée, peu après la mort de son meilleur ami dans un duel, il refuse de se battre avec « el Corralero », préférant partir plutôt que d’affronter son reflet dans cet adversaire.
Le récit subvertit les codes traditionnels du courage gaucho. Le refus du duel, perçu comme de la lâcheté par la société, apparaît comme un acte de courage moral. La nouvelle interroge les notions d’honneur et de réputation dans la culture gaucho, tout en remettant en question la violence comme moyen de résolution des conflits.
La Rencontre
Le narrateur se remémore un événement de son enfance dans la quinta de Los Laureles. Lors d’une fête, deux hommes, Duncan et Maneco Uriarte, s’affrontent en duel avec des armes prises dans une vitrine. Uriarte tue Duncan. Des années plus tard, le narrateur apprend que les armes appartenaient à deux ennemis jurés, Juan Almada et Juan Almanza, qui ne s’étaient jamais rencontrés.
Cette nouvelle transcende le simple récit de duel pour proposer une méditation sur le destin et la volonté des objets. Les armes deviennent des personnages à part entière, porteuses d’une mémoire et d’une volonté propres. La confrontation qui n’a jamais eu lieu entre leurs propriétaires originels se réalise à travers d’autres hommes, suggérant que les objets possèdent leur propre agenda, indépendant de la volonté humaine.
Juan Muraña
Emilio Trápani raconte l’histoire de sa tante Florentina, veuve de Juan Muraña. Lorsque le propriétaire menace d’expulser la famille, Florentina affirme que son mari défunt ne le permettrait pas. Le propriétaire est retrouvé poignardé. Florentina prétend que c’est l’œuvre de son mari, mais elle révèle plus tard à Emilio le couteau de Muraña, suggérant qu’elle est l’autrice du crime.
Le récit joue sur l’ambiguïté entre le surnaturel et le psychologique. L’arme devient un symbole de la présence persistante du mari défunt, brouillant les frontières entre la folie et la possession spirituelle. La nouvelle interroge la nature de l’identité : Florentina devient-elle Muraña en utilisant son couteau, ou le couteau lui-même incarnait-il l’essence de son propriétaire ?
L’Aïeule
María Justina Rubio de Jaúregui, fille d’un colonel ayant combattu à Cerro Alto pendant la guerre d’Indépendance, vit dans le passé, utilisant un vocabulaire d’une autre époque et nourrissant de vieilles rancœurs politiques. Elle meurt peu après une cérémonie organisée en son honneur.
Cette nouvelle aborde la persistance du passé dans le présent et la transmission de la mémoire historique. La mort de María Justina symbolise la fin définitive d’une époque, faisant d’elle la dernière victime, différée d’un siècle, de la bataille de Cerro Alto. Le récit souligne comment les conflits historiques continuent à façonner les générations suivantes, même longtemps après leur résolution apparente.
Le Duel
Clara Glencairn de Figueroa et Marta Pizarro, deux femmes de la haute société, se livrent à une compétition artistique secrète. Chacune peint pour et contre l’autre, dans des styles différents. À la mort de Clara en 1964, Marta réalise son portrait en hommage et abandonne définitivement la peinture.
Cette nouvelle redéfinit la notion de duel en le transposant dans le domaine artistique. L’affrontement devient création, la rivalité se transforme en moteur de l’art. La relation complexe entre les deux femmes illustre comment la compétition peut nourrir la création tout en créant une forme de dépendance mutuelle. La fin suggère que l’art nécessite un regard extérieur, un rival qui serve de miroir et de juge.
L’Autre duel
Manuel Cardoso et Carmen Silveira, deux gauchos ennemis, sont recrutés pour la Révolution des Lances. Capturés par les Colorados, leur commandant, connaissant leur rivalité, leur propose un duel final macabre : une course après avoir été égorgés.
Le récit pousse la notion de duel jusqu’à l’absurde. La compétition se poursuit au-delà de la mort, dans une chorégraphie grotesque qui souligne la futilité de la violence et de la rivalité. Le capitaine Nolan, en orchestrant ce spectacle morbide, devient le symbole d’un pouvoir qui se nourrit et se divertit des conflits qu’il attise.
Guayaquil
Un historien argentin et le docteur Zimmermann, historien juif exilé de Prague, s’affrontent pour obtenir le privilège d’étudier une lettre de Bolívar concernant sa rencontre avec San Martín à Guayaquil. Le narrateur, malgré ses origines argentines, cède face à la volonté de Zimmermann.
La nouvelle établit un parallèle subtil entre l’entrevue historique de Guayaquil et la confrontation des deux historiens. Le texte fait référence explicite à Schopenhauer, suggérant une réflexion sur la nature de la volonté et du pouvoir. La défaite du narrateur argentin face à Zimmermann rejoue, d’une certaine manière, la retraite historique de San Martín devant Bolívar.
L’Évangile selon Marc
Baltasar Espinosa, étudiant en médecine, séjourne dans l’estancia de son cousin à Junín. Isolé par une inondation avec la famille Gutre, d’origine écossaise, il leur lit l’Évangile selon Marc en anglais. La famille, fascinée par ses lectures, finit par le crucifier, reproduisant littéralement le texte biblique.
Cette nouvelle propose une réflexion sur l’interprétation littérale des textes sacrés et le pouvoir dangereux des mots. Les Gutre, descendants d’Écossais ayant perdu leur culture d’origine, interprètent l’Évangile de manière littérale et primitive. Le texte joue sur l’ironie tragique : Espinosa, en tentant d’apporter la culture aux Gutre, devient victime de sa propre mission civilisatrice. La nouvelle peut se lire comme une parabole sur les dangers du prosélytisme et sur l’écart entre les intentions de l’enseignant et la réception de son message.
Le rapport de Brodie
Un missionnaire écossais, David Brodie, décrit dans son rapport une tribu primitive qu’il nomme les Yahoos. Leurs mœurs et valeurs s’opposent radicalement à celles de sa culture d’origine, ce qui le terrifie.
Inspirée du dernier voyage de Lemuel Gulliver, cette nouvelle qui donne son titre au recueil fonctionne comme une critique de la civilisation à travers le miroir déformant d’une société « primitive ». En inversant les valeurs culturelles, Borges questionne les fondements de la civilisation et la notion même de barbarie. Le choix du nom « Yahoo » fait directement référence aux créatures bestiales des « Voyages de Gulliver » de Jonathan Swift, établissant un dialogue intertextuel qui renforce la dimension satirique du texte.
Aux éditions FOLIO ; 160 pages.