Charles Bukowski naît le 16 août 1920 à Andernach en Allemagne, sous le nom de Heinrich Karl Bukowski. En 1923, sa famille émigre aux États-Unis et s’installe à Los Angeles. Son enfance est marquée par la violence d’un père tyrannique et la passivité de sa mère. Jeune, il souffre d’une grave acné qui affecte profondément sa confiance en lui et ses relations sociales.
À l’adolescence, il découvre l’alcool et l’écriture. Après des études au Los Angeles City College, il enchaîne les petits boulots et commence à écrire. Sa première nouvelle est publiée en 1944 dans le magazine Story. S’ensuit une période difficile qu’il appelle sa « décennie d’ivresse », pendant laquelle il erre à travers le pays.
Dans les années 1950, il travaille comme employé des postes à Los Angeles. Sa vie privée est chaotique, marquée par l’alcool et des relations tumultueuses. Il continue néanmoins d’écrire et publie ses premiers poèmes. En 1969, à 49 ans, l’éditeur John Martin lui propose un salaire mensuel pour qu’il puisse se consacrer entièrement à l’écriture. Bukowski quitte alors la poste et écrit son premier roman, « Le Postier » (1971).
Sa renommée grandit progressivement. Il publie romans, nouvelles et recueils de poésie, développant un style cru et direct qui dépeint la vie des marginaux américains. En 1985, il épouse Linda Lee Beighle et s’installe à San Pedro, en Californie. Il continue d’écrire jusqu’à sa mort, le 9 mars 1994, des suites d’une leucémie. Sur sa tombe est gravé « Don’t Try » (N’essaie pas), phrase qui résume sa conception de l’écriture : ne pas forcer l’inspiration, mais attendre qu’elle vienne naturellement.
Voici notre sélection de ses livres majeurs.
1. Le Postier (roman, 1971)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Résumé
Los Angeles, début des années 1950. Henry Chinaski, marginal cynique et alcoolique invétéré, accepte un poste de facteur remplaçant pour la période de Noël. « Ça a commencé par erreur », annonce-t-il d’emblée. Il découvre rapidement les avantages inattendus du métier, notamment l’occasion de vivre des aventures avec les femmes esseulées qui croisent sa tournée. Mais la réalité du travail le rattrape : cadences infernales, superviseurs sadiques, règlements absurdes. Son supérieur direct, Johnstone, s’acharne particulièrement sur lui en lui confiant les tournées les plus éprouvantes.
Après trois ans de service, Chinaski démissionne pour tenter sa chance dans les courses hippiques. L’expérience tourne court. Il retourne au service postal, cette fois à un poste de tri de courrier. S’ensuit une décennie de routine abrutissante qu’il tente d’égayer par l’alcool et les femmes. Deux relations marquent particulièrement cette période : Betty, une veuve alcoolique avec qui il partage sa descente aux enfers, et Joyce, une riche Texane nymphomane qu’il épouse brièvement.
Mais ni l’amour ni l’alcool ne parviennent à masquer l’absurdité d’un système qui broie ses employés. Chinaski se trouve alors face à un dilemme : continuer à végéter dans cette prison bureaucratique ou prendre le risque de se consacrer entièrement à l’écriture.
Autour du livre
Première œuvre romanesque de Charles Bukowski publiée en 1971 à l’âge de cinquante ans, « Le Postier » s’inspire directement de son expérience au sein des services postaux américains de 1952 à 1969. Le livre naît dans des circonstances particulières : en décembre 1969, John Martin, fondateur des éditions Black Sparrow Press, propose à Bukowski cent dollars mensuels à vie s’il quitte son emploi pour se consacrer entièrement à l’écriture. Trois semaines plus tard, « Le Postier » est achevé.
L’authenticité crue du récit transparaît dans la description minutieuse du quotidien postal, rythmé par des cadences infernales, des règlements absurdes et une surveillance constante. Les employés doivent supporter des formations infantilisantes où on leur apprend « que la sueur propre sent bon, mais que rien n’est pire que l’odeur de la vieille sueur ». Une infirmière effectue des visites-surprises chez les employés en arrêt maladie, tandis que les superviseurs chronomètrent chaque geste avec un sadisme bureaucratique.
Le système postal se lit comme une métaphore de l’aliénation moderne, où la seule échappatoire réside dans la subversion et l’insoumission. Chinaski incarne cette résistance par son indiscipline chronique, son insolence face à la hiérarchie et son refus de l’hypocrisie sociale. Ses multiples sanctions disciplinaires témoignent de cette guerre d’usure : arrestation pour ivresse publique, absences injustifiées, retards répétés.
La dimension autobiographique se manifeste particulièrement dans les personnages féminins, inspirés des femmes qui ont marqué la vie de Bukowski. Betty est modelée sur Jane Cooney Baker, le grand amour de l’auteur, une veuve alcoolique de onze ans son aînée, décédée en 1962. Joyce s’inspire de Barbara Frye, première épouse de Bukowski, atteinte d’une malformation physique – deux vertèbres cervicales manquantes donnant l’impression qu’elle haussait constamment les épaules.
L’accueil critique salue unanimement l’authenticité brute du texte et son humour mordant. The Observer souligne sa dimension « implacablement drôle et triste ». Le succès est immédiat en Europe, où le roman est traduit dans quinze langues. Bukowski y gagne une renommée internationale, paradoxalement plus rapide qu’aux États-Unis où il était jusqu’alors principalement connu comme poète.
Les droits cinématographiques sont acquis par Taylor Hackford au début des années 1970, mais le projet d’adaptation n’aboutit pas. Hackford réalise néanmoins en 1973 un documentaire sur Bukowski. Plus tard, en 1987, le personnage de Wanda dans le film « Barfly », écrit par Bukowski lui-même, s’inspirera de Jane Cooney Baker, déjà immortalisée sous les traits de Betty dans « Le Postier ».
Aux éditions 10/18 ; 240 pages.
2. Factotum (roman, 1975)
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Résumé
En 1944, alors que la Seconde Guerre mondiale fait rage, Henry Chinaski mène une existence marginale dans les taudis américains. Réformé du service militaire, ce jeune homme solitaire arrive à La Nouvelle-Orléans avec pour seuls bagages son talent d’écrivain et son goût prononcé pour l’alcool.
Son périple le conduit ensuite dans les quartiers populaires de Los Angeles, New York, Philadelphie et Saint-Louis, où il enchaîne les emplois précaires : manutentionnaire, commis, nettoyeur de vitrines, aide-boulanger. Ces emplois ingrats lui permettent à peine de subsister, mais peu lui importe : Chinaski aspire à devenir écrivain. Entre deux verres de whisky, il rédige sans relâche des nouvelles qu’il envoie à la revue littéraire Frontline. Les refus s’accumulent, mais sa détermination reste intacte.
Son retour à Los Angeles marque un tournant. Dans un bar miteux, Chinaski fait la connaissance de Jan, une femme aussi alcoolique et inadaptée que lui. Leur relation passionnelle se nourrit de beuveries et de paris hippiques. Cette parenthèse amoureuse pourrait offrir un nouveau départ à Chinaski, mais ses démons ne sont jamais loin. Lorsque l’une de ses nouvelles est enfin acceptée pour publication, l’euphorie est de courte durée. Il est toujours contraint de multiplier les petits jobs, tandis que la bouteille et les femmes constituent ses seules échappatoires à une société qu’il méprise.
Autour du livre
« Factotum » puise dans les propres expériences de Bukowski, qui affirme avoir occupé une centaine d’emplois différents avant de pouvoir vivre de sa plume. L’écriture du manuscrit s’étale sur quatre années, de 1971 à 1975. Le déclic survient après la lecture de « Dans la dèche à Paris et à Londres » de George Orwell, qui relate la misère dans les capitales européennes. Bukowski s’exclame alors : « Ce type croit avoir vécu des choses ? Comparé à moi, il n’a fait qu’effleurer la surface. »
Bukowski s’attaque frontalement aux mythes du rêve américain. Les emplois se succèdent comme autant de variations sur le même thème : l’absurdité d’une vie consacrée à enrichir autrui. À travers Chinaski, Bukowski dresse le portrait sans concession d’une Amérique d’après-guerre où la réussite sociale s’oppose à l’accomplissement artistique. Cette quête d’authenticité dans un monde hostile confère au roman sa puissance subversive.
La réception du roman diffère selon les continents. L’Europe l’accueille avec enthousiasme, tandis que les États-Unis restent plus réservés. Le San Francisco Chronicle salue « la plus personnelle des odyssées de Chinaski ». Pour le Daily Beast, « Factotum » s’impose comme le meilleur des romans autobiographiques de Bukowski. Le magazine Bizarre évoque « une petite bougie brûlante qui illumine la vie d’un poète passionné ».
Deux adaptations cinématographiques voient le jour. En 1987, « Barfly » de Barbet Schröder, avec Mickey Rourk et Faye Dunaway, s’inspire librement du roman. En 2005, le réalisateur norvégien Bent Hamer propose une version plus fidèle avec Matt Dillon dans le rôle de Chinaski. Le film reçoit un accueil chaleureux de la critique, notamment pour sa capacité à saisir l’essence du texte original.
Aux éditions 10/18 ; 216 pages.
3. Women (roman, 1978)
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Résumé
Los Angeles, fin des années 1970. À cinquante ans, Henry Chinaski sort d’une traversée du désert : quatre années sans la moindre relation avec une femme. Ancien employé des postes reconverti sur le tard en poète, il connaît désormais un certain succès qui lui permet de vivre de ses lectures publiques et de ses publications. Sa notoriété naissante lui apporte une compensation inattendue : les femmes, surtout de jeunes admiratrices, commencent à s’intéresser à lui malgré son physique disgracieux et son penchant prononcé pour l’alcool.
Tout bascule lorsqu’il rencontre Lydia, une sculptrice de trente ans. Cette liaison tumultueuse marque le début d’une période frénétique où les conquêtes se multiplient : Dee Dee, une éditrice qui tente de se suicider après leur rupture ; Katherine, qu’il considère comme l’amour de sa vie mais qui le quitte brutalement ; Tammie, une jeune toxicomane au comportement erratique.
D’aventure en aventure, Chinaski oscille entre l’ivresse de ces rencontres et une solitude de plus en plus pesante. Les femmes défilent dans son lit comme autant de tentatives avortées de combler un vide existentiel. Derrière le masque de cynisme qu’il arbore, une question le taraude : à force de collectionner les conquêtes, ne passe-t-il pas à côté de l’amour véritable ?
Autour du livre
Ce troisième roman de Bukowski délaisse l’univers des petits boulots et de la misère sociale de ses précédents ouvrages pour livrer une confession crue sur les rapports entre les sexes. L’auteur y transpose sa propre expérience après avoir quitté son emploi à la poste pour se consacrer à l’écriture. Les descriptions explicites des relations charnelles alternent avec des moments de lucidité désarmante : « J’avais imaginé que j’étais spécial parce que j’étais sorti des usines à cinquante ans pour devenir poète. La belle affaire. Alors je pissais sur tout le monde comme ces patrons et ces directeurs avaient pissé sur moi quand j’étais sans défense. »
Le livre dessine le portrait d’un homme profondément seul, prisonnier de ses contradictions. Chinaski théorise son incapacité à aimer : « J’étais content de ne pas être amoureux, content d’être en froid avec tout le monde. Les amoureux perdent souvent le sens des proportions. Ils perdent le sens de l’humour. Ils deviennent nerveux, psychotiques, ennuyeux. Ils se transforment même en assassins. » Pourtant, derrière cette façade cynique transparaît une vulnérabilité touchante. Son comportement destructeur masque une peur viscérale de l’intimité, héritée d’une enfance marquée par l’absence d’amour.
Le texte ne cherche pas à édulcorer la réalité : l’alcoolisme, la misogynie et la violence des relations sont dépeints sans fard. La brutalité du propos a valu à Bukowski de nombreuses accusations de misogynie. Néanmoins, plusieurs critiques y voient plutôt l’expression d’une misanthropie généralisée, Bukowski se montrant tout aussi impitoyable envers les hommes qu’envers les femmes.
La critique s’est montrée partagée à la sortie du livre. Certains y ont vu un hymne à la femme malgré sa crudité, d’autres un exercice répétitif vide de sens. La critique Alexandra Galakof souligne la « langue souvent brute mais tendre de l’auteur », tandis que d’autres relèvent l’humour acerbe qui émaille le texte, notamment dans les dialogues.
Plusieurs projets d’adaptation cinématographique ont été envisagés. En 1996, la scénariste et productrice Polly Platt a écrit une adaptation qui n’a jamais vu le jour. Dans les années 2010, James Franco et Don Jon ont travaillé sur une nouvelle version scénarisée par Ethan Furman, mais le projet semble également au point mort.
Aux éditions 10/18 ; 432 pages.
4. Souvenirs d’un pas grand-chose (roman, 1982)
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Résumé
Los Angeles, années 1920. Henry Chinaski grandit dans une famille de la classe moyenne inférieure sous l’emprise d’un père violent qui le bat régulièrement à coups de ceinture pour les motifs les plus futiles. Sa mère, elle aussi victime de cette brutalité quotidienne, n’intervient jamais. La Grande Dépression aggrave leur situation : le père perd son emploi de laitier mais, refusant d’admettre qu’il est au chômage, fait semblant de partir travailler chaque matin.
L’enfer d’Henry s’intensifie quand son père l’inscrit dans un lycée privé fréquenté par des fils de bonne famille. Marginal parmi ces adolescents privilégiés, il développe une acné tellement sévère qu’il devient un paria social. Les médecins, incapables de le soigner, le transforment en cobaye pour des traitements expérimentaux extrêmement douloureux. Pour tenir le coup, Henry s’accroche à trois échappatoires : l’alcool pour oublier, les livres qu’il dévore à la bibliothèque publique et l’écriture qu’il commence à pratiquer.
Le jour où son père découvre ses premières nouvelles, jugées trop vulgaires, il le chasse du domicile familial. Henry doit alors affronter seul la dure réalité de la vie. Il s’inscrit à l’université en journalisme, mais hésite entre poursuivre ses études et gagner sa vie en enchaînant les petits boulots qui lui permettraient de continuer à écrire. Un dilemme rendu encore plus complexe par l’attaque de Pearl Harbor, le 7 décembre 1941 : alors que son meilleur ami s’engage dans les Marines, Henry se demande s’il veut risquer sa vie pour un pays qui ne lui a jamais rien donné.
Autour du livre
Ce quatrième roman de Bukowski, paru en 1982 chez Black Sparrow Press, constitue une pièce maîtresse de son cycle autobiographique aux côtés du « Postier », « Factotum » et « Women ». Le titre original, « Ham on Rye », fait référence au sandwich le plus basique des écoliers américains de l’époque, symbole de la misère sociale, mais établit aussi un dialogue ironique avec « The Catcher in the Rye » (L’Attrape-cœurs) de J. D. Salinger, autre roman emblématique sur l’adolescence. Si les deux œuvres partagent certains thèmes comme l’aliénation et la révolte contre le conformisme, le protagoniste de Bukowski évolue dans un univers nettement plus brutal.
L’originalité de « Souvenirs d’un pas grand-chose » réside dans sa représentation sans filtre de la désillusion face au rêve américain. À travers le regard lucide d’Henry, Bukowski démonte méthodiquement les mythes fondateurs de la société américaine : l’égalité des chances, la méritocratie, la réussite par le travail. Le jeune protagoniste comprend rapidement que la pauvreté est une prison dont il est presque impossible de s’échapper, et que les riches s’amusent de la misère des pauvres.
Les critiques ont souligné la puissance de ce roman qui alterne entre moments d’une drôlerie féroce et passages d’une violence glaçante. Certains commentateurs ont même comparé Henry Chinaski au monstre de Frankenstein ou à Gregor Samsa, pour sa métamorphose physique et son statut de paria.
Si le roman n’a pas connu d’adaptation directe à l’écran, l’esprit de « Souvenirs d’un pas grand-chose » transparaît dans « Barfly » (1987), film dont Bukowski a écrit le scénario, avec Mickey Rourke incarnant une version plus âgée d’Henry Chinaski.
Aux éditions 10/18 ; 382 pages.
5. Pulp (roman, 1994)
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Résumé
Los Angeles, années 1990. Nick Belane mène une existence dissolue de détective privé, enchaînant les verres de whisky dans des bars miteux entre deux affaires sans envergure. Sa vie bascule le jour où une femme mystérieuse, qui s’avère être Lady Death elle-même, le contacte pour une mission singulière : retrouver l’écrivain français Louis-Ferdinand Céline. Un détail complique l’enquête : Céline est censé être mort depuis 1961. Pourtant, des témoins affirment l’avoir aperçu dans une librairie de la ville.
Cette première affaire déclenche une succession d’enquêtes toutes plus étranges les unes que les autres. John Barton, une figure énigmatique qui semble tirer les ficelles en coulisses, charge Belane de traquer un mystérieux « Moineau écarlate ». En parallèle, un mari jaloux, Jack Bass, engage le détective pour surveiller son épouse Cindy qu’il soupçonne d’adultère. La situation se complexifie davantage avec l’irruption de Jeannie Nitro, une créature extraterrestre qui prétend vouloir coloniser la Terre.
Plus Belane s’enfonce dans ces investigations, plus la frontière entre réalité et absurde s’estompe. Chaque nouvelle piste le confronte à des personnages excentriques et des situations surréalistes, tandis que Lady Death rôde dans son ombre, patiente. Le détective pourra-t-il démêler les fils de ces affaires avant que la Faucheuse ne réclame son dû ?
Autour du livre
Dernier roman de Charles Bukowski, « Pulp » marque une rupture significative avec ses ouvrages précédents. Pour la première fois, il abandonne son alter ego habituel Henry Chinaski au profit d’un protagoniste purement fictionnel. Cette décision n’est pas anodine : en 1993, alors qu’il n’a achevé que les trois quarts du manuscrit, Bukowski apprend qu’il est atteint de leucémie. Le spectre de la mort imprègne chaque page du récit, incarné par le personnage de Lady Death qui poursuit Céline comme elle poursuivra bientôt l’auteur lui-même.
Le titre et la dédicace « à la mauvaise écriture » annoncent d’emblée la dimension parodique de l’œuvre. Bukowski détourne les codes du roman noir à la Raymond Chandler, dont l’influence se manifeste dans le cadre angelin et la figure du détective privé. Le nom même du protagoniste, Nicky Belane, fait écho à celui de Mickey Spillane, célèbre auteur de polars, ainsi qu’à Rick Blaine, le héros de « Casablanca ». Cette intertextualité ludique s’étend au-delà du genre policier : la présence de créatures extraterrestres et d’éléments surnaturels inscrit également le roman dans une veine science-fictionnelle rappelant Kurt Vonnegut.
La quête du Moineau écarlate constitue une métaphore transparente : l’oiseau représente Black Sparrow Press, la maison d’édition de Bukowski dirigée par John Martin (qui apparaît dans le roman sous les traits de John Barton). Cette dimension autoréférentielle témoigne d’une réflexion plus large sur l’acte d’écrire et la création littéraire. Les références à Céline, l’un des modèles revendiqués de Bukowski, ainsi qu’à John Fante (à travers le personnage de Dante Fante) dessinent une constellation d’influences qui éclaire sa propre pratique d’écrivain.
Le roman jongle entre humour noir et méditation existentielle. Les situations absurdes dans lesquelles se retrouve Belane – comme lorsqu’il tente de photographier une femme adultère et surprend son mari légitime – alternent avec des réflexions désabusées sur la condition humaine : « Nous sommes tous assis dans un bateau qui prend l’eau, et nous faisons semblant d’être heureux. » Cette oscillation entre comique et tragique reflète l’acceptation lucide par Bukowski de sa propre mortalité.
La critique a salué la dimension testamentaire de « Pulp ». Dans le New York Times, George Stade souligne que si la parodie reste superficielle, le roman fonctionne remarquablement comme un adieu aux lecteurs et une réconciliation avec la mort. L’œuvre a inspiré plusieurs artistes : le groupe de punk mélodique Alkaline Trio lui a consacré la chanson « Private Eye », tandis que The Fratellis y font référence dans leur album « We Need Medicine » de 2013, notamment à travers le morceau « Jeannie Nitro » et les allusions à « Céline et Lady Death » dans « Whisky Saga ».
Aux éditions 10/18 ; 240 pages.
6. Contes de la folie ordinaire (recueil de nouvelles, 1972)
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Résumé
« Contes de la folie ordinaire » est un recueil de vingt nouvelles.
« La plus jolie fille de la ville ». Cass, la dernière d’une fratrie de cinq sœurs, possède une beauté animale magnétique. Cette jeune femme, à la fois douce et ouverte, souffre de pulsions autodestructrices qui la font basculer sans prévenir dans une incohérence sauvage. Son esprit schizophrène et sa beauté fatale la rendent vulnérable aux accidents de la vie et aux hommes qui menacent de la briser définitivement.
« La vie dans un bordel au Texas ». Un écrivain tente de retrouver une femme rencontrée par hasard dans un établissement de plaisir texan. Sa quête le mène à travers les bas-fonds d’une Amérique interlope où se côtoient prostituées et clients désœuvrés.
« Le petit ramoneur ». Une femme aux pouvoirs de sorcière soumet son mari à un régime draconien qui le fait rapetisser jusqu’à atteindre une taille minuscule. Elle le transforme alors en objet sexuel, contraint de satisfaire ses moindres désirs.
« La machine à baiser ». Un savant allemand prétend avoir inventé une machine révolutionnaire destinée aux plaisirs charnels. Son invention aux conséquences imprévues bouleverse la vie de ses utilisateurs.
« Le jour où nous avons parlé de James Thurber ». Le narrateur participe à des réunions littéraires chez un poète français prénommé André. Ces rencontres intellectuelles dégénèrent systématiquement en orgies alcoolisées où les discussions sur Balzac, Dos Passos et Camus se mêlent aux ébats effrénés des participants.
« La politique est l’art d’enculer les mouches ». Face aux reproches sur son désintérêt pour la politique et les affaires internationales, le narrateur justifie son choix de se tenir à l’écart des grands enjeux mondiaux. Il préfère se consacrer aux plaisirs immédiats plutôt que de cautionner les discours creux sur la liberté et la démocratie qui masquent la violence des États.
« Le grand mariage zen ». Le narrateur assiste au mariage de deux amis célébré par un maître zen aux oreilles translucides. Après avoir scandalisé l’assemblée en offrant un cercueil miniature comme cadeau de mariage, il finit sa soirée au poste de police, ivre mort, cramponné à sa bouteille.
« Le zoo libéré ». Carol, une femme excentrique passionnée d’animaux, transforme sa villa en ménagerie sauvage où cohabitent serpents, tigres et ours. Cette situation inhabituelle prend fin tragiquement lorsque les voisins excédés massacrent les pensionnaires du zoo improvisé.
Les autres nouvelles du recueil mettent en scène des marginaux, des alcooliques et des paumés qui tentent de survivre dans les bas-fonds de Los Angeles. Le narrateur y décrit son quotidien d’écrivain précaire, ses expériences en prison, ses collaborations à des journaux underground comme « Open Pussy », et ses emplois alimentaires à la poste fédérale où il subit des interrogatoires kafkaïens sur ses écrits jugés obscènes. Dans ces textes à l’humour noir corrosif, les ouvriers d’usine aux regards vides côtoient les poètes ratés, les prostituées et les ivrognes qui peuplent les hôtels miteux où « de temps en temps un type saute par la fenêtre ».
Autour du livre
Ce recueil paru sous le titre original « Erections, Ejaculations, Exhibitions and General Tales of Ordinary Madness » fait grand bruit à sa sortie en 1972. La brutalité du propos et la crudité du langage brisent tous les codes de la bienséance littéraire de l’époque. Les nouvelles oscillent entre réalisme sordide et fantaisie débridée, comme dans « Le petit ramoneur » où une femme réduit son mari à la taille d’un lilliputien, ou « Le zoo libéré » qui met en scène une femme vivant entourée d’animaux sauvages.
Derrière la provocation et la vulgarité assumée se dessine une critique acerbe de la société américaine. Les ouvriers aux « yeux de cinglés, glauques, vitreux » sont décrits comme des morts-vivants, victimes d’un système qui les broie. La violence des rapports humains transparaît dans chaque nouvelle, que ce soit dans les relations hommes-femmes ou dans la description des conditions de travail inhumaines des usines.
L’humour noir et l’autodérision permettent à Bukowski d’éviter l’écueil du misérabilisme. Les dialogues truculents et les situations absurdes confèrent aux nouvelles une dimension tragi-comique. Le narrateur pose un regard lucide et sans complaisance sur sa propre déchéance : « Je suis allé aux chiottes et j’ai lâché une belle merde biéreuse. Puis je suis allé au lit, branlette et dodo. »
La folie ordinaire dont il est question est celle qui habite chaque homme, impossible à soigner ou à enfermer car constitutive de la condition humaine. « Impossible de reconnaître un fou d’un homme normal dans les rues », constate le narrateur. Cette folie trouve son exutoire dans l’alcool, le sexe et la violence, seuls moyens d’échapper à l’absurdité d’une existence vouée à l’échec.
Les critiques de l’époque ont réservé un accueil contrasté au recueil. Jean-François Bizot salue « des histoires aussi vraies qu’infectes qui font honneur à la littérature : il raconte ce que les autres enjolivent et dissimulent. » D’autres dénoncent la répétitivité des thèmes et le caractère systématique de la provocation. Le scandale atteint son paroxysme lors du passage de Bukowski à l’émission « Apostrophe » en 1978, où l’écrivain apparaît ivre à l’antenne.
« Contes de la folie ordinaire » a été adapté au cinéma en 1981 par Marco Ferreri.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 248 pages.
7. Journal d’un vieux dégueulasse (recueil de chroniques, 1969)
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Résumé
En 1967, Charles Bukowski commence à écrire une chronique hebdomadaire dans « Open City », un journal underground de Los Angeles. Son ami John Bryan, fondateur du magazine, lui offre une liberté d’expression totale. Ces textes seront rassemblés en 1969 dans « Journal d’un vieux dégueulasse ».
L’ouvrage se compose d’une quarantaine de courts récits où l’auteur raconte ses errances dans l’Amérique des années 1960. Alcoolique assumé, Bukowski survit grâce à des emplois précaires et réside dans des hôtels miteux. Il passe ses journées entre les bars, les champs de courses et les bordels, fréquentant une faune interlope de clochards, de prostituées et de déclassés.
Ses chroniques mêlent le réel et l’imaginaire : certaines relatent ses rencontres avec des figures littéraires comme Neal Cassady, d’autres plongent dans le fantastique avec des anges jouant au baseball. À travers ces textes crus et sans concession, Bukowski dresse le portrait d’une Amérique marginale et miséreuse, aux antipodes du rêve américain. Ses observations musclées sur la société, la politique et la révolution témoignent d’un regard lucide et désabusé sur son époque.
Autour du livre
L’écriture de ces chroniques puise sa source dans l’enfance traumatique de l’écrivain. Victime de violences paternelles répétées sous le regard indifférent de sa mère, Bukowski développe ce qu’il nomme « la position de l’homme frigorifié » – une forme d’insensibilité acquise face à la brutalité du monde. Cette carapace émotionnelle transparaît dans son style brut et direct, dépourvu d’artifices. Les textes oscillent entre cynisme mordant et autodérision, tandis que l’humour noir vient tempérer la noirceur des situations décrites.
Le FBI ouvre d’ailleurs un dossier sur l’auteur en raison du caractère subversif de ces chroniques. La singularité de l’œuvre tient notamment à sa typographie particulière : Bukowski refuse délibérément les majuscules en début de phrase pour marquer sa rupture avec les conventions établies. Cette transgression formelle s’inscrit dans le contexte plus large des années 1960, période de profonds bouleversements sociaux et culturels.
Si certaines chroniques s’aventurent dans le fantastique loufoque – comme celle mettant en scène un ange jouant au baseball – la majorité s’ancre dans un réalisme cru. La sexualité et la violence y occupent une place centrale, non par provocation gratuite mais comme manifestation d’une existence marginale assumée. Bukowski revendique d’ailleurs la véracité de ses récits, même les plus outranciers : « Il ne s’agit pas de savoir si mes histoires sont vraies », fait-il dire à l’un de ses personnages, « Elles le sont. »
Dans ces textes se dessine le portrait d’une Amérique des laissés-pour-compte, à mille lieues du rêve américain. La critique sociale se fait mordante, notamment envers ce que l’auteur considère comme l’hypocrisie des mouvements révolutionnaires : « nombreux sont ceux qui s’en vont répétant que la révolution est imminente, mais je détesterais qu’ils se fassent tuer pour rien […] vous aurez perdu les meilleurs d’entre vous. et alors qu’aurez-vous gagné sinon un pouvoir qui s’exercera CONTRE le peuple ? »
L’influence de John Fante, que Bukowski admire profondément, se ressent dans ces chroniques où l’écriture se fait râpeuse et la vision désenchantée. Cependant, contrairement à la Beat Generation dont il se démarque volontairement, Bukowski ne cherche pas à théoriser sa marginalité. Il la vit simplement, revendiquant la solitude comme seule condition acceptable pour l’écrivain : « l’écrivain qui s’affiche dans la rue se fait sucer sa substantifique moelle par les imbéciles. il n’y a qu’une chose qui convienne à l’écrivain : la SOLITUDE devant sa machine à écrire. »
Les critiques de l’époque sont partagées face à cette œuvre incendiaire. Certains saluent la sincérité brutale de l’écriture et l’absence de compromission, tandis que d’autres déplorent la vulgarité et la violence des propos. Le magazine Time qualifie néanmoins Bukowski de « lauréat de la vie américaine des bas-fonds ». Des années plus tard, le cinéaste Barfly adaptera certaines de ces chroniques à l’écran, bien que l’auteur désapprouve l’interprétation qui est faite de son personnage.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 315 pages.