Ferit Orhan Pamuk naît le 7 juin 1952 à Istanbul, dans une famille bourgeoise cultivée. Après avoir envisagé une carrière de peintre puis étudié l’architecture et le journalisme, il se consacre entièrement à l’écriture. Il publie son premier roman, « Cevdet Bey et ses fils », en 1982, qui s’inspire en partie de son histoire familiale.
La reconnaissance internationale arrive avec « Le Château blanc » (1985), son premier roman traduit en anglais. Il développe alors un style plus expérimental, mêlant réalisme magique et traditions narratives orientales. Ses œuvres majeures comme « Le livre noir » (1990), « Mon nom est Rouge » (1998) et « Neige » (2002) abordent les thèmes de l’identité, de la mélancolie et des tensions entre Orient et Occident.
En 2005, Pamuk fait l’objet de menaces et de poursuites judiciaires après avoir évoqué publiquement le génocide arménien et les massacres kurdes. L’année suivante, il reçoit le Prix Nobel de littérature, le premier écrivain turc à l’obtenir.
Traduit dans plus de soixante langues, ses romans connaissent un succès planétaire avec plus de onze millions d’exemplaires vendus. Aujourd’hui, Pamuk continue d’écrire et d’enseigner, notamment à l’Université Columbia.
Voici notre sélection de ses romans majeurs.
1. Le Château blanc (1985)
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Résumé
Au XVIIe siècle, sous le règne du sultan Mehmet IV, un jeune savant vénitien est capturé par des pirates turcs lors d’un voyage entre Venise et Naples. Emprisonné à Istanbul puis vendu comme esclave, il attire l’attention par ses connaissances médicales et scientifiques. Son nouveau maître, un intellectuel turc du nom de Hoja (le Maître), lui ressemble de façon troublante, comme un reflet dans un miroir.
Le Maître, fasciné par la science occidentale, force son esclave à lui transmettre tout son savoir. Leur relation s’avère complexe : tantôt complices dans leurs recherches astronomiques et leurs inventions, tantôt adversaires dans un duel psychologique où chacun tente de dominer l’autre. Ensemble, ils créent des feux d’artifice spectaculaires qui leur ouvrent les portes du palais et gagnent l’attention du jeune sultan.
Lorsqu’une épidémie de peste ravage Istanbul, leur divergence s’accentue. Le Vénitien propose des mesures de quarantaine tandis que le Maître s’en remet d’abord à la volonté divine. Leur succès contre la maladie propulse le Maître au rang d’astrologue impérial. Mais leur ultime défi surgit quand le sultan leur commande une arme révolutionnaire pour conquérir une forteresse polonaise – le fameux Château blanc…
Autour du livre
« Le Château blanc », publié initialement en Turquie en 1985 aux éditions İletişim Yayınları, est le livre qui a véritablement propulsé Orhan Pamuk sur la scène littéraire internationale. L’écrivain turc, alors au début de sa carrière, s’écarte avec ce troisième roman de l’influence naturaliste qui marquait ses précédents écrits pour adopter une approche postmoderne. Pamuk s’inspire notamment de traditions narratives orientales, mais aussi d’auteurs occidentaux comme Dostoïevski dont il se sent proche intellectuellement. Dans une note à la fin du roman, il précise pourtant : « Le Château blanc n’est pas un roman historique », bien qu’il soit solidement ancré dans le contexte ottoman du XVIIe siècle.
Le livre s’inscrit dans un questionnement fondamental qui traversera toute l’œuvre de Pamuk : le rapport complexe entre Orient et Occident. À travers la relation entre le savant vénitien et son double ottoman, il met en scène la fascination mutuelle et ambivalente entre ces deux mondes. Il expose la tension vécue par la société turque, tiraillée entre traditions islamiques et attrait pour la modernité occidentale. Comme l’explique Pamuk dans un entretien : « J’ai appris à ne pas traiter cette angoisse comme une maladie. Je dis : ne faites pas s’entrechoquer tradition et modernité, laissez-les coexister. » Cette dualité se traduit par l’antagonisme entre deux visions : celle du Maître qui cherche à s’approprier le savoir occidental pour restaurer la puissance ottomane, et celle du Vénitien qui observe avec distance les croyances traditionnelles de ses hôtes.
La similitude physique entre les protagonistes sert de catalyseur à une interrogation métaphysique qui traverse tout le récit. « Pourquoi suis-je ce que je suis ? » est la question obsédante que se pose le Maître. Au fil de leur cohabitation, les frontières identitaires s’estompent, chacun absorbant les traits de l’autre. Cette confusion culmine lorsqu’ils se contemplent ensemble dans un miroir : « Tous deux nous étions un ». Dans ce brouillage des repères individuels se joue une démonstration philosophique : l’identité n’est pas une essence fixe mais une construction mouvante, façonnée par les rencontres et les contextes. L’inquiétante étrangeté du double devient alors métaphore d’une interrogation universelle sur la nature du moi.
La structure narrative adopte une mise en abyme sophistiquée qui démultiplie les niveaux de lecture. Le manuscrit principal est présenté comme découvert par un personnage nommé Faruk Darvinoglu, lui-même issu d’un précédent roman de Pamuk (« La Maison du silence »). Cette construction fait écho aux récits enchâssés des contes orientaux, tout en questionnant la notion même d’autorité narrative : qui parle réellement ? L’ambiguïté culmine au dernier chapitre où le narrateur, devenu âgé, reçoit la visite d’un voyageur nommé Evliya Çelebi (personnage historique, célèbre chroniqueur ottoman) qui lui demande de partager ses connaissances sur l’Italie. Cette confection narrative complexe transforme le roman en un jeu de miroirs où fiction et réalité historique s’entremêlent inextricablement.
« Le Château blanc » a suscité des réactions contrastées tout en établissant la réputation internationale de Pamuk. La critique a principalement salué sa capacité à « conjuguer traditions orientales avec les éléments stylistiques de la modernité occidentale », comme l’a souligné plus tard le comité du Prix Nobel. Si certains lecteurs déplorent un rythme « inégal » ou « lancinant », d’autres louent sa construction narrative sophistiquée. Le Frankfurter Allgemeine Zeitung note que Pamuk y développe « la recherche conflictuelle d’identité entre modernité occidentale et tradition islamique ». Cette thématique du tiraillement identitaire et culturel deviendra sa marque de fabrique.
Aux éditions FOLIO ; 272 pages.
2. Le livre noir (1990)
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Résumé
Dans une Istanbul hivernale, Galip, un avocat désabusé, rentre chez lui pour constater que Ruya, son épouse, s’est éclipsée en ne laissant qu’une lettre laconique de dix-neuf mots. Sa disparition coïncide avec celle de Djélâl Salik, demi-frère de Ruya et cousin de Galip, chroniqueur vedette du journal Milliyet dont Galip dévore chaque article avec une admiration sans borne. Persuadé que ces disparitions simultanées cachent une fuite commune, Galip s’abstient d’alerter les autorités et se lance seul à leur recherche.
Ses pas le mènent à travers le dédale des quartiers stambouliotes, de Beyoğlu à Nişantaşı, où il sollicite d’anciens amis et décortique méthodiquement les chroniques de Djélâl, persuadé d’y trouver des messages cryptés. La quête prend un tour obsessionnel lorsque Galip, magnétisé par la personnalité de son cousin, franchit une ligne invisible : après avoir déniché l’appartement clandestin de Djélâl, il s’approprie son espace intime, revêt ses habits et, comble de la métamorphose, rédige sous son nom les chroniques que les lecteurs du Milliyet attendent impatiemment. Galip se perd bientôt dans un jeu d’identités où chercher devient plus important que trouver…
Autour du livre
Orhan Pamuk entame la rédaction du « Livre noir » à l’automne 1985 et l’achève en février 1990. Comme il le révèle lui-même, l’écrivain turc privilégie l’écriture manuscrite dans des cahiers avant que ses textes ne soient dactylographiés. Durant les périodes où l’inspiration se tarit, il griffonne des dessins, sortes de cartographies mentales qui traduisent sa conception d’Istanbul comme un labyrinthe. Dans une interview accordée au magazine The Paris Review, Pamuk confie que son livre naît d’un séjour aux États-Unis : confronté à la puissance culturelle américaine, il ressent le besoin de retourner à ses racines et de « créer une littérature nationale moderne ». Sa démarche consiste alors à puiser dans la richesse des traditions orientales tout en les replaçant dans le contexte contemporain d’Istanbul.
L’influence familiale joue également un rôle essentiel dans la composition du roman. Pamuk s’inspire directement de sa propre famille nombreuse pour créer ses personnages, notamment le personnage de Melih Amca (l’oncle Melih), directement inspiré de son oncle maternel. L’immeuble où résident plusieurs membres de la famille Salik constitue un microcosme de la société turque en mutation, progressivement envahi par « de petits fabricants de vêtements, des bureaux d’assurances, des gynécologues qui pratiquaient des avortements clandestins ».
L’identité constitue la colonne vertébrale du roman. Le protagoniste Galip, insatisfait de sa condition d’avocat, endosse progressivement l’identité de Djélâl qu’il admire depuis l’enfance. Ce questionnement dépasse la sphère individuelle pour embrasser celle, collective, de la Turquie tiraillée entre traditions orientales et fascination occidentale.
La structure du roman repose sur une alternance systématique entre la quête nocturne de Galip et les chroniques de Djélâl. Istanbul s’y dessine comme personnage central – ville palimpseste où chaque quartier, chaque ruelle, chaque bâtiment recèle des strates d’histoires superposées. Les chroniques évoquent tant les profondeurs mystérieuses du Bosphore que les boutiques d’Alaadin regorgeant d’objets hétéroclites, ou encore les passages souterrains peuplés de mannequins représentant les Stambouliotes d’antan.
« Le livre noir » s’inscrit dans une filiation littéraire multiple, mêlant traditions orientales et occidentales. Les noms mêmes des personnages renvoient à la mystique islamique : Djélâl évoque Mevlâna Celâlettin Rumi, maître soufi du XIIIe siècle, tandis que Galip rappelle le poète turc Şeyh Galip. La structure narrative fait écho aux Mille et Une Nuits avec ses histoires enchâssées, mais convoque également Proust pour le thème de l’obsession amoureuse, ou encore Borges pour ses labyrinthes métaphysiques. Pamuk subvertit aussi les codes du roman policier – Ruya, lectrice insatiable de romans noirs, disparaît précisément comme un personnage de fiction criminelle.
« Le livre noir » a suscité des réactions passionnées dans le milieu littéraire. L’Université Columbia lui consacre des cours spécifiques tandis que le jury du Nobel, qui couronnera Pamuk en 2006, affirme y avoir été particulièrement sensible. Tahsin Yücel, dans sa critique, note que « Galip prétend chercher son épouse mais s’occupe souvent de choses qui n’ont absolument aucun rapport avec la pauvre femme », soulignant la dimension métaphysique de sa quête.
Aux éditions FOLIO ; 715 pages.
3. Mon nom est Rouge (1998)
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Résumé
Istanbul, 1591. Dans l’Empire ottoman du sultan Murad III, un crime secoue l’atelier impérial des miniaturistes : Délicat Effendi, un artiste de talent, gît assassiné au fond d’un puits. Le Noir, ancien enlumineur, revient à Constantinople après douze années d’exil, rappelé par son oncle maternel. Ce dernier, chargé par le sultan de créer secrètement un manuscrit pour le millénaire de l’hégire, lui confie une double mission : résoudre le meurtre et contribuer au livre controversé. Car ce manuscrit adopte les techniques occidentales de perspective et de portrait individuel, considérées comme hérétiques par les gardiens de la tradition islamique.
En menant l’enquête, Le Noir se convainc que l’assassin se cache parmi trois miniaturistes de l’atelier impérial : Cigogne, Papillon ou Olive. Chacun possède un talent unique et un mobile potentiel. Parallèlement, il retrouve Shékuré, la fille de son oncle dont il était amoureux depuis toujours, désormais mère de deux enfants et au statut matrimonial incertain. Entre les prêches enflammés du prédicateur d’Erzurum contre les peintres « impies », les tensions artistiques à l’atelier et sa passion renaissante pour Shékuré, Le Noir s’engage dans une enquête périlleuse. Lorsqu’un second meurtre survient, l’étau se resserre. Il doit identifier le meurtrier avant que celui-ci ne frappe à nouveau…
Autour du livre
« Mon nom est Rouge » paraît en Turquie en 1998 sous le titre original « Benim Adım Kırmızı ». Orhan Pamuk y construit une œuvre polyphonique où s’entremêlent intrigue policière et passion amoureuse dans l’Empire ottoman du XVIe siècle. Sa structure singulière, où vingt-et-un narrateurs différents prennent successivement la parole — y compris des objets inanimés et des concepts abstraits comme la couleur rouge — témoigne de l’ambition littéraire exceptionnelle de Pamuk.
Au cœur du récit se trouve la tension entre deux visions antagonistes de l’art. D’un côté, la tradition miniaturiste ottomane et persane considère l’art comme une représentation idéalisée du monde tel que Dieu le voit, sans perspective ni individualité marquée. De l’autre, l’influence grandissante des techniques occidentales vénitiennes, avec leur usage de la perspective et du portrait individualisé, bouscule ces conventions. Pamuk s’appuie sur des figures historiques comme le maître Nakkaş Osman (Maître Osman dans le roman) et des manuscrits authentiques tels que le Sürname commandé par Murad III pour ancrer son récit dans une réalité historique précise.
La question de l’identité traverse les pages comme un fil conducteur. Les miniaturistes traditionnels, qui travaillent dans l’anonymat et reproduisent les motifs transmis par leurs maîtres, s’opposent à l’émergence d’un style personnel propre à l’art occidental. Le roman interroge ainsi la notion d’auteur et la signature artistique, considérée tantôt comme orgueil blasphématoire, tantôt comme expression authentique. Cette dualité entre Orient et Occident, tradition et modernité, met en lumière les tensions culturelles et religieuses qui agitent l’Empire ottoman finissant.
Construit comme une mosaïque de cinquante-neuf chapitres, le roman donne voix à une multitude de narrateurs. La Mort, Satan, un arbre, un chien et même la couleur rouge prennent tour à tour la parole. Cette structure éclatée permet à Pamuk de multiplier les perspectives sur un même événement et de créer un jeu complexe de miroirs narratifs, reflet des miniatures décrites dans le livre qui présentent souvent plusieurs niveaux de lecture.
Acclamé par la critique internationale, « Mon nom est Rouge » remporte le Prix du Meilleur Livre étranger en France en 2002, le Premio Grinzane Cavour en Italie la même année, puis l’International IMPAC Dublin Literary Award en 2003. Traduit dans plus de soixante langues, il est considéré comme l’œuvre majeure de Pamuk avant son couronnement par le Prix Nobel. La presse souligne unanimement son architecture narrative ambitieuse et sa capacité à transcender les clivages culturels. Les Inrockuptibles saluent « l’ultime et magnifique paradoxe de la fiction : faire du mensonge un art pour faire entendre la vérité, dans une société qui a changé son histoire en mensonges ». En Chine, le livre est même élu meilleur roman de l’année 2006.
La Radio nationale turque (TRT) l’a transposé en pièce radiophonique avec des interprètes renommés comme Haluk Bilginer, Zuhal Olcay et Tamer Karadağlı. Plus récemment, en février 2024, le compositeur polonais Aleksander Nowak en a tiré un opéra intitulé « Ja, Şeküre » (« Moi, Şeküre »), centré sur le personnage féminin principal. La BBC Radio 4 a également diffusé une adaptation radiophonique en 2008.
Aux éditions FOLIO ; 752 pages.
4. Neige (2002)
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Résumé
Ka, un poète turc exilé en Allemagne depuis douze ans, revient dans son pays natal. Officiellement, il se rend à Kars, ville frontalière de l’est de la Turquie, pour enquêter sur une série de suicides de jeunes filles musulmanes auxquelles on interdit de porter le voile à l’école. Mais secrètement, il espère retrouver İpek, son amour de jeunesse récemment divorcée, dont le père dirige l’hôtel où il séjourne.
À son arrivée, Ka découvre une ville isolée par d’abondantes chutes de neige, où les tensions entre islamistes et laïcs s’exacerbent à l’approche des élections municipales. Il rencontre différentes personnalités qui incarnent les fractures de la société turque : Muhtar, l’ex-mari d’İpek devenu candidat du parti religieux ; Kadife, sœur d’İpek et figure de la résistance des femmes voilées ; Necip, jeune étudiant d’une école coranique ; ou encore le charismatique Lapislazuli, leader islamiste recherché par la police.
L’atmosphère bascule brutalement lorsqu’une représentation théâtrale se transforme en coup d’État. Sunay Zaim, acteur kémaliste, fait tirer à balles réelles sur les spectateurs islamistes, tandis que l’armée profite de l’isolement de la ville pour multiplier arrestations et exécutions. Dans ce contexte chaotique, Ka se retrouve malgré lui au cœur des négociations entre factions rivales. Alors que son inspiration poétique renaît miraculeusement dans cette ville enneigée, il tente désespérément de convaincre İpek de quitter Kars avec lui avant que les routes ne rouvrent…
Autour du livre
Orhan Pamuk rédige « Neige » entre 1999 et 2001, dans un contexte de tensions croissantes entre islamistes et laïcs en Turquie. Publié en 2002 sous le titre original « Kar », ce livre marque un virage dans sa bibliographie par son caractère explicitement politique. Pamuk s’y démarque de ses précédents écrits plus métaphysiques pour aborder frontalement les conflits qui déchirent la société turque contemporaine. Dans un entretien accordé à la Frankfurter Allgemeine Zeitung, l’écrivain révèle son ambition : représenter les contradictions de toute la Turquie à travers le prisme d’une seule ville provinciale. Cette cité de Kars, qu’il avait visitée dans les années 1970, l’avait profondément impressionné par sa mélancolie et son atmosphère de déclin. « Ces images m’ont hanté pendant trente ans », confie-t-il.
La structure du récit s’articule autour d’une double temporalité : les événements vécus par Ka durant quatre jours à Kars, puis, quatre ans plus tard, l’enquête menée par son ami narrateur qui reconstruit cette histoire. Cette construction confère au texte une théâtralité accentuée par l’unité de temps et de lieu ainsi que par la mise en abyme d’une représentation théâtrale au cœur du roman. La forme rappelle certaines œuvres théâtrales renouvelées de l’Antiquité, avec un protagoniste central, des personnages secondaires apparaissant successivement et les habitants formant une sorte de chœur.
Le titre « Neige » (Kar en turc) révèle un jeu sonore significatif avec le nom du protagoniste Ka et celui de la ville Kars. Ce leitmotiv traverse l’œuvre comme un symbole ambigu : beauté et pureté d’une part, isolement et étouffement d’autre part. Pamuk utilise la neige comme métaphore de la condition humaine – chaque flocon étant unique tout en partageant une structure commune avec les autres. Ka organise d’ailleurs ses poèmes selon le motif d’un cristal de neige sur les axes de la « mémoire », de la « fantaisie » et de la « raison ».
À travers ce roman, Pamuk dépeint les tensions qui traversent la Turquie contemporaine sans prendre parti. Il met en scène les conflits entre islamistes et laïcs, nationalistes turcs et kurdes, partisans de l’Occident et défenseurs des traditions. La controverse du voile cristallise ces oppositions, un symbole politique plus que religieux. Le personnage de Ka, déchiré entre son éducation occidentale et son attachement à la Turquie, incarne cette ambivalence. Comme l’explique l’auteur dans un entretien au Nouvel Observateur : « Le livre en a énervé plus d’un, mais tous les Turcs y ont finalement trouvé leur compte ».
La réception critique se révèle majoritairement élogieuse. Margaret Atwood, dans le New York Times, compare le statut de Pamuk en Turquie à celui d’une « rock star, gourou, spécialiste du diagnostic et expert politique », ajoutant que « le public turc lit ses romans comme s’il prenait son propre pouls ». Bruno Preisendörfer, du Tagesspiegel, salue sa capacité à « raconter des contes de fées sur un ton journalistique et transformer des articles de presse en contes de fées ». Le quotidien allemand le qualifie de « livre grotesque, cruel, infernalement comique ». Certains critiques pointent néanmoins quelques maladresses stylistiques, comme Ulrich Greiner dans Die Zeit, qui déplore « des pages extrêmement négligées, imprégnées d’une redondance suffisante ». Ces réserves n’empêchent pas le roman de connaître un important succès international, avec plus de 70 000 exemplaires vendus pour l’édition française.
« Neige » a fait l’objet d’une adaptation théâtrale en 2017 au Théâtre national de Strasbourg. Mise en scène par Blandine Savetier, qui a collaboré avec Waddah Saab pour l’adaptation, la pièce a bénéficié de « l’aide amicale » d’Orhan Pamuk lui-même.
Aux éditions FOLIO ; 640 pages.
5. Le musée de l’Innocence (2008)
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Résumé
Istanbul, 1975. Kemal, 30 ans, issu d’une riche famille d’industriels, doit épouser Sibel, la fille d’un diplomate. Un jour, en achetant un sac à main pour sa fiancée, il reconnait la vendeuse : Füsun, sa cousine éloignée de 18 ans. C’est le coup de foudre. Ils entament une liaison passionnée pendant 44 jours en se retrouvant secrètement dans un appartement familial vacant.
Malgré cette passion, Kemal célèbre ses fiançailles avec Sibel. Dès le lendemain, Füsun disparaît de sa vie. Effondré, il rompt finalement avec Sibel et part à la recherche de sa bien-aimée. Quand il la retrouve enfin huit mois plus tard, elle s’est mariée à un jeune cinéaste : Feridun.
Incapable de renoncer à elle, Kemal s’invite quasi quotidiennement chez Füsun, son mari et ses parents pendant huit longues années. Pour compenser cette relation platonique forcée, il dérobe systématiquement de petits objets liés à la jeune femme qu’il collectionne avec dévotion : mégots, bijoux, ustensiles de cuisine…
Son obsession amoureuse, à la fois destructrice et créatrice, pousse Kemal à négliger sa carrière et sa vie sociale. Sa collection compulsive deviendra la base d’un projet fou : un musée entièrement dédié à son amour impossible. Mais ce sacrifice de toute une vie lui permettra-t-il un jour de reconquérir Füsun ?
Autour du livre
Après avoir écrit « Neige », Orhan Pamuk entame la rédaction du « Musée de l’Innocence » mais l’interrompt pour composer ses mémoires « Istanbul – Souvenirs d’une ville », avant d’y revenir et d’y consacrer cinq années de travail. Pamuk achète en 1999 une maison dans le quartier de Çukurcuma à Istanbul pour y abriter une collection d’objets qu’il accumule pendant quinze ans en écumant les antiquaires. Ces objets, représentatifs de la vie stambouliote des années 1970, alimentent son imaginaire et lui permettent de construire son récit. La couverture du livre présente d’ailleurs un collage de vieilles photographies issues de sa propre collection.
À travers l’histoire d’amour tragique de Kemal et Füsun, Pamuk dresse un portrait saisissant de la société stambouliote des années 1970-1980. Cette période charnière voit la haute bourgeoisie turque tiraillée entre ses traditions séculaires et son aspiration à embrasser la modernité occidentale. Les fiançailles somptueuses de Kemal et Sibel à l’hôtel Hilton symbolisent parfaitement cette occidentalisation de l’élite. Pendant ce temps, la classe populaire, dont est issue Füsun, conserve ses codes traditionnels. L’écart social entre les deux personnages principaux sert de prisme pour observer les contradictions d’une société en mutation, où la question de la virginité avant le mariage demeure capitale malgré les velléités de libération des mœurs.
L’aspect le plus remarquable du livre réside dans son prolongement dans le monde réel. En avril 2012, Pamuk inaugure véritablement le « Musée de l’Innocence » dans la maison acquise des années plus tôt. Il y expose méthodiquement, dans 83 vitrines correspondant aux 83 chapitres du roman, les objets collectionnés par Kemal/Pamuk. Chaque vitrine raconte un épisode du roman à travers des objets ordinaires : mégots de cigarettes, boucles d’oreilles, verres à thé, photographies d’époque… Un billet d’entrée pour le musée est d’ailleurs inclus dans le livre. Cette démarche, unique en son genre, a valu au musée le Prix du musée européen de l’année en 2014.
Par-delà la simple histoire d’amour, Pamuk dépeint avec tact une pathologie mentale : la syllogomanie, ou thésaurisation compulsive d’objets. Le narrateur développe un comportement extrême qui le pousse à voler systématiquement des objets ayant appartenu à Füsun. Cette collection obsessionnelle s’accompagne de mensonges et de manipulations, reflet de la dimension maladive de son amour. Cette passion dévorante interroge la nature même du sentiment amoureux : est-ce de l’amour véritable ou une obsession malsaine ? Le fétichisme de Kemal, qui cherche à capturer l’essence de l’être aimé à travers des objets matériels, pose la question fondamentale de notre rapport au temps, à la mémoire et à l’absence.
La critique internationale a salué unanimement l’ampleur et l’originalité de ce roman. Le Financial Times l’a comparé à « Ulysse » de James Joyce, « Anna Karénine » de Tolstoï et « Lolita » de Nabokov. Le New York Times l’a inscrit sur sa liste des « meilleurs livres de 2009 ». En Turquie, malgré quelques réserves sur la longueur du récit et certaines répétitions, il a connu un succès immédiat, se hissant en tête des ventes dès sa sortie. Les droits de traduction ont été vendus pour plus de trente langues avant même l’achèvement du manuscrit.
La chanteuse turque Nazan Öncel, touchée par l’histoire d’amour des protagonistes, a composé la chanson « Canım Benim Nasılsın » (Comment vas-tu, mon chéri ?) après sa lecture. En 2015, le réalisateur britannique Grant Gee a sorti un documentaire intitulé « Orhan Pamuk, éloge de la mélancolie », qui évoque les trois dimensions du projet : le musée physique, la ville d’Istanbul et l’écrivain lui-même. Une autre adaptation documentaire a été réalisée par Demet Haselçin, qui a filmé pendant plusieurs années la transformation progressive de la maison en musée. Des colloques universitaires ont également été organisés autour de l’œuvre, comme le « Symposium du Musée de l’Innocence » tenu en mai 2012 à l’Université Mimar Sinan d’Istanbul.
Aux éditions FOLIO ; 832 pages.
6. Cette chose étrange en moi (2014)
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Résumé
Né en 1957 dans un village d’Anatolie centrale, Mevlut Karatas rejoint son père à Istanbul en 1969, à l’âge de douze ans. Comme beaucoup de ruraux venus s’établir dans cette métropole en pleine expansion, il s’installe avec son père dans une modeste masure sur la colline de Kültepe. Parallèlement à ses études au lycée Atatürk, il aide son père à vendre du yaourt et de la boza, boisson fermentée traditionnelle, dans les rues d’Istanbul.
Lors du mariage de son cousin Korkut, il tombe amoureux d’une jeune fille. Durant trois années, il lui écrit des lettres passionnées. À vingt-cinq ans, aidé par son cousin Süleyman, il l’enlève pour l’épouser selon la tradition. Mais une surprise l’attend : ce n’est pas la fille dont il était tombé amoureux, mais sa sœur aînée, Rayiha. Mevlut décide néanmoins de poursuivre sa vie avec elle.
Pendant plus de quarante ans, il parcourt les rues d’Istanbul en vendant sa boza, témoin privilégié des transformations de la ville et de la société turque. Sa propre histoire et ses questionnements intimes se mêlent aux soubresauts sociaux-politiques du pays. Mais une chose étrange l’habite : cette sensation de n’être jamais tout à fait à sa place, ce sentiment d’étrangeté qui ne le quitte pas.
Autour du livre
La rédaction de « Cette chose étrange en moi » débute en 2008, année de la sortie du « Musée de l’Innocence », et s’étale sur six années, dont trois consacrées à l’écriture proprement dite. Ce projet ambitieux nourrit le désir d’Orhan Pamuk de continuer à chroniquer l’histoire moderne d’Istanbul, mais en abandonnant cette fois le point de vue bourgeois qui caractérisait ses textes précédents. Il choisit de raconter l’évolution de sa ville natale à travers le regard d’un personnage modeste, représentant de ces milliers de ruraux qui quittèrent leurs campagnes dans les années 1960 pour venir exercer de petits métiers à Istanbul, contribuant à faire passer la population de la métropole d’un million d’habitants vers 1970 à dix-sept millions en 2010. Pamuk se documente scrupuleusement en visitant les villages d’Anatolie centrale d’où émigraient les vendeurs de yaourt et de boza pour construire un personnage authentique. Le titre du roman provient d’une de ses lectures de jeunesse, le poème « Le Prélude » de William Wordsworth.
Le récit se lit comme une chronique des bouleversements politiques, sociologiques, culturels et ethnologiques que connaît la Turquie durant cette période. À travers les déambulations nocturnes de Mevlut, on assiste aux multiples soubresauts qui agitent le pays : coups d’État militaires (notamment en 1971 et 1980), montée de l’islamisme politique, expulsion des minorités grecques et arméniennes, conflit chypriote, tension entre communautés (Kurdes, alévis), luttes entre factions nationalistes, islamistes, libérales et d’extrême gauche. Sans jamais prendre parti explicitement, Mevlut observe ces changements tout en poursuivant son humble existence. La narration saisit également les transformations économiques et urbaines de la Turquie moderne : l’exode rural massif, la construction anarchique des bidonvilles sur les collines (les « gecekondu », littéralement « construits la nuit »), la spéculation immobilière, la corruption endémique, la fraude aux services publics, l’émergence d’une nouvelle classe d’entrepreneurs.
La technique narrative employée par Pamuk constitue l’une des principales originalités de l’œuvre. Si la majeure partie du récit est racontée par un narrateur omniscient à la troisième personne, celui-ci cède régulièrement la parole aux différents protagonistes qui s’adressent directement au lecteur à la première personne. Ce procédé permet d’appréhender les événements sous différents angles et d’enrichir considérablement la narration. Pamuk explique qu’il avait d’abord commencé son récit dans un style classique, mais qu’il s’est vite trouvé insatisfait du résultat qui ne retranscrivait pas assez fidèlement le fruit de ses discussions avec des vendeurs de rue. En incorporant à la première personne les points de vue des proches de Mevlut (sa femme Rayiha, ses cousins Korkut et Süleyman, son ami Ferhat, etc.), il parvient à conserver la vitalité des témoignages recueillis et à créer un roman choral d’une grande richesse.
À travers les personnages féminins comme Rayiha, Vediha et Samiha, Pamuk dessine également un portrait saisissant des femmes turques prises entre traditions et aspirations à l’émancipation. Les mariages arrangés, les fugues pour y échapper, la maternité souvent subie, les tâches ménagères écrasantes, la relégation au foyer, toutes ces réalités sont abordées sans manichéisme ni jugement. Le monologue de Vediha, répétant inlassablement « Est-ce juste… », constitue un moment particulièrement marquant de dénonciation de l’ordre patriarcal. La structure familiale, pilier de la société turque traditionnelle, est également scrutée sous toutes ses coutures : solidarité indéfectible, mais aussi rivalités, jalousies et manipulations.
Télérama salue une « envoûtante fresque dans laquelle, une fois encore, Orhan Pamuk se penche sur l’histoire, le paysage, le souffle singulier d’Istanbul ». Le Monde souligne qu’il « donne corps à la mégapole qu’est devenue Istanbul ». Dans le monde anglophone, Elena Seymenliyska du Daily Telegraph évoque « une saga familiale qui est autant une élégie à Istanbul qu’à ses générations d’habitants adoptifs ». Publishers Weekly souligne particulièrement « le traitement par Pamuk de l’évolution d’Istanbul en une ville bruyante, corrompue, modernisée ». En 2017, « Cette chose étrange en moi » figure sur la liste finale de l’International Dublin Literary Award. Il est également sélectionné pour l’International Booker Prize en 2016.
Aux éditions FOLIO ; 832 pages.
7. La femme aux cheveux roux (2016)
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Résumé
Istanbul, 1985. Cem Çelik, un adolescent de 16 ans, voit sa vie basculer quand son père, pharmacien et militant politique de gauche, abandonne brutalement le foyer familial. Pour gagner de l’argent et financer ses études universitaires, Cem devient apprenti de Maître Mahmut, un puisatier qui travaille à l’ancienne dans la bourgade d’Öngören, en périphérie d’Istanbul.
Sur ce chantier difficile où l’eau se fait désirer, Cem trouve en Mahmut une figure paternelle de substitution. Le soir, ils se racontent des histoires – Mahmut parle de récits tirés du Coran, Cem évoque le mythe d’Œdipe. Dans le village voisin, le jeune homme croise le regard d’une comédienne aux cheveux roux, membre d’une troupe de théâtre ambulant. Cette femme de 33 ans fascine Cem qui vit avec elle sa première expérience amoureuse. Mais un accident dramatique survient peu après : par inattention, Cem laisse tomber un lourd seau sur Mahmut qui travaille au fond du puits. Persuadé de l’avoir tué, l’adolescent s’enfuit à Istanbul.
Trente ans plus tard, Cem est devenu un riche entrepreneur dans le bâtiment, marié mais sans enfant. L’homme n’a jamais cessé de se tourmenter à propos de cet été qui a déterminé tout son parcours. Obsédé par les mythes d’Œdipe et de Rostam, il cherche à comprendre son destin à travers ces histoires de pères et de fils qui s’entretuent. Lorsque les circonstances le ramènent à Öngören, maintenant englobée dans la métropole stambouliote, Cem va faire face à des révélations qui ébranleront toutes ses certitudes sur son passé et son identité…
Autour du livre
« La femme aux cheveux roux », dixième roman d’Orhan Pamuk paru en 2016 en Turquie puis traduit en français en 2019, s’inscrit dans la continuité de ses œuvres précédentes tout en affichant une singulière concision qui tranche avec ses romans-fleuves habituels.
Le livre se construit sur un entrelacement de mythes fondateurs qui se répondent par-delà les cultures. D’un côté, le mythe occidental d’Œdipe qui tue son père sans le savoir, de l’autre, son pendant oriental tiré du « Livre des Rois » de Ferdowsi, où c’est le père, Rostam, qui tue son fils Sohrâb lors d’un combat sans l’avoir reconnu. Ces deux récits de méconnaissance tragique constituent la trame souterraine du roman ; ils permettent à Pamuk d’interroger les notions de destin, de filiation et d’identité.
À travers les évolutions du paysage urbain sur trente ans – de la bourgade rurale d’Öngören à son absorption dans la métropole tentaculaire d’Istanbul – l’auteur dresse le portrait d’une Turquie en mutation, tiraillée entre tradition et modernité. Cette transformation radicale sert de métaphore aux tensions qui traversent le pays : Occident contre Orient, laïcité contre religion, individualisme contre autorité patriarcale. Comme le note Pamuk, on peut même « définir les civilisations à partir de leur conception des notions de parricide et de filicide » – l’Occident valorisant la rébellion filiale et l’individualisme, l’Orient prônant la soumission à l’autorité paternelle.
Le creusement du puits, décrit avec une précision quasi documentaire, constitue la métaphore centrale du livre. Cette fouille de la terre pour trouver l’eau reflète la quête identitaire de Cem, sa descente dans les profondeurs de sa psyché et de son passé. Les outils rudimentaires du puisatier – pelle, pioche, seau et treuil – s’opposent aux techniques modernes qui transformeront plus tard Istanbul, illustrant la disparition progressive des métiers traditionnels et d’un certain rapport au monde.
La structure tripartite du roman – d’abord la narration de l’adolescent Cem, puis celle de l’adulte qu’il est devenu, enfin le récit de la femme aux cheveux roux – offre une construction en miroir qui rappelle les tragédies classiques. Cette architecture narrative permet à Pamuk d’approfondir les thèmes qui lui sont chers : la culpabilité, la transmission, les tensions entre individu et société, ainsi que l’inéluctabilité du destin malgré les efforts pour y échapper.
La critique internationale a accueilli « La femme aux cheveux roux » avec enthousiasme, saluant la capacité de Pamuk à réinventer le conte philosophique en l’ancrant dans la réalité contemporaine turque. Le Journal du dimanche y voit « un roman philosophique, politique, allégorique » qui s’intéresse « aux mythes d’hier dans la Turquie d’aujourd’hui », tandis que Télérama souligne qu’il « sonde les mystères de la filiation, et par ricochets, ceux de la transmission et de l’identité ». Pour Alex Preston du Guardian, il s’agit d’un roman « trompeusement simple ». En 2017, le livre a reçu le Premio Letterario Internazionale Giuseppe Tomasi di Lampedusa en Italie.
Aux éditions FOLIO ; 352 pages.