William Makepeace Thackeray naît le 18 juillet 1811 à Calcutta, en Inde britannique. Fils unique d’un administrateur de la Compagnie des Indes orientales, il perd son père à l’âge de quatre ans. Sa mère l’envoie alors en Angleterre pour ses études, tandis qu’elle reste en Inde.
Le jeune William étudie dans plusieurs établissements, dont la prestigieuse Charterhouse School, qu’il déteste et qu’il caricaturera plus tard dans ses écrits. Il entre ensuite à Trinity College, Cambridge, mais ne termine pas ses études. Après avoir voyagé en Europe, où il rencontre notamment Goethe, il perd sa fortune en 1833 dans de mauvais investissements.
Contraint de travailler pour vivre, il se tourne vers le journalisme. En 1836, il épouse Isabella Shawe, avec qui il a trois filles. Mais le bonheur est de courte durée : en 1840, Isabella sombre dans la maladie mentale et doit être internée jusqu’à la fin de sa vie.
Thackeray se consacre alors pleinement à l’écriture. Il collabore à plusieurs journaux et magazines, notamment Punch, où il publie ses célèbres « Snob Papers ». Sa carrière littéraire prend véritablement son envol avec la publication de « La Foire aux Vanités » (1847-1848), une satire mordante de la société victorienne qui le propulse au rang des plus grands écrivains de son époque.
Malgré une santé fragile, il continue d’écrire énormément, produisant plusieurs romans majeurs comme « Pendennis » (1848-1850), « The History of Henry Esmond » (1852) et « The Newcomes » (1854-1855). Son style, d’abord férocement satirique, s’adoucit avec le temps, mais conserve toujours son regard acéré sur la société de son époque.
Le 23 décembre 1863, après un dîner en ville, Thackeray est victime d’une attaque cérébrale. On le retrouve mort dans son lit le lendemain matin. Il laisse derrière lui une œuvre considérable qui fait de lui l’un des romanciers britanniques les plus importants de l’époque victorienne.
Voici notre sélection de ses livres majeurs.
1. La Foire aux Vanités (roman, 1847-1848)
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Résumé
Dans l’Angleterre des guerres napoléoniennes, deux jeunes femmes que tout oppose quittent leur pensionnat pour affronter le monde. Amelia Sedley, fille de bonne famille, douce et naïve, s’apprête à épouser le séduisant George Osborne, son amour d’enfance. Rebecca Sharp, orpheline sans le sou mais rusée et ambitieuse, n’a qu’une obsession : se hisser dans la haute société londonienne. Après une tentative infructueuse de séduire Joseph Sedley, le frère fortuné d’Amelia, elle devient gouvernante chez les Crawley. Là, elle parvient à épouser secrètement Rawdon, le fils cadet de la famille, s’attirant les foudres de la riche tante Crawley qui les déshérite.
La bataille de Waterloo bouleverse le destin des personnages. George Osborne y trouve la mort ; Amelia est alors enceinte et ruinée. Becky, elle, poursuit son ascension grâce à la protection du puissant Marquis de Steyne. Tandis qu’Amelia sombre dans le culte de son défunt mari, Becky s’impose dans les salons londoniens par son esprit et sa beauté. Mais son ambition dévorante et ses machinations menacent de causer sa perte…
Autour du livre
William Makepeace Thackeray publie « La Foire aux Vanités » en feuilleton entre janvier 1847 et juillet 1848 dans le magazine Punch. Les vingt livraisons mensuelles rencontrent un succès immédiat. L’auteur y travaille depuis 1844 et s’inspire notamment de sa grand-mère maternelle Harriet Becher pour créer le personnage de Miss Crawley. Le titre provient du roman « Le Voyage du pèlerin » (1678) de John Bunyan, dans lequel « Vanity Fair » désigne une foire perpétuelle symbolisant l’attachement des hommes aux choses terrestres.
Cette fresque sociale monumentale se distingue des romans victoriens par son ton mordant et son absence délibérée de héros vertueux. Le sous-titre « A Novel without a Hero » annonce d’emblée cette rupture avec les conventions littéraires de l’époque. À travers le prisme de la société londonienne des années 1810-1830, Thackeray dissèque les travers de ses contemporains : hypocrisie, arrivisme, cupidité. Le narrateur omniscient, qui s’adresse régulièrement au lecteur avec ironie, compare ses personnages à des marionnettes dont il tire les ficelles.
La force du roman réside dans ses personnages admirablement campés, à commencer par l’inoubliable Becky Sharp. Cette anti-héroïne manipulatrice mais charismatique incarne la première « femme fatale » de la littérature moderne. Face à elle, la candide Amelia représente un idéal féminin victorien dont l’auteur souligne les limites. Il y aborde aussi la question de la condition féminine à travers le mariage, seule voie d’ascension sociale possible pour les femmes.
Charlotte Brontë salue dans sa correspondance le talent de portraitiste de Thackeray : « Vous ne trouverez pas facilement un second Thackeray. Comment peut-il rendre, avec quelques lignes et points noirs, des nuances d’expression si fines, si réelles […] Je ne peux que m’émerveiller et admirer. » Les critiques de l’époque sont enthousiastes, même si certains regrettent la noirceur du tableau dressé par l’écrivain.
« La Foire aux Vanités » a inspiré de nombreuses adaptations, notamment cinématographiques avec « Becky Sharp » (1935), premier long-métrage en Technicolor, et la version de Mira Nair (2004) avec Reese Witherspoon. Plusieurs séries télévisées ont également vu le jour, dont la plus récente production ITV/Amazon Studios (2018) avec Olivia Cooke dans le rôle de Becky Sharp.
Aux éditions FOLIO ; 1071 pages.
2. Barry Lyndon (roman, 1844)
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Résumé
Irlande, XVIIIe siècle. Redmond Barry, issu d’une famille de petite noblesse ruinée, rêve de grandeur et de fortune. À seize ans, son amour pour sa cousine Nora Brady le pousse à provoquer en duel le riche capitaine anglais John Quin qui la courtise. Croyant avoir tué son adversaire, il s’enfuit à Dublin où il se fait détrousser par un couple d’escrocs. Sans le sou, il s’engage dans l’armée britannique et part combattre dans la Guerre de Sept Ans.
Après avoir déserté, il est contraint de rejoindre l’armée prussienne. À Berlin, on lui confie la mission d’espionner un mystérieux joueur professionnel, le Chevalier de Balibari, qui s’avère être son oncle. Les deux hommes s’associent et écument les tables de jeu des cours européennes.
C’est à Spa que Barry rencontre Sir Charles Lyndon, un riche noble irlandais malade, et son épouse Lady Honoria. Il conçoit alors le projet d’épouser cette dernière une fois veuve pour s’emparer de sa fortune et de son titre. Malgré l’hostilité du jeune Lord Bullingdon, fils de Lady Lyndon, Barry parvient à ses fins grâce à un habile jeu de séduction et de chantage. Mais son triomphe social pourrait bien être de courte durée…
Autour du livre
Le roman prend sa source dans la vie d’Andrew Robinson Stoney, un aventurier irlandais dont William Makepeace Thackeray découvre l’histoire en 1841 lors d’une visite à Streatlam Castle. Il s’inspire également du capitaine James Freney, surnommé le « Robin des Bois irlandais », ainsi que d’épisodes narrés dans son « Irish Sketch Book » publié en 1843. La rédaction s’avère laborieuse : commencée à Paris en octobre 1843, elle s’achève à Malte en octobre 1844 pendant une quarantaine dans le port de La Valette.
« Barry Lyndon » est remarquable par son dispositif narratif virtuose : le récit est livré à la première personne par Barry lui-même, qui raconte ses mémoires vers la fin de sa vie. Cette construction ingénieuse permet à Thackeray de jouer sur l’écart entre la réalité des faits et la perception qu’en a son narrateur mégalomane. Le héros ne cesse de se présenter comme un parangon de vertu injustement persécuté alors que ses propres déclarations le trahissent constamment. Derrière sa rodomontade transparaît un opportuniste sans scrupules qui n’hésite pas à recourir au mensonge, à la violence et au chantage pour parvenir à ses fins.
Le roman s’inscrit dans la tradition du genre picaresque, avec un protagoniste de basse extraction qui cherche à s’élever socialement par tous les moyens. Mais Thackeray subvertit les codes en créant un antihéros totalement dépourvu de rédemption, contrairement à des personnages comme Moll Flanders (Daniel Defoe) qui finit par s’amender. Barry Lyndon reste jusqu’au bout prisonnier de sa vanité et de son aveuglement. À travers son parcours, Thackeray dresse une satire mordante de l’aristocratie du XVIIIe siècle et de ses valeurs en déclin.
Les critiques contemporains accueillent l’œuvre avec tiédeur, voire hostilité. Seul Anthony Trollope la défend, affirmant que Thackeray « n’avait jamais fait quelque chose d’aussi remarquable ». L’auteur lui-même ne l’apprécie guère et la déconseille à sa fille. Ce n’est que plus tard que l’ingéniosité structurelle du roman et sa portée critique sont pleinement reconnues. Anne Thackeray Ritchie, fille de l’écrivain, résume ainsi la chose : « C’est certainement un livre difficile à aimer, mais qu’on admire pour sa puissance et son art consommés. »
En 1975, Stanley Kubrick adapte le roman à l’écran avec Ryan O’Neal dans le rôle-titre. Son film magistral, salué pour sa photographie révolutionnaire et sa musique, prend néanmoins des libertés avec le matériau original. Là où Thackeray livre un récit à la première personne truffé d’ironie, Kubrick opte pour une narration objective et fait de Barry une victime du déterminisme social plutôt qu’un escroc invétéré. Le film a grandement contribué au regain d’intérêt du roman auprès du public.
Aux éditions FLAMMARION ; 448 pages.
3. Le Livre des snobs (recueil de chroniques, 1848)
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Résumé
Dans le Londres victorien des années 1840, William Makepeace Thackeray entreprend une vaste enquête sur le phénomène du snobisme qui gangrène la société anglaise. Se présentant lui-même comme « l’un d’entre eux », il passe au crible les différentes classes sociales pour débusquer et dénoncer cette maladie endémique qui prend des formes multiples mais repose toujours sur les mêmes principes : « donner de l’importance à des choses sans importance » et « admirer petitement de petites choses ». Du roi aux laquais, des militaires aux clercs, des universitaires aux provinciaux, personne n’échappe à son regard acéré.
À travers une succession de portraits satiriques et de saynètes révélatrices, Thackeray met en lumière l’absurdité d’une société sclérosée par les conventions et rongée par l’hypocrisie. La quête du snob commence au sommet de la pyramide sociale avec le roi Georges IV, se poursuit dans les salons de l’aristocratie, s’attarde dans les clubs selects de Londres, avant de gagner la province et de traverser la Manche pour observer les snobs français. Armé d’un humour mordant mais jamais dénué de compassion, Thackeray démontre que le snobisme est une fatalité dont personne ne peut s’extraire dans une société obsédée par les apparences et la hiérarchie.
Autour du livre
Publié initialement sous forme d’articles hebdomadaires dans le magazine satirique Punch entre février 1846 et février 1847, « Le Livre des snobs » n’apparaît sous forme de livre qu’en 1848, la même année que « La Foire aux Vanités ». Ces chroniques, signées sous divers pseudonymes – une pratique courante chez Thackeray – connaissent un succès immédiat et propulsent leur auteur sur le devant de la scène littéraire. Le choix du magazine Punch n’est pas anodin : cette revue hebdomadaire destinée aux classes moyennes impose un style particulier, fait de concision et de causticité, qui sert admirablement le propos de Thackeray.
L’ouvrage marque un tournant majeur dans l’histoire du mot « snob ». Si Thackeray n’en est pas l’inventeur, il lui confère sa signification moderne en le chargeant d’une connotation morale inédite. Le terme, initialement utilisé à Cambridge pour désigner les habitants de la ville par opposition aux universitaires, prend sous sa plume une dimension universelle. Pour la première fois, le snob devient celui qui cherche à faire croire qu’il appartient à une classe supérieure. Cette nouvelle acception s’impose rapidement dans la langue anglaise et perdure jusqu’à aujourd’hui.
L’architecture du livre reflète la méthode quasi-scientifique adoptée par Thackeray. Les quarante-cinq sections qui le composent suivent un ordre hiérarchique strict, descendant du sommet de la société vers sa base. Cette taxonomie sociale s’accompagne d’un foisonnement d’observations précises, de détails révélateurs et d’anecdotes significatives. Thackeray excelle particulièrement dans l’art du portrait, croquant ses contemporains en quelques traits acérés. Les noms qu’il leur attribue sont déjà tout un programme : Captain Cauliflower (le capitaine Chou-Fleur), Lady Fanny Famish (Lady Fanny la Famine) ou encore Monsieur Spinaci (Monsieur Épinards) portent en eux leur propre caricature.
La satire de Thackeray ne se contente pas de ridiculiser – elle porte un message moral. Derrière le rire perce une indignation sincère face aux injustices sociales et une profonde compassion pour les victimes du système. L’auteur dénonce avec force la tyrannie des conventions qui brise les cœurs, détruit les espérances et ravale hommes et femmes au rang de marchandises. Son humanisme, sensiblement ancré dans la foi chrétienne, transparaît jusque dans ses attaques les plus virulentes.
La réception critique du « Livre des snobs » se révèle contrastée. Si Anthony Trollope en prend la défense avec ardeur, la plupart des contemporains jugent l’ouvrage trop virulent et iconoclaste. On reproche à Thackeray son manque de respect envers les institutions vénérables et son incapacité à comprendre la grandeur. John Ruskin va jusqu’à affirmer que « son œuvre distille le poison ». Seul le temps donnera raison à Thackeray : Rudyard Kipling saluera plus tard sa perspicacité, déclarant qu’il a su identifier « une affreuse maladie du siècle ». John Galsworthy lui rendra également hommage dans « La Cuillère d’argent » (1926), confirmant la persistance du terme « snob » comme synonyme d’hypocrite et de fraudeur moral.
Les multiples traductions françaises – notamment celles de Georges Guiffrey vers 1857, de Maurice Constantin-Weyer et de Raymond Las Vergnas en 1945 – témoignent du rayonnement international de l’œuvre. En France, le mot « snob » prend une coloration particulière, désignant plus spécifiquement l’esclave de la mode et des conventions d’une vie artificielle, tout en conservant la charge morale que lui avait insufflée Thackeray.
Aux éditions FLAMMARION ; 255 pages.