Simone de Beauvoir naît le 9 janvier 1908 dans une famille bourgeoise parisienne. Brillante élève, elle se distingue très tôt par ses capacités intellectuelles au Cours Desir, un établissement privé catholique, où elle se lie d’amitié avec Elisabeth Lacoin, dite « Zaza ». La jeune fille perd progressivement la foi à l’adolescence et s’émancipe intellectuellement de sa famille.
À la Sorbonne, elle rencontre Jean-Paul Sartre, avec qui elle noue une liaison qui durera toute sa vie. Elle devient agrégée de philosophie en 1929, décrochant la deuxième place de sa promotion derrière Sartre. Elle enseigne ensuite dans différents lycées, mais est révoquée de l’Éducation nationale en 1943 à la suite d’une controverse concernant ses relations avec certaines de ses élèves.
Beauvoir se consacre alors entièrement à l’écriture. Elle publie son premier roman « L’invitée » en 1943. Son essai « Le deuxième sexe » (1949) fait scandale mais devient un texte fondamental du féminisme moderne. Elle y développe notamment l’idée que « on ne naît pas femme, on le devient ». En 1954, elle reçoit le Prix Goncourt pour « Les mandarins ».
Intellectuelle engagée, elle cofonde la revue « Les Temps modernes » avec Sartre et milite activement pour diverses causes, notamment les droits des femmes. Elle joue un rôle clé dans le combat pour le droit à l’avortement en France, rédigeant le « Manifeste des 343 » en 1971. Elle entretient également une relation passionnée avec l’écrivain américain Nelson Algren.
Après la mort de Sartre en 1980, elle publie « La cérémonie des adieux », où elle raconte les dernières années de son compagnon. Elle poursuit son engagement féministe jusqu’à sa mort le 14 avril 1986 à Paris. Elle repose aujourd’hui aux côtés de Sartre au cimetière du Montparnasse.
Figure majeure de la littérature et de la philosophie du XXe siècle, Simone de Beauvoir laisse une œuvre considérable mêlant romans, essais philosophiques et écrits autobiographiques, qui continue d’influencer la pensée contemporaine, particulièrement dans le domaine des droits des femmes et de la théorie féministe.
Voici notre sélection de ses livres majeurs.
1. Le deuxième sexe (essai philosophique, 1949)
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Résumé
Dans « Le deuxième sexe », Simone de Beauvoir entreprend une vaste enquête philosophique sur la condition féminine. Elle part d’un constat : la femme se définit toujours par rapport à l’homme, jamais l’inverse. L’homme incarne l’absolu, le sujet ; la femme représente l’Autre, l’inessentiel. Pour comprendre cette asymétrie fondamentale, la philosophe déploie sa pensée en deux tomes qui se penchent successivement sur les fondements théoriques puis l’expérience concrète de la condition féminine.
Le premier tome, « Les faits et les mythes », débute par une interrogation des explications traditionnelles de l’infériorité féminine. La biologie ne peut justifier la hiérarchie entre les sexes : chez certaines espèces comme la mante religieuse, la femelle domine le mâle. La psychanalyse freudienne échoue également à expliquer la subordination féminine car elle reste prisonnière de postulats masculins, notamment la prétendue supériorité du pénis. Le matérialisme historique d’Engels, qui fait dépendre la condition féminine de l’évolution des techniques, s’avère lui aussi insuffisant.
Beauvoir retrace ensuite l’histoire de l’oppression féminine depuis la préhistoire. Dès les sociétés primitives, la femme se retrouve rivée à son corps et à la reproduction tandis que l’homme transcende sa condition par la chasse et la guerre. L’avènement de la propriété privée renforce cette domination : la femme devient un bien que l’homme possède et transmet. Le christianisme médiéval aggrave encore sa situation en l’associant au péché. La Renaissance lui ouvre quelques possibilités intellectuelles, comme en témoignent les salons littéraires, mais la Révolution française ne tient pas ses promesses d’égalité. Le XIXe siècle voit naître les premiers mouvements féministes organisés, réclamant notamment l’accès à l’éducation et au travail.
Le deuxième tome, « L’expérience vécue », analyse le parcours concret des femmes. Il s’ouvre sur la célèbre formule « On ne naît pas femme, on le devient », qui souligne le caractère construit de la féminité. Beauvoir montre comment l’éducation façonne les fillettes dès leur plus jeune âge : on les encourage à la passivité, à la coquetterie, on leur assigne précocement des tâches ménagères. L’adolescence marque une rupture brutale : les premières règles sont vécues comme une malédiction, la découverte de la sexualité comme un traumatisme. Le mariage enferme ensuite la femme dans une existence monotone, rythmée par les corvées domestiques. La maternité elle-même, loin d’être un instinct naturel, constitue une forme d’aliénation quand elle devient l’unique horizon féminin.
Beauvoir examine également les différentes stratégies par lesquelles les femmes tentent d’échapper à leur condition : le narcissisme qui les pousse à se perdre dans leur propre image, l’amour passion qui les fait s’aliéner dans l’homme aimé, la mystique religieuse qui leur permet de fuir dans la transcendance divine. Mais ces échappatoires ne font que renforcer leur dépendance. Pour Beauvoir, la véritable émancipation féminine passe par deux conditions essentielles : la maîtrise de la procréation et l’indépendance économique par le travail. Seules ces conquêtes permettront aux femmes de s’affirmer comme des sujets libres et autonomes, égaux aux hommes.
Autour du livre
Vers 1946-1947, Simone de Beauvoir ressent le besoin d’écrire sur elle-même, inspirée par « L’Âge d’homme » de Michel Leiris. En discutant avec Sartre, elle réalise que sa condition de femme mérite une réflexion digne de ce nom. Cette prise de conscience la conduit à entreprendre un travail colossal de documentation et d’analyse qui lui demande environ quatorze mois. Elle compile des données issues de multiples disciplines – biologie, psychanalyse, histoire, sociologie, littérature – pour étayer son argumentaire. L’ampleur de son investigation transforme ce qui devait être initialement un texte autobiographique en une somme philosophique monumentale sur la condition féminine.
« Le deuxième sexe » s’inscrit dans le double cadre de l’existentialisme et de la phénoménologie. Beauvoir refuse tout déterminisme biologique ou psychologique pour expliquer l’infériorisation des femmes. Sa célèbre formule « On ne naît pas femme, on le devient » synthétise sa thèse principale : la féminité est une construction sociale et culturelle, non une essence naturelle. La philosophe analyse méticuleusement comment l’éducation, les traditions et les institutions façonnent les femmes pour les maintenir dans un état de subordination. Elle dénonce la passivité des femmes qui acceptent cette situation mais critique aussi la lâcheté des hommes qui perpétuent cette domination.
Le Vatican place rapidement l’ouvrage à l’Index des livres interdits. En France, les réactions sont violentes, particulièrement dans les milieux catholiques et communistes. François Mauriac s’indigne dans Le Figaro que la « littérature de Saint-Germain-des-Prés » ait atteint les « limites de l’abject ». Les passages sur la sexualité féminine et la maternité suscitent particulièrement la controverse. Malgré – ou grâce à – ce scandale, le livre connaît un succès commercial immédiat avec 22 000 exemplaires vendus en une semaine. Il est rapidement traduit en allemand (1951), en anglais (1953) puis dans de nombreuses autres langues. En Espagne franquiste, il circule clandestinement à partir de 1954 via l’Argentine.
« Le deuxième sexe » s’impose ainsi comme une référence majeure de la philosophie féministe. Il nourrit les réflexions et les combats des mouvements de libération des femmes des années 1970. Son influence dépasse largement les frontières françaises : aux États-Unis, Betty Friedan, Kate Millett ou encore Germaine Greer s’en inspirent pour leurs propres ouvrages. La philosophe Judith Butler voit dans la formule « On ne naît pas femme, on le devient » les prémices de la distinction entre sexe et genre. Avec plusieurs millions d’exemplaires vendus dans le monde et des traductions dans plus de quarante langues, l’ouvrage continue d’alimenter les débats contemporains sur l’égalité entre les sexes.
Aux éditions FOLIO ; 408 pages.
2. Mémoires d’une jeune fille rangée (récit autobiographique, 1958)
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Résumé
Dans le Paris du début du XXe siècle, Simone de Beauvoir naît au sein d’une famille bourgeoise catholique. Son père, comédien amateur et homme du monde, l’ouvre à la vie intellectuelle tandis que sa mère, pieuse et austère, dirige son éducation spirituelle avec rigueur. Petite fille vive et brillante, elle se montre précocement avide de connaissances. Sa scolarité au Cours Desir lui permet de rencontrer Elizabeth Lacoin, surnommée Zaza, qui devient sa plus proche amie. Les deux jeunes filles partagent une intelligence aiguë et une soif d’apprendre qui les distinguent de leurs camarades.
La Première Guerre mondiale marque un tournant dans son existence : la faillite du grand-père maternel contraint la famille à déménager dans un logement plus modeste. Cette déchéance sociale amène son père à envisager pour ses filles un destin différent du mariage bourgeois initialement prévu – elles devront travailler. Pour Simone, cette contrainte se transforme en opportunité d’émancipation.
L’adolescence s’accompagne d’une profonde remise en question. Son cousin Jacques lui fait découvrir des auteurs interdits et nourrit ses réflexions sur l’amour et la liberté. Progressivement, elle s’éloigne du catholicisme et commence à questionner les valeurs de son milieu. « Les réponses : ‘Ça se doit. Ça ne se fait pas’, ne me satisfaisaient plus du tout », confie-t-elle. Son refus du mariage s’affirme : « Je n’étais pas vouée à une vie de ménagère ».
Brillante élève, elle s’oriente vers des études de philosophie à la Sorbonne, choix peu conventionnel pour une jeune fille de son milieu. Dans son entourage, « on trouvait alors incongru qu’une jeune fille fît des études poussées ; prendre un métier, c’était déchoir ». Elle y côtoie les plus grands esprits de son temps : Merleau-Ponty, Lévi-Strauss, la brillante Simone Weil. C’est là qu’elle fait la rencontre d’un étudiant « prodigieusement intéressant » qui « sauf peut-être quand il dort, pense tout le temps » : Jean-Paul Sartre. Cette rencontre s’annonce déterminante pour son avenir…
Autour du livre
Paru en 1958, « Mémoires d’une jeune fille rangée » constitue le premier volet de l’œuvre autobiographique de Simone de Beauvoir. Le titre féminise celui d’un roman de Tristan Bernard publié en 1899, « Mémoires d’un jeune homme rangé ». Cette autobiographie surgit dans un contexte particulier : au regard des polémiques suscitées par la publication du « Deuxième sexe », elle apparaît comme une tentative de présenter un autre visage de l’écrivaine, loin de l’image d’une femme amère et désabusée que certains critiques s’étaient attachés à brosser.
Simone de Beauvoir y dissèque avec une précision chirurgicale ses souvenirs d’enfance et d’adolescence. Sans complaisance ni artifice, elle y interroge la construction de son identité au fil des années. Les figures tutélaires qui ont jalonné son parcours – Zaza, Jacques, Herbaud – sont peintes avec une acuité remarquable, tandis que le milieu bourgeois du début du XXe siècle est décrit dans toute sa complexité sociale et morale. Le rapport à la religion, omniprésent, traduit le cheminement d’une conscience qui s’émancipe progressivement des dogmes.
La philosophie y occupe naturellement une place centrale. Pour la jeune Simone, elle représente une manière d’aller « droit à l’essentiel » et d’instaurer un ordre dans un réel qui lui apparaît désordonné. Mais cette discipline n’échappe pas à son regard critique : elle en perçoit rapidement les limites et lui assigne une visée politique, privilégiant la praxis à la théorie pure. Sa critique des professeurs qui ignorent « systématiquement Hegel et Marx » révèle déjà les prémices de son engagement intellectuel futur.
Les critiques littéraires ont largement salué la puissance de cette autobiographie. Claude Roy, dans le journal La Nef, compare l’amitié de Simone de Beauvoir pour Zaza à celle de Montaigne pour La Boétie. L’ouvrage est unanimement reconnu comme un témoignage majeur sur l’émancipation féminine dans la France de l’entre-deux-guerres et comme un document essentiel pour comprendre la genèse de la pensée beauvoirienne.
Aux éditions FOLIO ; 480 pages.
3. La force de l’âge (récit autobiographique, 1960)
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Résumé
Dans « La force de l’âge », Simone de Beauvoir retrace son parcours de 1929 à 1945, depuis sa réussite à l’agrégation de philosophie jusqu’à la Libération de Paris.
En 1929, Simone de Beauvoir, brillante jeune femme de vingt-et-un ans, obtient l’agrégation de philosophie. Cette dernière lui ouvre les portes d’une liberté tant attendue : celle d’une indépendance financière et intellectuelle. Nommée professeure à Marseille, elle mène une existence peu conventionnelle, partageant son temps entre l’enseignement et de longues randonnées solitaires dans les collines provençales. Sa relation avec Jean-Paul Sartre, rencontré sur les bancs de la Sorbonne, se consolide autour d’un pacte singulier : leur amour sera « nécessaire », mais n’exclura pas les « amours contingentes ».
De retour à Paris, le couple s’installe dans une routine bohème, entre les cafés de Saint-Germain-des-Prés où ils écrivent, les discussions philosophiques endiablées et les voyages improvisés à travers l’Europe. Épris de liberté, ils vivent d’hôtel en hôtel, dépensant leurs salaires de professeurs sans compter. Leurs pérégrinations les mènent en Italie, en Grèce, en Espagne, au Maroc, pays qu’ils découvrent avec une avidité caractéristique de leur soif de connaissances et d’expériences.
Autour d’eux gravite un cercle d’amis et d’intellectuels en devenir : Alberto Giacometti, Michel Leiris, Albert Camus. Simone travaille sur son premier roman, « L’invitée », tandis que les événements politiques s’assombrissent. La montée du nazisme, la guerre d’Espagne, les tensions internationales croissantes n’entament pourtant pas leur insouciance. Ce n’est qu’en 1939 que l’Histoire fait brutalement irruption dans leur existence.
La seconde partie du récit prend alors la forme d’un journal. La guerre éclate, Sartre est mobilisé puis fait prisonnier. Dans Paris occupé, Simone affronte la solitude, les restrictions, l’inquiétude. Elle continue d’enseigner et d’écrire, cherchant à maintenir une forme de normalité dans un monde chamboulé. Les années passent entre les alertes, le marché noir, les nouvelles sporadiques de Sartre et les conversations au Café de Flore. La guerre transforme durablement sa vision du monde et son rapport à l’engagement intellectuel. Que signifie être écrivaine dans une Europe en flammes ? Comment concilier création littéraire et responsabilité morale ?
Autour du livre
Second tome d’une œuvre autobiographique débutée avec « Mémoires d’une jeune fille rangée », « La force de l’âge » naît de la volonté de Simone de Beauvoir de retracer son parcours personnel tout en témoignant d’une époque. Publié en 1960, il se construit avec trente ans de recul sur les événements relatés. Cette distance temporelle permet à l’autrice d’adopter un regard critique sur sa jeunesse, notamment sur son désintérêt initial pour les bouleversements politiques des années 1930.
Le texte se situe à la croisée de l’autobiographie et des mémoires. Si Beauvoir se concentre sur son propre parcours, elle dresse également un tableau saisissant de la France des années 1930-1940. Les descriptions de la « drôle de guerre », de l’Occupation et des actions de la Résistance s’entremêlent aux portraits d’artistes et d’intellectuels qui marqueront leur époque : Charles Dullin, Marcel Mouloudji, Albert Camus, Michel Leiris ou Alberto Giacometti. Dans la seconde partie, le récit rétrospectif s’interrompt pour laisser place à des extraits de son journal de guerre, une vision immédiate et brute des événements.
Beauvoir se montre particulièrement lucide dans sa rétrospection. Elle n’hésite pas à pointer son aveuglement face à la montée du nazisme ou sa position ambiguë pendant l’Occupation. Elle dévoile également la genèse de son premier roman « L’invitée », fruit de quatre années de travail, ainsi que ses questionnements sur le rôle de l’écrivain dans la société.
La critique souligne unanimement l’importance historique de ce témoignage sur la vie intellectuelle germanopratine des années 1930-1940. Certains relèvent néanmoins une forme d’autocensure, notamment sur les aspects les plus intimes de sa relation avec Sartre ou ses liens avec certaines de ses anciennes élèves. D’autres saluent sa capacité à reconnaître ses erreurs de jugement et son évolution intellectuelle, passant d’un individualisme radical à une prise de conscience politique.
Une version intégrale du journal de guerre mentionné dans l’ouvrage a été publiée par sa fille adoptive, Sylvie Le Bon de Beauvoir, sous le titre « Journal de guerre, septembre 1939 – janvier 1941 ».
Aux éditions FOLIO ; 693 pages.
4. La force des choses (récit autobiographique, 1963)
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Résumé
Dans le Paris tout juste libéré de 1945, Simone de Beauvoir entame une nouvelle phase de son existence. À 36 ans, elle réintègre l’Éducation nationale mais décide de ne plus enseigner, préférant se consacrer à l’écriture et vivre des droits d’auteur des pièces de Sartre. Les soirées s’égrènent entre les bars de Montparnasse et les rencontres avec une constellation d’artistes et d’intellectuels : Boris Vian à la trompette dans les caves de jazz, Albert Camus dans les discussions enflammées sur l’avenir de la France, Giacometti dans les ateliers enfumés.
Avec Sartre, elle participe à la création des « Temps modernes », revue qui devient le fer de lance de l’existentialisme. Les voyages se multiplient : l’Italie chaque année, la Yougoslavie non-alignée, la Tchécoslovaquie derrière le rideau de fer. Lors d’un séjour aux États-Unis, elle rencontre l’écrivain Nelson Algren à Chicago. Une passion dévorante naît entre eux, mais ni l’un ni l’autre ne peut se résoudre à abandonner sa vie – lui à Chicago, elle à Paris auprès de Sartre. Cet amour impossible la marque durablement.
La guerre froide impose bientôt ses clivages. Proche du Parti Communiste sans y adhérer totalement, le couple Beauvoir-Sartre navigue dans les eaux troubles de l’après-guerre. La découverte des goulags soviétiques provoque un désenchantement, tandis que la brouille entre Sartre et Camus cristallise les divisions de la gauche française. Beauvoir s’attelle alors à l’écriture du « Deuxième sexe », ouvrage qui déclenche une tempête médiatique, particulièrement autour du chapitre sur l’avortement. Elle reçoit de nombreux témoignages de femmes pour qui le livre constitue une révélation : « Votre livre m’a été d’un grand secours. Votre livre m’a sauvée », lui écrivent des lectrices de tous horizons. Elle affirme avoir « aidé ses contemporaines à prendre conscience d’elles-mêmes et de leur situation », sans pour autant avoir nourri « l’illusion de transformer la condition féminine ».
Les années passent, marquées par l’engagement politique croissant du couple. La guerre d’Algérie éclate, que Beauvoir qualifie de « drame personnel ». Elle dénonce sans relâche les exactions commises par la France, participant au « Manifeste des 121 » et utilisant « Les Temps modernes » comme tribune pour défendre l’indépendance algérienne. Elle parcourt l’Afrique avec Sartre, jusqu’en Afrique noire, dans des conditions précaires qui mettent leur santé à l’épreuve.
La célébrité transforme toutefois leur relation : elle cesse de lui faire lire ses manuscrits, constatant avec amertume que la notoriété lui a dérobé son compagnon de toujours. Une nouvelle liaison se noue avec Claude Lanzmann, plus jeune de dix-sept ans, mais la conscience du vieillissement commence à l’habiter. Dans ces années de bouleversements personnels et politiques, Beauvoir ne cesse d’écrire, cherchant à saisir l’intensité d’une époque où vie privée et engagement public s’entremêlent inexorablement.
Autour du livre
« La force des choses » constitue le troisième volet des mémoires de Simone de Beauvoir, publié le 30 octobre 1963 aux éditions Gallimard. Ce tome s’inscrit dans la continuité des « Mémoires d’une jeune fille rangée » et de « La force de l’âge ». L’autrice justifie son choix d’écrire ces souvenirs si tôt après les événements dans sa préface : « À trop se décanter, le passé perd cette intensité qui nous l’a fait vivre le cœur battant et qui donne aux souvenirs leur saveur humaine à défaut de la froide impartialité historique. »
La période couverte par ces mémoires coïncide avec des bouleversements majeurs de l’après-guerre : l’affrontement des blocs durant la guerre froide, la guerre d’Indochine, puis celle d’Algérie que l’écrivaine qualifie de « drame personnel ». Cette dernière occupe une place prépondérante dans le récit, Simone de Beauvoir exprimant sans détour sa « honte d’être française » face aux exactions commises. Elle relate avec précision les actions entreprises par la gauche française, notamment à travers le « Manifeste des 121 » et les prises de position des « Temps modernes ».
La dimension politique du récit se mêle étroitement à la vie intime de l’autrice. Sa relation avec Nelson Algren y occupe une place significative, décrite avec une franchise désarmante. La rupture qui s’ensuit marque profondément Beauvoir, qui confie y voir peut-être sa « dernière aventure ». Sa relation avec Sartre évolue également : elle cesse de lui faire lire ses manuscrits avant publication, constatant que « la célébrité lui a volé Sartre ».
Les critiques de l’époque soulignent la densité politique de l’ouvrage, certains la jugeant excessive. Le dernier chapitre suscite particulièrement l’attention, plusieurs lecteurs confiant l’avoir relu à maintes reprises. Si certains apprécient la manière dont Beauvoir restitue l’atmosphère de l’après-guerre et les portraits d’intellectuels comme Camus ou Malraux, d’autres regrettent une écriture parfois laborieuse qui « met sur un même plan l’anecdotique et le politique ».
Aux éditions FOLIO ; 384 pages.
5. Une mort très douce (récit autobiographique, 1964)
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Résumé
Octobre 1963. Dans la chambre de l’hôtel Minerva à Rome, la sonnerie du téléphone arrache Simone de Beauvoir à ses occupations. La nouvelle qui lui parvient la contraint à écourter son séjour : sa mère, Françoise de Beauvoir, âgée de soixante-dix-sept ans, vient de chuter dans sa salle de bains parisienne et s’est fracturé le col du fémur. De retour à Paris, Simone découvre sa mère hospitalisée. Les premiers examens révèlent rapidement une réalité bien plus sombre qu’une simple fracture : les médecins diagnostiquent un cancer de l’intestin grêle à un stade avancé.
Simone et sa sœur Hélène, dite « Poupette », choisissent de dissimuler la vérité à leur mère. Elles lui laissent croire qu’elle a subi une opération pour une péritonite sans gravité, préservant ainsi son espoir de guérison. Les deux sœurs s’organisent alors pour assurer une présence constante auprès de leur mère : Simone prend le relais pendant la journée, tandis que Poupette veille durant les nuits. Ces moments de proximité forcée ravivent chez Simone des souvenirs enfouis et l’amènent à reconsidérer leur relation tumultueuse, marquée par des années d’incompréhension mutuelle.
Malgré sa faiblesse grandissante, Françoise manifeste une volonté de vivre qui impressionne ses filles. Cette femme, que Simone décrit comme profondément marquée par son éducation bourgeoise et religieuse, se bat avec une énergie insoupçonnée contre la maladie. Les médecins, déterminés à prolonger sa vie coûte que coûte, multiplient les interventions. Cette obstination thérapeutique soulève chez Simone des questions déchirantes sur la dignité en fin de vie et le sens de tels acharnements. Dans les couloirs aseptisés de l’hôpital, elle observe le ballet quotidien des soignants : l’attitude parfois déshumanisante des médecins contraste avec le dévouement des infirmières, reléguées aux tâches les plus ingrates.
Au fil des semaines, la maladie gagne du terrain. Les douleurs s’intensifient malgré la morphine, le corps s’affaiblit inexorablement. Cette déchéance physique progressive torture Simone, partagée entre le désir de voir les souffrances de sa mère s’achever et la peur de la perdre définitivement. Dans ces moments d’impuissance, les deux femmes parviennent paradoxalement à nouer un dialogue plus authentique, comme si la proximité de la mort abolissait enfin les barrières qui les séparaient depuis si longtemps. La maladie fait tomber le masque social de Françoise, laissant apparaître une femme débarrassée de ses préjugés. Simone redécouvre la tendresse qu’elle croyait éteinte pour celle qui lui a donné la vie.
Autour du livre
« Une mort très douce » naît de l’impérieux besoin de Simone de Beauvoir de témoigner de cette expérience bouleversante. En 1964, moins d’un an après le décès de sa mère, elle publie ce récit autobiographique qui mêle avec tact le documentaire et le journal intime. Il est remarquable par sa dimension à la fois personnelle et universelle : à travers le portrait de sa mère, Beauvoir esquisse celui d’une génération de femmes bourgeoises contraintes de vivre « contre elles-mêmes », prisonnières des conventions sociales et religieuses de leur époque.
L’exercice auquel se livre Beauvoir transcende le simple hommage posthume. Elle dresse le portrait d’une femme qui, malgré une éducation rigide reçue au couvent, dissimulait en elle « une femme de sang et de feu ». La romancière s’attarde sur les paradoxes qui ont jalonné leur relation : une mère à la fois admirative des succès littéraires de sa fille et sincèrement heurtée par ses choix de vie non conventionnels. La maladie agit comme un révélateur qui fait voler en éclats « la carapace de ses préjugés et de ses prétentions ».
Le livre soulève également des questions délicates sur la fin de vie en milieu hospitalier. Beauvoir n’hésite pas à dénoncer l’attitude parfois déshumanisante du corps médical, tout en rendant hommage au dévouement des infirmières, reléguées aux tâches les plus rudes. Elle évoque le sujet de l’euthanasie et de l’acharnement thérapeutique et se demande jusqu’où convient-il de prolonger la vie.
La critique salue unanimement la puissance émotionnelle de ce texte qui parvient à sublimer la souffrance en œuvre d’art. Jean-Paul Sartre considérait « Une mort très douce » comme le meilleur livre de Simone de Beauvoir. Le critique littéraire et romancier Maurice Nadeau souligne sa capacité à transformer une expérience intime en réflexion universelle sur la condition humaine. Les commentateurs s’accordent sur la justesse du ton, qui évite l’écueil du pathos tout en conservant une profonde humanité.
Aux éditions FOLIO ; 151 pages.
6. L’invitée (roman, 1943)
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Résumé
À la veille de la Seconde Guerre mondiale, Françoise Miquel et Pierre Labrousse mènent une vie d’intellectuels parisiens. Elle écrit, lui dirige une troupe de théâtre. Leur couple, uni depuis dix ans, repose sur un pacte singulier : leur amour est « nécessaire », mais chacun reste libre de vivre d’autres relations.
Un jour, Françoise prend sous son aile Xavière Pagès, une jeune Rouennaise de vingt ans qui s’ennuie dans sa province. Touchée par son caractère entier et sa personnalité tourmentée, elle l’invite à s’installer à Paris, dans son hôtel, et subvient à ses besoins. Pierre s’intéresse bientôt à la nouvelle venue, au point que tous trois décident de former un trio. La cohabitation s’organise : Françoise voit Xavière un soir sur deux, Pierre les autres jours.
Mais l’expérience bouleverse leurs certitudes. Xavière, capricieuse et manipulatrice, refuse de jouer selon leurs règles. Quand elle entame une liaison avec Gerbert, un jeune comédien de la troupe, Pierre ne cache pas sa jalousie. Françoise, déchirée entre son amour pour Pierre et sa fascination pour Xavière, succombe à son tour au charme de Gerbert. Dans ce jeu de miroirs où chacun ment aux autres, le fragile équilibre menace de se briser…
Autour du livre
Premier roman de Simone de Beauvoir, « L’invitée » trouve sa source dans sa propre histoire. En 1932, alors qu’elle enseigne au lycée de Rouen, elle rencontre Olga Kosakiewicz, une élève d’origine russe âgée de dix-sept ans. Avec Jean-Paul Sartre, ils décident de prendre la jeune fille sous leur aile. La situation se complexifie quand la sœur d’Olga, Wanda, entre également dans leur cercle. Cette expérience de vie à plusieurs nourrit l’écriture du roman, auquel Beauvoir travaille à partir de 1938. La première version comportait cent pages sur l’enfance du personnage principal, mais sur les conseils de son éditeur et de Sartre, elle choisit de commencer directement le récit au moment où Xavière fait irruption dans la vie du couple.
Le roman interroge les fondements de la conscience et de l’altérité. À travers cette relation triangulaire, Beauvoir met en scène les concepts existentialistes de liberté et d’angoisse. La question centrale qui traverse les pages est celle de la possibilité de concilier plusieurs consciences absolues. Le trio formé par les personnages devient le laboratoire d’une expérience philosophique : peut-on établir une relation égalitaire à trois qui préserverait la liberté de chacun ?
La structure narrative alterne entre les dialogues qui rythment le récit et l’analyse psychologique fine des personnages. Le Paris de la fin des années 1930 sert de toile de fond à cette histoire, avec ses cafés mythiques comme La Coupole et Le Dôme, où les personnages passent leurs soirées à discuter. La menace de la guerre plane sur les derniers chapitres, donnant une dimension supplémentaire aux questionnements des protagonistes sur le sens de leur existence.
Bernard Frank considère « L’invitée » comme « le meilleur roman français publié depuis ‘La Condition humaine’ et ‘La Nausée' ». La première édition, parue en 1943 en pleine occupation allemande, connaît un tirage exceptionnel de 22 000 exemplaires malgré la pénurie de papier. Les réactions se partagent entre ceux qui jugent le livre immoral et exhibitionniste, et ceux qui saluent son audace. Cette première publication marque l’entrée de Simone de Beauvoir dans le milieu littéraire et pose les jalons de sa réflexion qui culminera quelques années plus tard avec « Le deuxième sexe ».
Aux éditions FOLIO ; 502 pages.
7. Le sang des autres (roman, 1945)
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Résumé
Dans le Paris occupé des années 1940, Jean Blomart veille toute une nuit au chevet d’Hélène, sa compagne mourante. Cette longue soirée fait ressurgir le passé et dévoile le parcours qui a mené ces deux êtres jusqu’à ce moment tragique.
Fils d’une famille bourgeoise, Jean a rompu avec son milieu dans les années 1930 pour s’engager aux côtés des ouvriers. Après la mort d’un camarade lors d’une manifestation, il quitte le Parti communiste et se consacre au syndicalisme. Sa route croise celle d’Hélène, jeune dessinatrice insouciante qui travaille dans la confiserie de ses parents. Elle s’éprend de lui, mais Jean la repousse par respect pour Paul, son ami et fiancé d’Hélène.
Suite à une liaison malheureuse qui conduit à un avortement, Hélène et Jean se rapprochent, lui par compassion, elle par amour véritable. Quand la France entre en guerre, leurs chemins divergent : Jean s’engage comme soldat tandis qu’Hélène tente de le protéger en lui obtenant une affectation sans risque, ce qui provoque leur rupture.
L’Occupation allemande les place face à des choix décisifs : Jean devient chef d’un réseau de Résistance, pendant qu’Hélène, d’abord tentée par la collaboration, prend conscience de l’horreur nazie en assistant aux rafles des Juifs. Le sort de son amie juive Yvonne la conduit à rejoindre le groupe de résistants de Jean…
Autour du livre
Simone de Beauvoir commence la rédaction du « Sang des autres » en octobre 1941, dans le Paris occupé. Elle écrit principalement au Café de Flore, qui présente l’avantage d’être chauffé contrairement à son hôtel, et où les officiers allemands se font rares. Le manuscrit est achevé en mai 1943, mais ne paraît qu’en 1945 aux éditions Gallimard, après la Libération.
La construction narrative singulière du livre s’articule autour d’une nuit : Jean veille Hélène, grièvement blessée lors d’une action de résistance. Cette situation génère une série de flashbacks qui permettent d’éclairer le parcours des personnages et leurs motivations. La narration alterne entre la première et la troisième personne, entre les points de vue de Jean et d’Hélène. Cette structure sert à mettre en lumière le thème central du livre : la tension permanente entre liberté individuelle et responsabilité collective.
L’engagement politique et moral constitue la clé de voûte du récit. Jean incarne la figure du militant tourmenté par les conséquences de ses actes sur autrui, tandis qu’Hélène représente initialement une forme d’individualisme insouciant qui évolue vers une prise de conscience politique. À travers leur histoire, Beauvoir questionne la possibilité d’agir sans jamais impacter la vie des autres, résumée dans cette formule : « Il n’est pas un pouce de ma route qui n’empiète sur celle de quelqu’un d’autre ».
L’accueil critique se révèle particulièrement favorable. Les commentateurs saluent la capacité de Beauvoir à marier intrigue romanesque et questionnement philosophique. Pour Albert Camus, il s’agit d’un « livre fraternel ». La critique apprécie notamment l’équilibre trouvé entre la dimension existentialiste et la tension dramatique du récit. Le succès est immédiat : de nombreuses rééditions et des traductions dans douze langues.
Claude Chabrol adapte « Le sang des autres » au cinéma en 1984. Cette production franco-canadienne met en scène Jodie Foster, Michael Ontkean, Sam Neill et Lambert Wilson dans les rôles principaux.
Aux éditions FOLIO ; 310 pages.
8. Tous les hommes sont mortels (roman, 1946)
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Résumé
XIIIe siècle. Raymond Fosca, prince de la cité italienne de Carmona, brûle d’ambition. Persuadé que la brièveté de la vie l’empêche d’accomplir ses grands desseins, il accepte un pacte fatidique : la vie sauve d’un mendiant condamné à mort contre un élixir d’immortalité. Après l’avoir testé sur une souris, il boit la potion malgré les supplications de son épouse.
Sept siècles plus tard, dans le Paris des années 1930, Régine, une actrice narcissique, s’éprend de cet étrange italien qui passe ses journées allongé sur la terrasse d’un hôtel. Lorsqu’il lui révèle son secret, elle y voit une chance inespérée : en se faisant aimer de lui, elle pourrait accéder à une forme d’immortalité en restant à jamais gravée dans la mémoire de cet être éternel.
Mais Fosca lui raconte alors son histoire : comment l’immortalité, qu’il croyait être la clé de sa grandeur, s’est transformée en malédiction. De la Renaissance aux Lumières, des cours princières aux révolutions, il a tout connu, tout vécu. Il a été conseiller de Charles Quint, explorateur du Nouveau Monde, savant des Lumières. Il a aimé passionnément, perdu cruellement. Surtout, il a vu les mêmes schémas se répéter inlassablement : les mêmes guerres, les mêmes soifs de pouvoir, les mêmes illusions de progrès…
Autour du livre
En 1946, Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre viennent de créer la revue politique « Les Temps modernes », qui cherche à diffuser l’existentialisme à travers la littérature contemporaine. « Tous les hommes sont mortels », publié chez Gallimard le 17 décembre 1946, s’inscrit dans cette démarche philosophique.
Le choix de traiter le thème de l’immortalité au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, qui a fait plus de 60 millions de morts, interpelle. Cette apparente contradiction souligne en réalité l’essence même du propos : la finitude comme condition nécessaire à une existence authentique. La démonstration s’opère par l’absurde : en suivant les pérégrinations de Fosca à travers les âges, le lecteur comprend que l’immortalité, loin d’être une bénédiction, constitue une damnation qui prive l’existence de tout sens.
L’immortel Fosca incarne l’antithèse de l’existentialisme. Privé de la conscience de sa finitude, il ne peut partager les sentiments humains liés au caractère éphémère de la vie. Son rapport au temps diffère radicalement de celui des mortels : là où ces derniers donnent un sens à chaque instant par la conscience de leur mort future, Fosca voit toute action sombrer dans l’insignifiance de l’éternité. Comme le résume une citation : « Si vous vivez assez longtemps, vous voyez que toute victoire se transforme en une défaite ».
Les critiques contemporains soulignent la dimension métaphysique du texte. Claude Francis et Fernande Gontier, biographes de Beauvoir, notent que si le roman n’a pas rencontré un grand succès commercial, il a rapidement été traduit en allemand. D’autres critiques soulignent la tension fondamentale entre la vanité des préoccupations quotidiennes vue par l’immortel et l’importance vitale que leur accordent les mortels.
« Tous les hommes sont mortels » a fait l’objet de deux adaptations majeures. En 1995, le réalisateur Ate de Jong en tire un film franco-britannico-néerlandais avec Irène Jacob, Stephen Rea et Chiara Mastroianni. Au théâtre, Alexandra Dadier met en scène une version qui est jouée du 6 janvier au 14 février 2004 au Théâtre les Déchargeurs à Paris, avec Christian Fromont et Philippe Trent.
Aux éditions FOLIO ; 520 pages.
9. Les mandarins (roman, 1954)
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Résumé
Paris, décembre 1944. La guerre touche à sa fin. Un groupe d’intellectuels de gauche s’interroge sur l’avenir de la France. Henri Perron, écrivain trentenaire, dirige le journal « L’Espoir », né dans la clandestinité. Il partage sa vie avec Paule, qu’il n’aime plus, et multiplie les liaisons tout en s’investissant corps et âme dans son travail de directeur de publication.
Son mentor, Robert Dubreuilh, écrivain engagé, tente de le convaincre d’allier son journal au parti de gauche, le S.R.L., qu’il vient de fonder. Pendant ce temps, Anne Dubreuilh, épouse de Robert et psychiatre, mène une existence platonique auprès de son mari. Les débats d’idées et de morale se font violents parmi ces jeunes gens hier unis dans la Résistance. Entre l’URSS victorieuse sous la coupe de Staline et le capitalisme libéral américain qui asservit les travailleurs, quel camp choisir ?
En 1947, Henri décide de publier un article dénonçant les camps de travail soviétiques. Cette décision provoque une rupture avec Dubreuilh, tandis que sa relation avec Paule prend un tournant dramatique. De son côté, Anne s’envole pour les États-Unis où elle fait la rencontre d’un écrivain originaire de Chicago qui chamboule son existence…
Autour du livre
Simone de Beauvoir met quatre ans à composer « Les mandarins », qui sera couronné du Prix Goncourt. Cette fresque monumentale, publiée le 21 octobre 1954 aux éditions Gallimard, est dédiée à Nelson Algren, écrivain communiste américain avec lequel l’autrice entretenait une liaison passionnée depuis 1947. Cette dédicace n’est pas anodine puisque leur histoire d’amour nourrit l’une des trames narratives majeures du roman.
La narration alterne entre deux points de vue : celui d’Anne Dubreuilh, qui livre ses réflexions à la première personne, et un narrateur omniscient qui suit principalement le personnage d’Henri Perron. Cette construction binaire permet d’entremêler les questionnements politiques et les tourments intimes des protagonistes. Le titre fait référence aux mandarins de la Chine impériale, ces lettrés dont le grade confirmait officiellement la supériorité. Une métaphore qui souligne l’ambiguïté du statut d’intellectuel, à la fois engagé dans la cité et séparé de la foule par son savoir.
Simone de Beauvoir y met en scène les grandes interrogations qui taraudent les intellectuels français au sortir de la guerre : comment maintenir une pensée indépendante face aux deux blocs qui se dessinent ? Quelle position adopter vis-à-vis du communisme ? L’écrivain doit-il subordonner son art à l’engagement politique ? Ces questionnements s’incarnent dans des personnages qui évoquent des figures réelles du milieu intellectuel parisien : Henri Perron rappelle Albert Camus, Robert Dubreuilh fait écho à Jean-Paul Sartre, tandis qu’Anne Dubreuilh partage de nombreux traits avec Simone de Beauvoir elle-même.
À travers les destins d’Anne, de Paule et de Nadine, Simone de Beauvoir trace le portrait de femmes qui tentent de s’émanciper dans une société encore sensiblement patriarcale. Chacune incarne une facette différente de cette quête : Anne oscille entre devoir conjugal et passion amoureuse, Paule sombre dans une dépendance affective destructrice, tandis que Nadine, représentante d’une nouvelle génération, revendique sa liberté avec intransigeance.
Iris Murdoch, dans le Sunday Times, qualifie « Les mandarins » de « livre remarquable, roman à grande échelle, courageux dans son exactitude et attachant par sa persistante gravité ». Knut Nievers souligne sa valeur documentaire pour comprendre l’affrontement idéologique entre la gauche non-communiste et le communisme dans l’immédiat après-guerre.
Aux éditions FOLIO ; 512 pages.
10. Les belles images (roman, 1966)
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Résumé
Paris, années 1960. Laurence, une femme d’une trentaine d’années qui travaille dans la publicité, mène en apparence une existence parfaite : mariée à Jean-Charles, un architecte, mère de deux filles, elle évolue dans un milieu bourgeois privilégié. Son quotidien se partage entre son travail, ses enfants, son mari, et son amant Lucien. Pourtant, derrière cette façade soigneusement entretenue, Laurence ressent un vide existentiel. La situation se complique quand sa fille aînée Catherine commence à poser des questions dérangeantes sur le sens de l’existence et manifeste une sensibilité aigüe face aux injustices du monde.
En parallèle, Laurence doit gérer la crise que traverse sa mère Dominique, abandonnée par son compagnon Gilbert pour une jeune femme de dix-neuf ans. Ces événements contraignent Laurence à s’interroger sur sa propre vie, sur l’éducation qu’elle a reçue et celle qu’elle souhaite transmettre à ses filles. Entre son mari qui veut « soigner » Catherine de son hypersensibilité et sa propre conscience qui s’éveille, Laurence se trouve confrontée à un choix cornélien : perpétuer le système des « belles images » dans lequel elle a grandi ou permettre à ses enfants de développer leur authenticité.
Autour du livre
Dernier roman de Simone de Beauvoir, « Les belles images » paraît en 1966 aux éditions Gallimard. Elle y dépeint la société française des Trente Glorieuses, période marquée par l’essor de la société de consommation et les mutations technologiques. Le roman s’inscrit dans une période charnière, quelques années avant les événements de Mai 68, alors que les premières fissures apparaissent dans l’optimisme triomphant de l’après-guerre.
La narration oscille entre la première et la troisième personne. Elle permet d’alterner entre la représentation directe des événements et le dialogue interne du personnage principal. Les ruptures dans l’enchaînement de la narration sont marquées par des parenthèses, des tirets ou l’emploi non conventionnel des pronoms personnels, créant ainsi l’illusion d’accéder à la conscience de Laurence en temps réel.
La critique de la société de consommation constitue l’un des axes majeurs du roman. À travers le personnage de Laurence, publicitaire qui décode les messages et examine les mœurs sociales, Simone de Beauvoir questionne la culture de l’image et les apparences mensongères. Elle y tisse également des liens étroits avec « Le deuxième sexe » en abordant des thématiques comme la maternité, le mariage et la vieillesse. La situation de Dominique, rejetée à cinquante et un ans, illustre notamment la condition des femmes vieillissantes dans une société qui valorise la jeunesse.
La réception critique souligne l’ambition de la romancière de camper une « héroïne problématique ». Dans une correspondance de 1969, Simone de Beauvoir précise sa volonté de concevoir Laurence comme une figure imparfaite mais positive, malgré les réactions parfois défavorables que ce choix a suscitées. Dans ses mémoires « Tout compte fait », elle affirme son droit à dépeindre des personnages non exemplaires, estimant que « décrire l’échec, l’erreur, la mauvaise foi, ce n’est trahir personne ».
Aux éditions FOLIO ; 182 pages.