Boris Vian naît le 10 mars 1920 à Ville-d’Avray, dans une famille bourgeoise. Enfant fragile atteint d’une maladie cardiaque, il grandit entouré de ses frères et sœurs dans un environnement privilégié jusqu’au krach de 1929 qui ruine sa famille. Malgré sa santé précaire, il brille dans ses études et intègre l’École centrale en 1939.
Passionné de jazz dès son adolescence, il apprend la trompette et commence à jouer dans des orchestres amateurs. En 1941, il épouse Michelle Léglise avec qui il aura deux enfants. Pendant l’Occupation, il travaille comme ingénieur tout en développant ses activités artistiques. Il fréquente assidûment les caves de Saint-Germain-des-Prés où il joue du jazz et rencontre Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir.
Sa carrière littéraire démarre véritablement en 1946 avec la publication de « Vercoquin et le Plancton », suivi de « L’écume des jours ». La même année, sous le pseudonyme de Vernon Sullivan, il écrit « J’irai cracher sur vos tombes » qui fait scandale. Après son divorce en 1952, il épouse en secondes noces la danseuse Ursula Kübler en 1954.
Multipliant les activités, il devient directeur artistique chez Philips, écrit des chansons (dont « Le Déserteur » qui fait polémique), traduit des romans américains et continue à produire une œuvre littéraire originale mêlant fantaisie et gravité. Sa santé déclinante ne l’empêche pas de maintenir un rythme effréné.
Le 23 juin 1959, il meurt d’un arrêt cardiaque lors de la projection de l’adaptation cinématographique de « J’irai cracher sur vos tombes », qu’il avait désavouée. Il n’a que 39 ans. Son œuvre, largement méconnue de son vivant, connaît après sa mort un succès considérable. Il est l’une des figures majeures de la littérature française du XXe siècle.
Voici notre sélection de ses romans majeurs.
1. J’irai cracher sur vos tombes (sous le pseudonyme de Vernon Sullivan, 1946)
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Résumé
Dans l’Amérique ségrégationniste des années 1940, Lee Anderson arrive à Buckton, une petite ville du Sud, pour prendre la direction d’une librairie. Blanc de peau mais noir de sang (il est né d’une mère mulâtre), il porte en lui une blessure inguérissable : son frère noir a été lynché pour avoir aimé une Blanche.
Lee s’intègre rapidement à la jeunesse dorée locale, cultivant une image de séducteur invétéré. Il s’enivre de bourbon en compagnie d’adolescentes aux mœurs légères, enchaîne les conquêtes avec un mélange de désinvolture et de cruauté calculée. Son charisme et sa guitare lui ouvrent toutes les portes, y compris celles de la haute société.
Quand il fait la connaissance des sœurs Asquith, Jean et Lou, filles d’un riche propriétaire terrien, Lee comprend qu’il tient enfin l’instrument de sa vengeance. Sous ses airs de play-boy, il nourrit un projet implacable : faire payer aux Blancs la mort de son frère.
Autour du livre
« J’irai cracher sur vos tombes » est né d’un pari lancé par Jean d’Halluin à Boris Vian durant l’été 1946. Le jeune éditeur cherche un best-seller pour lancer les Éditions du Scorpion et propose à Vian d’écrire un roman dans la veine de « Tropique du Cancer » d’Henry Miller. En quinze jours de vacances, Vian relève le défi et rédige ce récit sulfureux, publié sous le pseudonyme de Vernon Sullivan. Il invente de toutes pièces cet auteur afro-américain dont il prétend n’être que le traducteur, allant jusqu’à rédiger une préface où il affirme avoir rencontré Sullivan en personne. Le titre initial, « J’irai danser sur vos tombes », est modifié sur suggestion de son épouse Michelle.
La transgression irrigue chaque page du manuscrit. Sans jamais céder au moralisme, Vian dénonce le racisme ambiant et la condition précaire des Noirs américains à travers une narration qui mêle sexualité brutale et pulsions meurtrières. La dimension sexuelle s’impose comme le fil conducteur du récit : c’est elle qui permet l’existence du personnage principal métis, c’est encore elle qui menace les frontières imposées par le ségrégationnisme. Vian s’en explique dans une émission de radio en 1959 : « S’il n’y avait pas de rapports sexuels entre les Blancs et les Noirs, il n’y aurait pas de métis, il n’y aurait pas de problème. Donc si on traite d’un autre point de vue, on est malhonnête. »
La sortie du livre déclenche un scandale retentissant. Le « Cartel d’action sociale et morale » dirigé par Daniel Parker attaque Boris Vian en justice pour « outrage aux bonnes mœurs ». L’affaire prend un tour macabre lorsqu’en avril 1947, un homme assassine sa maîtresse en laissant près du corps un exemplaire annoté du roman. Boris Vian se voit contraint de rédiger à la hâte une fausse version originale en anglais pour prouver qu’il n’est que le traducteur. Le roman est finalement interdit en 1949, mais s’est déjà vendu à plus de 100 000 exemplaires.
Chris Petit, critique au Guardian, qualifie le texte de « dreamily convincing ». Il salue la fusion réussie entre le roman noir américain et l’érotisme à la française, y voyant l’expression d’une imagination libérée après quatre années d’Occupation. Cette alchimie entre deux traditions littéraires confère au livre sa puissance singulière.
Le roman connaît plusieurs adaptations. Au théâtre d’abord, avec une mise en scène d’Alfred Pasquali créée au théâtre Verlaine en 1948. Au cinéma ensuite, avec une version de Michel Gast en 1959 que Vian désapprouve totalement – il meurt d’ailleurs d’une crise cardiaque pendant la projection. Plus récemment, en 2020, une adaptation en bande dessinée voit le jour aux éditions Glénat, signée Jean-David Morvan et Rey Macutay.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 219 pages.
2. L’écume des jours (1947)
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Résumé
Dans un Paris fantasmagorique où les objets prennent vie selon les émotions de leurs propriétaires, Colin mène une existence insouciante grâce à sa fortune considérable. Entouré de son ami Chick et de son talentueux cuisinier Nicolas, il profite pleinement de sa jeunesse jusqu’à sa rencontre avec Chloé lors d’une soirée. Les deux jeunes gens tombent éperdument amoureux et se marient dans une cérémonie grandiose. Dans un élan de générosité, Colin offre le quart de sa fortune à Chick pour qu’il puisse épouser Alise, la nièce de Nicolas.
Mais le bonheur s’évanouit brutalement lorsque Chloé contracte une maladie étrange : un nénuphar pousse dans son poumon. Le traitement, qui consiste à l’entourer constamment de fleurs fraîches, s’avère ruineux. Pendant ce temps, Chick dilapide tout son argent dans l’achat compulsif des œuvres du philosophe Jean-Sol Partre, au grand désespoir d’Alise. Colin, désormais ruiné, doit chercher du travail pour sauver sa bien-aimée, tandis que son appartement se rétrécit inexorablement, comme si l’univers lui-même se rétractait au rythme de ses malheurs.
Autour du livre
Boris Vian rédige ce texte en à peine trois mois, entre mars et mai 1946, dans des conditions singulières : il écrit au dos d’imprimés de l’Association française de normalisation. Son ambition est claire : remporter le Prix de la Pléiade. La déception sera à la hauteur de ses espérances quand le jury lui préfère l’œuvre d’un abbé, choix que Vian commente avec une ironie mordante dans un poème parsemé de néologismes : « Nous étions partis presque-z-équipollents / Hélas ! Tu m’as pourfendu et cuit, Paulhan / Victime des pets d’un Marcel à relents / J’ai-z-été battu par l’abbé Grosjean ».
La publication s’effectue finalement grâce au soutien de figures majeures de la scène littéraire : Raymond Queneau et Jean-Paul Sartre, ce dernier faisant paraître des extraits dans Les Temps modernes dès octobre 1946. Malgré ces appuis prestigieux, le livre ne rencontre aucun succès du vivant de son auteur.
L’univers de « L’écume des jours » se construit autour d’une métaphore filée du marécage, symbolisée par l’écume du titre. L’humidité envahit progressivement l’espace, transformant l’appartement en un bayou louisianais, terre natale du jazz tant aimé par Vian. Cette atmosphère marécageuse s’intensifie à mesure que la maladie progresse, les pas de Colin produisant des « bruits mouillés et pâteux ».
Le roman déploie une critique acerbe de plusieurs institutions. Le monde du travail y apparaît déshumanisé, réduisant les employés à l’état de machines. La religion n’échappe pas à cette satire : lors du mariage, l’Église se montre cupide, tandis que l’enterrement de Chloé tourne à la mascarade macabre faute de moyens financiers suffisants. Le Christ lui-même s’anime pour reprocher à Colin son manque de générosité.
La passion obsessionnelle de Chick pour Jean-Sol Partre constitue une parodie du phénomène Sartre, tout en servant de métaphore de l’addiction. Cette trame narrative permet à Vian de tourner en dérision la superficialité du monde intellectuel, Chick collectionnant frénétiquement des œuvres qu’il ne comprend pas.
Raymond Queneau qualifie l’ouvrage de « plus poignant des romans d’amour contemporains ». La reconnaissance tardive du public n’intervient qu’à la fin des années 1960, avec la réédition dans la collection 10/18. La consécration ultime arrive en 2010 avec l’entrée dans la prestigieuse Bibliothèque de la Pléiade, tandis que Le Monde classe « L’écume des jours » à la dixième place des cent meilleurs livres du XXe siècle.
Au cinéma, Charles Belmont en propose une première version en 1968, suivie en 2001 par une adaptation japonaise de Go Riju, puis en 2013 par celle de Michel Gondry avec Audrey Tautou et Romain Duris. Le compositeur russe Edison Denisov en tire un opéra, tandis que plusieurs metteurs en scène s’en emparent pour le théâtre, notamment Béatrice de La Boulaye et la Compagnie Charles est Stone. Dans le domaine musical, le groupe Mémoriance et le chanteur Nikko créent des albums conceptuels inspirés du roman, tandis que Dazie Mae sort en 2015 « Froth on a Daydream ». L’univers de Vian trouve également un écho dans la bande dessinée avec des adaptations par Jean-David Morvan et Marion Mousse, ainsi qu’une version manga par Kyôko Okazaki.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 350 pages.
3. L’automne à Pékin (1947)
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Résumé
L’histoire débute dans une ville non identifiée, où Amadis Dudu rate son bus quotidien. Il monte alors dans le 975, conduit par un chauffeur excentrique qui, au lieu de suivre son itinéraire habituel, file tout droit jusqu’au désert d’Exopotamie. Cette mésaventure inspire à Amadis un projet improbable : construire une ligne de chemin de fer en plein désert.
Le projet attire une galerie de personnages singuliers. Angel et Anne, deux ingénieurs, rejoignent le chantier accompagnés de Rochelle, secrétaire et petite amie d’Anne, dont Angel tombe éperdument amoureux. Sur place officient déjà Athanagore, un archéologue qui brise systématiquement ses découvertes pour les faire entrer dans des boîtes standardisées, et le professeur Mangemanche, un médecin plus intéressé par ses modèles réduits d’avions que par ses patients. L’abbé Petitjean complète ce tableau, signant lui-même ses dispenses religieuses pour justifier ses écarts de conduite.
La construction de la voie ferrée se heurte à un obstacle majeur : elle doit traverser l’unique bâtiment du désert, l’hôtel tenu par Pippo Barrizone. Tandis que le chantier progresse dans l’absurdité la plus totale, le triangle amoureux entre Angel, Anne et Rochelle se tend dangereusement.
Autour du livre
Rédigé en 1946, « L’automne à Pékin » s’inscrit dans une année prolifique où Boris Vian compose également « L’écume des jours » et « J’irai cracher sur vos tombes ». Le titre même du roman constitue une première pirouette : l’histoire ne se déroule ni en automne, ni à Pékin. Cette mystification initiale donne le ton d’une œuvre qui ne cessera de déjouer les attentes du lecteur.
La structure narrative innove par l’insertion de « Passages » entre les chapitres, où le narrateur suspend délibérément le récit pour livrer des commentaires réflexifs sur l’histoire en cours. Ces interruptions métanarratives, héritées de « Jacques le Fataliste » de Diderot, démontent les mécanismes du roman sous les yeux du lecteur. Le premier passage évoque explicitement les « chapitres » et décrit le désert comme un « décor », rappelant constamment la nature artificielle de la fiction.
Les personnages se meuvent dans un univers où l’absurde règne en maître. Les objets s’animent : les autobus se nourrissent d’arêtes de poisson-chat, les machines à écrire frissonnent, et une chaise malade nécessite une hospitalisation. Cette subversion du réel s’accompagne d’une critique acerbe des institutions : l’Église fait l’objet de parodies mordantes, comme en témoigne la transformation de l’expression « Notre Sainte Mère l’Église cornue et apostillonique ».
L’influence de la ‘Pataphysique, science des solutions imaginaires chère à Alfred Jarry, imprègne le texte. Cette philosophie, qui postule que tout se vaut et mérite un égal sérieux, permet à Vian de créer un monde affranchi des contraintes du possible. Les néologismes et les mots-valises émaillent le texte, créant une langue nouvelle qui épouse les contours de cet univers déroutant.
Le comique omniprésent se teinte d’humour noir. La mort rôde : presque tous les personnages périssent, victimes de Claude Léon, du professeur Mangemanche ou d’Angel. L’hôtelier Pippo Barrizone succombe de manière grotesque, scalpé par l’avion miniature du professeur. Ce dernier, contraint au suicide par un déséquilibre dans son bilan mortuaire professionnel, incarne la logique absurde qui gouverne ce monde.
Vian tisse aussi des liens intertextuels avec d’autres de ses romans. Angel réapparaît dans « L’Arrache-cœur », et le professeur Mangemanche, hanté par la mort de Chloé, provient de « L’écume des jours ». Vian règle également ses comptes avec le milieu littéraire, caricaturant Jean Grosjean, Jean Paulhan et Marcel Arland.
Les critiques contemporains ont souligné la singularité de « L’automne à Pékin ». Alain Robbe-Grillet y voit un classique d’une littérature qui, « après avoir épuisé avec un mouvement uniformément accéléré toutes les nuances du sinistre, du Romantisme au Naturalisme et du Socialisme au Mysticisme, note tout d’un coup qu’elle aboutit dans le désert d’Exopotamie ; une littérature où l’on est enfin autorisé à rire ! »
« L’automne à Pékin » a fait l’objet d’une adaptation en bande dessinée par Gaëtan et Paul Brizzi, publiée aux Éditions Futuropolis en septembre 2017.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 336 pages.
4. Les morts ont tous la même peau (sous le pseudonyme de Vernon Sullivan, 1947)
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Résumé
New York, années 1940. Dan Parker mène une existence paisible en apparence : videur dans une boîte de nuit, il gagne cent dollars par semaine pour maîtriser les clients turbulents. Marié à Sheila, une femme blanche qui lui a donné un fils, il tire fierté de cette vie construite dans la société des Blancs. Car Dan cache un secret : son quart de sang noir, une origine qu’il a toujours réprimée, préférant se fondre dans le monde des Blancs alors que la ségrégation raciale bat son plein.
Un jour, Richard, un homme noir, fait irruption dans sa vie. Se présentant comme son frère, il menace de révéler ses véritables origines et commence à lui extorquer de l’argent. Son apparition bouleverse l’équilibre précaire de Dan. Il découvre soudain qu’il ne parvient plus à désirer les femmes blanches, y compris son épouse, tandis qu’une attirance irrépressible pour les femmes noires s’empare de lui. Cette impuissance sélective agit comme le révélateur d’une identité trop longtemps niée.
Acculé par ce chantage qui menace de détruire sa vie, Dan finit par assassiner Richard. Ce premier meurtre marque le début d’une descente aux enfers.
Autour du livre
Ce deuxième roman signé Vernon Sullivan, pseudonyme de Boris Vian, paraît en 1947 dans un contexte particulier. Vian fait alors face à des poursuites judiciaires pour son précédent ouvrage, « J’irai cracher sur vos tombes », attaqué par le « Cartel d’action sociale et morale » dirigé par l’architecte protestant Daniel Parker. En riposte, Vian baptise son protagoniste Dan Parker, reprenant délibérément le nom de son détracteur.
La ségrégation raciale structure la narration. Sur fond d’une Amérique où la couleur de peau détermine la valeur sociale, Dan incarne le conflit identitaire poussé à son paroxysme. Son rejet viscéral de ses origines noires, qu’il perçoit comme une tare à dissimuler à tout prix, révèle l’intériorisation des préjugés raciaux. Le roman déconstruit l’absurdité du racisme à travers le parcours de ce personnage torturé qui, malgré sa peau blanche, se retrouve prisonnier d’une identité qu’il n’assume pas.
La sexualité y devient le révélateur de l’identité refoulée de Dan, dont le désir se réoriente exclusivement vers les femmes noires après l’irruption de son prétendu frère. Cette impuissance sélective symbolise l’impossibilité de maintenir le mensonge identitaire sur lequel il a bâti son existence.
Les critiques saluent la puissance de ce court roman noir. James Sallis, dans le Los Angeles Times, souligne sa parenté avec l’œuvre de Chester Himes, notamment « Dare-Dare », par son intensité et la course effrénée du protagoniste vers l’abîme. D’autres relèvent sa proximité avec l’univers de Jim Thompson dans son traitement sans concession de la violence. Plusieurs critiques notent que si le livre reprend les thématiques de « J’irai cracher sur vos tombes », il se distingue par son traitement plus intériorisé de la question raciale.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 155 pages.
5. Et on tuera tous les affreux (sous le pseudonyme de Vernon Sullivan, 1948)
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Résumé
Los Angeles, fin des années 1940. Rock Bailey, jeune athlète de 19 ans et demi à la plastique irréprochable, s’est juré de préserver sa virginité jusqu’à ses 20 ans malgré son succès auprès de la gent féminine. Un soir, dans une boîte de nuit, il est drogué puis enlevé. Il se réveille nu dans une curieuse clinique où une superbe femme tente de le séduire. Bailey résiste et parvient à s’échapper.
De retour à la boîte de nuit, il découvre dans une cabine téléphonique le cadavre d’un de ses agresseurs ainsi que d’inquiétantes photographies d’opérations chirurgicales. Bien décidé à comprendre ce qui lui est arrivé, il décide de mener l’enquête avec son ami Gary, journaliste, et Andy Sigman, un chauffeur de taxi au passé trouble. Leurs investigations les conduisent sur la piste du Dr Markus Schutz, un scientifique énigmatique qui dirige une clinique où se déroulent d’étranges expérimentations.
Entre courses-poursuites effrénées, fusillades et rencontres avec de troublantes créatures, Bailey et ses acolytes se retrouvent plongés au cœur d’une affaire qui dépasse leurs imaginations les plus folles : le Dr Schutz pilote un projet eugéniste visant à créer une humanité parfaite.
Autour du livre
Publié en 1948 aux Éditions du Scorpion, « Et on tuera tous les affreux » s’inscrit dans une démarche éditoriale particulière. Boris Vian signe ce texte sous le pseudonyme de Vernon Sullivan, se présentant comme le traducteur d’un supposé auteur américain. Cette supercherie littéraire s’inscrit dans une stratégie commerciale initiée par Jean d’Halluin, directeur des Éditions du Scorpion, qui souhaitait capitaliser sur l’engouement du public français pour les romans noirs américains dans l’après-guerre.
Le texte se démarque des précédents romans signés Vernon Sullivan par son ton délibérément parodique. Là où « J’irai cracher sur vos tombes » et « Les morts ont tous la même peau » se voulaient de purs romans noirs américains, « Et on tuera tous les affreux » joue avec les codes du genre pour mieux les subvertir. L’intrigue emprunte simultanément au polar, au roman d’espionnage et à la science-fiction, un cocktail détonant où les scènes de bagarre côtoient les expériences scientifiques douteuses.
La dimension satirique du roman prend tout son sens dans le contexte historique de sa publication. Trois ans après la découverte des expériences nazies sur l’eugénisme, Vian s’empare de ce thème pour en faire une critique mordante. Le personnage du docteur Schutz, dont le nom fait référence à Marcel-Paul Schützenberger, ami de l’auteur, incarne une vision cauchemardesque de la quête de perfection physique. Cette critique de l’eugénisme résonne particulièrement avec les préoccupations de l’époque tout en conservant une pertinence contemporaine face aux questions éthiques soulevées par les avancées en génétique.
L’imaginaire américain y occupe une place centrale. Vian, qui n’a jamais mis les pieds aux États-Unis, reconstitue un Los Angeles fantasmé peuplé de boîtes de nuit, de voitures rutilantes et de personnages aux noms improbables. Cette Amérique de fiction reflète les fantasmes de la France d’après-guerre, où les produits et la culture américaine symbolisent l’abondance et la modernité. Les références au cinéma hollywoodien parsèment le texte, le personnage de Rocky évaluant les situations à l’aune de ses connaissances cinématographiques : « les films de Bogart m’ont enseigné que dans ce métier-là, on en prend plein la poire plus souvent qu’à son tour ».
La critique souligne majoritairement la dimension jubilatoire du texte. Le mélange des genres – du polar à la science-fiction en passant par le roman d’apprentissage érotique – séduit par son audace et son originalité. Si certains lecteurs regrettent un aspect daté ou une intrigue parfois décousue, la plupart saluent l’humour décapant et la portée philosophique sous-jacente du roman. Son traitement irrévérencieux de sujets graves comme l’eugénisme lui confère une profondeur inattendue derrière son apparente légèreté.
« Et on tuera tous les affreux » a connu une adaptation en jeu vidéo en 2023. Développé par La Poule noire et Arte France sous le titre anglophone « To Hell with the Ugly », ce jeu d’aventure en point-and-click intègre des combats au tour par tour.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 221 pages.
6. L’Herbe rouge (1950)
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Résumé
Dans un univers aux contours science-fictionnels, Wolf, un jeune ingénieur, construit avec l’aide de Saphir Lazuli, son mécanicien, une étrange machine capable de faire revivre puis d’effacer les souvenirs. Marié à Lil qui s’inquiète de son comportement, Wolf partage son immeuble avec un autre couple : Lazuli et Folavril, ainsi qu’avec un chien doué de parole, le sénateur Dupont.
Sur le carré de pelouse où pousse une mystérieuse herbe rouge, Wolf utilise régulièrement sa machine pour entreprendre une forme de psychanalyse expérimentale. À chaque session, il rencontre différents interlocuteurs qui l’interrogent sur son passé : son enfance, son éducation religieuse, ses études, sa sexualité.
Pendant ce temps, Lazuli lutte contre une présence angoissante – un homme en noir qui apparaît systématiquement lorsqu’il tente de se rapprocher de Folavril. Tandis que Wolf s’enfonce toujours plus profondément dans l’analyse de son passé à travers sa machine, ses compagnons s’inquiètent des conséquences de ces expérimentations sur sa santé mentale.
Autour du livre
Publié en 1950 aux éditions Toutain, « L’Herbe rouge » s’inscrit dans une veine science-fictionnelle tout en conservant la dimension onirique caractéristique de Boris Vian. La machine inventée par Wolf, plus qu’un simple dispositif technologique, incarne une métaphore de la psychanalyse dont Vian fait une critique musclée. Le mécanisme, qui permet d’interroger la mémoire avant de l’effacer, souligne l’absurdité d’un processus thérapeutique qui force à revivre les traumatismes sans offrir de véritable guérison.
La structure narrative alterne entre deux univers : un monde quotidien teinté d’absurde où l’herbe est rouge et les grenouilles bleues, et les séances dans la machine qui suivent un programme méthodique d’exploration psychique. Cette dualité reflète la fragmentation identitaire des personnages masculins, particulièrement manifeste chez Lazuli dont le nom même – évoquant le saphir et le lapis-lazuli – suggère un être aux multiples facettes.
Le thème du désir traverse le roman de part en part. Le sénateur Dupont, dans sa quête obstinée du ouapiti, illustre la dangerosité d’une existence orientée vers un but unique. Une fois son désir assouvi, il sombre dans une béatitude végétative qui s’apparente à une mort sociale. Cette trajectoire préfigure le destin tragique de Wolf et Lazuli, victimes d’une incapacité à concilier leurs désirs multiples avec les attentes d’une société valorisant la simplicité et l’efficacité.
Les personnages féminins se distinguent par leur capacité à former une communauté solidaire, contrairement aux hommes condamnés à affronter seuls leurs démons intérieurs. Cette opposition entre collectif féminin et solitude masculine constitue l’une des innovations majeures du roman dans le traitement des rapports de genre. Les femmes y sont décrites comme « autonomisées », capables de s’émanciper d’hommes dont elles se détachent progressivement.
L’écriture de Vian mêle humour noir et inquiétude existentielle dans un savant dosage qui renforce la dimension autobiographique du texte. Le parcours de Wolf, notamment sa critique du système éducatif et sa remise en question des valeurs traditionnelles, fait écho à la propre expérience de l’auteur, lui-même ingénieur de formation.
La critique contemporaine s’est montrée partagée face à ce texte atypique. Certains y voient « le livre le plus abouti de Vian qui y déploie tous ses thèmes de prédilection : critique de la société, perversion de l’homme, mécanisation des rapports humains, profondeur des sentiments et petitesse des actions, intervention du hasard, absurde de la vie ». D’autres soulignent la difficulté d’accès d’une œuvre qualifiée de « sombre et pessimiste », tout en reconnaissant sa place essentielle dans la bibliographie du romancier.
En 1985, « L’Herbe rouge » a fait l’objet d’une adaptation en téléfilm par Pierre Kast.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 188 pages.
7. Elles se rendent pas compte (sous le pseudonyme de Vernon Sullivan, 1950)
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Résumé
Washington, années 1950. Francis Deacon se prépare pour le bal costumé organisé par son amie d’enfance, Gaya. Pour l’occasion, il décide de se travestir en femme et de porter des faux seins ainsi qu’une perruque. La soirée prend un tournant inattendu quand Gaya lui annonce son mariage prochain avec Richard Walcott, un dealer homosexuel notoire. Intrigué par cette union contre nature, Francis découvre que sa riche amie est tombée dans la drogue. Plus troublant encore, le fiancé appartient à un gang dirigé par sa redoutable sœur Louise Walcott.
Ne supportant pas de voir Gaya sombrer dans cet univers malsain, Francis décide d’enquêter. Avec l’aide de son frère Ritchie, étudiant en médecine, il s’engage dans une lutte acharnée contre ce réseau de trafiquants aux mœurs troubles. Les deux frères se retrouvent alors plongés dans un tourbillon de violence, entre courses-poursuites effrénées sur le Potomac, bagarres sanglantes et rencontres sulfureuses. Tout en essayant de comprendre les véritables motifs de cette union, ils devront affronter un gang impitoyable prêt à tout pour préserver ses intérêts.
Autour du livre
Publié en 1950, « Elles se rendent pas compte » constitue le dernier volet des romans signés Vernon Sullivan, pseudonyme américain derrière lequel se cache Boris Vian. Cette imposture littéraire s’inscrit dans la continuité de « J’irai cracher sur vos tombes » (1946), qui provoqua un scandale retentissant et valut à son auteur des poursuites judiciaires pour « outrage aux bonnes mœurs ».
Le titre du roman tire son origine d’une double source : il fait écho au « Dames Don’t Care » de Peter Cheyney, traduit par Boris Vian lui-même pour la Série Noire sous le titre « Les Femmes s’en balancent », tout en servant de leitmotiv au protagoniste qui ponctue régulièrement le récit de cette expression.
Le roman transgresse délibérément les tabous de son époque en abordant frontalement des thématiques controversées : drogue, sexualité débridée, homosexualité, violence. Les scènes de sexe, parfois non consenties, alternent avec des épisodes de violence crue. L’auteur pousse la provocation jusqu’à intégrer des passages de triolisme et d’asphyxiophilie, certaines scènes étant remplacées par des points de suspension pour échapper à la censure.
La narration mêle habilement plusieurs registres : polar noir américain, satire sociale et humour grinçant. Si l’action se déroule à Washington, ville que Vian n’a jamais visitée, les descriptions urbaines s’efforcent de créer une atmosphère crédible, renforcée par des références culturelles comme le rapport Kinsey ou les courses en Chris-Craft sur le Potomac.
Le texte, présenté comme une traduction de l’américain, se caractérise par une écriture argotique et un humour potache. La langue de Vian/Sullivan manie avec brio le second degré, alternant passages d’action débridée et digressions humoristiques. Les dialogues, émaillés de répliques cinglantes, participent à l’ambiance générale du roman.
Les avis de la critique divergent considérablement. Certains saluent l’audace de Vian et son talent pour le pastiche du roman noir américain, appréciant particulièrement son humour corrosif et son rythme endiablé. D’autres, en revanche, pointent du doigt la misogynie et l’homophobie, même si ces aspects doivent être replacés dans le contexte des années 1950. Les critiques s’accordent néanmoins sur la nécessité de lire ce texte au second, voire au cinquième degré.
En 2020, à l’occasion du centenaire de la naissance de Boris Vian, les éditions Glénat publient une adaptation en bande dessinée d’ « Elles se rendent pas compte », aux côtés des trois autres romans signés Vernon Sullivan. Le scénariste Jean-David Morvan propose une version modernisée tout en restant fidèle à l’esprit provocateur de l’œuvre originale. Cette adaptation reçoit un accueil favorable, certains la considérant même comme la plus réussie des quatre transcriptions graphiques des romans de Vernon Sullivan.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 126 pages.
8. L’Arrache-cœur (1953)
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Résumé
Un psychiatre du nom de Jacquemort arrive par hasard dans une maison isolée au bord d’une falaise au moment où Clémentine s’apprête à accoucher. Il l’aide à mettre au monde des triplés qu’elle nommera Joël, Noël et Citroën. Son mari Angel, qu’elle tenait enfermé depuis deux mois en lui reprochant les douleurs de sa grossesse, retrouve sa liberté. Jacquemort, qui se définit comme un être « vide », décide de s’installer dans la maison. Sa mission : psychanalyser les habitants du village pour se remplir de leurs émotions.
Ses pérégrinations lui révèlent les pratiques effroyables de cette communauté rurale où la violence règne : les vieillards sont vendus comme du bétail lors d’une « foire aux vieux », les jeunes apprentis meurent sous les coups, les chevaux sont crucifiés. Plus étrange encore, un étrange personnage, un certain La Gloïre, parcourt une rivière aux eaux rouges dans sa barque, payé grassement pour repêcher avec ses dents les déchets putrides des villageois.
Pendant ce temps, l’attitude de Clémentine envers ses enfants connaît un basculement radical. D’abord indifférente, elle développe une obsession maladive pour leur sécurité. Elle commence par détruire tout ce qui pourrait leur nuire dans le jardin, puis les isole progressivement du monde extérieur. Son mari Angel, exclu de l’éducation des enfants, finit par construire un bateau et quitter les lieux. Les « trumeaux » tentent de résister à l’enfermement maternel grâce à d’étranges pouvoirs : en mangeant des limaces bleues, ils acquièrent la capacité de voler. Mais jusqu’où Clémentine poussera-t-elle sa volonté de les protéger ?
Autour du livre
Dernier roman publié du vivant de Boris Vian en 1953, « L’Arrache-cœur » marque l’aboutissement d’une écriture surréaliste qui transcende les frontières entre réel et imaginaire. Le titre, emprunté à un objet meurtrier évoqué dans « L’écume des jours », ne figure paradoxalement jamais dans le récit. Ce roman devait constituer le premier volet d’une trilogie intitulée « Les Fillettes de la reine », projet qui ne verra jamais le jour en raison de l’échec commercial de cette publication.
La temporalité du récit se désagrège progressivement à travers un calendrier fantaisiste : « juinet », « avroût », « déçars » remplacent les mois traditionnels, les jours s’étirent jusqu’à atteindre des numéros impossibles comme le « 135 avroût ». Cette distorsion chronologique s’accompagne d’une invention linguistique foisonnante. Les « trumeaux », néologisme fusionnant « jumeaux » et « triplés », reflètent la configuration particulière de la fratrie. Les « maliettes », créatures volantes indéfinissables, peuplent un ciel où les chèvres font du stop.
Le village constitue un microcosme où la cruauté se banalise, miroir déformant d’une société déshumanisée. Les pratiques barbares – vente de vieillards, crucifixion d’étalons, exploitation mortelle d’enfants – s’inscrivent dans une normalité que même Jacquemort finit par accepter. La figure de La Gloïre, payé en or inutilisable pour digérer la honte collective, incarne une forme perverse de rédemption sociale.
L’amour maternel, thème central du roman, se transforme en possession destructrice. Le parcours de Clémentine, de l’indifférence initiale à une surprotection pathologique, reflète les propres expériences de Vian, lui-même étouffé dans son enfance par une mère obsédée par sa santé fragile. Cette autobiographie déguisée transparaît notamment dans le personnage de Citroën, l’enfant « isolé » des trumeaux, possible double littéraire de l’auteur.
La religion subit également une critique féroce à travers le personnage du curé qui considère Dieu comme un luxe et met en scène des combats de boxe contre son sacristain, métaphore grotesque de la lutte entre le Bien et le Mal. Cette désacralisation participe à la subversion générale des valeurs qui caractérise l’œuvre.
Raymond Queneau, dans son avant-propos, salue l’émergence d’une nouvelle maturité littéraire : « Boris Vian va devenir Boris Vian ». La critique contemporaine souligne la noirceur inédite de ce roman par rapport aux œuvres précédentes de l’écrivain, certains y voyant une parenté avec l’univers kafkaïen. L’échec commercial du livre pousse néanmoins Vian à abandonner définitivement l’écriture romanesque.
« L’Arrache-cœur » a connu plusieurs adaptations : une mise en scène d’Éric Bertrand présentée au festival d’Avignon Off en 2013, ainsi qu’une adaptation en bande dessinée publiée chez Delcourt la même année, scénarisée par Jean-David Morvan et Frédérique Voulyzé, et illustrée par Maxime Péroz. Le film « Eternal Sunshine of the Spotless Mind » de Michel Gondry rend par ailleurs hommage au roman en nommant ses personnages principaux Joël et Clémentine.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 221 pages.