José Maria de Eça de Queiroz naît le 25 novembre 1845 à Póvoa de Varzim, au Portugal, de parents non mariés : un père magistrat et une mère issue de l’aristocratie. Il passe ses premières années à Verdemilho, près d’Aveiro, chez ses grands-parents. En 1861, il entame des études de droit à l’université de Coimbra, où il fréquente un cercle d’intellectuels progressistes.
Sa carrière littéraire débute en 1866 à Lisbonne, où il publie dans la Gazette du Portugal. Un voyage en Égypte en 1869 marque durablement son imagination. Il entre ensuite dans la carrière diplomatique qui le mène successivement à La Havane, Bristol, Newcastle, et finalement Paris où il s’installe comme consul en 1888.
Tout en poursuivant sa carrière diplomatique, il développe une œuvre littéraire majeure en introduisant le naturalisme dans la littérature portugaise. Ses romans les plus célèbres, comme « Le crime du Padre Amaro » (1875) et « Les Maia » (1888), dépeignent avec finesse la société portugaise de son époque. Son style, influencé par Flaubert qu’il admire, se caractérise par une écriture fluide et musicale, des descriptions efficaces, et un humour teinté d’ironie.
À quarante ans, il épouse Emília de Castro avec qui il a quatre enfants. Il continue d’écrire jusqu’à sa mort le 16 août 1900 à Neuilly-sur-Seine. Il est considéré comme l’un des plus grands écrivains de langue portugaise.
Voici notre sélection de ses romans majeurs.
1. Le crime du Padre Amaro (1875)
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Résumé
Portugal, années 1870. Le jeune Père Amaro Vieira arrive comme nouveau curé à Leiria, petite ville de province. Orphelin à six ans, il a été élevé par la marquise d’Alegros qui l’a poussé vers la prêtrise sans qu’il n’ait aucune vocation. Grâce à ses relations aristocratiques, il obtient ce poste convoité après un bref passage dans une paroisse isolée des montagnes.
À Leiria, Amaro loge chez São Joaneira, veuve dévote qui entretient une liaison secrète avec le chanoine Dias, ancien professeur d’Amaro. Le jeune prêtre ne tarde pas à remarquer Amélia, la fille de sa logeuse, jeune femme de 23 ans à la beauté attirante. Bien qu’elle soit fiancée à João Eduardo, un clerc de notaire aux idées libérales, une attirance mutuelle s’installe rapidement entre Amaro et Amélia.
Dévoré par la jalousie, João Eduardo publie anonymement dans le journal local une lettre dénonçant la corruption du clergé et insinuant qu’Amaro séduit Amélia. L’auteur est vite démasqué, lequel perd son emploi, sa réputation et sa fiancée qui rompt leurs fiançailles sous l’influence d’Amaro.
Libres de tout obstacle, Amaro et Amélia entament une liaison passionnée. Ils se retrouvent clandestinement dans la maison du sonneur de cloches de l’église, sous prétexte d’éduquer religieusement sa fille infirme, Toto. Leur relation charnelle s’intensifie, le prêtre manipulant habilement Amélia en lui faisant croire que leur amour n’est pas un péché mais une bénédiction.
L’inévitable survient : Amélia tombe enceinte. Le scandale menace la carrière d’Amaro et la réputation d’Amélia. Dans un premier temps, le prêtre envisage de retrouver João Eduardo pour qu’il épouse la jeune femme et sauve les apparences. Mais l’ex fiancé reste introuvable. Alors que la grossesse avance et devient difficile à dissimuler, Amaro doit choisir entre assumer ses responsabilités ou préserver sa position sociale. Sa décision déterminera non seulement son avenir, mais aussi le destin d’Amélia et de l’enfant à naître…
Autour du livre
« Le crime du Padre Amaro » connaît une histoire éditoriale mouvementée. José Maria de Eça de Queiroz achève son premier manuscrit en 1875 et l’envoie à des amis qui dirigent une revue littéraire, avec la demande expresse de lui retourner les épreuves pour corrections. Ces derniers, passant outre ses instructions, commencent à publier l’histoire en feuilleton sans lui permettre d’y apporter ses modifications. Eça de Queiroz révise ensuite le roman et le soumet à un éditeur en 1876, mais cette version passe presque inaperçue. Ce n’est qu’après la publication du « Cousin Bazilio » qu’Eça de Queiroz revient au « Crime du Padre Amaro » et produit une troisième version en 1880, qu’il qualifie lui-même de « roman entièrement nouveau ».
La force du roman réside dans sa critique virulente de l’Église catholique portugaise et de ses représentants. Eça de Queiroz y dépeint une société provinciale étouffante où le clergé manifeste plus d’intérêt pour son confort personnel et les plaisirs mondains que pour sa mission spirituelle. Il s’attaque particulièrement à l’absurdité du célibat ecclésiastique, qu’il considère comme contraire à la nature humaine et source d’hypocrisie. Le personnage de l’abbé Ferrão, seul prêtre véritablement vertueux du récit, sert de contrepoint à cette galerie de religieux corrompus et souligne par contraste leur déchéance morale.
La description satirique de la collection d’objets dévotionnels de Dona Maria de Assunção illustre parfaitement le regard acéré d’Eça de Queiroz sur la religiosité superficielle de cette époque : un « cauchemar » de figurines de saints, de vierges et d’enfants Jésus, de scapulaires, de rosaires et de cœurs percés et saignants. Cette accumulation d’objets sacrés reflète une foi ritualiste vidée de sens, centrée sur les apparences plutôt que sur les valeurs chrétiennes authentiques.
Par-delà sa dimension anticléricale, « Le crime du Padre Amaro » déploie une fine analyse psychologique de ses personnages, particulièrement du protagoniste. Amaro n’est pas présenté comme simplement mauvais, mais comme un homme ordinaire, médiocre, dont les circonstances révèlent les pires aspects. Son parcours illustre les conséquences désastreuses d’un système qui contraint des hommes sans vocation à embrasser la prêtrise. L’évolution d’Amaro, de jeune prêtre intimidé à manipulateur cynique, témoigne de cette corruption progressive.
Le roman transmet également une vision critique de la société portugaise dans son ensemble, caractérisée par son immobilisme et son hypocrisie. Les conversations des notables de Leiria sur la pauvreté et la moralité publique, alors même qu’ils se livrent à la gloutonnerie et entretiennent des liaisons illicites, mettent en lumière le fossé entre discours et pratiques. Par cette peinture sans concession, Eça de Queiroz dénonce l’inertie d’un Portugal qui, contrairement à d’autres nations européennes de l’époque, tarde à entreprendre les réformes nécessaires à sa modernisation.
Lors de sa parution, « Le crime du Padre Amaro » provoque un scandale retentissant au Portugal, suscitant des protestations véhémentes de l’Église catholique. Cependant, la critique littéraire reconnaît rapidement sa valeur. Selon Michael Dirda du Washington Post, il s’agit d’un « roman formidable » dont la « satire impitoyable est bien plus vaste que le pastoral souvent aux contours flous de Zola ». Il souligne qu’Eça de Queiroz emploie toutes sortes de comiques et qu’il est un écrivain « qui comprend le sexe ».
« Le crime du Padre Amaro » est souvent comparé à « La Faute de l’abbé Mouret » (1875) d’Émile Zola, paru à la même époque. Cette similitude thématique conduit même à des accusations de plagiat contre Eça de Queiroz, notamment par l’écrivain brésilien Machado de Assis. Eça de Queiroz réfute ces allégations en précisant que les deux romans ont été publiés la même année et que leurs intrigues diffèrent considérablement : « La Faute de l’abbé Mouret est, dans son épisode central, le tableau allégorique de l’initiation du premier homme et de la première femme à l’amour », tandis que « Le crime du Padre Amaro » présente une « simple intrigue de curés et de bigots, tramée et murmurée à l’ombre d’une vieille cathédrale de province portugaise ».
En 1968, le réalisateur tchécoslovaque Jaroslav Dudek transpose l’histoire à l’écran dans « Zločin pátera Amara » (Le Crime du père Amaro). Plus récemment, en 2002, le cinéaste mexicain Carlos Carrera réalise « El crimen del padre Amaro », avec Gael García Bernal dans le rôle principal. Cette adaptation contemporaine, transposée au Mexique, suscite une vive controverse et des appels à la censure de la part de groupes chrétiens, tout en étant nommée pour l’Oscar du meilleur film étranger. Au Portugal même, Carlos Coelho da Silva signe en 2005 une adaptation qui devient l’un des plus grands succès commerciaux de l’histoire du cinéma portugais. Enfin, en 2023, Leonel Vieira réalise pour la télévision portugaise une mini-série qui, contrairement aux adaptations précédentes, situe l’action à l’époque même du roman.
Aux éditions CHANDEIGNE ; 396 pages.
2. Le cousin Bazilio (1878)
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Résumé
Lisbonne, XIXe siècle. Luísa et Jorge forment un couple bourgeois typique. Lui, ingénieur des mines au ministère, incarne la stabilité et le conformisme social. Elle, jeune femme rêveuse nourrie de récits romantiques, s’ennuie malgré son confort matériel. Le départ de Jorge pour une longue mission professionnelle en Alentejo bouleverse leur routine.
C’est à ce moment précis que surgit Bazilio, cousin et ancien amour de jeunesse de Luísa, revenu du Brésil où il a fait fortune. Ce dandy cynique, méprisant le Portugal qu’il juge provincial, séduit rapidement sa cousine avec ses récits de voyage et son expérience du monde. Luísa, isolée et vulnérable, cède à la passion qui lui offre l’évasion tant désirée. Les amants se retrouvent dans un modeste appartement qu’ils surnomment « Le Paradis ».
Le véritable drame se noue lorsque Juliana, la servante amère et revancharde qui déteste sa maîtresse, intercepte des lettres compromettantes échangées par les amants. Elle commence alors un impitoyable chantage contre Luísa, exigeant argent et privilèges en échange de son silence. Les rôles s’inversent progressivement : la maîtresse devient esclave de sa propre domestique.
Alors que Bazilio, lassé de sa conquête, prépare son départ pour Paris, Luísa se trouve prise dans un étau terrible : maintenir les apparences face à son mari qui doit bientôt rentrer, satisfaire les exigences croissantes de Juliana, et affronter l’abandon de son amant. Comment pourra-t-elle échapper à ce piège qui se referme inexorablement sur elle ?
Autour du livre
« Le cousin Bazilio » paraît en 1878, pendant une période particulièrement productive dans la carrière de José Maria de Eça de Queiroz. Il travaille alors au service consulaire portugais, installé à Newcastle upon Tyne en Angleterre. Ce roman s’inscrit dans sa démarche d’introduire le réalisme et le naturalisme dans la littérature portugaise, fortement influencé par les courants littéraires français et notamment par Flaubert qu’il admirait. Après avoir critiqué la province dans « Le crime du Padre Amaro », Eça de Queiroz tourne désormais son regard acéré vers la capitale portugaise et ses mœurs bourgeoises.
Le roman constitue en effet une analyse impitoyable de la famille bourgeoise urbaine du XIXe siècle. L’auteur dissèque sans concession cette société lisboète en exposant sa frivolité, son oisiveté et son hypocrisie. À travers le personnage de Luísa, il dépeint une femme conditionnée par ses lectures romanesques et une vision romantique de la vie qui la rend vulnérable face à un séducteur comme Bazilio. Il aborde également la question de la condition féminine, enfermée dans un rôle prédéfini et dépendante du regard masculin.
La relation entre Luísa et Juliana est un élément central du récit qui illustre magistralement la tension entre les classes sociales. Le personnage de Juliana, figure inoubliable de la littérature portugaise, incarne la révolte larvée contre un ordre social injuste. Sa haine envers Luísa naît autant de l’amertume personnelle que des inégalités structurelles qui l’ont condamnée à une vie de servitude et de frustration.
Le livre est également remarquable par son audace pour l’époque. Dans une société portugaise conservatrice et bigote, Eça de Queiroz traite ouvertement de thèmes comme l’adultère, la sexualité féminine, la domination masculine ou encore l’homosexualité.
À sa parution, « Le cousin Bazilio » connaît un succès immédiat et suscite des réactions contrastées. Teófilo Braga affirme avec enthousiasme : « ‘Le cousin Bazilio’ est insurpassable ; il n’y aura pas dans les littératures européennes de roman qui puisse le surpasser. » Guerra Junqueiro renchérit en déclarant qu’Eça de Queiroz « appartient à l’ordre élevé des artistes créateurs » et compare ses personnages à ceux de Balzac. En revanche, Machado de Assis formule des critiques plus sévères, notamment sur la structure narrative et la psychologie de l’héroïne qu’il juge insuffisamment développée : « Pour que Luísa m’attire et me retienne, il faut que les tribulations qui l’affligent viennent d’elle-même ; qu’elle soit une rebelle ou une repentie. »
La première adaptation cinématographique date de 1922, réalisée par Georges Pallu. Le roman a ensuite été porté à l’écran au moins six fois, notamment au Portugal (1959), au Mexique (1935), en Espagne (1977) et au Brésil (2007). Une adaptation allemande a également vu le jour en 1969, réalisée par Wilhelm Semmelroth sous le titre « Der Vetter Basilio ». En 1988, la chaîne brésilienne Rede Globo a produit une adaptation télévisée en 35 épisodes, avec Giulia Gam et Tony Ramos, considérée comme particulièrement réussie malgré l’absence de rediffusion ultérieure.
Aux éditions CHANDEIGNE ; 520 pages.
3. Les Maia (1888)
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Résumé
Lisbonne, 1875. Carlos da Maia, jeune médecin brillant mais dilettante, s’installe avec son grand-père Afonso dans leur demeure familiale, le Ramalhete. Dernier héritier d’une prestigieuse lignée aristocratique portugaise, Carlos a connu une enfance marquée par le drame : son père Pedro s’est suicidé après que sa mère, Maria Monforte, se soit enfuie avec un amant italien en emmenant leur fille et en abandonnant le petit Carlos.
Élevé à l’anglaise par son grand-père selon des principes rigoureux, Carlos mène désormais une existence oisive dans la haute société lisboète. Entouré d’amis comme João da Ega, intellectuel bohème, il partage son temps entre mondanités, discussions philosophiques dans les cafés et liaisons sans lendemain, délaissant progressivement ses ambitions médicales.
Sa vie bascule lorsqu’il rencontre Maria Eduarda, femme d’une beauté exceptionnelle qui se présente comme l’épouse d’un riche Brésilien, Castro Gomes. Carlos tombe éperdument amoureux et parvient à nouer une relation avec elle après avoir soigné sa gouvernante. Mais leur passion tourne au drame quand des révélations sur les origines de Maria Eduarda surgissent, une vérité qui pourrait anéantir leur amour et provoquer un scandale sans précédent dans la haute société portugaise…
Autour du livre
D’abord conçu comme une simple nouvelle au sein d’un cycle intitulé « Scènes de la vie réelle », le projet prend progressivement de l’ampleur jusqu’à devenir un roman indépendant. Le titre apparaît dès 1878 comme douzième épisode du cycle, puis sa publication est annoncée en feuilleton dans le « Diário de Portugal » en 1880. L’imprimerie lisboète « Tipografia Lallemant » commence même à tirer 272 pages à 5 000 exemplaires, rachetées en 1883 par la librairie Chardron de Porto. Cependant, Eça de Queiroz ne termine son manuscrit qu’en 1888, date de sa parution définitive en librairie, après dix ans de gestation.
À travers le récit des trois générations de la famille Maia, Eça de Queiroz dresse un tableau impitoyable de la société portugaise du XIXe siècle, perçue comme sclérosée et décadente. Les personnages masculins, principalement Carlos et son ami Ega, incarnent cette bourgeoisie oisive qui copie sans créativité les modes de Paris ou Londres. Lors de leurs conversations, ils débattent passionnément de l’avenir du Portugal, mais demeurent incapables de concrétiser leurs idées de réforme. « Clamamos por aí, em botequins e livros, que o país é uma choldra. Mas que diabo! Porque é que não trabalhamos para o refundir, o refazer ao nosso gusto? » (« Nous protestons dans les cafés et les livres que ce pays est une porcherie. Mais diable ! Pourquoi ne travaillons-nous pas à le refondre, à le moduler selon nos goûts ? »). Cette critique sociale s’étend également à la politique, à l’église et à une aristocratie moribonde incapable de se renouveler.
Si « Les Maia » s’inscrit clairement dans le courant réaliste et naturaliste, Eça de Queiroz y fait preuve d’une grande liberté littéraire. Le roman témoigne de l’influence croisée de l’humour et de l’ironie de la littérature anglaise, que l’auteur connaissait bien en tant que diplomate ayant vécu en Angleterre. Cette dimension se manifeste dans les débats entre les personnages, notamment Carlos, Ega et le poète vieillissant Alencar, dont le lyrisme compassé et l’opposition à Zola prêtent souvent au ridicule. Sans rejeter complètement son héritage romantique, Eça de Queiroz parvient à dépasser les deux tendances littéraires qu’incarnent ces personnages. Il compose ainsi une vaste fresque sociale dont la précision et la finesse ont été saluées par la critique, tout en y infusant son ironie mordante et sa vision désabusée d’un Portugal en déclin.
Dans les œuvres d’Eça de Queiroz, y compris « Les Maia », les personnages féminins incarnent souvent le péché de la luxure et de la perdition. Certains biographes attribuent cette vision à la relation complexe que l’auteur entretenait avec sa propre mère, puisqu’il naquit d’une relation hors mariage et fut élevé principalement par sa grand-mère. Raquel Cohen, la comtesse de Gouvarinho et Maria Monforte entretiennent toutes des relations extraconjugales, tandis que Maria Eduarda, bien que non mariée, se présente en société sous le nom de son amant. Ces femmes sont dépeintes comme des êtres frivoles, insatisfaits, évoluant dans un environnement de décadence morale. Si Eça de Queiroz porte un regard critique sur cette hypocrisie sociale qui sanctionne sévèrement les femmes tout en pardonnant facilement aux hommes les mêmes écarts, il n’échappe pas entièrement aux préjugés de son époque.
« Les Maia » est généralement considéré comme le plus grand roman d’Eça de Queiroz et occupe une place de choix dans le panthéon littéraire portugais. Jorge Luis Borges, l’illustre écrivain argentin, le considérait d’ailleurs comme « un des plus grands écrivains de tous les temps ». La critique contemporaine vante cette « fresque naturaliste comparable à Zola », cette « saga familiale rappelant les Buddenbrook de Thomas Mann et les Forsyte de John Galsworthy ». On y salue la « peinture de mœurs dans l’esprit de Flaubert » qui raconte « une passion scandaleuse dans la société bourgeoise du Lisbonne des années 1870, avec tendresse autant qu’ironie ». Si l’accueil initial fut relativement tiède, l’œuvre s’est imposée au fil du temps comme un monument de la littérature portugaise.
La première adaptation télévisée date de 1979, produite par la Rádio e Televisão de Portugal, avec des interprétations mémorables de Ruy de Carvalho et João D’Ávila. En 2001, une ambitieuse coproduction de la Rede Globo brésilienne et de la SIC portugaise a donné naissance à une mini-série de 42 épisodes, réalisée par Luiz Fernando Carvalho. Malgré sa qualité artistique unanimement saluée, cette adaptation a connu un échec d’audience, diffusée tardivement et recueillant moins de 9 % de parts de marché. En 2014, João Botelho a réalisé un long-métrage. Dans le domaine des arts plastiques, la célèbre artiste Paula Rego a peint une série de pastels inspirés du livre, exposés à Londres.
Aux éditions CHANDEIGNE ; 815 pages.
4. 202, Champs-Élysées (1901)
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Résumé
À la fin du XIXe siècle, Jacinto, riche héritier portugais, mène une existence fastueuse dans son hôtel particulier du 202 Champs-Élysées à Paris. Né dans l’opulence, il possède des domaines immenses au Portugal, mais n’y a jamais mis les pieds. Passionné par la technologie moderne, il accumule les dernières inventions de son époque – téléphone, phonographe, monte-plats, ascenseur – et constitue une bibliothèque de trente mille volumes. Sa philosophie tient en une formule mathématique : « suma ciência x suma potência = suma felicidade » (savoir suprême x pouvoir suprême = bonheur suprême).
Zé Fernandes, ami d’enfance et narrateur du récit, retrouve Jacinto après sept ans d’absence. Il découvre un homme profondément changé : malgré ses soirées mondaines et son confort extrême, Jacinto s’ennuie à mourir. Tout ce qui devait lui apporter bonheur et satisfaction l’a conduit à un dégoût existentiel.
Un événement vient toutefois percuter sa torpeur : en apprenant qu’un glissement de terrain a détruit la chapelle familiale à Tormes au Portugal, dispersant les ossements de ses ancêtres, Jacinto décide de s’y rendre pour régler cette affaire. Le voyage sera une simple formalité – quelques semaines tout au plus – avant son retour à la civilisation parisienne.
Mais rien ne se passe comme prévu. Ses vingt-trois malles de bagages se perdent en route. Il arrive dans une demeure délabrée sans le moindre confort moderne. Confronté à cette simplicité forcée, Jacinto fait une découverte stupéfiante : au contact de la nature, des paysans et des plaisirs simples, il se sent revivre. Lui qui ne jurait que par la ville commence à s’attacher à ces montagnes portugaises. Ce « prince de la civilisation » va-t-il vraiment tourner le dos à Paris pour embrasser une vie rustique ?
Autour du livre
« 202, Champs-Élysées » constitue le dernier roman d’Eça de Queiroz, publié à titre posthume en 1901, un an après sa mort. Il n’eut jamais l’occasion de finaliser son manuscrit. Il trouve sa genèse dans sa nouvelle « Civilisation » (1892), qu’il développe et transforme substantiellement pour composer ce roman. Cette évolution témoigne d’un changement dans sa vision : consul du Portugal à Paris depuis 1888 et résidant à Neuilly-sur-Seine, Eça de Queiroz nourrit une réflexion sur le contraste entre modernité urbaine et simplicité rurale. La révision posthume du manuscrit fut confiée à ses amis Ramalho Ortigão et Luis de Magalhães, qui complétèrent les parties inachevées.
Le livre s’inscrit dans la troisième et dernière phase de l’œuvre du romancier, marquée par une réconciliation avec le Portugal et une vision plus apaisée que celle de ses premiers écrits réalistes critiques. Son évolution littéraire coïncide avec un événement personnel significatif : en 1892, Eça de Queiroz hérite d’une propriété dans la vallée du Douro, région qui servira de modèle pour dépeindre Tormes. Sa propre expérience nourrira sa réflexion sur les vertus de la vie provinciale.
L’opposition entre ville et campagne transcende la simple dichotomie pour se muer en méditation philosophique sur la condition humaine face au progrès. Jacinto incarne cette tension : d’abord chantre d’une civilisation mécanisée qui devait mathématiquement produire le bonheur, il découvre que l’accumulation de biens et de savoir conduit à l’ennui existentiel. Sa renaissance dans les montagnes portugaises ne représente pas un rejet total de la modernité, mais plutôt une quête d’équilibre. Comme l’écrit Eça de Queiroz : « Sans rompre totalement avec les valeurs de la ‘civilisation’, Jacinto adapte ce qu’il peut au champ. »
La dimension prophétique du texte frappe particulièrement. Écrit à l’aube du XXe siècle, il anticipe les questionnements écologiques contemporains et la saturation technologique de nos sociétés modernes. Le « 202 » déborde d’inventions sophistiquées qui, paradoxalement, compliquent la vie au lieu de la faciliter. Le téléphone sonne sans cesse, le monte-plats se bloque, les gadgets électriques dysfonctionnent, tableau comique mais prémonitoire de nos dépendances technologiques. Loin de rejeter le « progrès », Eça de Queiroz interroge sa finalité : la science doit servir l’homme et non l’inverse.
La critique littéraire a salué la perspicacité de cette œuvre finale. Jorge Luis Borges affirme qu’Eça de Queiroz et Oscar Wilde, morts la même année à Paris, « ne se sont jamais rencontrés, mais se seraient admirablement entendus », soulignant la sensibilité commune de ces deux esprits brillants. Jonathan Keates, dans The London Observer, place l’auteur portugais aux côtés de Dickens, Balzac et Tolstoï. Marie-Hélène Piwnik qualifie le roman de « prémonitoire, féroce, d’une drôlerie constante », tandis que certains critiques le rapprochent de « Bouvard et Pécuchet » de Flaubert pour son intelligence satirique.
Aujourd’hui, la maison qui inspira Tormes accueille la Fondation Eça de Queiroz, perpétuant la mémoire de ce géant des lettres portugaises dont l’œuvre, selon Zola, surpassait même celle de Flaubert.
Aux éditions CHANDEIGNE ; 320 pages.