Herman Melville naît le 1er août 1819 à New York dans une famille de la bonne société. Après une enfance privilégiée, la faillite et la mort de son père en 1832 contraignent le jeune Herman à travailler tôt. À vingt ans, il s’engage comme marin sur un navire marchand, puis sur un baleinier, l’Acushnet. Cette expérience maritime marque un virage décisif dans sa vie. Il déserte aux îles Marquises et vit parmi les indigènes, avant de reprendre la mer sur différents navires.
De retour aux États-Unis en 1844, Melville commence à écrire. Ses premiers récits d’aventures, « Taïpi » (1846) et « Omoo » (1847), connaissent un franc succès. En 1847, il épouse Elizabeth Shaw. Mais son ambition littéraire grandissante le pousse vers des œuvres plus complexes. Il publie « Moby Dick » en 1851, roman qui passe alors inaperçu mais deviendra son chef-d’œuvre. L’échec commercial de ses livres suivants le contraint à accepter un poste d’inspecteur des douanes à New York en 1866, qu’il occupe pendant dix-neuf ans.
Melville se tourne alors vers la poésie, publiant plusieurs recueils qui ne rencontrent guère plus de succès. Il meurt dans l’oubli le 28 septembre 1891 à New York, laissant inachevé le manuscrit de « Billy Budd, marin », qui ne sera publié qu’en 1924. Il faut attendre les années 1920 pour que son œuvre soit redécouverte et que Melville soit enfin reconnu comme l’un des plus grands écrivains américains. Son style singulier, mêlant références bibliques et shakespeariennes, et sa réflexion aiguisée sur la condition humaine en font aujourd’hui l’une figure majeure de la littérature mondiale.
Voici notre sélection de ses livres majeurs.
1. Moby Dick (roman, 1851)
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Résumé
« Moby Dick » nous entraîne dans une chasse à la baleine hors du commun. Ismaël, le narrateur, s’embarque à bord du Péquod, un baleinier commandé par le capitaine Achab. Mais ce dernier n’a qu’une obsession : traquer Moby Dick, un cachalot blanc d’une taille extraordinaire qui lui a arraché une jambe lors d’une précédente expédition. L’équipage cosmopolite se lance alors dans une quête effrénée sur toutes les mers du globe.
Autour du livre
Dans le contexte maritime effervescent de la Nouvelle-Angleterre des années 1850, l’écriture de « Moby Dick » répond à la demande croissante de récits baleiniers. La chasse à la baleine, alors à son apogée, insufflait une prospérité considérable aux ports comme Nantucket et enrichissait les armateurs qui envoyaient leurs navires aux quatre coins des océans. Melville, lui-même ancien marin sur le baleinier Acushnet entre 1841 et 1842, insuffle à son récit une authenticité née de sa propre expérience.
Deux événements historiques nourrissent l’intrigue. En 1820, le naufrage du baleinier Essex, éperonné par un cachalot à 3200 kilomètres des côtes sud-américaines, marque profondément l’imaginaire collectif. Seuls huit membres d’équipage survivent après une dérive tragique. Le second fait inspirant provient de l’existence attestée d’un cachalot albinos, baptisé « Mocha Dick », qui semait la terreur près de l’île chilienne de Mocha dans les années 1830. Sa réputation d’invincibilité et les multiples harpons fichés dans son dos en faisaient une créature quasi mythologique.
L’écriture du roman s’étale sur dix-huit mois, période durant laquelle Melville noue une amitié déterminante avec Nathaniel Hawthorne. Cette rencontre transforme radicalement son projet initial d’un simple récit d’aventures en une œuvre aux ambitions cosmiques. La dédicace du livre à Hawthorne témoigne de cette influence cruciale : « En témoignage de mon admiration pour son génie ». Le roman paraît d’abord à Londres en octobre 1851 sous le titre « The Whale », puis un mois plus tard à New York sous son titre définitif « Moby-Dick; or, The Whale ». L’édition britannique subit plusieurs censures, notamment des passages jugés blasphématoires ou critiques envers la monarchie. Plus grave encore : l’épilogue, crucial pour la cohérence du récit puisqu’il explique la survie du narrateur Ismaël, est absent de cette version.
L’accueil initial s’avère glacial. Les critiques américains, largement influencés par leurs homologues britanniques, démontent l’œuvre. Les ventes sont médiocres : à peine 3215 exemplaires écoulés en 35 ans. Cette déception commerciale précipite le déclin de la carrière littéraire de Melville. Le livre disparaît des librairies durant les quatre dernières années de sa vie. La renaissance survient dans les années 1920, lors du centenaire de la naissance de l’auteur. Les critiques redécouvrent la profondeur philosophique du texte et sa modernité formelle. William Faulkner avoue en 1927 que c’est le livre qu’il aurait rêvé d’écrire. D. H. Lawrence le qualifie « d’un des livres les plus étranges et merveilleux au monde ». Sa première phrase, « Appelez-moi Ismaël » (Call me Ishmael), devient l’une des plus célèbres de la littérature mondiale.
Les manuscrits révèlent un important travail de documentation. Melville consulte des traités scientifiques, des récits de marins et des ouvrages théologiques. Cette érudition nourrit les chapitres « cetologiques » qui alternent avec la narration pure. L’ajout de 80 épigraphes en ouverture, la présence d’un glossaire baleinier et l’inclusion de schémas anatomiques en font un objet littéraire hybride. Cette structure composite reflète l’ambition encyclopédique du projet : saisir à travers la chasse à la baleine une image totale de la condition humaine.
L’influence du roman transcende le cercle littéraire. Le cinéma s’en empare dès 1926 avec « The Sea Beast », suivi par la version magistrale de John Huston en 1956 avec Gregory Peck. Le théâtre, l’opéra et la bande dessinée s’approprient également cette histoire devenue universelle. Bob Dylan cite « Moby Dick » parmi les trois œuvres qui l’ont le plus marqué dans son discours de réception du Prix Nobel en 2017.
« Moby Dick » continue de résonner avec les préoccupations contemporaines. Sa réflexion sur le rapport entre l’homme et la nature, son questionnement sur les limites du progrès et sa représentation d’une société multiculturelle en font un texte étonnamment moderne. Les trente membres d’équipage du Péquod, issus des horizons les plus divers, préfigurent les débats actuels sur le multiculturalisme. La quête monomaniaque d’Achab est devenue une métaphore universelle de l’hubris humaine. Son obsession autodestructrice résonne avec les excès de notre époque, tandis que la destruction du Péquod préfigure les désastres écologiques modernes.
Aux éditions FOLIO ; 741 pages.
2. Bartleby le scribe (nouvelle, 1853)
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Résumé
Dans une étude d’avocat de Wall Street, au milieu du XIXe siècle, un juriste engage un nouveau copiste du nom de Bartleby. D’abord employé modèle, Bartleby commence à répondre « Je préférerais ne pas » à toute demande sortant de ses attributions habituelles. Peu à peu, il cesse tout travail mais refuse de quitter l’étude où il s’est installé. Son patron, partagé entre compassion et exaspération, déménage ses bureaux plutôt que de l’expulser.
Autour du livre
« Bartleby le scribe » paraît d’abord anonymement dans le Putnam’s Monthly Magazine en 1853, avant d’être repris dans le recueil « The Piazza Tales » (« Les Contes de la véranda ») en 1856. Cette nouvelle s’inscrit dans une période difficile pour Melville : son roman précédent, « Pierre ou les Ambiguïtés », a essuyé des critiques désastreuses, et il croule sous les dettes envers son éditeur après l’échec commercial de « Moby Dick ».
La nouvelle devient rapidement un texte majeur de la littérature américaine, considéré comme précurseur de l’existentialisme et de la littérature de l’absurde. Son influence s’étend jusqu’à Kafka, même si ce dernier n’a probablement jamais lu le texte. Albert Camus cite Melville parmi ses influences majeures. L’expression « je préférerais ne pas » s’impose comme une formule emblématique de la résistance passive.
Les interprétations se multiplient : portrait autobiographique d’un écrivain en crise, critique du capitalisme naissant de Wall Street, méditation sur le libre arbitre, étude psychologique d’un cas de dépression ou d’autisme. Giorgio Agamben et Gilles Deleuze y consacrent des essais philosophiques. Deleuze voit en Bartleby « le médecin d’une Amérique malade ».
La nouvelle connaît de nombreuses adaptations : au cinéma avec notamment Crispin Glover (2001), au théâtre, et même en opéra avec une partition de William Flanagan sur un livret d’Edward Albee. En 2000, l’écrivain Enrique Vila-Matas publie « Bartleby et compagnie », où il nomme « bartlebys » les auteurs ayant renoncé à l’écriture. The Economist maintient une chronique intitulée « Bartleby » sur les relations au travail.
La force du texte réside dans son ambiguïté fondamentale : le refus obstiné de Bartleby échappe à toute explication définitive. Cette résistance à l’interprétation, conjuguée à la tension entre la compassion du narrateur et l’inflexibilité du copiste, maintient le lecteur dans un état de perpétuelle interrogation. Le mystère Bartleby continue de nourrir la réflexion sur la liberté individuelle, l’aliénation et les limites de l’empathie.
Aux éditions FOLIO ; 108 pages.
3. Taïpi (roman, 1846)
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Résumé
Dans le Pacifique Sud des années 1840, un marin déserteur du baleinier Dolly trouve refuge avec son camarade Toby sur l’île de Nuku Hiva aux Marquises. Les deux fugitifs, épuisés par une traversée périlleuse de la jungle, aboutissent dans la vallée des Taïpi, tribu polynésienne redoutée pour ses pratiques cannibales. Contre toute attente, les autochtones les accueillent avec bienveillance. Tandis que Toby disparaît mystérieusement lors d’une mission pour rapporter des médicaments, le narrateur, rebaptisé Tommo, s’intègre à la communauté. Sous la protection du chef Mehevi et entouré par la famille de Marheyo, il partage pendant quatre mois le quotidien tribal, entre rituels ancestraux et idylle avec la jeune Fayaway. La découverte de têtes humaines embaumées et d’un sacrifice cannibale le convainc finalement de s’échapper, au péril de sa vie.
Autour du livre
Ce premier roman autobiographique de Melville, paru simultanément à Londres et New York en 1846, connut un succès retentissant qui fit de son auteur « l’homme qui vécut parmi les cannibales ». La véracité du récit fut d’abord mise en doute, jusqu’à ce que Richard Tobias Greene, le véritable Toby, ne confirme publiquement leur désertion commune de l’Acushnet – le vrai nom du Dolly – dans une lettre au Commercial Advertiser de Buffalo.
Melville transcende le simple récit d’aventures en livrant une critique acerbe du colonialisme européen et de l’évangélisation missionnaire dans le Pacifique. « Dans tous les cas d’atrocités commises par les Polynésiens, les Européens furent, à un moment ou à un autre, les agresseurs », affirme sans détour le narrateur. Cette dénonciation fut partiellement censurée dans la seconde édition américaine, sur l’insistance de l’éditeur John Wiley.
Les recherches ultérieures ont révélé que Melville amplifia considérablement son séjour d’un mois chez les Taïpi, le transformant en une captivité de quatre mois. Pour étoffer sa narration, il puisa abondamment dans les récits de voyageurs comme William Ellis, George von Langsdorff et David Porter. Cette fusion entre expérience personnelle et documentation érudite inaugure un genre hybride, à mi-chemin entre l’autobiographie et l’ethnographie.
La découverte en 1983 de trente pages supplémentaires du manuscrit original a permis d’éclairer le processus créatif de Melville. Le chercheur John Bryant y décèle les traces d’une écriture en perpétuelle mutation, jonglant entre fidélité documentaire et invention romanesque. Cette tension créatrice culminera dans « Mardi » (1849), réécriture assumée de « Taïpi » sous forme de pure fiction.
Aux éditions FOLIO ; 384 pages.
4. Billy Budd, marin (nouvelle, 1924)
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Résumé
En 1797, alors que la Royal Navy est secouée par des mutineries, Billy Budd, jeune marin de 21 ans, est enrôlé de force sur le navire de guerre HMS Bellipotent. D’une beauté remarquable et d’une innocence naturelle, il ne souffre que d’un défaut : il bégaie sous le coup de l’émotion. Le maître d’armes John Claggart, rongé par une inexplicable aversion envers Billy, l’accuse à tort de fomenter une mutinerie auprès du capitaine Vere. Lors de la confrontation qui s’ensuit dans la cabine du capitaine, Billy, incapable de s’exprimer à cause de son bégaiement, frappe Claggart qui meurt sur le coup. Bien que convaincu de l’innocence morale de Billy, le capitaine Vere réunit une cour martiale et pousse à sa condamnation, estimant que la discipline militaire doit prévaloir. Le jeune marin est condamné à la pendaison.
Autour du livre
Cette nouvelle posthume de Melville n’a émergé qu’en 1924, découverte dans une boîte en fer-blanc par son premier biographe Raymond Weaver. Le manuscrit, fruit d’un important labeur entre 1886 et 1891, témoigne d’un processus créatif intense : annotations multiples, ratures, feuillets découpés et recollés attestent des remaniements constants de l’auteur jusqu’à sa mort.
L’œuvre s’inscrit dans un moment particulier de la vie de Melville qui, après trois décennies consacrées exclusivement à la poésie, renoue avec la prose. Le texte trouve son origine dans un poème, « Billy in the Darbies », initialement destiné au recueil « John Marr and Other Sailors ». Ce qui n’était qu’une ballade sur un vieux marin condamné pour mutinerie s’est progressivement métamorphosé en une méditation sur la justice, le bien et le mal.
Les spécialistes Harrison Hayford et Merton Sealts ont mis en lumière trois phases distinctes dans l’élaboration du récit, chacune centrée sur l’un des protagonistes : d’abord Billy, puis Claggart, et enfin Vere. Cette construction par strates successives enrichit la densité psychologique des personnages tout en complexifiant leurs relations. L’histoire s’inspire partiellement d’événements réels : les mutineries de Spithead et du Nore qui ébranlèrent la marine britannique en 1797, mais aussi l’affaire de l’USS Somers en 1842, où trois marins furent pendus pour mutinerie. Le cousin de Melville, le lieutenant Guert Gansevoort, siégeait d’ailleurs dans la cour martiale du Somers.
Les interprétations de l’œuvre divergent radicalement. Certains y lisent une allégorie religieuse où Billy incarne le Christ, Claggart Satan et Vere Ponce Pilate. D’autres y décèlent une réflexion sur l’homosexualité refoulée, notamment à travers le personnage de Claggart, dévoré par une haine née du désir. Le roman soulève également des questions juridiques fondamentales sur le conflit entre justice naturelle et loi positive.
Thomas Mann considérait « Billy Budd » comme « l’une des plus belles histoires du monde ». Elle a inspiré de nombreuses adaptations, notamment l’opéra de Benjamin Britten créé en 1951 sur un livret d’E. M. Forster, et le film de Peter Ustinov en 1962 avec Terence Stamp dans le rôle-titre, nommé aux Oscars. Plus récemment, la relecture qu’en propose Claire Denis dans « Beau Travail » (1999) transpose l’intrigue dans la Légion étrangère à Djibouti. Ce film, classé septième meilleur film de tous les temps dans le sondage Sight and Sound 2022, témoigne de la puissance intemporelle du texte de Melville.
Aux éditions GALLIMARD ; 196 pages.
5. Pierre ou les Ambiguïtés (roman, 1852)
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Résumé
1852, État de New York. Pierre Glendinning junior règne sur le domaine familial de Saddle Meadows depuis la mort de son père. Ce jeune aristocrate de 19 ans partage son existence entre sa mère autoritaire et sa fiancée Lucy Tartan, jusqu’au jour où une mystérieuse femme, Isabel Banford, affirme être sa demi-sœur illégitime. Ébranlé par cette révélation et secrètement attiré par Isabel, Pierre simule un mariage avec elle pour protéger la réputation paternelle. Déshérité, il s’exile à New York où il tente de gagner sa vie comme écrivain. L’arrivée inattendue de Lucy précipite leur descente aux enfers.
Autour du livre
Septième roman d’Herman Melville, « Pierre ou les Ambiguïtés » paraît en 1852 dans un contexte peu propice. L’accueil mitigé de « Moby Dick » l’année précédente a déjà fragilisé la position de l’auteur dans le paysage littéraire américain. Cette nouvelle œuvre, qui transpose les codes du roman gothique dans l’Amérique puritaine, provoque un scandale retentissant. Les critiques condamnent unanimement sa morale sulfureuse et son style dérangeant.
La genèse du roman révèle l’influence de plusieurs sources littéraires. Melville s’inspire notamment des « Confessions » de Rousseau, des écrits autobiographiques de Thomas De Quincey et du « Sartor Resartus » de Carlyle. Les romans de Benjamin Disraeli et la figure tutélaire de Lord Byron imprègnent la construction du personnage de Pierre. Shakespeare plane également sur l’œuvre : si les premiers chapitres évoquent « Roméo et Juliette », l’ombre d’ « Hamlet » domine la suite du récit.
Le manuscrit original subit d’importantes modifications suite aux pressions éditoriales. Selon l’universitaire Hershel Parker, Melville aurait considérablement augmenté son texte après une réception glaciale de la part de son éditeur Harper & Brothers. Les passages sur la carrière littéraire de Pierre, ajoutés dans un geste de défi, altèrent significativement la cohérence du récit initial.
Les thématiques abordées – l’inceste, la sexualité trouble, la remise en cause des valeurs morales – heurtent frontalement les convenances de l’époque. Melville questionne les fondements mêmes de la société américaine en suggérant que la « jeune Amérique » dissimule des péchés mortels sous son vernis de respectabilité. Cette audace narrative et thématique, longtemps incomprise, fait aujourd’hui l’objet d’une réévaluation critique majeure.
Le cinéaste Leos Carax en livre une relecture avec « Pola X » (1999), tandis que le compositeur Richard Beaudoin en tire un opéra en 2007. Le texte inspire également plusieurs créations théâtrales, dont une mise en scène remarquée au Denver Center Theatre Company en 2002.
Aux éditions FOLIO ; 592 pages.
6. Mardi (roman, 1849)
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Résumé
Au milieu du XIXe siècle, un marin américain déserte son baleinier dans le Pacifique Sud. Dans sa fuite, il rencontre une mystérieuse jeune femme blonde, Yillah, qu’il parvient à secourir dans des circonstances troubles. À peine l’a-t-il sauvée qu’elle disparaît subitement. Il entreprend alors une quête obsessionnelle à travers un archipel du nom de « Mardi ». Entouré de ses compagnons, le narrateur parcourt les îles, chacune représentant symboliquement différentes facettes de la société. La recherche de Yillah s’efface progressivement au profit de discussions philosophiques entre les personnages, qui confrontent leurs visions du monde au fil de leurs découvertes. Le protagoniste finit par s’effacer lui-même, laissant place aux débats métaphysiques de ses compagnons.
Autour du livre
Publié en 1849, « Mardi » marque un tournant dans l’œuvre de Melville. Pour la première fois, le romancier s’affranchit du carcan autobiographique qui caractérisait ses précédents ouvrages, « Taïpi » et « Omoo », pour embrasser pleinement la fiction. Non sans ironie, il précise d’ailleurs en préface que si ses récits véridiques ont été jugés fictifs, peut-être ce roman sera-t-il considéré comme authentique.
L’influence de François Rabelais et Jonathan Swift imprègne profondément l’œuvre. Les pérégrinations des personnages sur l’île de Maramma, symbole de la tyrannie ecclésiastique, font écho aux aventures de Pantagruel chez les superstitieux habitants de Papimanie. La description de Hooloomooloo, peuplée d’êtres difformes dont le roi s’horrifie devant la droiture physique des visiteurs, rappelle directement « Les Voyages de Gulliver ».
Le livre se structure autour de trois axes majeurs qui peinent à former une unité cohérente : un axe émotionnel incarné par la quête de Yillah, un axe intellectuel nourri de spéculations métaphysiques, et un axe politico-social porté par la satire des institutions. L’allégorie florale renforce cette partition : Yillah, associée au lys, représente la pureté et l’innocence, tandis que Hautia, symbolisée par le dahlia, incarne la sensualité charnelle.
L’accueil critique s’avéra désastreux. Les lecteurs se perdirent dans ce que l’un d’eux qualifia « d’idées sous une brume si épaisse que l’on était incapable de les distinguer ». Seuls quelques esprits, dont Nathaniel Hawthorne, perçurent les « profondeurs qui obligent un homme à nager pour sa vie ». Melville accepta philosophiquement cet échec, le considérant comme le prix à payer pour toute ambition littéraire élevée : « Le Temps, résolveur de toutes les énigmes, résoudra Mardi« .
Aux éditions FLAMMARION ; 544 pages.
7. Le Grand Escroc (roman, 1857)
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Résumé
Le 1er avril, jour des farces, un mystérieux personnage monte à bord du Fidèle, un bateau à vapeur naviguant sur le Mississippi entre Saint-Louis et La Nouvelle-Orléans. Tour à tour mendiant infirme, agent de change, médecin herboriste ou philanthrope, cet escroc protéiforme teste la crédulité des passagers en leur soutirant de l’argent sous divers prétextes. Ses victimes potentielles forment un microcosme de la société américaine : un marchand de province, un étudiant, un misanthrope du Missouri, un barbier… À travers ces rencontres successives se dessine une vaste mascarade où chacun, y compris le lecteur, doit s’interroger sur la nature de la confiance et la sincérité des relations humaines.
Autour du livre
Dernier roman publié du vivant de Melville en 1857, « Le Grand Escroc » marque un virage dans sa carrière. L’écrivain abandonne ensuite la prose pour se consacrer à la poésie et devient fonctionnaire fédéral pendant dix-neuf ans. Cette œuvre singulière puise son inspiration dans un fait divers : l’arrestation à New York d’un certain William Thompson, dont les agissements suscitèrent l’apparition du terme « confidence man » dans la presse.
La narration s’articule autour de dialogues entre passagers, entrecoupés d’essais, de nouvelles et même d’une ode. Cette mosaïque textuelle multiplie les perspectives sans qu’un narrateur central ne vienne, comme dans « Moby Dick », unifier ces fragments. Les titres de chapitres, d’une précision méticuleuse, s’inscrivent dans la tradition humoristique du XVIIIe siècle, rappelant Tom Jones ou Amelia.
Le Mississippi se mue en métaphore de l’identité américaine, sa fluidité reflétant les métamorphoses incessantes de l’escroc. Les personnages secondaires constituent autant de satires des figures littéraires contemporaines : Mark Winsome incarne Ralph Waldo Emerson, son disciple Egbert représente Henry David Thoreau, tandis que Charlie Noble évoque Nathaniel Hawthorne.
La parution le 1er avril 1857 souligne la dimension satirique du « Grand Escroc » et fait écho à une lettre de Melville à son ami Samuel Savage : « Tout ce qui arrive à un homme dans cette vie n’est que plaisanterie, particulièrement ses infortunes ». Cette ironie mordante n’épargne personne : la duplicité de l’escroc révèle celle de ses victimes, dans une société où la confiance devient paradoxalement l’instrument de sa propre destruction.
L’accueil critique initial s’avère mitigé. Si certains journaux américains saluent l’originalité du traitement, d’autres jugent l’œuvre « ineffablement vide et médiocre ». Les critiques londoniens, plus perspicaces, perçoivent ce changement de style comme le signe d’une évolution littéraire. Le temps a donné raison à ces derniers : l’historien Walter A. McDougall considère aujourd’hui que ce livre « tend un miroir au peuple américain », tandis que le biographe Andrew Delbanco y voit une œuvre « prophétiquement postmoderne où l’escroc ne peut être distingué de l’escroqué ».
L’opéra composé par George Rochberg en 1982 d’après le roman n’a pas rencontré le succès espéré lors de sa création à Santa Fe. En revanche, le film « Une arnaque presque parfaite » (2008) de Rian Johnson lui rend un hommage appuyé à travers plusieurs références : un personnage nommé Melville, un bateau baptisé Fidèle et des allusions directes à l’intrigue originelle.
Aux éditions SILLAGE ; 416 pages.
8. Benito Cereno (nouvelle, 1855)
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Résumé
En 1799, le capitaine américain Amasa Delano découvre au large du Chili un mystérieux navire espagnol en détresse, le San Dominick. À son bord, le capitaine Benito Cereno, manifestement mal en point, est accompagné de son serviteur noir Babo qui ne le quitte jamais. L’équipage, composé d’esclaves et de marins espagnols, raconte avoir été décimé par une épidémie. Delano, troublé par l’atmosphère étrange qui règne sur le navire, propose son aide. Ce n’est que lorsque Cereno saute désespérément dans sa chaloupe que la vérité éclate : les esclaves se sont mutinés, ont tué une partie de l’équipage et forcent depuis les survivants à jouer une sinistre comédie.
Autour du livre
Cette nouvelle de Melville, publiée en 1855 dans le Putnam’s Monthly Magazine puis intégrée au recueil « Les Contes de la véranda » (1856), puise son inspiration dans un fait réel relaté dans les mémoires du capitaine Amasa Delano. L’histoire originale se déroule en 1805, quand le Perseverance de Delano croise la route du Tryal, un navire négrier espagnol dont les esclaves se sont révoltés. Melville transpose l’action en 1799 et rebaptise les navires, mais conserve les noms des deux capitaines.
La narration adopte principalement le point de vue limité du capitaine Delano, dont l’incapacité à percevoir la réalité qui se joue sous ses yeux constitue le ressort dramatique central. Elle maintient le lecteur dans la même position que Delano, partageant ses doutes et ses fausses certitudes jusqu’au renversement final. La scène du rasage, où Babo menace subtilement Cereno avec son rasoir sous les yeux d’un Delano admiratif de cette relation maître-serviteur, illustre parfaitement cette tension dramatique.
L’ambiguïté morale irrigue l’ensemble du récit. Les préjugés raciaux de Delano l’empêchent de concevoir que des esclaves puissent orchestrer une telle mise en scène. Sa vision paternaliste des Noirs comme des êtres naturellement serviles et simples d’esprit se heurte à l’intelligence tactique de Babo, décrit comme une « ruche de subtilité ». Le silence final de ce dernier face à ses juges résonne comme une ultime forme de résistance.
La dimension politique du texte a suscité des interprétations contradictoires. Certains y ont lu une œuvre raciste cautionnant l’esclavage, d’autres un pamphlet abolitionniste. La nouvelle paraît dans un contexte de tensions croissantes autour de la question de l’esclavage aux États-Unis, quelques années avant la guerre de Sécession. Les références à Saint-Domingue et à la révolte victorieuse de Toussaint Louverture ajoutent une épaisseur historique à cette méditation sur la violence coloniale.
La postérité de « Benito Cereno » s’est notamment manifestée à travers plusieurs adaptations : une version théâtrale par Robert Lowell dans sa trilogie « The Old Glory » (1964), un film franco-italo-brésilien réalisé par Serge Roullet (1968), et même une adaptation en opéra par Stephen Douglas Burton dans sa trilogie « An American Triptych » (1975). Des poètes comme Yusef Komunyakaa et Gary J. Whitehead se sont également emparés du texte pour créer des œuvres originales inspirées des personnages de Melville.
Aux éditions FLAMMARION ; 192 pages.