Georges Simenon (1903-1989) est l’un des écrivains belges francophones les plus prolifiques et les plus lus du XXe siècle. Né à Liège, il débute sa carrière comme journaliste à 16 ans à la Gazette de Liège avant de s’installer à Paris en 1922.
Dans les années 1920, il écrit sous divers pseudonymes avant de créer en 1930 le personnage du commissaire Maigret qui le rendra célèbre. Grand voyageur, il parcourt l’Europe, l’Afrique et s’installe aux États-Unis de 1945 à 1955, où il continue d’écrire prolifiquement.
Son œuvre est considérable : 193 romans sous son nom, 176 sous pseudonymes, plus de 150 nouvelles et de nombreux articles. Ses livres ont été traduits en 55 langues pour un total de 550 millions d’exemplaires vendus. Outre les célèbres enquêtes de Maigret, il est l’auteur de nombreux « romans durs » psychologiques remarqués par la critique.
Marié deux fois – à Régine Renchon puis à Denyse Ouimet – il s’installe définitivement en Suisse en 1957. Le suicide de sa fille Marie-Jo en 1978 marque douloureusement ses dernières années. Il cesse d’écrire des romans en 1972 pour se consacrer à ses mémoires, avant de s’éteindre à Lausanne en 1989.
Reconnu comme l’un des plus grands romanciers de son temps, il entre dans la prestigieuse collection de la Pléiade en 2003.
Voici notre sélection de ses polars majeurs (hors Maigret). Voir aussi : Les enquêtes du commissaire Maigret.
1. Les inconnus dans la maison (1940)
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Dans une grande maison bourgeoise de Moulins, au début des années 1940, l’avocat Hector Loursat vit reclus depuis que sa femme l’a quitté dix-huit ans plus tôt. Il passe ses journées dans son bureau-bibliothèque à boire du bourgogne, indifférent à sa fille Nicole qu’il n’a jamais aimée.
Un soir d’octobre, un coup de feu retentit. Loursat découvre le corps d’un inconnu dans une chambre abandonnée. Cette mort brutale lui révèle une réalité insoupçonnée : sa fille et une bande de jeunes gens de la bonne société se réunissaient régulièrement chez lui, à son insu.
Quand Émile Manu, un modeste employé de librairie amoureux de Nicole, est accusé du meurtre, Loursat sort de sa torpeur. Il reprend sa robe d’avocat pour défendre ce garçon qu’il croit innocent. Ce procès d’assises sera l’occasion de mettre au jour les mesquineries et les rivalités qui rongent ce microcosme provincial.
Dans « Les inconnus dans la maison », Simenon déploie son talent d’observateur pour disséquer la société provinciale des années 1940. D’un côté, une bourgeoisie figée dans ses conventions, prompte à protéger ses enfants au détriment des autres. De l’autre, les exclus, ceux qui n’appartiennent pas au bon monde. Entre les deux, une jeunesse qui se révolte contre l’ordre établi par des actes de transgression. Simenon insuffle à son récit une tension sourde qui culmine lors du procès.
Aux éditions FOLIO ; 256 pages.
2. Les fiançailles de M. Hire (1933)
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En 1933, dans la grisaille d’une banlieue parisienne, la découverte du cadavre d’une prostituée met un quartier en émoi. La concierge affirme avoir vu une serviette ensanglantée chez monsieur Hire, un locataire discret d’origine russo-juive qui subsiste grâce à de petites escroqueries.
Tandis que la police le surveille et que les voisins le toisent avec méfiance, monsieur Hire s’éprend d’Alice, sa jeune voisine. Il ne se doute pas que cette employée de crémerie, complice de l’assassin, va utiliser son pouvoir de séduction pour le piéger. Naïvement, il rêve de l’épouser et de fuir avec elle en Suisse.
Dans ce court roman noir, Simenon dissèque sans emphase la mécanique implacable qui transforme un marginal en coupable idéal. Avec une précision chirurgicale, il révèle la noirceur d’une époque où l’antisémitisme rampant et la vindicte populaire peuvent broyer un innocent.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 190 pages.
3. La maison du canal (1933)
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En 1933, à seize ans, Edmée perd son père médecin et doit quitter Bruxelles. Elle s’installe chez ses cousins Van Elst, dans leur ferme du Limbourg belge. Le soir de son arrivée, son oncle meurt, laissant derrière lui une propriété criblée de dettes.
Le domaine, où serpentent des canaux sinistres, est désormais dirigé par Fred, l’aîné séducteur et incompétent. Son frère Jef, marqué par une lourde hérédité, abat le travail sans broncher. Leur mère, qui ne parle que flamand, s’efface dans l’ombre. La brume, le froid et la boue règnent en maîtres sur ces terres désolées.
Belle et hautaine, Edmée méprise ces rustres mais joue un jeu pervers. Elle attise le désir de Fred tout en le repoussant, et manipule le docile Jef à sa guise. Dans cette maison où rôdent les plus bas instincts, la violence et la mort n’attendent que leur heure.
« La maison du canal » est l’un des premiers « romans durs » de Simenon, écrits au début des années 1930. Il y délaisse l’enquête policière classique pour sonder les troubles de l’âme humaine. Simenon inverse la structure du polar traditionnel : le meurtre n’arrive qu’à la fin, l’aboutissement inéluctable des forces qui travaillent les personnages. Tout le récit construit une tension sourde qui monte crescendo jusqu’au drame final.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 157 pages.
4. La veuve Couderc (1942)
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Au bord d’un canal du Berry, dans les années 1930, la veuve Couderc aperçoit un jeune inconnu qui marche sur la route de Montluçon. Cette femme énergique de 45 ans, surnommée Tati, n’hésite pas à prendre sous son toit ce voyageur, Jean, tout juste sorti de prison.
Dans la ferme qu’elle a conquise par la force de son travail, Tati règne en maîtresse absolue. Elle y vit avec son beau-père et repousse les assauts de ses belles-sœurs qui cherchent à récupérer le domaine familial. Entre elle et Jean naît une relation trouble, faite de désir et de domination.
L’équilibre précaire de leur existence bascule quand Félicie, la nièce de Tati, attire l’attention de Jean. La jalousie s’installe, les secrets refont surface et les tensions s’exacerbent dans cette campagne où chacun épie son voisin. Le drame devient inéluctable.
Dans « La veuve Couderc », Simenon dépeint la France rurale des années 1930, un monde âpre où les enjeux de propriété et les rancœurs familiales empoisonnent les relations. Le récit se déploie autour de deux personnages que tout oppose mais qu’unit une même solitude. L’atmosphère, d’abord paisible, s’alourdit progressivement. Dans ce huis clos où la sexualité joue un rôle central – entre la passion possessive de Tati, les arrangements avec le beau-père et la sensualité de Félicie – la violence affleure constamment.
Aux éditions FOLIO ; 208 pages.
5. Les fantômes du chapelier (1949)
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La Rochelle, fin des années 1940. Depuis vingt jours, la pluie ne cesse de tomber sur la ville portuaire. Dans les ruelles embrumées du centre ancien, un tueur étrangle des femmes âgées. Ses lettres énigmatiques font la une du journal local.
Léon Labbé, chapelier de la rue du Minage, cache derrière sa façade de commerçant honorable une terrible vérité. Son voisin Kachoudas, petit tailleur arménien discret et timide, l’a percé à jour. Il hésite pourtant à le dénoncer, terrorisé par cet homme influent qui appartient à la bonne société. Entre ces deux hommes s’installe un jeu pervers du chat et de la souris.
« Les fantômes du chapelier » se distingue du roman policier traditionnel par son parti pris narratif : le meurtrier est dévoilé dès les premières pages. Simenon délaisse l’enquête pour sculpter un thriller psychologique où la tension naît du duel silencieux entre deux hommes que tout oppose. La pluie perpétuelle, les ruelles sombres, les arcades ruisselantes composent un décor oppressant qui reflète l’état mental du chapelier. Si les premiers meurtres de Labbé obéissent à une forme de logique, sa violence se libère peu à peu de tout mobile rationnel. Simenon excelle dans ce portrait d’un tueur « banal », à mille lieues du génie criminel flamboyant.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 186 pages.
6. Le coup de lune (1933)
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Dans « Le coup de lune », Georges Simenon raconte la déchéance d’un jeune Français idéaliste dans l’Afrique coloniale. Joseph Timar arrive à Libreville avec des rêves d’aventure et de réussite, soutenu par un oncle bien placé qui lui a trouvé un emploi dans le commerce du bois.
Le choc est brutal. Sans poste car l’entreprise périclite, il échoue à l’hôtel Central où règne Adèle, une femme sensuelle qui le séduit aussitôt. La mort de son mari, suivie du meurtre mystérieux de leur « boy », précipite leur liaison. Mais dans cette ville où les Blancs font bloc pour couvrir leurs crimes, Timar commence à soupçonner sa maîtresse.
Miné par le paludisme et l’alcool, accablé par la moiteur tropicale, il sombre progressivement dans la folie. Son idéalisme se heurte à la réalité sordide du colonialisme, un choc dont il ne se remettra jamais.
Avec ce roman publié en 1933, Simenon livre une critique du colonialisme français au Gabon. Le titre même – « coup de lune » ou « coup de bambou » – illustre la dégradation physique et mentale qui guette les Européens sous les tropiques. Cette déchéance se manifeste par l’alcoolisme généralisé, la violence envers les Africains et une sexualité trouble, incarnée par le personnage d’Adèle. Cette femme fatale, qui use de son corps pour manipuler les hommes de pouvoir, symbolise la perversion des valeurs dans ce microcosme colonial.
L’écriture de Simenon, très sensorielle, traduit remarquablement l’atmosphère moite et oppressante de Libreville. Les descriptions de la chaleur écrasante, des effets de la fièvre et de l’alcool contribuent à créer un climat hallucinatoire qui reflète la perte de repères du protagoniste. Le roman peut ainsi se lire comme une démystification brutale des illusions coloniales. La déraison finale de Timar, qui répète que « l’Afrique n’existe pas », traduit l’impossibilité de réconcilier le mythe colonial avec sa réalité sordide.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 188 pages.
7. La mort de Belle (1952)
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En 1951, dans une bourgade endormie près de New York, Spencer Ashby corrige des copies pendant que sa femme joue au bridge chez des amis. Belle, leur jeune pensionnaire, sort au cinéma. Le lendemain matin, on la retrouve morte, étranglée dans sa chambre.
Les interrogatoires se succèdent. Spencer est le suspect idéal : il était seul à la maison ce soir-là. Si la police ne parvient pas à prouver sa culpabilité, la petite ville a déjà rendu son verdict. Le proviseur lui demande de ne plus venir en classe, les regards se font hostiles, les murmures enflent.
Sous la pression sociale implacable, les certitudes de Spencer s’effritent. Cet homme effacé découvre qu’il n’a jamais vraiment fait partie de cette communauté. Le doute s’insinue, même dans son couple.
« La mort de Belle » compte parmi les romans les plus réussis de Simenon. Il y abandonne la mécanique policière conventionnelle pour sonder la psyché humaine. On y suit pas à pas la désintégration mentale de Spencer Ashby. Ce personnage terne et effacé se révèle être un formidable sujet d’étude : sous la surface lisse percent les fêlures d’une enfance meurtrie, les frustrations sexuelles, la rage contenue.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 186 pages.
8. L’homme qui regardait passer les trains (1938)
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Dans une petite ville des Pays-Bas à la fin des années 1930, Kees Popinga mène une existence bien ordonnée. Ce fondé de pouvoir de 39 ans travaille pour une importante société maritime, habite une belle villa avec sa femme et ses deux enfants. Il passe ses soirées au club d’échecs et aime observer les trains qui filent dans la nuit.
Un soir de décembre, son patron Julius de Coster lui révèle que l’entreprise est en faillite à cause de ses malversations. Cette nouvelle agit comme un détonateur sur Popinga. Du jour au lendemain, il abandonne sa vie bourgeoise et part pour Amsterdam puis Paris, où il commet un meurtre.
Commence alors une cavale qui le transforme peu à peu. Persuadé d’être plus intelligent que tous, il défie la police et écrit aux journaux pour corriger leur version des faits. Sa quête effrénée de liberté le conduira jusqu’à la folie et l’internement.
« L’homme qui regardait passer les trains » évoque la désintégration psychologique d’un homme ordinaire. Le roman est admirable de par la précision clinique avec laquelle Simenon décrit la métamorphose de Kees Popinga, ce petit-bourgeois hollandais qui bascule dans la folie. La faillite de son entreprise agit comme un catalyseur qui libère ses pulsions refoulées. En quelques heures, cet homme respectable se mue en meurtrier. Popinga se bat contre l’image que les autres lui renvoient – celle d’un fou criminel. Son obsession à rectifier dans les journaux ce qu’on écrit sur lui révèle sa paranoïa grandissante.
Aux éditions FOLIO ; 279 pages.