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Ernesto Sábato en 3 romans – Notre sélection

Ernesto Sábato en 3 romans – Notre sélection

Ernesto Sábato naît le 24 juin 1911 à Rojas, dans la province de Buenos Aires, au sein d’une famille d’immigrés italiens. Dixième d’une fratrie de onze enfants, il reçoit le prénom d’un frère décédé peu avant sa naissance. Il grandit dans une famille stricte dans laquelle son père fait régner la discipline.

Après de brillantes études en physique qui le mènent jusqu’au doctorat, le jeune Sábato part pour Paris dans les années 1930. Il y mène une double vie : le jour, il travaille à l’Institut Curie ; le soir, il fréquente les cercles surréalistes à Montparnasse. Cette période se révèlera décisive.

De retour en Argentine, il enseigne à l’université mais abandonne définitivement les sciences en 1945 pour se consacrer à la littérature. Son premier roman, « Le Tunnel » (1948), reçoit les éloges d’Albert Camus. Son chef-d’œuvre, « Héros et Tombes », paraît en 1961 et le consacre comme l’un des plus grands écrivains argentins.

Outre son œuvre littéraire, Sábato s’engage dans la vie politique de son pays. En 1983, il préside la Comisión Nacional sobre la Desaparición de Personas (CONADEP, Commission nationale sur la disparition de personnes) qui enquête sur les crimes de la dictature militaire. Son rapport, intitulé « Nunca más » (Plus jamais), devient un document historique majeur.

Atteint de graves problèmes de vue, Ernesto Sábato se tourne vers la peinture dans ses dernières années. Il s’éteint le 30 avril 2011 à Santos Lugares, près de Buenos Aires, à quelques semaines de son centième anniversaire.

Voici notre sélection de ses romans majeurs.


1. Le Tunnel (1948)

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Résumé

Buenos Aires, années 1940. Juan Pablo Castel est un peintre reconnu mais profondément misanthrope. Lors d’une exposition, il remarque une jeune femme, María Iribarne, qui observe attentivement un détail de son tableau « Maternité » que personne d’autre n’avait remarqué : une petite fenêtre montrant une femme solitaire face à la mer. Persuadé d’avoir enfin trouvé quelqu’un capable de le comprendre, Castel devient obsédé par cette inconnue.

Après l’avoir cherchée désespérément dans les rues de Buenos Aires, il la retrouve par hasard et découvre qu’elle est mariée à Allende, un homme aveugle. Ils entament bientôt une liaison passionnée mais dysfonctionnelle. Castel, dévoré par une jalousie maladive, soumet María à d’incessants interrogatoires, analysant chacune de ses paroles, chacun de ses gestes. Il soupçonne particulièrement une relation entre María et Hunter, le cousin de son mari, qu’elle visite régulièrement dans sa maison de campagne.

Plus la relation avance, plus Castel sombre dans la paranoïa. Il harcèle María, l’épie, interprète le moindre signe comme une preuve de trahison. Ses pensées tourbillonnent dans son esprit torturé tandis qu’il élabore des théories de plus en plus délirantes. Lors d’un séjour dans la propriété de Hunter, ses soupçons atteignent leur paroxysme…

Autour du livre

« Le Tunnel », premier roman d’Ernesto Sábato publié en 1948, a connu un parcours éditorial singulier. Initialement rejeté par les maisons d’édition de Buenos Aires qui doutaient des capacités littéraires de ce physicien de formation, le texte fut d’abord publié dans la revue littéraire Sur. Ce n’est qu’après l’intervention d’Albert Camus, qui découvrit le roman et en recommanda la traduction française chez Gallimard, que « Le Tunnel » reçut la reconnaissance internationale. Cette caution étrangère permit enfin à Sábato de publier son œuvre dans son pays natal.

Si « Le Tunnel » s’inscrit dans la lignée des romans existentialistes de l’après-guerre, à l’instar de « L’Étranger » de Camus, il s’en démarque par son traitement psychologique de la solitude urbaine et de l’incommunicabilité. La métaphore du tunnel illustre parfaitement l’isolement radical du protagoniste : « En tous cas, il n’y avait qu’un seul tunnel, obscur et solitaire : le mien, le tunnel où s’était déroulée mon enfance, ma jeunesse, toute ma vie. »

L’influence de Dostoïevski et Kafka est palpable dans le portrait d’un anti-héros à la fois lucide et dérangé, dont les pensées obsessionnelles rappellent « Les Carnets du sous-sol ». Sábato réussit à créer un personnage repoussant mais fascinant dans sa description clinique d’une jalousie pathologique. Le roman se lit ainsi comme un document saisissant sur les mécanismes psychiques d’un agresseur, tout en questionnant la possibilité même d’une véritable communion entre les êtres.

« Le Tunnel » se déroule dans le Buenos Aires des années 1940, une métropole en pleine transformation. La ville connaît alors une période de bouleversements due à une immigration massive qui l’a transformée en carrefour multiculturel. Cette toile de fond urbaine, avec ses cafés, ses bureaux et ses rues anonymes, renforce le sentiment d’aliénation du protagoniste. Le livre s’inscrit également dans le contexte politique du péronisme naissant en Argentine, période de grands changements sociaux que Sábato observe avec un regard critique.

À sa publication, « Le Tunnel » divisa la critique entre ceux qui privilégiaient une lecture psychologique en analysant la schizophrénie du personnage principal, et ceux qui y voyaient une illustration des thèses existentialistes. Le soutien enthousiaste d’Albert Camus et de Graham Greene contribua grandement à sa reconnaissance internationale. Colm Tóibín, qui préfaça la réédition anglaise, souligne l’habileté de Sábato à créer un narrateur dont on partage momentanément le point de vue avant d’être saisi par l’horreur de ses actes : « Il est difficile de ne pas apprécier son humour morose, mais c’est impossible d’y résister longtemps. »

« Le Tunnel » connut sa première adaptation en 1952 par León Klimovsky, puis une version télévisuelle en 1977 par José Luis Cuerda. En 1988, Antonio Drove réalisa « Fatale Obsession » avec Jane Seymour et Peter Weller dans les rôles principaux. Plus récemment, le réalisateur Alexander Payne s’en inspira librement pour son film de fin d’études « The Passion of Martin » (1990) en transposant l’histoire dans l’univers de la photographie contemporaine.

Aux éditions POINTS ; 160 pages.


2. Héros et Tombes (1961)

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Résumé

Buenos Aires, 1955. Le roman s’ouvre sur un fait divers macabre : une jeune femme du nom d’Alejandra a tué son père avant de s’immoler par le feu. Mais que s’est-il passé pour en arriver là ?

Deux ans plus tôt, Martin Castillo, un jeune homme de dix-sept ans rejeté par sa mère qui lui a avoué avoir tenté de l’avorter, rencontre par hasard Alejandra dans un parc. Cette jeune femme imprévisible, issue d’une vieille famille aristocratique déchue, l’attire irrésistiblement. Leur relation devient rapidement passionnelle mais tourmentée : Alejandra disparaît pendant des semaines sans explication, puis réapparaît comme si de rien n’était.

Quand elle l’invite enfin dans sa demeure familiale – une bâtisse délabrée habitée par des parents déséquilibrés – Martin découvre un univers décadent où le passé glorieux de l’Argentine semble figé. La famille d’Alejandra, les Olmos, a participé aux grandes batailles qui ont fondé la nation, mais ne représente plus aujourd’hui qu’une relique d’un autre temps.

La situation se complique lorsque Martin surprend Alejandra avec un homme qu’il prend d’abord pour un amant, mais qui s’avère être Fernando, son père. Ce dernier, figure inquiétante et paranoïaque, rédige un étrange « Rapport sur les aveugles », convaincu qu’une secte de non-voyants dirige secrètement le monde. Ses délires témoignent d’une folie héréditaire qui hante aussi Alejandra.

En parallèle de cette histoire d’amour impossible, l’Argentine traverse une période de troubles politiques qui aboutira à la chute du régime de Perón. Les destins individuels se mêlent à l’Histoire collective, tandis que Martin tente désespérément de sauver Alejandra de ses démons intérieurs. Pourra-t-il empêcher la tragédie annoncée dès les premières pages ?

Autour du livre

« Héros et Tombes », second roman d’Ernesto Sábato, publié en 1961 à Buenos Aires, a connu une genèse tumultueuse. L’écrivain, ancien physicien ayant travaillé à l’Institut Curie à Paris et au MIT avant d’abandonner la science, horrifié par ses applications militaires durant la Seconde Guerre mondiale, a failli ne jamais publier ce livre. Il était sur le point de brûler son manuscrit, comme il l’avait fait avec nombre de ses œuvres jugées médiocres, mais son épouse Matilde l’en dissuada et le convainquit de le publier. Treize ans séparent ce roman de son premier succès, « Le Tunnel », qui avait déjà manifesté son obsession thématique pour le pouvoir des aveugles.

Le chapitre central « Rapport sur les aveugles », considéré comme le cœur sombre du roman, peut se lire indépendamment tout en s’intégrant à l’ensemble. Cette section hallucinée, écrite à la première personne par le personnage de Fernando, présente un délire paranoïaque structuré autour d’une prétendue secte secrète d’aveugles qui dirigerait le monde. Sábato y dévoile sa propre vision sur l’Argentine, pays qui selon lui « ne sait pas ce qu’il veut être », marqué par une histoire sanglante de guerres civiles et de dictatures. La puissance évocatrice et la force symbolique de ce chapitre ont conduit à sa publication indépendamment du roman principal dès 1994, et à son adaptation en bande dessinée par Alberto Breccia en 1993, puis par Luis Scafati en 2016.

« Héros et Tombes » se présente comme une radiographie de l’Argentine, mêlant inextricablement histoires individuelles et Histoire collective. La famille d’Alejandra, les Olmos, incarne la trajectoire d’un pays déchiré entre unitaires et fédéralistes au XIXe siècle, puis entre péronistes et opposants au milieu du XXe. La structure narrative non linéaire, oscillant entre différentes époques, reproduit cette confusion identitaire. Buenos Aires apparaît comme un personnage à part entière, ville tentaculaire « aux frontières indéfinissables avec la pampa », avec ses quartiers délabrés et ses souterrains labyrinthiques qui métaphorisent l’inconscient collectif argentin.

Witold Gombrowicz, dans son avant-propos à l’édition française, écrit que « Héros et Tombes appartient à un genre des plus suspects : celui des romans dont la lecture se termine souvent à quatre heures du matin. (…) Je ne connais aucun livre qui introduise mieux aux secrets de la sensibilité sud-américaine, à ses mythes, phobies et fascinations… ». Paulo A. Paranagua, journaliste au Monde, le qualifie de « chef-d’œuvre absolu », « mélange détonnant de romantisme gothique et de lyrisme moderne, traversé par un souffle fantastique ». Le critique allemand Günter W. Lorenz l’a également encensé dans son livre « Dialog mit Lateinamerika: Panorama einer Literatur der Zukunft », tandis que le journal espagnol El Mundo l’a inclus parmi « Les cent meilleurs romans en espagnol du XXe siècle ».

En 1979, « El poder de las tinieblas » (Le pouvoir des ténèbres), film écrit et réalisé par Mario Sábato, fils de l’écrivain, est adapté du chapitre « Rapport sur les aveugles ». Sur le plan musical, le bandonéoniste Aníbal Troilo a mis en musique des vers écrits par Sábato pour créer le tango « Alejandra », enregistré par Héctor Mauré dans les années 1960, puis par Jacqueline Sigaut en 2012. Plus récemment, l’acteur américain John Malkovich a acquis les droits cinématographiques du roman, tandis que le groupe suédois de death metal mélodique At the Gates s’en est inspiré pour composer son album « At War with Reality ».

Aux éditions POINTS ; 544 pages.


3. L’Ange des ténèbres (1974)

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Résumé

Buenos Aires, 1973. Ernesto Sábato, devenu personnage de son propre roman, reprend la plume après une longue interruption. Bruno, un de ses personnages issus de son précédent livre « Héros et Tombes », l’observe traverser une rue sans précaution, comme absorbé par ses pensées. Cette scène inaugure un récit où l’auteur se met en scène, entouré de créatures nées de son imagination qui désormais interagissent avec lui. Sábato craint les représailles de la mystérieuse « Secte des Aveugles » qu’il avait dénoncée dans son œuvre antérieure, et cette paranoïa l’accompagne lors de ses errances dans une Argentine sombre, au bord du gouffre dictatorial.

Le roman entrelace trois fils narratifs : le quotidien de Sábato qui rencontre ses personnages et discute de littérature, de politique et d’art dans les cafés de Buenos Aires ; des séquences cauchemardesques où l’apocalypse menace la ville ; et des scènes brutales illustrant la répression politique, notamment la torture d’un jeune homme accusé d’activités subversives. À travers ces narrations fragmentées, Sábato questionne sa propre vocation d’écrivain et son rapport au monde.

Dans cette Argentine violente des années 1970, l’auteur-personnage voit la frontière entre fiction et réalité s’estomper dangereusement. Sa transformation graduelle en être nocturne, ses rencontres avec d’étranges figures comme Soledad dans les souterrains de Buenos Aires, et sa confrontation avec les forces obscures qui semblent gouverner le monde conduisent Sábato à une interrogation fondamentale : dans un univers dominé par le mal, pourquoi continuer à écrire ? Cette quête de sens dans un monde chaotique constitue le cœur battant du récit.

Autour du livre

« L’Ange des ténèbres » constitue le dernier volet d’une trilogie romanesque commencée vingt-six ans plus tôt. Sábato a consacré plusieurs années à l’écriture de cet ultime roman, avec une première édition publiée en 1974, suivie d’une version définitive en 1990. Le physicien de formation confesse avoir brûlé la majeure partie de ses écrits, seul « Le Tunnel » ayant été publié « vraiment de plein gré », peut-être parce qu’il « ne pénétrait pas assez loin dans le continent interdit ». Pour « L’Ange des ténèbres », il franchit cette frontière en créant une œuvre expérimentale où il se met lui-même en scène comme personnage, confronté aux créatures issues de son imagination.

Le livre se situe ainsi à la croisée de l’autobiographie, de la fiction et de l’essai. L’innovation majeure tient à cette structure narrative fragmentée et à ce jeu vertigineux où l’auteur devient personnage dans sa propre création. Sábato décrit cette technique comme « un roman où le romancier participe au jeu […] l’auteur serait un homme devenu fou qui vit avec ses propres doubles ». Les thèmes qui traversent les pages – le mal, la torture, l’apocalypse – s’inscrivent dans le contexte politique de l’Argentine des années 1970, marquée par la violence et l’oppression.

Ces préoccupations politiques se mêlent à des questionnements métaphysiques comme la recherche d’absolu, l’existence du mal, la tension entre science et art. Sábato y interroge notamment la valeur de la littérature face aux souffrances réelles : « Y a-t-il jamais eu un roman qui ait servi à empêcher la mort d’un seul enfant ? » Les digressions sur l’art, la politique ou le destin du Che Guevara s’intègrent à cette réflexion sur la condition humaine dans un siècle marqué par la barbarie et la déshumanisation.

La critique a reconnu dans « L’Ange des ténèbres » une œuvre majeure, bien que souvent négligée. Selon Allen Josephs du New York Times, il s’agit « probablement du plus grand roman méconnu du vingtième siècle ». Il a remporté en 1976 le Prix du Meilleur livre étranger en France dans la catégorie « Roman ». Il a contribué à asseoir la réputation de Sábato comme l’un des grands écrivains latino-américains du XXe siècle, aux côtés de figures comme Borges ou García Márquez. Si certains lecteurs restent décontenancés par son caractère expérimental et sa structure éclatée, ce livre continue de fasciner par sa radicalité sans concession.

Aux éditions POINTS ; 460 pages.

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