Graham Greene naît le 2 octobre 1904 à Berkhamsted, en Angleterre, dans une famille aisée. Il grandit dans l’enceinte de l’école où son père est professeur puis directeur. Son adolescence est marquée par des épisodes dépressifs et des tentatives de suicide qui le conduisent à suivre une psychanalyse à Londres à l’âge de 16 ans.
Après ses études à Oxford, il se convertit au catholicisme en 1926 pour épouser Vivien Dayrell-Browning. Il débute une carrière de journaliste avant de se consacrer entièrement à l’écriture après le succès de son premier roman en 1929. Sa production littéraire se partage alors entre des « divertissements » (thrillers) et des romans plus littéraires, souvent imprégnés de questionnements moraux et religieux.
Durant la Seconde Guerre mondiale, Greene travaille pour les services secrets britanniques. Grand voyageur, il parcourt les zones troublées du monde, de l’Afrique à l’Amérique latine, qui lui fournissent le cadre de nombreux romans. Ses œuvres majeures comme « La puissance et la gloire » (1940) ou « Le troisième homme » (1950) connaissent un important succès critique et public.
Sa vie privée est mouvementée : il quitte sa femme en 1947 mais, celle-ci refusant le divorce conformément à ses convictions catholiques, leur mariage perdure officiellement jusqu’à la fin. Greene s’installe en France en 1966 pour se rapprocher d’Yvonne Cloetta, sa compagne depuis 1959. Il passe ses dernières années à Vevey, en Suisse, où il meurt le 3 avril 1991 d’une leucémie. Son œuvre, traduite dans de nombreuses langues, souvent adaptée au cinéma, fait de lui l’un des écrivains majeurs du XXe siècle.
Voici notre sélection de ses romans majeurs.
1. La puissance et la gloire (1940)
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Résumé
Dans le Mexique des années 1930, sous un gouvernement révolutionnaire qui mène une violente persécution anticléricale, un prêtre fuit à travers la province de Tabasco. C’est le dernier ecclésiastique encore en activité dans la région – les autres ont été fusillés, se sont enfuis, ou ont accepté de se marier pour sauver leur vie. Traqué sans relâche par un lieutenant inflexible qui n’hésite pas à prendre des otages et à les exécuter dans les villages qui protègent le fugitif, ce prêtre sans nom erre de hameau en hameau, tout en continuant clandestinement son ministère.
L’homme n’a pourtant rien d’un saint. Alcoolique, père d’une fillette conçue avec une paroissienne lors d’un moment d’égarement, il se sait indigne de sa charge. Rongé par la culpabilité mais incapable de se confesser puisqu’il ne reste plus aucun autre prêtre, il poursuit sa fuite à travers un pays brûlant et hostile, entre déserts arides et forêts tropicales. Un métis à l’attitude ambiguë croise régulièrement sa route, tel un Judas moderne prêt à le livrer pour quelques pesos.
Autour du livre
À partir d’un séjour au Mexique en 1938 où il enquête sur la persécution des catholiques, Graham Greene tire la matière première de ce qui deviendra « La puissance et la gloire ». Dans l’État de Tabasco, sous l’autorité du gouverneur anticlérical Tomás Garrido Canabal, les prêtres subissent une répression particulièrement violente : fermeture des églises, obligation de se marier, interdiction des soutanes. Greene qualifie cette période comme « la plus féroce persécution religieuse depuis le règne d’Elisabeth ».
Les personnages principaux du roman puisent leur substance dans des rencontres réelles lors de ce voyage. La figure centrale du « prêtre whisky » s’inspire notamment d’une histoire qui circule alors : celle d’un homme d’église qui survit dix ans dans les forêts et les marécages, ne sortant que la nuit. Greene s’appuie également sur le destin du père jésuite Miguel Pro, exécuté sans procès en 1927 sur de fausses accusations.
La dimension spirituelle imprègne profondément les pages. Les deux protagonistes – le prêtre et le lieutenant qui le pourchasse – incarnent deux visions antagonistes du salut : l’une religieuse et transcendante, l’autre socialiste et terrestre. Pourtant, Greene évite tout manichéisme simpliste. Le lieutenant, malgré sa cruauté méthodique, porte en lui un idéal sincère de justice sociale. Quant au prêtre traqué, ses failles morales (alcoolisme, paternité illégitime) le rendent profondément humain.
À sa parution en 1940, « La puissance et la gloire » soulève une importante controverse dans l’Église catholique. En 1953, le Saint-Office condamne le caractère « paradoxal » du roman. Greene refuse toutefois de le modifier, arguant que les droits appartiennent désormais à ses éditeurs. L’écrivain catholique Evelyn Waugh prend sa défense, qualifiant cette condamnation « d’aussi sotte qu’injuste ». Le futur pape Paul VI, alors Mgr Montini, intervient également en faveur de Greene. En 1965, lors d’une audience avec ce dernier, il l’encourage même à ne pas se soucier des catholiques que ses écrits pourraient choquer.
Le succès critique ne se dément pas au fil des décennies. William Golding estime que Greene « a saisi la conscience de l’homme du vingtième siècle comme nul autre ». John Updike, dans son introduction à la réédition de 1990, le considère comme le chef-d’œuvre de son auteur. Le roman reçoit le prix Hawthornden en 1941 et intègre en 2005 la liste des cent meilleurs romans anglophones depuis 1923 établie par le magazine TIME.
« La puissance et la gloire » connaît plusieurs adaptations remarquées. John Ford le porte à l’écran en 1947 avec Henry Fonda. La version télévisée de 1961 réunit Laurence Olivier et George C. Scott. Le texte est également adapté pour la scène, notamment au Phoenix Theatre de Londres en 1956 avec Paul Scofield, puis à New York en 1958.
Aux éditions ROBERT LAFFONT ; 352 pages.
2. Un Américain bien tranquille (1955)
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Résumé
Dans le Saïgon moite des années 1950, un triangle amoureux se noue sur fond de guerre coloniale. Thomas Fowler, reporter britannique vieillissant, partage sa vie entre ses articles sur le conflit franco-vietnamien et les soirées passées avec Phuong, sa jeune compagne qui lui prépare ses pipes d’opium.
L’apparition d’Alden Pyle, un Américain faussement naïf travaillant pour une prétendue mission d’aide médicale, vient perturber cet équilibre. Le nouveau venu s’éprend de Phuong et propose de l’épouser, tandis que Fowler, toujours marié en Angleterre, ne peut lui offrir qu’une liaison sans avenir.
Le roman s’ouvre sur l’assassinat de Pyle. Par un habile jeu de flashbacks, Graham Greene dévoile peu à peu la vraie nature de cet « Américain bien tranquille » : agent de la CIA, il orchestre en secret des attentats meurtriers au cœur de Saigon. Entre son attachement à Phuong et son amitié ambiguë pour Pyle, Fowler devra choisir son camp.
Autour du livre
À travers cette fresque politique et sentimentale située dans le Saïgon des années 1950, Greene transpose sa propre expérience de correspondant de guerre pour The Times et Le Figaro en Indochine. L’inspiration du roman lui vient en octobre 1951, lors d’un trajet en voiture depuis la province de Ben Tre vers Saïgon, accompagné d’un agent humanitaire américain qui lui fait la leçon sur la nécessité de trouver une « troisième force au Vietnam ».
La construction narrative s’articule autour d’une structure à rebours sophistiquée : le récit s’ouvre sur la découverte du cadavre de Pyle et se déroule ensuite en flashbacks successifs qui reconstituent progressivement les événements ayant mené à sa mort. Cette technique permet de maintenir simultanément la tension criminelle et morale jusqu’au dénouement.
Le livre acquiert une dimension prophétique saisissante dans sa description de l’engagement américain naissant en Indochine. À travers le personnage de Pyle, Greene met en scène l’aveuglement d’une puissance qui, sous couvert d’idéaux démocratiques, soutient des actions terroristes contre des civils. Cette lucidité politique lui vaut d’être placé sous surveillance constante par les services secrets américains des années 1950 jusqu’à sa mort en 1991, comme le révèlent des documents déclassifiés obtenus par The Guardian en 2002.
Les adaptations cinématographiques illustrent parfaitement les tensions politiques qu’il soulève. La version de 1958 par Joseph L. Mankiewicz subit l’influence directe de l’agent de la CIA Edward Lansdale qui obtient une modification radicale du message : Pyle y devient un héros et Fowler un personnage louche. Greene dénonce ce qu’il qualifie de « film de propagande pour l’Amérique ». La version de 2002 par Phillip Noyce, plus fidèle au texte original, voit sa sortie retardée d’un an après les attentats du 11 septembre 2001, son message étant jugé « non patriotique ».
Le journaliste Peter Scholl-Latour perçoit dans le personnage de Phuong une allégorie du peuple vietnamien et de sa résilience face aux puissances coloniales. Il cite à ce propos un passage emblématique : « Elle n’est pas une enfant. Peut-être est-elle plus résistante que vous ne le serez jamais. Connaissez-vous ce vernis qui ne peut être rayé ? C’est ainsi qu’est Phuong. »
La pertinence politique d’ « Un Américain bien tranquille » ne cesse de se renouveler : en 2002, Der Spiegel souligne les parallèles troublants entre la critique de l’interventionnisme américain formulée par Greene et la situation en Irak. Le magazine allemand met en garde contre « le danger de s’enliser dans une guerre qui ne peut être gagnée même par une superpuissance dotée d’armes high-tech ».
Le 5 novembre 2019, la BBC News inclut « Un Américain bien tranquille » dans sa liste des 100 romans les plus inspirants.
Aux éditions ROBERT LAFFONT ; 252 pages.
3. Notre agent à La Havane (1958)
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Résumé
À La Havane, dans les années 1950, Jim Wormold mène une existence sans remous. Ce vendeur d’aspirateurs britannique, père célibataire, peine à satisfaire les caprices dispendieux de sa fille Milly, 17 ans. Sa vie bascule le jour où Hawthorne, un agent des services secrets britanniques, le recrute comme espion. Le MI6 s’inquiète en effet de l’agitation croissante à Cuba, où le régime de Batista vacille face à la montée du castrisme.
Pour Wormold, cette proposition tombe à point nommé : elle lui permettra de renflouer ses finances. Mais plutôt que de se lancer dans de périlleuses missions d’espionnage, il choisit une voie plus lucrative : inventer de toutes pièces un réseau d’informateurs et envoyer à Londres des rapports fictifs. Son imagination s’emballe : il va jusqu’à faire passer les plans d’un aspirateur pour ceux d’une arme secrète. Le MI6, convaincu de tenir là des renseignements de premier ordre, lui envoie une secrétaire et un opérateur radio en renfort. Les complications s’accumulent bientôt pour Wormold qui se retrouve pris à son propre piège.
Autour du livre
Graham Greene puise dans son passé d’agent secret pour créer une satire mordante des services de renseignement britanniques. La genèse de « Notre agent à La Havane » remonte à 1941, lorsque Greene rejoint le MI6. À Lisbonne, il découvre l’histoire d’un agent double, « Garbo », qui invente de toutes pièces des rapports sur les mouvements alliés dans la péninsule ibérique pour soutirer de l’argent aux services allemands. Cette anecdote devient la pierre angulaire du roman.
La première version du récit, esquissée en 1946 sous forme de scénario, se déroule en Estonie en 1938. Mais les multiples séjours de Greene à Cuba au début des années 1950 le convainquent de transposer l’action à La Havane, où les absurdités de la Guerre froide offrent un terrain plus propice à la comédie. L’œuvre se révèle étrangement prémonitoire : les installations militaires fictives imaginées par Wormold préfigurent la crise des missiles de 1962. Cette prescience involontaire souligne la nature parfois prophétique de la fiction, même quand elle se veut parodique.
La réception de « Notre agent à La Havane » suscite des réactions contrastées. Les services secrets britanniques déplorent leur caricature peu flatteuse. Plus surprenant encore, le nouveau gouvernement castriste, malgré les sympathies de gauche affichées par Greene, hésite à autoriser le tournage de l’adaptation cinématographique sur son sol. Fidel Castro lui-même critique ce qu’il perçoit comme une représentation édulcorée du régime de Batista.
Dans son autobiographie « Les chemins de l’évasion », Greene répond à ces critiques en précisant que son véritable sujet n’était ni la justice ni la révolution, mais l’absurdité inhérente au travail des agents secrets. Le roman reçoit une reconnaissance posthume significative : en 1995, la Mystery Writers of America l’inclut dans sa liste des cent meilleurs romans de tous les temps.
« Notre agent à La Havane » fait l’objet de multiples adaptations : un film en 1959 réalisé par Carol Reed avec Alec Guinness, un opéra en 1963 composé par Malcolm Williamson sur un livret de Sidney Gilliat, et une pièce de théâtre en 2007 par Clive Francis qui continue de tourner à travers le monde. John le Carré reconnaît explicitement s’en être inspiré pour « Le tailleur de Panama ».
Aux éditions 10/18 ; 288 pages.
4. Le troisième homme (1950)
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Résumé
Dans le Vienne glacial de l’après-guerre, divisé en quatre secteurs occupés par les puissances alliées, Rollo Martins débarque pour retrouver son ami d’enfance Harry Lime. À peine arrivé, il apprend que celui-ci vient de mourir, renversé par une voiture. D’abord sous le choc, Martins commence à douter de la version officielle de l’accident quand le concierge de l’immeuble lui parle d’un mystérieux « troisième homme » présent sur les lieux, aux côtés des deux témoins déclarés.
Écrivain de westerns sans envergure, Martins se lance alors dans une enquête dans les rues enneigées d’une ville meurtrie par les bombardements. Le major Calloway, officier britannique chargé de l’affaire, tente de le décourager en lui révélant que Harry Lime était impliqué dans un odieux trafic de pénicilline frelatée. Mais Martins refuse d’y croire. Entre bars miteux et théâtres délabrés, il interroge l’entourage de son ami disparu, dont la mystérieuse Anna Schmidt, une actrice hongroise qui était sa maîtresse.
Autour du livre
La genèse du « Troisième homme » présente une particularité notable : contrairement aux adaptations cinématographiques traditionnelles, le roman naît après le scénario. Graham Greene le conçoit comme une étape préparatoire indispensable à l’écriture du script, sans intention initiale de publication. Dans sa préface, il affirme d’ailleurs : « The Third Man was never written to be read but only to be seen. »
Cette inversion du processus créatif trouve son origine dans une demande d’Alexander Korda, qui sollicite Greene pour écrire un scénario destiné au réalisateur Carol Reed. Greene ne dispose alors que d’un bref paragraphe griffonné sur une enveloppe, évoquant un homme apercevant dans la rue quelqu’un qu’il croyait mort. Korda accepte cette ébauche, suggérant simplement de situer l’intrigue dans la Vienne d’après-guerre.
Le cadre historique se révèle crucial : la ville, divisée en quatre zones d’occupation (soviétique, américaine, britannique et française), offre un terrain propice aux trafics en tout genre. Les pénuries, la corruption et le marché noir y prospèrent, tandis que les ruines des bombardements dessinent un paysage urbain dévasté. Le choix du narrateur – le colonel Calloway des services secrets britanniques – permet d’ancrer solidement le récit dans ce contexte trouble.
Les personnages incarnent différentes facettes de cette période tourmentée. Harry Lime symbolise le cynisme d’après-guerre, illustré par sa célèbre réplique sur les Borgia et la Suisse – ajoutée par Orson Welles lui-même dans le film. Rollo Martins, écrivain de westerns médiocres, représente une certaine naïveté américaine, tandis qu’Anna Schmidt incarne la précarité des réfugiés, contraints de survivre avec de faux papiers.
Le succès du film de Carol Reed en 1949 conduit à la publication du roman l’année suivante. La Crime Writers’ Association le classe au 72e rang des meilleurs romans policiers, tandis que les Mystery Writers of America lui attribuent la 48e place de leur palmarès. « Le troisième homme » engendre également une série télévisée et une émission radiophonique, « The Lives of Harry Lime », où Orson Welles reprend son rôle dans des aventures antérieures à l’intrigue principale.
Cette œuvre atypique dans la production de Greene prouve ainsi qu’un texte conçu comme simple matériau préparatoire peut acquérir une autonomie littéraire propre, tout en conservant sa nature d’esquisse pour un autre médium.
Aux éditions ROBERT LAFFONT ; 240 pages.
5. La fin d’une liaison (1951)
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Résumé
À la sortie de la Seconde Guerre mondiale, dans un Londres encore marqué par les stigmates du Blitz, Maurice Bendrix recroise le chemin d’Henry Miles. Ce dernier, haut fonctionnaire respectable, lui confie ses inquiétudes concernant son épouse Sarah. Bendrix tend l’oreille : deux ans plus tôt, il était l’amant passionné de cette même Sarah, avant qu’elle ne disparaisse de sa vie sans un mot d’explication. Dévoré par une curiosité malsaine, il mandate un détective privé pour surveiller celle qui hante encore ses pensées.
Autour du livre
« La fin d’une liaison » s’inscrit dans la tétralogie des « romans catholiques » de Graham Greene, aux côtés de « Rocher de Brighton » (1938), « La puissance et la gloire » (1940) et « Le fond du problème » (1948). Cette œuvre de 1951 puise sa substance dans l’expérience personnelle du romancier : sa liaison avec Catherine Walston, épouse d’un haut fonctionnaire britannique devenu par la suite politicien travailliste, Henry Walston. La dédicace du livre ne laisse d’ailleurs que peu de doutes sur cette inspiration autobiographique – un simple « C » dans l’édition britannique, mais un explicite « Catherine » dans la version américaine.
Le texte se démarque dans la production littéraire de Greene par son ton audacieux pour l’époque, notamment dans le traitement de la sexualité, parfois décrite crûment. Le portrait du mari comme « bonnet de nuit » ridicule et les descriptions des désirs de l’épouse dans son journal intime témoignent d’une liberté de ton inhabituelle. Les relations humaines y sont disséquées avec une précision clinique rare dans l’œuvre de Greene.
L’accueil critique se révèle contrasté. L’écrivain Evelyn Waugh salue en 1951 dans The Month « une histoire singulièrement belle et émouvante ». Plus récemment, Alex Preston dans The Independent y voit le chef-d’œuvre de Greene, « une interrogation étonnante et douloureusement émouvante sur les contradictions d’un catholicisme sans lequel il ne pouvait vivre mais avec lequel il peinait à vivre ». À l’opposé, Jonathan Franzen considère l’œuvre surévaluée, tout en nuançant son jugement par le possible effet de la traversée de l’Atlantique sur la réception du texte.
Le succès de « La fin d’une liaison » engendre de nombreuses adaptations : deux versions cinématographiques majeures (en 1955 et 1999), une pièce de théâtre par Rupert Goold et Caroline Butler en 1997, un opéra de Jake Heggie créé à Houston en 2004. En 2012, l’enregistrement audio lu par Colin Firth reçoit le prix de l’Audiobook of the Year aux Audies Gala. L’influence culturelle du livre s’étend jusqu’à la musique contemporaine, inspirant notamment des œuvres du groupe Daisy Chains et des artistes Ben Howard et Laura Marling.
Le Guardian consacre « La fin d’une liaison » en le plaçant au 71e rang de sa liste des 100 meilleurs romans et l’inclut dans sa sélection des « 1000 romans qu’il faut avoir lus ».
Aux éditions ROBERT LAFFONT ; 384 pages.
6. Le fond du problème (1948)
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Résumé
Années 1940. Dans une colonie britannique de Sierra Leone accablée par la chaleur et la corruption, le major Scobie dirige les forces de police locales. Son mariage avec Louise s’effrite depuis la disparition de leur fille. Malgré son dévouement, il ne parvient pas à dissiper la mélancolie de son épouse. Pour lui permettre de fuir cette existence étouffante, il contracte un prêt auprès de Yusef, un marchand syrien aux activités douteuses. Louise part alors retrouver des amis en Afrique du Sud. Scobie se retrouve livré à lui-même dans cette société coloniale rongée par les ragots et les petites rivalités.
Le destin bascule quand Helen Rolt entre dans sa vie. Cette jeune veuve, survivante d’un torpillage allemand, éveille en lui une passion inattendue. Scobie, catholique convaincu, se retrouve alors tiraillé entre deux femmes. Son sens aigu du devoir se heurte à ses sentiments, tandis que la petite société coloniale bruisse de médisances. Les événements s’enchaînent inexorablement vers un dénouement sombre, rythmé par les prières désespérées d’un homme qui cherche le pardon divin.
Autour du livre
Le cœur du roman de Graham Greene se situe dans une colonie britannique d’Afrique de l’Ouest pendant la Seconde Guerre mondiale – plus précisément à Freetown en Sierra Leone, bien que la ville ne soit jamais nommée dans le texte. L’histoire naît directement de la propre expérience de Greene qui y travailla pour les services secrets britanniques, le Secret Intelligence Service.
L’atmosphère tropicale suffocante imprègne chaque page : chaleur écrasante, infections qui se propagent, animaux repoussants… Cette toile de fond anxiogène se double d’une menace permanente avec la guerre qui, sans être directement présente, transparaît à travers le torpillage d’un navire, le couvre-feu et la crainte d’une invasion par les forces de Vichy. La mort rôde partout : dans la maladie de Scobie et de son banquier, dans l’assassinat d’Ali ou dans le sort des naufragés.
« Le fond du problème » interroge la relation tourmentée entre Scobie et Dieu. Catholique converti qui vit avec une épouse très pratiquante, le personnage principal s’enfonce progressivement dans une spirale de compromissions : il négocie un prêt avec Yusef malgré les rumeurs qui courent en ville sur leurs relations, puis cède au chantage en faisant passer des diamants de contrebande. Sa tendresse initiale pour Helen se transforme en adultère. Les conversations intérieures avec Dieu révèlent son déchirement : il se déclare indigne de vivre à cause de la déception qu’il lui cause. Le suicide final constitue paradoxalement une forme de réhabilitation envers Dieu, comme le suggère la scène où Scobie trouve le chapelet brisé près du corps d’Ali.
Cette œuvre majeure reçoit en 1948 le James Tait Black Memorial Prize. Elle connaît un succès retentissant avec plus de 300 000 exemplaires vendus au Royaume-Uni. Le magazine Time la classe parmi les cent meilleurs romans en langue anglaise parus entre 1923 et 2005. La Modern Library la positionne au 40e rang de sa liste des 100 meilleurs romans anglophones du XXe siècle.
La critique contemporaine se montre divisée. George Orwell, dans The New Yorker de juillet 1948, décèle une forme de snobisme dans l’idée qu’il vaut mieux être un catholique pécheur qu’un païen vertueux. À l’inverse, William DuBois salue dans le New York Times « un moraliste profond » dont l’œuvre sonde avec « profondeur clinique » et « compassion » les tourments moraux de ses personnages.
Deux adaptations voient le jour : un film en 1953 réalisé par George More O’Ferrall avec Trevor Howard et Maria Schell, puis une version télévisée en 1983 avec Jack Hedley. Greene tente également une adaptation théâtrale entre 1949 et 1950, mais celle-ci se solde par un échec à Boston et sera rapidement retirée de l’affiche.
Aux éditions ROBERT LAFFONT ; 400 pages.
7. Tueur à gages (1936)
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Résumé
1936. Un assassin professionnel au visage marqué par un bec-de-lièvre, Raven, exécute le ministre de la Guerre tchécoslovaque. Cette mission, commanditée par Sir Marcus, un industriel de l’acier, vise à provoquer une guerre qui générera d’immenses profits. De retour à Londres, son commanditaire, qui se fait appeler Cholmondeley, le paie avec des billets volés dont les numéros sont connus de la police. Traqué pour un crime qu’il n’a pas commis, le tueur à gages part en chasse de celui qui l’a trahi. Dans sa fuite, il prend en otage Anne Crowder, une artiste de music-hall. Ironie du sort, la jeune femme est la fiancée de l’inspecteur Mather, qui dirige la traque. Une relation ambiguë se développe bientôt entre le tueur et sa captive, tandis que la menace d’une guerre européenne plane sur fond de complots industriels.
Autour du livre
Publié en 1936, « Tueur à gages » préfigure le célèbre « Rocher de Brighton » de Graham Greene. Le roman se déroule dans une période charnière, alors que les tensions qui mèneront à la Seconde Guerre mondiale s’intensifient. La menace d’un nouveau conflit mondial imprègne l’atmosphère du récit, notamment à travers l’exercice de simulation d’attaque au gaz qui sert de toile de fond au dénouement.
Le protagoniste, Raven, incarne la figure de l’anti-héros par excellence. Son bec-de-lièvre, qui le rend facilement identifiable, symbolise sa marginalité sociale. Son enfance traumatique – un père pendu pour meurtre, une mère suicidée dont il découvre le corps, des années en orphelinat – façonne sa psychologie complexe. Sa laideur physique et sa solitude forcée en font un personnage paradoxalement attachant malgré sa brutalité.
« Tueur à gages » se distingue par son traitement des relations entre les personnages, notamment le lien ambigu qui se développe entre Raven et Anne, évoquant le syndrome de Stockholm avant l’heure. Les dialogues dans l’abri de charbon où ils se cachent constituent des moments clés qui révèlent la profondeur psychologique des protagonistes. Les thèmes de la trahison et de la confiance traversent aussi les pages : trahison sociale envers Raven dès sa naissance, trahisons successives qu’il subit, impossibilité de faire confiance à quiconque.
L’intrigue se déploie dans une Angleterre industrielle des années 1930, principalement dans la ville fictive de Nottwich, inspirée de Nottingham où Greene avait vécu dans les années 1920. Il y dénonce la corruption des industriels de l’armement, prêts à précipiter l’Europe dans la guerre pour leurs profits personnels.
« Tueur à gages » a connu un succès considérable au cinéma avec pas moins de cinq adaptations, dont la plus célèbre reste celle de 1942 réalisée par Frank Tuttle, avec Alan Ladd et Veronica Lake dans les rôles principaux. Cette version transpose l’action en Californie pendant la guerre.
Aux éditions ROBERT LAFFONT ; 384 pages.
8. Rocher de Brighton (1938)
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Résumé
Brighton, 1938. La guerre des gangs fait rage dans les bas-fonds de la célèbre station balnéaire anglaise. Après l’assassinat de son mentor, Pinkie Brown, 17 ans, prend les rênes d’une bande de petits malfrats. Ce jeune homme chétif et cruel orchestre le meurtre de Fred Hale, un journaliste qu’il tient pour responsable de la mort de son chef.
L’affaire se complique quand Rose, une serveuse de 16 ans, devient témoin de faits compromettants. Pinkie, malgré sa répulsion pour toute intimité physique, se résout à la séduire puis à l’épouser pour garantir son silence. Mais c’est sans compter sur Ida Arnold, une chanteuse de cabaret au grand cœur, qui refuse d’accepter la thèse de la mort naturelle de Fred Hale, avec qui elle avait partagé quelques instants peu avant sa disparition.
Autour du livre
Avec « Rocher de Brighton », Graham Greene signe en 1938 sa première incursion dans la thématique catholique, qu’il mêle habilement aux codes du roman noir. Cette œuvre paradoxale et ambivalente pose d’emblée questions morales et théologiques qui deviendront sa marque de fabrique.
L’opposition entre bien et mal, centrale dans le récit, se manifeste notamment à travers le contraste saisissant entre les deux protagonistes féminines : Ida Arnold, qui incarne une moralité humaine et séculière, et Rose, dont la foi catholique la pousse à accepter le mal incarné par Pinkie au nom d’une conception plus complexe du salut. Cette dualité s’inscrit dans une réflexion plus large sur la nature même du mal et la possibilité de la rédemption.
Le titre original lui-même (Brighton Rock) porte cette ambivalence : le « rock » désigne à la fois un bonbon traditionnel vendu dans les stations balnéaires britanniques et une métaphore de l’immuabilité de la nature humaine. Cette double lecture illustre la tension permanente entre le décor en apparence léger d’une ville balnéaire des années 1930 et les ténèbres qui s’y tapissent.
La dimension sociale n’est pas en reste : les quartiers défavorisés dont sont issus Pinkie et Rose contrastent violemment avec les hôtels luxueux et les bars élégants fréquentés par les touristes. Cette géographie sociale de Brighton devient un personnage à part entière, où coexistent et s’entrechoquent deux mondes que tout oppose.
Le succès critique de l’œuvre ne s’est jamais démenti : la Crime Writers’ Association la classe en 1990 à la 46e position des meilleurs romans policiers de tous les temps, tandis que les Mystery Writers of America lui attribuent en 1995 la 69e place de leur classement des cent meilleurs livres du genre.
Les multiples adaptations témoignent de la force dramatique de « Rocher de Brighton » : dès 1942, Walter Kerr et Leo Brady le portent sur les planches à Washington. L’année suivante, une production au Garrick Theatre de Londres connaît un franc succès avec cent représentations. Plus récemment, la version théâtrale de Bryony Lavery en 2018 renouvelle l’approche du texte. Au cinéma, deux versions majeures voient le jour : celle de 1947 par John Boulting, co-scénarisée par Greene lui-même, et une relecture moderne en 2010 par Rowan Joffe qui transpose l’action dans les années 1960. Le groupe Queen s’en inspire pour une chanson, tandis que Morrissey cite quatre personnages du roman dans « Now My Heart Is Full ».
Aux éditions ROBERT LAFFONT ; 544 pages.
9. La saison des pluies (1960)
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Résumé
Le roman s’ouvre sur l’arrivée de Querry, un architecte occidental célèbre, dans une léproserie isolée du Congo belge à la fin des années 1950. Ayant perdu tout sens dans la vie, il cherche l’anonymat le plus total dans ce lieu dirigé par des missionnaires catholiques. Le docteur Colin, médecin athée, voit en lui l’équivalent mental d’un « cas brûlé » – terme désignant les lépreux dont la maladie a terminé son œuvre dévastatrice.
Alors que Querry commence à se reconstruire en concevant un nouvel hôpital, sa présence attire l’attention d’un journaliste anglais avide de sensationnalisme. La situation se complique davantage avec l’intervention de Rycker, un colon gérant une plantation d’huile de palme, et de sa jeune épouse Marie. Les fantasmes de cette dernière au sujet de Querry mèneront à une issue tragique.
Autour du livre
Publié en 1960, « La saison des pluies » naît d’une expérience de Graham Greene qui visite plusieurs léproseries au Congo et au Cameroun. Il dédie d’ailleurs son livre au Docteur Michel Lechat, médecin d’une léproserie à Yonda en Afrique. Dans sa dédicace, Greene précise que son personnage du Docteur Colin emprunte à Lechat uniquement son expérience de la lèpre, soulignant ainsi la dimension fictionnelle de son œuvre.
« La saison des pluies » se distingue des précédents « romans catholiques » de Greene par son traitement plus nuancé de la foi. Les méditations théologiques sur la damnation, présentes dans « La puissance et la gloire » ou « Le fond du problème », cèdent la place à un langage religieux plus sobre. Cette retenue s’accorde parfaitement avec le protagoniste, émotionnellement détaché, et avec l’ordre catholique pragmatique qui gère la mission, trop occupé par les besoins temporels des lépreux pour s’adonner à de longues réflexions théologiques.
Les héros de l’histoire sont paradoxalement le docteur athée Colin, dévoué corps et âme à ses patients, et Querry, un catholique qui a perdu la foi sans jamais la retrouver. Le mépris de l’auteur se concentre sur certains catholiques, notamment Rycker, ancien séminariste qui ne cesse de débiter des platitudes pieuses tout en traitant sa jeune épouse comme une esclave sexuelle. Greene, qui se définissait alors comme « un catholique agnostique » ou « un catholique athée », livre ici une œuvre qui refuse tout manichéisme simpliste.
Le romancier questionne également la vocation, qu’elle soit religieuse ou séculière. À travers le personnage de Querry, architecte d’églises modernes dégoûté par l’incompréhension des fidèles qui défigurent ses œuvres avec des décorations de mauvais goût, Greene interroge la part d’altruisme et d’intérêt personnel dans toute vocation.
« La saison des pluies » s’inscrit aussi dans son époque : en toile de fond se dessine la fin de la période coloniale en Afrique, tout comme le déclin des léproseries face aux progrès de la médecine. Les protagonistes pressentent ces changements inéluctables, tout en s’interrogeant sur ce qu’il adviendra de leur vocation lorsque leur monde aura disparu.
Aux éditions ROBERT LAFFONT ; 384 pages.
10. Les comédiens (1966)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Résumé
Années 1960. Dans une Haïti terrorisée par la milice des Tontons Macoutes, trois Occidentaux aux destins entremêlés débarquent d’un cargo : Brown, un hôtelier désabusé revenant à son établissement déserté ; Smith, idéaliste américain rêvant d’implanter le végétarisme sur l’île ; et Jones, aventurier britannique aux récits guerriers improbables.
Le suicide d’un ministre dans la piscine de l’hôtel de Brown précipite une suite d’événements où se mêlent romance, politique et survie. Entre sa relation avec Martha, femme d’ambassadeur, et l’arrestation de Jones par la police de Duvalier, Brown se trouve entraîné dans une spirale qui le pousse à aider les opposants au régime.
La tentative d’exfiltration de Jones vers les rebelles dans les montagnes révélera la nature profonde de ces « comédiens » jouant leur rôle sur la scène haïtienne.
Autour du livre
« Les comédiens » paraît en 1966, fruit des séjours de Graham Greene en Haïti où il loge régulièrement à l’Hôtel Oloffson de Port-au-Prince, qui inspire directement le Trianon du roman. Le titre fait référence à la nature des personnages principaux, tous acteurs d’une comédie humaine où chacun joue un rôle sans nécessairement croire en quoi que ce soit. Seuls les Smith, malgré leur naïveté apparente, échappent à cette catégorie par leur engagement sincère.
La réaction de Duvalier à la publication ne se fait pas attendre : le Ministère des Affaires étrangères haïtien publie une brochure intitulée « Graham Greene démasqué », qualifiant l’auteur de « menteur, crétin, agent provocateur… déséquilibré, sadique, pervers… parfait ignorant… la honte de l’Angleterre fière et noble… espion… drogué… tortionnaire. »
L’œuvre est rapidement adaptée au cinéma en 1967 sous la direction de Peter Glenville, avec Richard Burton, Elizabeth Taylor et Alec Guinness dans les rôles principaux. Greene lui-même signe le scénario, bien que l’adaptation simplifie considérablement l’épaisseur psychologique du roman.
« Les comédiens » se distingue par son cocktail d’humour noir et de critique politique. La présence américaine en Haïti, justifiée par la lutte contre le communisme, permet à Greene de dénoncer le soutien occidental aux dictatures. Il y soulève une question morale essentielle : comme le dit un prêtre dans l’œuvre, « La violence peut être l’expression de l’amour, l’indifférence jamais. »
Cette dénonciation s’incarne particulièrement dans la figure de Jones, personnage complexe dont les mensonges finissent par le transformer en héros authentique, illustrant paradoxalement que la vérité peut naître du mensonge. Le roman suggère qu’il vaut mieux être un imposteur capable d’actes héroïques qu’un témoin passif de l’horreur.
Aux éditions ROBERT LAFFONT ; 552 pages.
11. Le consul honoraire (1973)
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Résumé
Argentine, années 1970. Dans une ville endormie proche de la frontière paraguayenne, le docteur Eduardo Plarr partage son temps entre sa clinique et le bordel local. Fils d’un opposant britannique à la dictature paraguayenne de Stroessner, il cultive une indifférence calculée envers tout, jusqu’à ce que deux événements bouleversent son existence.
D’abord, il devient l’amant de Clara, jeune prostituée récemment mariée à Charles Fortnum, le consul honoraire britannique de la ville. Puis ses anciens camarades de classe paraguayens, menés par un prêtre défroqué, le contactent pour un projet d’enlèvement : ils veulent kidnapper l’ambassadeur américain afin d’obtenir la libération de prisonniers politiques paraguayens, dont le père de Plarr. Mais l’opération tourne au fiasco : c’est Fortnum qu’ils enlèvent par erreur, déclenchant une série d’événements aux conséquences tragiques.
Autour du livre
« Le consul honoraire », publié en 1973, occupe une place particulière dans l’œuvre de Graham Greene qui le considérait comme son meilleur roman. L’inspiration initiale lui est venue en rêve, mais l’intrigue s’est nourrie d’un fait divers authentique : l’enlèvement d’un consul paraguayen près de Corrientes par des guérilleros qui l’avaient confondu avec l’ambassadeur du Paraguay.
Le contexte politique s’avère déterminant : l’Argentine se trouve à la veille de la « sale guerre », tandis que le Paraguay subit la dictature de Stroessner, soutenue par les États-Unis. Cette toile de fond permet à Greene d’interroger les rapports entre religion et politique, notamment à travers le personnage de Leon Rivas, prêtre défroqué devenu révolutionnaire, qui incarne les questionnements de la théologie de la libération en Amérique latine.
Les thèmes chers à Greene s’entremêlent : la culpabilité, la trahison, la foi vacillante, l’alcool comme échappatoire. Le romancier propose une réflexion sur la nature divine, suggérant que Dieu lui-même possède un côté nocturne et un côté diurne, évoluant peut-être avec l’humanité dans une longue et douloureuse progression.
La phrase « Caring is the only dangerous thing » (« S’attacher est la seule chose dangereuse ») résume l’essence de cette œuvre où des êtres usés par la vie se retrouvent, contre toute attente, à accomplir des actes de sacrifice et d’abnégation extraordinaires.
« Le consul honoraire » a fait l’objet d’une adaptation cinématographique en 1983 sous la direction de John Mackenzie, avec Richard Gere dans le rôle de Plarr et Michael Caine dans celui de Fortnum. La bande originale fut composée par Paul McCartney et interprétée par John Williams.
Aux éditions ROBERT LAFFONT ; 516 pages.
12. Le facteur humain (1978)
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Résumé
Maurice Castle mène une existence paisible comme agent du MI6 britannique, dans la section Afrique, aux côtés de son collègue Davis. À soixante ans, il vit dans la banlieue de Londres avec Sarah, son épouse sud-africaine noire, et Sam, le fils de celle-ci. Mais la découverte d’une fuite d’informations dans son service vient perturber cette tranquillité.
Alors que les soupçons se portent sur Davis, qui sera discrètement éliminé, Castle cache un lourd secret : par gratitude envers les communistes qui ont aidé Sarah à fuir l’Afrique du Sud de l’apartheid sept ans plus tôt, il transmet des informations aux Soviétiques. Quand sa couverture est menacée, il doit s’exiler à Moscou, laissant derrière lui sa famille. Dans la capitale soviétique, il découvre avec amertume que ses actes n’ont servi qu’à authentifier un agent double infiltré.
Autour du livre
Publié en 1978, « Le facteur humain » est une tentative délibérée de Graham Greene de démystifier le monde de l’espionnage. Ancien agent du MI6 pendant la Seconde Guerre mondiale, il souhaite s’éloigner des clichés façon James Bond pour dépeindre le quotidien banal des services secrets : « Je voulais présenter le Service sans romantisme comme un mode de vie, des hommes allant quotidiennement à leur bureau pour gagner leur retraite », écrit-il dans son autobiographie « Les chemins de l’évasion ».
L’ouvrage s’inscrit dans la lignée des grandes affaires d’espionnage qui ont marqué la guerre froide, notamment celle de Kim Philby, ancien responsable du MI6 passé à l’Est. Si Greene affirme que Castle n’est pas directement inspiré de Philby, il retarde néanmoins de dix ans la publication du roman pour laisser retomber l’affaire. La trahison y apparaît moins motivée par l’idéologie que par la reconnaissance personnelle et la critique de l’hypocrisie occidentale face à l’apartheid.
Greene privilégie l’analyse psychologique à l’action. Les personnages évoluent dans une atmosphère étouffante où règnent méfiance et surveillance. Le service secret y est dépeint comme un univers kafkaïen peuplé d’hommes d’âge mûr, désillusionnés et solitaires. Daintry, séparé de sa femme et quasi-étranger à sa fille, invite Castle à un mariage faute d’autres relations. La routine administrative dissimule une violence sourde, comme en témoigne l’élimination expéditive de Davis.
Au cœur du récit se trouve la question de la loyauté et de ses ambiguïtés. Castle trahit son pays par fidélité à sa femme et à l’Afrique, mais découvre qu’il a été lui-même manipulé par les Soviétiques. Le titre prend alors tout son sens : le « facteur humain » – l’amour, la gratitude, la culpabilité – vient perturber la mécanique froide de l’espionnage.
Otto Preminger adapte le roman au cinéma dès 1979 avec un casting prestigieux incluant Richard Attenborough, John Gielgud et Derek Jacobi. Le réalisateur y voit avant tout « une grande histoire d’amour entre un agent du service secret britannique et une magnifique jeune fille noire sud-africaine », doublée d’une réflexion sur « le pouvoir des fonctionnaires ».
Les critiques saluent majoritairement ce roman crépusculaire où Greene déploie son art consommé de la narration tout en posant des questions morales complexes. Le Times le qualifie « d’excursion magistrale dans l’univers de Greene », tandis que l’Observer le considère comme « l’une des meilleures œuvres de Graham Greene ».
Aux éditions ROBERT LAFFONT ; 400 pages.
13. Dr Fischer de Genève (1980)
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Résumé
Alfred Jones, traducteur quinquagénaire amputé d’une main lors du Blitz londonien, travaille pour une chocolaterie suisse. Sa vie bascule lorsqu’il rencontre et épouse la jeune Anna-Luise Fischer, fille du richissime docteur Fischer de Genève. Ce dernier, ayant fait fortune dans les dentifrices parfumés, est tristement célèbre pour les dîners qu’il organise où il humilie ses invités en échange de cadeaux somptueux.
Malgré les avertissements d’Anna-Luise qui surnomme les convives « les Crapauds », Jones accepte une invitation. La soirée se révèle éprouvante : Fischer force ses invités à manger de la bouillie froide pour obtenir leurs présents. Peu après, Anna-Luise meurt dans un accident de ski. Fischer organise alors une ultime réception, « la fête de la bombe », où il propose à ses invités un jeu mortel : six pétards sont disposés dans une jarre, cinq contiennent des chèques de deux millions de francs, le sixième une bombe.
Autour du livre
Cette nouvelle de Graham Greene, publiée en 1980, s’inscrit dans la dernière période de son œuvre. L’auteur résidait alors à Vevey, au bord du lac Léman, ce qui explique la précision des descriptions du cadre helvétique. Il y développe une réflexion acerbe sur la cupidité à travers le personnage du docteur Fischer, figure diabolique qui se compare lui-même à Dieu. La dimension allégorique est soutenue par une galerie de personnages secondaires caricaturaux : un avocat décrépit, une veuve américaine criarde, un général suisse guindé.
Les thèmes de la rédemption et de la culpabilité, chers à Greene, s’articulent ici autour d’une intrigue qui emprunte aux codes du thriller psychologique. Il y interroge également la nature de l’amour face à la mort, notamment à travers la relation entre Jones et Anna-Luise. La « fête de la bombe » finale, qui constitue le chapitre le plus long, peut se lire comme une variation grinçante sur le thème de la roulette russe.
« Dr Fischer de Genève » a été adapté en téléfilm en 1985 avec James Mason dans son dernier rôle. Il y incarne le docteur Fischer aux côtés d’Alan Bates dans le rôle de Jones.
Aux éditions ROBERT LAFFONT ; 208 pages.