Sophocle naît en 495 avant J.-C. à Colone, un village près d’Athènes, dans une famille aisée. Son père, Sophilos, est un forgeron prospère qui lui assure une éducation raffinée, notamment en musique et en gymnastique. À seize ans, sa grâce et son talent lui valent l’honneur de conduire le chœur célébrant la victoire de Salamine.
Contemporain de Périclès, Sophocle s’implique activement dans la vie politique athénienne. Il occupe plusieurs fonctions importantes : trésorier de la ligue de Délos, stratège lors de l’expédition contre Samos, conseiller après le désastre de Sicile. Mais c’est surtout au théâtre qu’il excelle. En 468 avant J.-C., il remporte sa première victoire aux grandes Dionysies avec sa trilogie incluant « Triptolème », surpassant le grand Eschyle. Durant sa longue carrière, il compose cent vingt-trois pièces et accumule un nombre record de victoires : dix-huit aux grandes Dionysies et six aux Lénéennes.
Sophocle révolutionne l’art dramatique en introduisant un troisième acteur sur scène et en abandonnant la forme de la trilogie liée. Il approfondit l’analyse psychologique de ses personnages et crée des héros solitaires confrontés à des dilemmes moraux. Parmi ses œuvres majeures figurent « Antigone », « Œdipe roi », et « Électre », qui témoignent de son génie dramatique.
À quatre-vingt-sept ans, il remporte encore un premier prix avec « Philoctète ». Sa dernière œuvre, « Œdipe à Colone », est représentée de façon posthume par son petit-fils en 401 avant J.-C. Sophocle meurt en 406 avant J.-C., laissant derrière lui un héritage théâtral qui influence encore aujourd’hui la dramaturgie mondiale.
Voici notre sélection de ses pièces de théâtre majeures.
1. Œdipe roi (entre 430 et 420 av. J.-C.)
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Résumé
La cité de Thèbes succombe à une terrible peste. Son roi Œdipe, qui a jadis libéré la ville du Sphinx en résolvant son énigme et a épousé la reine veuve Jocaste, promet à son peuple de trouver l’origine du fléau. Par l’oracle de Delphes, il apprend que les dieux punissent Thèbes car le meurtre de l’ancien roi Laïos n’a jamais été élucidé. Œdipe jure alors de démasquer le coupable et lance une enquête qui va peu à peu le mener sur ses propres traces.
Le devin Tirésias, d’abord réticent à parler, finit par accuser Œdipe lui-même du meurtre. Furieux, le roi rejette ces accusations et soupçonne un complot ourdi par son beau-frère Créon. Pour le rassurer, Jocaste lui révèle qu’un oracle avait prédit que son premier époux, Laïos, mourrait de la main de leur fils. Pour déjouer cette prophétie, ils avaient abandonné leur nouveau-né sur le mont Cithéron. Cette confidence trouble Œdipe qui confie alors son propre secret : avant d’arriver à Thèbes, il a tué un homme lors d’une altercation à un carrefour. Par ailleurs, il a lui-même fui Corinthe et ses parents adoptifs après qu’un oracle lui eut prédit qu’il tuerait son père et épouserait sa mère.
L’arrivée d’un messager de Corinthe, puis les révélations d’un vieux berger vont permettre de reconstituer le fil d’une terrifiante vérité : l’enfant abandonné par Laïos et Jocaste n’est pas mort, mais a été recueilli par les souverains de Corinthe. Cet enfant n’est autre qu’Œdipe lui-même, qui a donc accompli malgré lui l’effroyable prophétie en tuant son père et en épousant sa mère…
Autour de la pièce
Composée et représentée entre 430 et 420 avant J.-C., cette tragédie s’inscrit dans une tétralogie comprenant deux autres tragédies et un drame satyrique. Elle remporte la deuxième place lors du concours dramatique pour lequel elle a été écrite. Quelques fragments du texte originel ont été retrouvés sur le Papyrus d’Oxyrhynque 22, daté du Ve siècle.
La première édition moderne d’ « Œdipe roi » paraît en 1502 à Venise, publiée par Alde Manuce dans le recueil « Sept tragédies de Sophocle ». En 1692, André Dacier signe une traduction française annotée. Friedrich Hölderlin propose en 1804 une version allemande accompagnée de remarques. La première édition scientifique française voit le jour en 1922 dans la Collection des universités de France aux éditions des Belles Lettres, avec un texte établi et traduit par Paul Masqueray. Une nouvelle édition, réalisée par Paul Mazon, paraît dans la même collection en 1958.
Cette pièce sublime la mécanique implacable du destin à travers une construction dramatique magistrale. L’ironie tragique atteint des sommets : Œdipe mène l’enquête sur un crime dont il est lui-même l’auteur sans le savoir. Chaque pas vers la vérité le rapproche inexorablement de sa perte, sous le regard impuissant des spectateurs qui connaissent déjà l’issue fatale. La progression de l’intrigue fonctionne comme un étau qui se resserre peu à peu autour du protagoniste.
Par-delà sa dimension religieuse et politique – la pièce est jouée dans le cadre du culte de Dionysos -, « Œdipe roi » soulève des questions fondamentales sur la connaissance de soi, la limite des pouvoirs humains face au divin, et l’impossibilité d’échapper à son destin malgré tous les efforts déployés. Le titre même de la pièce, qui utilise le terme « Tourannos » (tyran) plutôt que « Basileus » (roi légitime), suggère la déchéance à venir du souverain.
Les critiques sont unanimes pour saluer le génie de Sophocle. Jean-Pierre Vernant et Jean Bollack proposent une lecture anthropologique novatrice, présentant Œdipe comme une victime expiatoire chargée d’apaiser le courroux des dieux. René Girard développe cette interprétation en considérant l’institution du roi sacré comme une victime émissaire en sursis.
Au théâtre, Jean Racine (1718), Voltaire (1718) et Jean Anouilh (1944) en proposent des versions renouvelées, chacun y insufflant sa vision propre. Au cinéma, Pier Paolo Pasolini réalise en 1967 « Edipo Re », une version brutale qui transpose l’histoire dans un univers esthétique sombre. Jean Cocteau signe en 1928 une adaptation théâtrale qui privilégie une approche plus onirique.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 168 pages.
2. Antigone (441 av. J.-C.)
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Résumé
Dans la Grèce antique, à Thèbes, la succession au trône provoque une guerre fratricide. Deux frères, Étéocle et Polynice, s’étaient accordés pour régner alternativement pendant un an. Mais à la fin de son règne, Étéocle refuse de céder sa place. Furieux, Polynice s’allie aux ennemis de Thèbes et attaque la cité. Les deux frères s’entretuent au combat. Leur oncle Créon prend alors le pouvoir et promulgue un édit : Étéocle, mort en défendant Thèbes, recevra des funérailles dignes d’un héros, tandis que Polynice, considéré comme un traître, sera privé de sépulture et son corps abandonné aux charognards.
Leur sœur Antigone se dresse contre cette décision en rappelant que les lois divines exigent d’honorer les morts. Elle sollicite l’aide de sa sœur Ismène pour enterrer Polynice, mais celle-ci refuse par peur des représailles. Seule contre tous, Antigone transgresse l’interdit royal. Arrêtée en flagrant délit, elle assume son acte face à Créon, qu’elle défie ouvertement. Malgré les supplications d’Hémon, fils de Créon et fiancé d’Antigone, le roi la condamne à être emmurée vivante. Le devin Tirésias intervient alors, avertissant Créon que son intransigeance risque d’attirer la colère des dieux…
Autour de la pièce
Composée en 441 avant J.-C., cette tragédie de Sophocle s’inscrit dans le contexte politique particulier de l’Athènes du Ve siècle, alors que la démocratie prend son essor. Le dramaturge, qui occupe lui-même d’importantes fonctions publiques auprès de Périclès, remporte avec « Antigone » l’un des nombreux concours dramatiques organisés lors des fêtes religieuses de la cité. La pièce constitue chronologiquement le dernier volet d’une trilogie consacrée à la malédiction des Labdacides, bien qu’elle ait été écrite avant « Œdipe roi » et « Œdipe à Colone ».
Sa puissance réside dans l’affrontement entre deux conceptions irréconciliables de la justice et du devoir. Le philosophe Hegel y voit l’expression du conflit fondamental entre deux ordres légitimes : celui de la famille (oikos) représenté par Antigone, et celui de la cité (polis) incarné par Créon. Les deux protagonistes poussent leur logique jusqu’à la démesure (hybris) : Créon ne croit qu’à l’ordre de l’État tandis qu’Antigone oppose une éthique de la conscience qui ne répond à aucune loi écrite. Cette intransigeance mutuelle précipite leur perte, illustrant la conception grecque de la tragédie comme expression d’un destin inexorable.
L’innovation majeure de Sophocle tient à la profondeur psychologique inédite qu’il confère à ses personnages. L’introduction d’un troisième acteur sur scène lui permet de développer des dialogues plus complexes, notamment grâce à la stichomythie où les répliques se répondent vers à vers. Le chœur, dont il augmente l’effectif à quinze choristes, ponctue l’action de réflexions sur la condition humaine, comme dans le célèbre passage : « Nombreuses sont les merveilles de la nature, mais de toutes les merveilles, la plus grande est l’homme. »
Les critiques s’accordent sur la dimension universelle d’ « Antigone ». Pour George Steiner, qui lui consacre un essai majeur, la pièce cristallise les tensions fondamentales de la civilisation occidentale : entre la loi divine et la loi humaine, entre l’individu et l’État, entre les hommes et les femmes. Pierre Vidal-Naquet souligne quant à lui la modernité d’une héroïne qui incarne la résistance à l’oppression et la primauté de la conscience individuelle.
Les réécritures et adaptations d’ « Antigone » jalonnent l’histoire littéraire et artistique. Jean Cocteau (1922) puis Jean Anouilh (1944) en proposent des versions modernisées, cette dernière résonnant particulièrement dans le contexte de l’Occupation. Bertolt Brecht (1948) en fait une critique du pouvoir totalitaire. Au cinéma, la pièce inspire notamment Yórgos Tzavéllas (1961) et Jean-Marie Straub (1991). De nombreux romanciers s’en emparent également, comme Henry Bauchau en 1997 ou Sorj Chalandon en 2013. Marie Senf en propose en 2025 une version antitotalitaire et antifasciste au théâtre de Dortmund.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 125 pages.
3. Électre (vers 414 av. J.-C.)
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Résumé
À Mycènes, dans la Grèce antique, Électre mène une existence misérable au palais où règnent désormais sa mère Clytemnestre et l’amant de celle-ci, Égisthe. Ces derniers ont assassiné le roi Agamemnon à son retour de la guerre de Troie. Contrairement à sa sœur Chrysothémis qui se résigne à la situation, Électre ne cesse de dénoncer les meurtriers et attend avec ardeur le retour de son frère Oreste pour venger leur père.
Un matin, Oreste arrive secrètement à Mycènes accompagné de son ami Pylade. Pour déjouer la vigilance de ses ennemis, il met en place une ruse : son précepteur se rend au palais annoncer sa prétendue mort dans un accident de char lors des jeux pythiques. Cette nouvelle plonge Électre dans un profond désespoir tandis que Clytemnestre, qui redoutait le retour de son fils, s’en trouve soulagée.
Oreste se présente ensuite lui-même au palais, porteur d’une urne censée contenir ses propres cendres. Face à sa sœur éplorée qui ne le reconnaît pas, il finit par révéler son identité. Les retrouvailles sont intenses mais doivent rester discrètes : le moment est venu de mettre à exécution leur projet de vengeance…
Autour de la pièce
La genèse d’ « Électre » s’inscrit dans un contexte particulier : Sophocle compose sa pièce après l’adaptation d’Eschyle (« Les Choéphores ») mais probablement avant celle d’Euripide. La date précise de création demeure incertaine, mais les spécialistes la situent vers 414 avant J.-C., en se basant sur le style et les thèmes abordés qui témoignent d’une œuvre tardive du dramaturge.
Sophocle innove considérablement dans son traitement du mythe des Atrides. À la différence d’Eschyle, il positionne Électre comme figure centrale, présente dans quasiment toutes les scènes. Cette omniprésence physique traduit sa dimension psychologique : son isolement, sa douleur et sa haine grandissante envers les meurtriers de son père constituent le cœur dramatique de la pièce. Le dramaturge crée également le personnage de Chrysothémis, sœur d’Électre, dont l’attitude conciliante souligne par contraste la résistance farouche de l’héroïne.
La dramaturgie repose sur une tension constante entre apparence et réalité. L’annonce de la fausse mort d’Oreste génère un double effet : tandis que Clytemnestre se réjouit ouvertement, Électre sombre dans un authentique désespoir qui prouve la sincérité de ses sentiments. La scène de reconnaissance entre le frère et la sœur marque l’apogée émotionnelle de la pièce, avant la terrible vengeance qui s’accomplit hors scène.
Les critiques soulignent la puissance tragique singulière de cette version. Pour certains, Électre s’apparente à Antigone : toutes deux sont des « rebelles, filles de roi, qui s’opposent au roi en place, qui préfèrent prendre des coups, risquer leur vie et la disgrâce plutôt que de lâcher d’un pouce sur la question de l’honneur ». D’autres commentateurs notent la modernité psychologique du personnage principal, dont l’inflexibilité morale confine à l’obsession.
Hugo von Hofmannsthal en propose en 1903 une relecture qui inspire l’opéra de Richard Strauss (1909). Jean Giraudoux livre sa propre version en 1937. Sur scène, des interprètes marquantes comme Katina Paxinou (1938) et Silvia Monfort (1951) incarnent l’héroïne. Le cinéma s’empare également du mythe avec le film de Michael Cacoyannis (1962) et « Sandra » de Luchino Visconti (1965). Plus récemment, la mise en scène de Wajdi Mouawad (2011) et « Électre des bas-fonds » de Simon Abkarian (2022) témoignent de la permanence de cette figure tragique.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 384 pages.
4. Philoctète (409 av. J.-C.)
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Résumé
Au printemps 409 avant J.-C., Sophocle présente « Philoctète » aux Dionysies d’Athènes. La tragédie met en scène un héros grec déchu, Philoctète, ancien compagnon d’Héraclès qui lui légua son arc aux flèches infaillibles. Dix ans plus tôt, lors du départ des Grecs pour la guerre de Troie, une morsure de serpent au pied le laissa avec une blessure purulente dont l’odeur et les cris de douleur devinrent insupportables pour ses compagnons. Sur le conseil d’Ulysse, les chefs grecs l’abandonnèrent sur l’île déserte de Lemnos.
Une décennie s’écoule. La guerre de Troie s’enlise. Les Grecs capturent alors un devin troyen, Hélénos, qui leur révèle une prophétie : seul l’arc d’Héraclès, entre les mains de Philoctète, permettra la chute de Troie. Ulysse doit donc convaincre celui qu’il a trahi de rejoindre le combat. Pour cette mission délicate, il s’adjoint l’aide de Néoptolème, le jeune fils d’Achille, encore vierge de tout conflit. Son plan est simple mais moralement douteux : Néoptolème devra mentir à Philoctète, prétendre avoir été lui aussi trahi par les Grecs, et ainsi gagner sa confiance pour le convaincre de s’embarquer.
Le stratagème semble fonctionner. Philoctète, touché par l’apparente sincérité du jeune homme, s’apprête à lui confier son arc. Mais Néoptolème, déchiré entre son devoir envers l’armée grecque et sa compassion pour ce héros solitaire souffrant, commence à douter de la légitimité de cette manipulation…
Autour de la pièce
Soucieux de renouveler un mythe déjà traité par Eschyle et Euripide, dont les versions sont aujourd’hui perdues, Sophocle innove en modifiant plusieurs éléments du récit traditionnel. Il transforme d’abord l’île de Lemnos, normalement habitée, en terre désolée, renforçant ainsi l’isolement total du héros pendant dix années au lieu d’une seule dans la version originelle. L’ajout le plus significatif reste l’introduction du personnage de Néoptolème aux côtés d’Ulysse, permettant de créer une tension dramatique entre trois positions morales distinctes : l’intransigeance de Philoctète, le pragmatisme d’Ulysse et l’éthique tourmentée du jeune fils d’Achille.
Cette tragédie se démarque des autres œuvres de Sophocle par l’absence de mort violente. Le tragique naît ici de la déshumanisation progressive du héros, contraint par sa blessure à vivre comme une bête aux confins de la civilisation. L’impossibilité de participer aux rites religieux, composante essentielle de la vie sociale dans la Grèce antique, et son isolement forcé pendant une décennie ont altéré sa nature même d’être humain. La pièce soulève ainsi des questions sur le conflit entre intérêt collectif et dignité individuelle, entre la fin qui justifierait les moyens selon Ulysse et l’honneur intransigeant défendu par Philoctète.
La critique moderne souligne la remarquable construction psychologique des personnages. Le dilemme moral de Néoptolème, partagé entre son devoir envers l’armée grecque et sa compassion pour Philoctète, illustre la complexité des caractères. Ulysse lui-même apparaît sous un jour plus ambigu que dans l’épopée homérique : sa ruse ne sert plus uniquement la cause collective mais révèle aussi une certaine lâcheté. Quant à Philoctète, son évolution d’un héroïsme conventionnel vers une figure pathétique mais digne force l’admiration.
Jean-Pierre Siméon en propose une version contemporaine en 2010 à l’Odéon-Théâtre de l’Europe. Plus surprenant, la série télévisée « New Amsterdam » (2018) utilise la pièce de Sophocle dans un épisode consacré au traitement du stress post-traumatique chez les vétérans de guerre. Le dramaturge Bryan Doerris s’en inspire également en 2005 pour son « Philoctetes Project », destiné à aider les soldats américains traumatisés par les guerres d’Irak et d’Afghanistan.
Aux éditions LES BELLES LETTRES ; 288 pages.
5. Ajax (entre 450 et 440 av. J.-C.)
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Résumé
L’action se déroule pendant le siège de Troie. Achille, le plus grand guerrier grec, vient de mourir et ses prestigieuses armes doivent être transmises à un nouvel héritier. Ajax, considéré comme le guerrier le plus valeureux après Achille, s’estime légitime pour les recevoir. Pourtant, les chefs de l’armée grecque, Agamemnon et Ménélas, les attribuent à Ulysse.
Cette décision plonge Ajax dans une rage meurtrière : il décide d’assassiner les chefs grecs pendant la nuit. La déesse Athéna intervient alors pour protéger ses favoris. Elle trouble l’esprit d’Ajax qui, dans sa folie, massacre le bétail de l’armée grecque, persuadé de tuer ses ennemis.
À l’aube, Ajax retrouve la raison. La honte d’avoir égorgé de simples bêtes, tel un boucher et non un guerrier, lui devient insupportable au point qu’il envisage de mettre fin à ses jours. Sa compagne Tecmesse tente désespérément de le retenir. Ajax feint d’accepter ses supplications mais s’échappe en secret. Son demi-frère, Teucros, arrive alors, porteur d’une prophétie : si Ajax reste enfermé pendant une journée, les dieux lui pardonneront sa folie meurtrière. Ses proches se lancent alors à sa recherche. Mais parviendront-ils à le retrouver avant qu’il ne commette l’irréparable ?
Autour de la pièce
Cette tragédie de Sophocle, probablement écrite et représentée pour la première fois vers 445 avant J.-C., s’inscrit dans un contexte historique particulier : Athènes est alors en guerre contre Sparte. Le dramaturge puise dans le passé mythologique pour élaborer une réflexion sur la paix, ou du moins sur la possibilité d’une trêve. L’œuvre s’inspire directement de l’Iliade d’Homère, dont le cœur repose sur la colère d’Achille. Mais là où la fureur du héros homérique finit par s’apaiser face aux supplications de Priam, celle d’Ajax ne connaît pas de résolution.
La structure de la pièce se démarque par sa construction en diptyque. Le premier volet dépeint la déchéance et le suicide d’Ajax, tandis que le second se concentre sur la question de sa sépulture. Cette dualité, loin d’affaiblir l’unité dramatique, renforce sa portée tragique. Le personnage d’Ajax incarne la tension entre l’ancien monde héroïque, fondé sur la force et l’honneur, et l’émergence d’un ordre nouveau représenté par Ulysse, plus enclin au compromis et à l’adaptation. Cette opposition se manifeste particulièrement dans la scène finale où Ulysse, malgré leur inimitié, plaide pour que son adversaire reçoive une sépulture digne de sa valeur.
L’originalité de Sophocle réside dans son traitement de la folie d’Ajax. Contrairement au mythe traditionnel, la démence du héros ne précède pas ses intentions meurtrières : elle intervient comme une punition divine de son hubris, cette démesure qui le pousse à rejeter l’aide des dieux. La pièce interroge ainsi la responsabilité face au destin et aux forces divines. Le suicide d’Ajax ne découle pas directement de sa folie mais résulte d’une délibération lucide, marquant l’avènement d’une conscience tragique qui réfléchit sur sa propre destinée.
Pour Bernard Knox, le discours d’Ajax sur le temps compte parmi les plus beaux de la littérature mondiale : « si majestueux, lointain, mystérieux, et en même temps si passionné, dramatique, complexe ». Hugh Lloyd-Jones souligne la capacité de Sophocle à dépeindre les aspects les plus difficiles du caractère d’Ajax tout en manifestant une profonde sympathie pour sa grandeur. Robert Bagg et James Scully interprètent la pièce comme une méditation sur la transition entre deux époques, questionnant la façon dont la Grèce du Ve siècle parvient à concilier son attachement aux valeurs héroïques et son aspiration à un nouvel ordre démocratique.
« Ajax » a fait l’objet de nombreuses adaptations modernes. La mise en scène de Peter Sellars en 1986 transpose l’action dans un futur proche où les États-Unis sortent victorieux mais meurtris d’une guerre en Amérique latine. En 2011, l’American Repertory Theater situe la pièce dans une zone de guerre du Moyen-Orient contemporain. Plus récemment, « Our Ajax » (2013) de Timberlake Wertenbaker s’inspire d’entretiens avec des militaires ayant servi en Irak et en Afghanistan pour questionner la résonance du texte antique avec les conflits modernes.
Aux éditions ACTES SUD ; 56 pages.