Mikhaïl Boulgakov (1891-1940) est un écrivain et médecin russe soviétique, principalement connu pour son chef-d’œuvre « Le Maître et Marguerite » (1967).
Né à Kiev dans une famille d’intellectuels, il fait des études de médecine et exerce comme médecin pendant la Première Guerre mondiale et la guerre civile russe. En 1920, il abandonne la médecine pour se consacrer à l’écriture.
Sa carrière littéraire est marquée par une lutte constante avec la censure soviétique. Ses premières œuvres importantes incluent « La Garde blanche » (1926) et « Cœur de chien » (1925, publié en 1987). Son travail pour le théâtre connaît des succès mais aussi de nombreuses interdictions, notamment avec « Les Jours des Tourbine » (1926), adapté de « La Garde blanche ».
Sa relation complexe avec le pouvoir stalinien est emblématique du sort des artistes sous le régime soviétique. Bien que Staline lui-même ait apprécié certaines de ses œuvres, Boulgakov reste largement censuré et confronté à de nombreuses difficultés pour publier et faire jouer ses pièces.
Son œuvre majeure, « Le Maître et Marguerite », sur laquelle il travaille de 1928 jusqu’à sa mort, ne sera publiée qu’en 1966-1967, d’abord dans une version censurée. Ce roman mêle le fantastique et le réel, le Moscou des années 1930 avec le Jérusalem du temps de Ponce Pilate.
Boulgakov meurt en 1940 des suites d’une néphroangiosclérose, la même maladie qui avait emporté son père. Sa reconnaissance posthume est considérable, l’un des écrivains russes les plus lus et traduits au monde.
Voici notre sélection de ses livres majeurs.
1. Le Maître et Marguerite (roman, 1967)
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Résumé
Dans le Moscou des années 1930, un mystérieux étranger fait son apparition aux étangs du Patriarche. Il s’immisce dans la conversation de deux écrivains qui débattent de l’existence de Dieu et du diable. Cet homme n’est autre que Satan lui-même, qui se fait appeler Woland. Accompagné d’une suite extravagante – dont un chat noir géant qui parle – il va semer le chaos dans la capitale soviétique.
En parallèle se déploie le récit de Ponce Pilate lors du jugement et de la crucifixion de Jésus à Jérusalem. Cette histoire constitue le roman dans le roman, écrit par un personnage mystérieux surnommé le Maître. Cet écrivain, persécuté pour son œuvre jugée subversive, a fini par brûler son manuscrit avant d’être interné dans un asile psychiatrique.
C’est alors qu’entre en scène Marguerite, son amante passionnée. Pour retrouver le Maître et sauver son manuscrit, elle conclut un pacte avec Woland : elle accepte de devenir la reine d’un extraordinaire bal de Satan. Les trois récits s’entremêlent dans une satire mordante de la société stalinienne, où le surnaturel côtoie le quotidien avec un humour grinçant.
Autour du livre
L’histoire éditoriale du « Maître et Marguerite » témoigne d’un parcours mouvementé, à l’image de la société soviétique qu’il dépeint. Mikhaïl Boulgakov commence sa rédaction en 1928, dans le contexte oppressant du régime stalinien. En 1930, l’écrivain brûle le premier manuscrit dans un poêle après l’interdiction d’une autre de ses œuvres. Ce geste désespéré trouve son écho dans le roman lui-même, où le Maître fait subir le même sort à son texte. Boulgakov reprend l’écriture en 1931 et poursuit son travail jusqu’à sa mort en 1940, laissant l’œuvre inachevée. Sa veuve Elena Boulgakova finalise le manuscrit en 1941.
La censure soviétique ne permet la publication qu’en 1966-1967, dans une version amputée de 12 % du texte. Les passages censurés circulent alors clandestinement en samizdat (autoédition). La première édition intégrale sort à Francfort en 1969, suivie d’une publication complète en URSS en 1973.
L’œuvre se construit sur plusieurs niveaux de lecture qui s’entrecroisent habilement : satire sociale mordante de la société soviétique, interrogation philosophique sur le bien et le mal, réflexion sur la liberté de l’artiste. La structure narrative alterne entre le Moscou des années 1930 et la Jérusalem antique, créant un jeu de miroirs saisissant entre les époques. Les scènes moscovites adoptent un ton de farce tandis que les chapitres sur Ponce Pilate s’inscrivent dans un réalisme plus sévère.
Le traitement du surnaturel s’avère particulièrement innovant : Woland et sa suite sèment le chaos dans une capitale soviétique officiellement athée, mettant à nu l’hypocrisie et la corruption du système. Les épisodes fantastiques comme le bal de Satan ou le vol de Marguerite sur un balai s’intègrent naturellement au récit.
L’influence du « Faust » de Goethe imprègne sensiblement « Le Maître et Marguerite », notamment dans le personnage de Woland et le thème du pacte avec le diable. Mais Boulgakov subvertit ce modèle : son Satan n’apparaît pas comme une force maléfique traditionnelle mais plutôt comme un révélateur des travers humains.
La postérité du roman s’avère considérable. Les Rolling Stones s’en inspirent pour « Sympathy for the Devil », Pearl Jam pour « Pilate ». Le livre figure dans la liste des « 100 livres du siècle » du journal Le Monde. L’appartement moscovite où Boulgakov situe certaines scènes devient un lieu de pèlerinage pour ses admirateurs. Les murs se couvrent de graffitis jusqu’à leur effacement en 2003. Deux musées rivaux s’y disputent désormais l’héritage de l’écrivain.
« Le Maître et Marguerite » connaît de nombreuses adaptations : versions cinématographiques (notamment celle de Vladimir Bortko en 2005), mises en scène théâtrales (plus de 500 compagnies dans le monde), opéras, ballets. La dernière adaptation en date, un film de Mikhail Lokshine, sort en janvier 2024.
Aux éditions FOLIO ; 736 pages.
2. La Garde blanche (roman, 1926)
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Résumé
Kiev, fin 1918. La révolution bolchévique gronde aux portes de la ville, tandis que l’Ukraine se trouve plongée dans le chaos de la guerre civile. Au cœur de la tourmente, la fratrie Tourbine tente de préserver son monde qui vacille : Alexis, 28 ans, médecin comme Boulgakov lui-même, son jeune frère Nikolka, 17 ans, et leur sœur Elena, 24 ans.
L’hetman Skoropadsky, qui gouverne la ville avec l’appui des Allemands, s’apprête à abandonner Kiev face à l’avancée des nationalistes ukrainiens menés par Petlioura. Les deux frères Tourbine, fidèles à l’ancien monde tsariste, s’engagent dans l’armée pour défendre la ville. Mais dans les rues enneigées où résonnent les premiers coups de canon, plus personne ne sait vraiment qui combat qui.
Autour du livre
Premier roman de Mikhaïl Boulgakov, « La Garde blanche » s’inscrit dans une période particulièrement difficile pour l’auteur qui, en 1922, vit dans le dénuement le plus total. Il note alors dans son journal : « Ma femme et moi mourons de faim », « Mes bottes de feutre tombent en morceaux ».
Le caractère autobiographique imprègne profondément le texte. La maison des Tourbine reproduit exactement celle des Boulgakov, située au 13 de la descente Saint-André à Kiev, aujourd’hui transformée en musée. La famille Tourbine elle-même emprunte son nom à la grand-mère maternelle de l’auteur. Cette proximité avec le vécu personnel confère au récit une authenticité saisissante, notamment dans la description des événements historiques.
Les conditions d’écriture s’avèrent particulières : selon la dactylographe I.S. Raaben, qui tape le manuscrit à quatre reprises, Boulgakov dicte le texte le soir, durant deux à trois heures, semblant parfois improviser. Pour parfaire certaines scènes, il n’hésite pas à se déplacer : Constantin Paoustovski raconte comment l’écrivain vient observer à Pouchkino « les petits monceaux de neige qui s’accumulent durant le long hiver sur les toits, les clôtures et les grosses branches des arbres ».
La publication connaît un parcours chaotique. « La Garde blanche » paraît d’abord en feuilleton dans la revue « Rossia » en 1925, mais celle-ci cesse de paraître avant la fin de la publication. Il faut attendre 1927 pour voir le premier tome édité à Paris, suivi du second en 1929. L’Union soviétique ne publie une version intégrale qu’en 1966.
L’accueil critique divise profondément. Le poète Maximilian Volochine compare ce premier roman aux débuts de Dostoïevski et Tolstoï. À l’inverse, le commissaire Lounatcharsky fustige « l’atmosphère d’orgie canine autour d’une quelconque femme rousse ». Entre ces deux extrêmes, certains, comme le critique Voronski, saluent une œuvre « d’une qualité littéraire exceptionnelle ».
La musique joue un rôle central à travers les multiples références à l’opéra qui parsèment le texte. Les allusions aux œuvres de Tchaïkovski, Rubinstein, Gounod ou Bizet créent un contraste saisissant avec « l’opérette » qui se déroule hors des murs de la maison Tourbine. La structure même du roman s’apparente, selon certains critiques, à celle de « Faust », opéra que Boulgakov aurait vu quarante et une fois durant sa jeunesse.
Initialement conçu comme une trilogie, le roman reste inachevé. Cette incomplétude transparaît dans certaines lignes narratives qui semblent s’interrompre abruptement. Le succès de son adaptation théâtrale, « Les Jours des Tourbine », éclipse paradoxalement l’œuvre originale. Staline lui-même assiste à vingt représentations de la pièce.
Aux éditions POCKET ; 317 pages.
3. Le roman de monsieur de Molière (roman, 1962)
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Résumé
En 1933, dans un modeste appartement de Moscou, le dramaturge russe Mikhaïl Boulgakov entreprend d’écrire la vie de Molière. De la naissance de Jean-Baptiste Poquelin en 1622 jusqu’à sa mort en 1673, l’auteur retrace le parcours du plus célèbre homme de théâtre français.
Le récit s’attache d’abord aux années de formation : l’éveil à l’art dramatique grâce à son grand-père qui l’emmène voir des spectacles, le refus de reprendre la charge paternelle de tapissier du roi, puis la création de sa première troupe, l’Illustre Théâtre. Viennent ensuite les années d’errance sur les routes de France, la misère, les échecs répétés dans la tragédie. Mais Molière s’obstine et finit par trouver sa voie dans la comédie.
La dernière partie du roman évoque l’ascension fulgurante du dramaturge sous la protection de Louis XIV, mais aussi ses luttes incessantes contre la censure, notamment lors des représentations de « Tartuffe » et de « Dom Juan ». En parallèle se dessinent les tourments de sa vie privée : son mariage controversé avec Armande Béjart, ses problèmes de santé, jusqu’à sa mort peu après une représentation du « Malade imaginaire ».
Autour du livre
Cette biographie romancée de Molière, rédigée par Mikhaïl Boulgakov en 1933, ne paraît qu’en 1962, neuf ans après la mort de Staline. Initialement intitulée « Всадник де Мольер » (Le cavalier de Molière), elle devait s’inscrire dans la collection « Vie de personnes remarquables » fondée par Maxime Gorki. Le manuscrit, soumis aux éditions en mars 1933, se heurte à un refus catégorique du rédacteur Alexandre Nikolaïevitch Tikhonov qui, tout en reconnaissant les qualités littéraires du texte, lui reproche son absence de perspective marxiste et sa proximité trop marquée avec la réalité soviétique contemporaine.
La singularité de l’ouvrage réside dans sa double nature : biographie méticuleusement documentée et fiction littéraire assumée. Boulgakov, lui-même dramaturge persécuté sous le régime stalinien, insuffle dans son récit une dimension personnelle qui transcende la simple reconstitution historique. Des parallèles troublants émergent entre les tribulations de Molière face à la censure religieuse du XVIIe siècle et les propres démêlés de Boulgakov avec la censure soviétique.
Le texte s’ouvre sur une scène saisissante : la naissance de Jean-Baptiste Poquelin, où le narrateur s’adresse directement à la sage-femme, lui intimant de prendre soin de cet enfant promis à un destin exceptionnel. Ce procédé narratif original caractérise l’ensemble de l’œuvre, où Boulgakov n’hésite pas à intervenir dans son récit, à commenter les événements, voire à s’effacer discrètement lors des moments intimes entre Molière et Madeleine Béjart.
« Le roman de monsieur de Molière » a connu plusieurs adaptations théâtrales, notamment au Théâtre Iousoupov de Saint-Pétersbourg en 1983, au Théâtre national académique Gorki de Minsk en 1978, et plus récemment au Théâtre dramatique de Tioumen en 2011. En 1980, une mise en scène au Théâtre du Sud-Ouest met en scène Viktor Avilov dans le rôle-titre.
Un aspect remarquable du texte tient à sa dimension géographique, qui a fait l’objet d’une étude lexicographique publiée en 2011 par l’Université nationale d’Odessa. Cette analyse exhaustive des toponymes présents dans l’œuvre souligne l’attention portée par Boulgakov à l’ancrage spatial du récit dans le Paris et la France du XVIIe siècle.
L’œuvre établit des ponts inattendus entre la culture russe et française, Boulgakov démontrant l’influence considérable de Molière sur les grands dramaturges russes comme Gogol, Griboïedov et Tchekhov. Cette mise en perspective élargit la portée du texte au-delà d’une simple biographie pour en faire une réflexion sur la transmission littéraire et culturelle à travers les siècles.
Aux éditions FOLIO ; 283 pages.
4. Récits d’un jeune médecin (recueil de récits autobiographiques, 1963)
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Résumé
En 1917, dans la campagne profonde de Russie, un médecin de 24 ans tout juste diplômé prend son premier poste. L’hôpital de Mourievo, dans la province de Smolensk, l’attend – un établissement isolé, sans électricité ni eau chaude. Le jeune homme ne dispose que de deux sages-femmes et d’un infirmier pour l’épauler.
Les premiers jours s’avèrent redoutables. Une amputation d’urgence, une trachéotomie sur un enfant, un accouchement périlleux : les cas graves s’enchaînent sans répit. Terrorisé par son manque d’expérience, le médecin passe ses nuits à étudier ses manuels entre deux interventions. Il doit aussi braver les tempêtes de neige pour secourir des patients dans des fermes reculées, tout en luttant contre les superstitions tenaces des paysans.
Autour du livre
Ces récits autobiographiques, écrits entre 1919 et 1926, s’inspirent directement de l’expérience de Boulgakov comme médecin de campagne dans le gouvernement de Smolensk en 1916-1917. L’auteur y transpose sa propre expérience en rajeunissant son protagoniste de deux ans – 23 ans au lieu de 25 – et en décalant l’action d’une année, la situant en 1917 plutôt qu’en 1916.
La publication connaît une histoire mouvementée : les textes paraissent d’abord séparément dans des revues médicales soviétiques en 1925-1926, avant d’être rassemblées en recueil pour la première fois en 1963 seulement. Le recueil subit alors des modifications significatives, notamment des changements de titre et la modification systématique des dates, probablement pour des raisons de censure.
Ces « Récits d’un jeune médecin » se démarquent par leur traitement du quotidien médical dans la Russie profonde. Les situations décrites oscillent entre drame et comédie, mettant en scène un jeune praticien confronté à des cas qu’il n’a jamais traités auparavant : amputations, accouchements difficiles, trachéotomies. Boulgakov brille particulièrement dans sa description des superstitions paysannes, comme l’utilisation de morceaux de sucre pendant les accouchements pour « attirer » le bébé.
La dimension sociale transparaît à travers le combat contre la syphilis et l’ignorance médicale. Boulgakov dépeint une Russie rurale quasi intemporelle, où la révolution bolchévique ne transparaît que de manière extrêmement discrète à travers trois détails à peine esquissés. Le recueil diffère sensiblement du reste de l’œuvre de Boulgakov par son ton moins pessimiste, même si la nouvelle « Morphine » qui y est souvent adjointe retrouve des accents plus sombres. Cette particularité s’explique peut-être par la proximité temporelle avec les événements relatés, le texte ayant été rédigé peu après l’expérience réelle de l’auteur.
Les critiques universitaires ont notamment souligné le contraste avec les « Notes d’un médecin » de Veressaïev : là où ce dernier présente un praticien impuissant face aux circonstances sociales, le héros de Boulgakov triomphe systématiquement des difficultés techniques, même si ses victoires s’accompagnent de doutes constants.
L’œuvre a connu plusieurs adaptations notables, notamment une série télévisée britannique en 2012 avec Daniel Radcliffe et Jon Hamm, ainsi que des mises en scène théâtrales à Kiev (2007) et Saint-Pétersbourg (2016).
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 160 pages.
5. J’ai tué (recueil de nouvelles, 1926)
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Résumé
« J’ai tué » réunit six nouvelles de Mikhaïl Boulgakov parues dans la presse soviétique des années 1920.
« Le feu du Khan Tougaï » (1924). Dans une Russie post-révolutionnaire, un noble revient incognito visiter son ancien palais, désormais transformé en musée. Mêlé à un groupe de touristes, il observe avec horreur le délabrement des lieux et l’irrespect des visiteurs. Le domaine, autrefois majestueux, est maintenant gardé par une concierge souffrant de rage de dents et un vieil homme, vestige de l’ancien régime. Face à la perspective de voir certaines pièces converties en bibliothèque et conscient que le passé ne reviendra jamais, le noble décide de mettre le feu à sa demeure.
« J’ai tué » (1926). Durant la guerre civile à Kiev en 1919, le docteur Iachvine, un jeune médecin, se retrouve réquisitionné par l’armée en déroute de Pétlioura. Témoin des exactions commises par les troupes, ce dandy intellectuel prend une décision radicale : il tue délibérément un colonel qu’il devait soigner. Plus tard, il raconte son geste avec un calme déconcertant à ses confrères, fort de ses connaissances médicales qui ne laissent aucun doute sur la mort de sa victime.
« Le raid » (1922). Dans la nuit glacée d’Ukraine, trois sentinelles sont surprises par un détachement de cavalerie des forces nationalistes de Pétlioura. La nouvelle suit particulièrement le destin d’Abram, l’une des sentinelles, aveuglé par une tempête de neige et les éclats syncopés d’une lanterne. Le récit s’achève dans la violence, relatant l’attaque brutale des assaillants antisémites contre ces hommes isolés dans la nuit.
« La couronne rouge » (1922). Un homme part au front rechercher son frère cadet pendant la guerre civile. Il l’autorise à mener un dernier assaut qui s’avère fatal. Rongé par la culpabilité d’avoir laissé son frère mourir, le protagoniste sombre progressivement dans la folie, hanté par ce choix tragique.
« Psaume » (1926). Dans un appartement communautaire de Moscou durant les années 1920, un homme commence à s’occuper du fils de sa voisine. Il tente avec délicatesse de faire comprendre à la mère que son conjoint ne reviendra pas et lui propose de former une nouvelle famille avec lui. Cette nouvelle, présentée principalement sous forme de dialogues, offre un moment de douceur au milieu des récits de guerre.
« L’éruption étoilée » (1926). Un jeune médecin moscovite exerce dans la campagne russe en 1916 et se retrouve confronté à une épidémie de syphilis. Il lutte non seulement contre la maladie mais aussi contre l’ignorance des paysans qui refusent de reconnaître la gravité de leur état. Le médecin doit convaincre ses patients de suivre un traitement long plutôt que de simplement soigner les symptômes ponctuels, tout en établissant sa crédibilité malgré son jeune âge.
Autour du livre
Ces six nouvelles de Boulgakov, publiées entre 1922 et 1926 dans diverses revues soviétiques, puisent leur substance dans ses expériences personnelles les plus marquantes. Elles constituent ses premiers pas littéraires, alors qu’il abandonne le scalpel pour la plume. En effet, avant de devenir écrivain, Boulgakov exerce comme médecin pendant la Première Guerre mondiale, la révolution russe et la guerre civile qui s’ensuit.
L’Ukraine en guerre forme la toile de fond principale de ce recueil, où la violence et l’absurdité des conflits transparaissent à travers le prisme du quotidien. Les affrontements entre bolcheviks et nationalistes de Pétlioura y sont dépeints sans concession, notamment dans « Le raid », où l’antisémitisme des forces ukrainiennes se manifeste dans toute sa brutalité. Cette nouvelle se distingue par son style elliptique et sa dimension quasi-cinématographique, avec ses gros plans sur les jambes et les bustes traversant le rayon d’une lampe à pétrole.
La nouvelle éponyme « J’ai tué » soulève une question centrale qui préfigure « Le Maître et Marguerite » : la responsabilité de l’intellectuel face aux événements et la nécessité d’agir pour préserver sa conscience. Le texte oscille entre réalisme et onirisme, créant une atmosphère de cauchemar éveillé qui danse sur la frontière du fantastique.
« La couronne rouge » et « Le feu du Khan Tougaï » évoquent les bouleversements sociaux engendrés par la révolution. Si la première sonde les limites de la résistance mentale face au traumatisme de la guerre civile, la seconde critique subtilement la noblesse à travers la figure d’un prince auto-destructeur, symbole d’une caste qui n’a pas su voir venir sa chute.
En contrepoint de ces récits sombres, « Psaume » offre une parenthèse plus légère avec ses dialogues presque ininterrompus qui rappellent les comédies moscovites de l’époque sur la vie dans les appartements communautaires. Quant à « L’éruption étoilée », elle s’inscrit dans la lignée des « Récits d’un jeune médecin », chroniques semi-autobiographiques où Boulgakov narre son expérience de praticien citadin confronté aux réalités de la campagne russe.
Le recueil frappe par son unité thématique malgré la diversité des tons employés, de l’horreur au comique en passant par le fantastique. Cette œuvre de jeunesse ne porte pas encore la marque du style satirique et politique qui vaudra plus tard à Boulgakov d’être censuré par le pouvoir soviétique. Le trait y est plus intimiste, centré sur la souffrance et l’humanité des personnages pris dans la tourmente de l’Histoire.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 115 pages.
6. Cœur de chien (nouvelle, 1925)
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Résumé
Dans les années 1920, à Moscou, le professeur Filip Filippovitch Preobrajenski mène une vie confortable grâce à sa réputation de chirurgien spécialiste du rajeunissement. Un soir d’hiver, il croise un chien des rues à demi mort de faim et de froid. Il le ramène chez lui, le soigne et le baptise Bouboul. Mais cette apparente bonté cache un projet scientifique radical.
Le médecin souhaite tenter une expérience inédite : greffer sur le chien l’hypophyse et les testicules d’un homme fraichement décédé. Les conséquences sont stupéfiantes. En quelques semaines, Bouboul se métamorphose en homme. Rebaptisé Bouboulov, il devient un personnage odieux : ivrogne, voleur et malotru. Dans l’appartement du professeur, la situation dégénère peu à peu.
Autour du livre
Véritable satire politique du régime bolchévique, « Cœur de chien » voit le jour en 1925, en pleine période de la NEP (Nouvelle Politique Économique), alors que le communisme semble assouplir son emprise sur l’Union soviétique. L’histoire se présente comme une allégorie mordante de la révolution et de sa tentative maladroite de transformer radicalement l’humanité.
La nouvelle connaît d’emblée des difficultés avec la censure. Lev Kamenev, figure importante du Parti, déclare qu’il s’agit d’un « pamphlet acerbe sur notre actualité » et en interdit la publication. Lors d’une perquisition en mai 1926, l’OGPU confisque le manuscrit, qui ne sera restitué que trois ans plus tard grâce à l’intervention de Maxime Gorki. Le texte circule ensuite clandestinement en samizdat avant d’être enfin publié officiellement en URSS en 1987.
La narration se construit selon une architecture complexe qui alterne les points de vue : celui du chien au début, puis les notes du docteur dans son journal, et enfin un narrateur omniscient. Cette structure polyphonique permet à Bulgakov de multiplier les angles d’observation de la société soviétique.
Le personnage du Professeur cristallise une dualité significative : d’un côté, ses expérimentations chirurgicales incarnent une intervention radicale et risquée dans l’ordre naturel ; de l’autre, sa personnalité traduit un rejet des bouleversements des normes traditionnelles de la vie sociale imposés par l’époque révolutionnaire. À travers lui, Bulgakov dénonce l’incompétence des bolchéviques dans la gestion du pays, leur propension à délaisser les problèmes concrets au profit de causes lointaines comme « le sort des enfants de France ».
Le succès tardif mais considérable du livre en URSS à partir de 1987 engendre de nombreuses adaptations : deux versions cinématographiques majeures (une italienne avec Max von Sydow en 1976, une soviétique très populaire par Vladimir Bortko en 1988), plusieurs opéras (William Bergsma en 1973, Rudolf Rojahn en 2007, Alexander Raskatov en 2010) et diverses adaptations théâtrales. Le phénomène culturel touche toutes les couches de la société russe, « des écoliers aux politiciens ».
Pour certains spécialistes, les personnages principaux représenteraient des figures historiques : Preobrajenski serait Lénine, Bormenthal incarnerait Trotski, et Sharikov symboliserait Staline. D’autres chercheurs établissent un parallèle avec le chirurgien russo-français Serge Voronoff, célèbre pour ses expériences de transplantation de glandes animales sur des humains.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 156 pages.
7. Morphine (nouvelle, 1927)
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Résumé
En 1917, alors que la Russie bascule dans la révolution, le docteur Bomgard quitte enfin son poste isolé pour un hôpital de canton plus confortable. Son remplaçant, le docteur Poliakov, lui écrit bientôt une lettre alarmante dans laquelle il fait mention d’une mystérieuse maladie. Quand Bomgard arrive sur place, il découvre que son ami s’est suicidé, lui laissant pour seule explication son journal intime.
Ce journal retrace l’inexorable descente de Poliakov dans l’addiction à la morphine. Tout commence par une simple injection pour calmer une douleur. Le soulagement est immédiat, total. Peu à peu, le médecin multiplie les doses, glisse dans la dépendance. Il ment, vole dans les pharmacies, néglige ses patients. Son corps se dégrade, marqué par les furoncles aux points d’injection. La lucidité du praticien cède la place aux délires du junkie, jusqu’à l’issue fatale.
Autour du livre
Rédigée initialement sous le titre provisoire « Nedoug » (Maladie) au début des années 1920, cette nouvelle de Mikhaïl Boulgakov puise sa force dans la propre expérience du romancier. Médecin de campagne entre 1916 et 1920, Boulgakov a lui-même connu la dépendance à la morphine, dont il réussit à se libérer grâce au soutien de sa femme. Cette dimension autobiographique ne fut révélée au public qu’en 1977 lorsque sa première épouse Tatiana Lappa (devenue Kiselgof) leva le voile sur cet épisode douloureux.
La structure narrative de « Morphine » se démarque par sa construction en mise en abyme : le récit enchâsse le journal intime du docteur Poliakov dans la narration du docteur Bomgard, créant ainsi un double niveau de lecture. Cette technique, que Boulgakov perfectionnera plus tard dans « Le Maître et Marguerite », permet d’orchestrer une partition à deux voix qui se répondent à travers le temps.
Le contexte historique de la Révolution russe constitue la toile de fond du récit, mais reste étrangement distant, comme assourdi par le voile de la morphine qui enveloppe le protagoniste. Cette distanciation souligne l’isolement croissant du médecin, dont l’univers se rétrécit progressivement autour de sa seule obsession. La chronique de cette déchéance s’inscrit dans la tradition des récits sur les paradis artificiels, tout en s’en démarquant par son ancrage dans la réalité médicale.
Selon la revue Chronic’art, la nouvelle se lit comme le compte à rebours d’un « suicide différé, d’une agonie programmée ». Le texte frappe par sa précision clinique dans la description des effets de la drogue, mêlant l’œil du médecin à la sensibilité de l’écrivain. Le regard analytique porté sur la désagrégation physique et mentale atteint une intensité rare, renforcée par l’utilisation du journal intime comme mode narratif.
« Morphine » a fait l’objet de deux adaptations cinématographiques : en 2008 par Alexeï Balabanov et en 2012-2013 dans la série britannique « A Young Doctor’s Notebook » réalisée par Alex Hardcastle. La version de Balabanov, intitulée « Morfiy », met en scène Leonid Bichevine dans le rôle principal.
Aux éditions FOLIO ; 96 pages.
8. Les œufs fatidiques (nouvelle, 1925)
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Résumé
Dans le Moscou de 1928, le professeur Persikov, un zoologiste de cinquante-huit ans, dirige l’Institut de zoologie de la capitale. Ce scientifique excentrique, abandonné par sa femme, voue une passion démesurée aux amphibiens. Son existence bascule le soir du 16 avril, lors d’une découverte fortuite : un mystérieux rayon rouge qui accélère la reproduction des amibes et décuple leur agressivité.
L’expérience, menée ensuite sur des grenouilles, confirme les effets spectaculaires du rayon. Dans une Russie en pleine effervescence, la nouvelle se propage rapidement. Bientôt, le professeur ne tarde pas à recevoir la visite de journalistes et d’espions.
Au même moment, une épidémie décime tous les poulets du pays. Face à la crise, Alexandre Rokk, directeur d’un sovkhoze modèle, s’empare de l’invention de Persikov. Malgré les avertissements du scientifique sur l’état inachevé des recherches, Rokk obtient l’autorisation du gouvernement pour réintroduire massivement les volailles. Son empressement et son imprudence déclenchent une catastrophe aux proportions apocalyptiques.
Autour du livre
« Les œufs fatidiques » se distingue par sa dimension satirique qui cible les travers de la société soviétique des années 1920. Rédigé en 1924 dans un contexte de difficultés financières pour Boulgakov, ce récit fantastique dépeint une Moscou futuriste de 1928 où science et politique s’entremêlent de façon désastreuse.
La figure centrale du professeur Persikov incarne l’archétype du scientifique dévoué exclusivement à ses recherches, au point d’être plus affecté par la mort de son crapaud du Surinam que par l’abandon de son épouse. Son caractère excentrique et sa rigueur intellectuelle se manifestent notamment lors des examens où il recale systématiquement les étudiants marxistes, créant ainsi une tension subtile entre science pure et idéologie dominante.
Boulgakov y multiplie les procédés humoristiques, depuis les jeux de mots sur le patronyme « Rokk » (qui signifie « destin » en russe) jusqu’aux dialogues absurdes empreints d’un « comique de la discordance » hérité de Gogol. Les noms des journaux soviétiques, tous affublés de l’adjectif « rouge », participent à cette ironie mordante qui traverse le texte.
Cette fable scientifique sur les dangers d’une technologie mal maîtrisée se lit aussi comme une métaphore de l’expérimentation sociale soviétique et de ses dérives potentielles. Le contraste entre l’érudition pointilleuse de Persikov et l’incompétence présomptueuse de Rokk illustre les tensions entre expertise scientifique et volontarisme politique caractéristiques de cette période.
Maxime Gorki salue la qualité du récit tout en regrettant un dénouement qu’il juge précipité. Cette critique trouve un écho dans les notes personnelles de Boulgakov qui reconnaît avoir « bâclé la fin ». Une version alternative, évoquée dans le journal berlinois Dni, prévoyait d’ailleurs une conclusion plus apocalyptique avec Moscou dévorée par les reptiles et un serpent gigantesque enroulé autour du clocher d’Ivan le Grand.
Si certains critiques officiels reconnaissent des mérites au texte, les écrivains « prolétariens » y voient un « roman de gare ». Victor Chklovski accuse même Boulgakov d’avoir plagié « Place aux géants » de H. G. Wells. La critique de gauche considère l’auteur comme un dangereux représentant de l’émigration à peine déguisé en compagnon de route.
« Les œufs fatidiques » continue d’inspirer les créateurs : adaptée au théâtre notamment au Théâtre Dramatique Ermolova de Moscou en 1990, la nouvelle connaît plusieurs versions cinématographiques dont une production italienne en 1977 et un film russe en 1995. Elle fait également l’objet d’adaptations radiophoniques et d’une version animée en 2003.
Aux éditions GINKGO ; 150 pages.