Nicolas Vassiliévitch Gogol (1809-1852) est l’un des plus grands écrivains classiques de la littérature russe, bien que d’origine ukrainienne. Né dans le gouvernement de Poltava (Ukraine actuelle), il est issu d’une famille de la petite noblesse cosaque.
Après des études au lycée de Nijyn, il s’installe à Saint-Pétersbourg en 1828 où il débute une carrière littéraire. Ses premiers succès viennent avec la publication des « Soirées du hameau » (1832), recueil de nouvelles inspirées du folklore ukrainien. Il devient ensuite professeur d’histoire à l’université de Saint-Pétersbourg, poste qu’il abandonne rapidement.
Sa comédie satirique « Le Revizor » (1836), qui dénonce la corruption bureaucratique, connaît un grand succès. Suite à des critiques mitigées, il quitte la Russie et voyage en Europe pendant douze ans, séjournant principalement à Rome. Durant cette période, il écrit son chef-d’œuvre « Les Âmes mortes » (1842).
Les dernières années de sa vie sont marquées par une profonde crise mystique et dépressive. Il brûle la seconde partie des « Âmes mortes » peu avant sa mort et se laisse mourir de faim, décédant à Moscou en 1852.
L’œuvre de Gogol se caractérise par un mélange de réalisme, de satire sociale et d’éléments fantastiques. Ses écrits ont profondément influencé la littérature russe ultérieure, notamment Dostoïevski et Boulgakov. Son identité culturelle double, à la fois russe et ukrainienne, se reflète dans son œuvre, où il puise dans les deux traditions.
Parmi ses œuvres majeures figurent « Taras Boulba » (1835), « Le Nez » (1836), « Le Manteau » (1843) et les « Nouvelles de Pétersbourg » (1842), qui conjuguent souvent le grotesque, le fantastique et la critique sociale.
Voici notre sélection de ses livres majeurs.
1. Les Âmes mortes (roman, 1842)
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Résumé
Russie impériale, années 1820. Pavel Ivanovitch Tchitchikov, un ancien fonctionnaire, met au point une escroquerie audacieuse. Son plan : tirer profit d’une absurdité administrative qui oblige les propriétaires terriens à payer des impôts sur leurs serfs décédés entre deux recensements. Ces « âmes mortes », il compte les racheter pour une bouchée de pain, puis les utiliser comme garantie pour obtenir d’importants prêts bancaires.
Accompagné de son cocher ivrogne Selifane et de son valet Petrouchka, Tchitchikov sillonne la province russe en britchka, une petite calèche. Il déploie ses talents de séducteur et de manipulateur auprès des notables locaux. Son commerce macabre le confronte à une série de propriétaires excentriques. Ses manières policées lui valent d’abord tous les honneurs, avant que le scandale n’éclate.
Autour du livre
L’idée originale des « Âmes mortes » provient d’Alexandre Pouchkine, qui s’inspire d’un fait divers authentique survenu à Bessarabie. Dans cette région nouvellement rattachée à la Russie, des paysans fugitifs usurpent l’identité de défunts, créant l’illusion statistique qu’à Benderakh, personne ne meurt hormis les militaires. Cette anecdote administrative devient sous la plume de Gogol une œuvre majeure de la littérature russe du XIXe siècle.
La genèse du roman s’étend sur plusieurs années, entre 1835 et 1842. Gogol rédige principalement son texte à Rome, au café Greco où une plaque commémore encore son passage. La publication se révèle complexe : la censure de Moscou refuse d’abord le manuscrit, considérant comme blasphématoire l’idée même « d’âmes mortes » puisque l’âme est censée être immortelle. C’est finalement la commission de Saint-Pétersbourg qui autorise la parution, moyennant quelques modifications dont un changement de titre.
Gogol innove en combinant différents genres littéraires. Si certains y voient un roman picaresque à la manière de « Don Quichotte », d’autres relèvent des similitudes avec la « Divine Comédie » de Dante. Vladimir Nabokov propose une lecture différente en rejetant toute interprétation réformiste ou satirique. Pour lui, l’intrigue importe peu ; ce qui compte, c’est la virtuosité d’une prose qui transcende les conventions romanesques.
Les personnages secondaires incarnent différentes facettes de la médiocrité provinciale : Manilov et sa politesse excessive, Nozdrev le menteur pathologique, Sobakevitch le rustre calculateur, sans oublier l’avare Pliouchkine. Leurs travers se reflètent jusque dans leur environnement – chaque meuble chez Sobakevitch semble une réplique miniature de son propriétaire.
Le projet initial prévoyait trois tomes suivant un schéma dantesque : après l’enfer du premier volume, le purgatoire du deuxième devait conduire au paradis du troisième. Mais Gogol, en proie à une dérive mystique, brûle le manuscrit du deuxième tome quelques jours avant sa mort. Il ne reste de cette partie que des fragments, où transparaît la volonté de l’auteur de montrer des voies de rédemption morale.
Le succès est immédiat et l’œuvre inspire de nombreux artistes. Marc Chagall réalise 96 eaux-fortes pour une édition française. « Les Âmes mortes » fait l’objet d’adaptations au théâtre, notamment par Mikhaïl Boulgakov pour le Théâtre d’Art de Moscou en 1932, et à l’opéra avec une partition de Rodion Chtchedrine en 1976. Au cinéma, plusieurs versions voient le jour, dont un téléfilm en 1984 avec une musique d’Alfred Schnittke.
Aux éditions FOLIO ; 512 pages.
2. Taras Boulba (roman, 1835)
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Résumé
Ukraine, XVIIe siècle. Alors que les tensions entre Polonais catholiques et Cosaques orthodoxes atteignent leur paroxysme, le fier colonel Taras Boulba voit revenir ses deux fils du séminaire de Kiev. Sans leur laisser le temps de souffler, il les entraîne vers la Setch, le campement militaire des Cosaques zaporogues, pour parfaire leur éducation guerrière.
Ostap, l’aîné, brille par sa bravoure et son esprit martial. André, le cadet plus sensible, cache un secret : il est épris d’une jeune Polonaise, la fille du gouverneur. Quand les Cosaques partent en guerre contre les Polonais, le destin des deux frères bascule. André, déchiré entre son amour et sa loyauté, choisit de rejoindre le camp adverse. Son père, pour qui l’honneur cosaque prime sur les liens du sang, ne lui pardonnera pas cette trahison.
Autour du livre
« Taras Boulba » naît de minutieuses recherches historiques et documentaires. Pour composer cette fresque épique, Gogol puise dans de nombreuses sources : l’ « Histoire des Cosaques zaporogues » du prince Mychetskyï, les chroniques ukrainiennes de Samovydets, Velyčko et Hrabianka, mais surtout les chants populaires et les doumas, ces poèmes épiques qui nourrissent l’âme du récit. La genèse de l’œuvre s’étale sur près d’une décennie, de 1833 à 1842, avec plusieurs versions intermédiaires.
La première mouture, publiée en 1835 dans le recueil Mirgorod, diffère significativement de l’édition définitive de 1842. Entre ces deux versions s’opère une transformation profonde qui reflète les bouleversements politiques de l’époque : le texte initial, centré sur l’Ukraine, cède la place à une narration imprégnée de l’idéologie officielle russe. Les modifications touchent tant la langue – les ukrainismes sont gommés au profit du russe standard – que le fond idéologique. Le personnage même de Taras évolue : de simple amateur de « raids et d’insurrections » dans la première version, il devient un « défenseur légitime de l’orthodoxie » dans la seconde.
Cette double version soulève des débats passionnés parmi les critiques et les lecteurs. Certains y voient une soumission aux pressions du pouvoir tsariste, d’autres l’évolution naturelle de la pensée de Gogol vers le nationalisme russe. Les tensions entre ces deux lectures persistent jusqu’à aujourd’hui : il faut attendre 2005 pour que la version originale de 1835 soit traduite en ukrainien.
La réception de l’œuvre varie considérablement selon les pays. En Pologne, elle suscite une vive controverse en raison de sa représentation des Polonais. La censure polonaise en interdit la publication jusqu’au début du XXIe siècle. Le premier projet de traduction, dans les années 1930, voit son tirage confisqué avant même sa distribution. Ce n’est qu’en 2002 qu’une traduction polonaise complète voit enfin le jour.
La postérité de « Taras Boulba » s’exprime à travers de multiples adaptations artistiques. Le compositeur tchèque Leoš Janáček s’en inspire pour créer une rhapsodie symphonique en 1915-1918, tandis que l’ukrainien Mykola Lyssenko en tire un opéra. Au cinéma, l’œuvre connaît plusieurs adaptations notables, dont la version hollywoodienne de 1962 avec Yul Brynner et Tony Curtis, dont la partition de Franz Waxman reçoit une nomination aux Oscars. Plus récemment, en 2009, une adaptation russe somptueuse, financée par le ministère de la Culture, renouvelle l’intérêt pour cette épopée.
Le texte soulève aussi des questions éthiques complexes. Son traitement des personnages juifs et sa représentation de la violence ont fait l’objet de vives critiques. Le critique Vladimir Voropaev suggère toutefois que la violence n’est pas glorifiée mais présentée dans toute son horreur, comme en témoignent les descriptions poignantes des atrocités commises par les Cosaques.
Aux éditions FOLIO ; 250 pages.
3. Nouvelles de Pétersbourg (recueil de nouvelles, 1842)
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Les « Nouvelles de Pétersbourg » rassemble cinq nouvelles de Nicolas Gogol : « Le Portrait », « Le Journal d’un fou », « La Perspective Nevski » (publiés initialement en 1835 dans le recueil « Arabesques »), « Le Nez » (1836) et « Le Manteau » (1843).
L’unité de ces textes, écrits et publiés à différentes époques, réside dans leur cadre commun : Saint-Pétersbourg. La ville y apparaît comme un lieu hostile et artificiel où l’humanité peine à subsister. Cette vision découle de l’expérience personnelle de Gogol qui, originaire d’un village ukrainien, vécut dans la capitale impériale de 1828 à 1836. Il y mena d’abord une existence précaire d’étudiant et de fonctionnaire, avant d’acquérir la notoriété grâce à ses écrits. C’est également à Pétersbourg qu’il rencontra des figures littéraires majeures comme Vassili Joukovski et Alexandre Pouchkine, qui influencèrent profondément son œuvre.
Le Portrait
Le récit se déroule en deux parties. Dans la première, un jeune peintre désargenté nommé Tchartkov découvre dans une boutique un portrait mystérieux dont le regard semble étrangement vivant. Après l’avoir acquis, il est hanté par des cauchemars où l’homme du portrait sort du cadre et compte des pièces d’or. Il trouve effectivement une bourse pleine d’or cachée dans le cadre. Face au choix entre la création artistique authentique et le succès facile, il opte pour la seconde voie. Il devient un peintre mondain fortuné mais médiocre. Des années plus tard, confronté à une œuvre d’art véritable, il prend conscience de son talent gâché et sombre dans la folie destructrice.
La seconde partie révèle l’origine du portrait : il s’agit d’un usurier maléfique qui avait commandé son portrait à un peintre. Durant la réalisation, l’artiste avait ressenti un malaise grandissant, notamment en peignant les yeux. Le portrait s’était ensuite révélé maudit, semant le malheur partout où il passait.
La nouvelle mêle les traditions du récit fantastique allemand (Hoffmann) et de la critique sociale. Le portrait incarne la tentation de l’argent facile contre l’intégrité artistique. La structure en deux parties permet d’aborder le thème sous différents angles : dans la première partie, à travers la déchéance morale et artistique de Tchartkov qui succombe à la tentation ; dans la seconde, à travers la dimension démoniaque de l’argent incarnée par l’usurier.
Gogol y interroge la nature même de l’art et sa relation avec le mal. Le regard vivant du portrait suggère une transgression des limites entre l’art et la vie, tandis que le destin des deux peintres (Tchartkov et l’auteur du portrait) illustre les dangers d’un art qui s’éloigne de la vérité spirituelle. Il y développe aussi une réflexion sur le pouvoir de l’image et sa capacité à capturer – ou corrompre – l’âme.
Le Journal d’un fou
La nouvelle se présente sous forme de journal intime tenu par Poprichtchine, un modeste fonctionnaire. Il y consigne d’abord des événements ordinaires de sa vie de bureau et son attirance pour Sophie, la fille de son directeur. Les premiers signes de folie apparaissent lorsqu’il prétend comprendre la conversation entre deux chiens et intercepter leur correspondance. Sa démence s’aggrave progressivement jusqu’à ce qu’il se croie roi d’Espagne. Son délire se reflète dans la datation fantaisiste de ses entrées (« 43 avril 2000 »). Il finit interné dans un asile qu’il prend pour la cour d’Espagne, ses dernières notes devenant totalement incohérentes.
Cette nouvelle, unique dans l’œuvre de Gogol par sa narration à la première personne, présente une description remarquablement précise de la descente dans la folie. Les psychiatres du XIXe siècle l’ont d’ailleurs citée comme une étude de cas réaliste de la progression du délire paranoïaque. Le format du journal permet de suivre la désintégration mentale progressive du protagoniste, reflétée dans la détérioration du langage et la confusion temporelle. La folie de Poprichtchine peut être lue comme une révolte contre l’ordre social : son délire de grandeur (se croire roi d’Espagne) inverse la hiérarchie sociale qui l’opprime en tant que petit fonctionnaire.
La Perspective Nevski
La nouvelle s’ouvre sur une description minutieuse de la principale artère de Saint-Pétersbourg, dont la population change au fil des heures. Le récit suit ensuite deux promeneurs : le peintre Piskariov et le lieutenant Pirogov. Chacun poursuit une femme qu’il a aperçue dans la rue. Le destin de Piskariov tourne au tragique lorsqu’il découvre que la femme qu’il idéalisait est une prostituée. Incapable d’accepter cette réalité, il se réfugie dans des rêves provoqués par l’opium et finit par se suicider. Pirogov, lui, suit une blonde qui s’avère être l’épouse d’un artisan allemand. Ses avances lui valent une correction physique, mais il se console rapidement avec des pâtisseries et une soirée dansante.
La nouvelle s’articule autour d’un contraste entre l’apparence brillante de la Perspective Nevski et sa réalité sordide. Les destins parallèles de Piskariov et Pirogov illustrent deux réactions face à cette dualité : la destruction tragique de l’idéaliste incapable d’accepter la réalité, et l’adaptation cynique du matérialiste.
Elle est la plus réaliste des cinq nouvelles du recueil. La description minutieuse de la rue et de ses occupants aux différentes heures dresse un portrait social précis de la capitale. Cependant, ce réalisme est subverti par une atmosphère inquiétante qui culmine dans l’avertissement final : la Perspective Nevski ment à toute heure, mais particulièrement quand « le démon lui-même allume les réverbères pour tout montrer sous un faux jour ».
Le Nez
Le 25 mars, le barbier Ivan Yakovlévitch découvre dans son pain le nez du major Kovaliov, qu’il rase habituellement. Le même jour, Kovaliov se réveille sans son nez et le retrouve paradant dans la ville, habillé en conseiller d’État. Le nez refuse de réintégrer son visage et s’enfuit. Les tentatives de Kovaliov pour faire publier une annonce ou obtenir l’aide de la police échouent. Le nez est finalement arrêté alors qu’il tente de quitter la ville. Mais impossible de le faire tenir sur le visage de Kovaliov. Un matin, aussi mystérieusement qu’il avait disparu, le nez réapparaît à sa place.
Cette nouvelle absurde anticipe les techniques du modernisme du XXe siècle. Gogol refuse délibérément toute explication rationnelle aux événements fantastiques qu’il décrit. L’autonomie du nez et son ascension sociale (il occupe un rang supérieur à celui de son propriétaire) peuvent être lues comme une satire de la bureaucratie pétersbourgeoise et de son obsession du statut social. Gogol joue constamment sur les frontières entre le réel et l’absurde. Le narrateur lui-même souligne l’invraisemblance des événements tout en insistant sur leur véracité. Cette tension crée un effet comique qui masque une critique sociale.
Le Manteau
Dans le Saint-Pétersbourg bureaucratique des années 1830, Akaki Akakiévitch Bachmatchkine, modeste copiste au rang de conseiller titulaire, mène une existence effacée. Ses collègues le raillent sans cesse, mais il trouve son bonheur dans la transcription méticuleuse de documents administratifs. Un jour, son vieux manteau, trop usé pour le protéger du froid hivernal, doit être remplacé. Cette nécessité bouleverse sa vie quotidienne : il économise sou après sou pour s’offrir le précieux vêtement. Lorsqu’il peut enfin l’arborer, sa joie est de courte durée. En rentrant d’une fête donnée en l’honneur de son acquisition, il se fait voler son manteau. Ses tentatives pour obtenir justice échouent, notamment auprès d’un « personnage considérable » qui l’humilie. Malade de chagrin et de froid, Akaki meurt peu après. Son fantôme revient alors hanter les rues de la capitale pour voler les manteaux des passants.
Cette nouvelle, considérée comme la plus accomplie du recueil, marque profondément la littérature russe. Gogol innove par un mélange de tons : le narrateur passe d’une ironie mordante à une profonde compassion pour son protagoniste, notamment dans le célèbre « passage humaniste » où les paroles d’Akaki (« Laissez-moi, pourquoi m’offensez-vous ? ») résonnent avec le message implicite « Je suis ton frère ».
« Le Manteau » admet plusieurs niveaux de lecture. Sur le plan social, Gogol y dénonce la déshumanisation bureaucratique à travers le personnage du « petit fonctionnaire ». Sur le plan religieux, certains critiques y voient une parabole sur la tentation matérielle : le manteau devient une idole qui détourne Akaki de sa vie simple mais vertueuse. Le nom même du protagoniste (« Akaki » signifie « innocent » en grec) renforce cette lecture.
La dimension fantastique finale, avec l’apparition du fantôme, transforme la victime en vengeur, suggérant une critique sociale plus radicale. La nouvelle influence considérablement les écrivains ultérieurs, notamment Dostoïevski dans ses premiers romans. Vladimir Nabokov la rapproche de « La Métamorphose » de Kafka : dans les deux cas, un personnage modeste transcende sa condition à travers une transformation surnaturelle.
« Le Manteau » connaît de nombreuses adaptations : cinéma (versions soviétiques de 1926 et 1959), théâtre (célèbre pantomime de Marcel Marceau) et musique (opéra de Chostakovitch).
Aux éditions FOLIO ; 320 pages.
4. Les Soirées du hameau (recueil de nouvelles, 1831-1832)
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« Les Soirées du hameau » est le premier recueil de nouvelles de Nicolas Gogol, paru en deux volumes (1831-1832). Composé de huit nouvelles, il puise son inspiration dans le folklore et les traditions populaires d’Ukraine, région natale de l’auteur. Gogol y fait ses débuts littéraires en évoquant la mémoire collective locale à travers contes, chansons et légendes, qu’il consigne initialement dans un carnet.
Les récits révèlent la maîtrise précoce de Gogol dans l’art de mêler le fantastique au réalisme, l’humour à l’effroi, la tradition populaire ukrainienne aux innovations narratives modernes. Bien que l’écrivain ait plus tard qualifié ces nouvelles « d’écrits de débutant », elles contiennent déjà les germes de son style mature et exercent une influence durable sur la littérature russe.
La publication du recueil rencontre un accueil enthousiaste, notamment de la part de Pouchkine qui salue « cette description vivante d’un peuple dansant et chantant » et cette « allégresse à la fois naïve et espiègle ». Les détracteurs de Gogol critiquent toutefois le style qu’ils jugent incorrect et vulgaire.
Le recueil se compose comme suit :
- Première partie :
- La Foire de Sorotchintsy
- La Nuit de la Saint-Jean
- Une nuit de mai ou la Noyée
- La Dépêche disparue.
- Seconde partie :
- La Nuit de Noël
- Une terrible vengeance
- Ivan Fiodorovitch Chponka et sa tante
- Le Terrain ensorcelé.
La Foire de Sorotchintsy
Dans l’Ukraine de 1800, le paysan Solopiy Tcherevik se rend à la foire avec sa belle fille Paraska et sa femme acariâtre Khavronya. Paraska attire l’attention de Grytsko, qui souhaite l’épouser. Si le père accepte d’abord, la belle-mère s’y oppose farouchement. Grytsko s’allie alors avec un tsigane pour parvenir à ses fins. En parallèle, une rumeur court sur une mystérieuse casaque rouge maudite, dont le diable cherche les morceaux éparpillés. Une série d’événements étranges s’ensuit, culminant avec l’apparition d’une tête de porc à la fenêtre. Finalement, grâce au stratagème du tsigane, Grytsko obtient l’accord pour épouser Paraska.
Cette nouvelle inaugurale établit les thèmes majeurs du recueil : le mélange du réalisme et du fantastique, l’humour et le folklore ukrainien. Le manuscrit, composé de quatre feuilles (16 pages), date de 1831 et marque les débuts de Gogol. Son influence perdure puisqu’elle inspire notamment l’opéra inachevé de Moussorgski. Gogol y conjugue une intrigue amoureuse traditionnelle à des éléments fantastiques incarnés par la casaque rouge du diable. La narration alterne entre la description vivante de la foire, véritable tableau de mœurs ukrainiennes, et les péripéties surnaturelles qui perturbent son déroulement.
La Nuit de la Saint-Jean
L’histoire se déroule dans un village ukrainien où vit Petro, un valet amoureux de Pidorka, fille du riche cosaque Korj. Ce dernier s’oppose à leur union et préfère un riche prétendant polonais. Désespéré, Petro rencontre Basavriuk, figure diabolique qui lui promet de l’or en échange d’un service : trouver une fleur de fougère la veille de la Saint-Jean. Pour obtenir le trésor, Petro doit sacrifier le jeune frère de Pidorka. Après l’avoir fait, il épouse Pidorka mais perd la mémoire. Un an plus tard, la vérité lui revient et il meurt. La nouvelle se termine sur une note fantastique avec l’apparition de phénomènes surnaturels dans l’auberge de la tante du narrateur.
Cette nouvelle, publiée initialement dans Les Annales de la Patrie en 1830, puise dans les traditions slaves liées à la nuit de la Saint-Jean, moment magique où fleurit la fougère. Gogol y développe le thème du pacte démoniaque : le protagoniste n’obtient pas ce qu’il désire malgré son sacrifice, et sa rédemption est impossible. L’influence du conte fantastique allemand, notamment de Hoffmann, est perceptible, mais Gogol y intègre des éléments du folklore ukrainien. La nouvelle a inspiré « Une nuit sur le mont Chauve » de Moussorgski, popularisée par son utilisation dans « Fantasia » de Disney.
Une nuit de mai ou la Noyée
Levko, fils du maire du village, aime Hanna mais son père s’oppose à leur union, d’autant qu’il convoite lui-même la jeune fille. Près d’un vieux manoir abandonné, Levko raconte à Hanna l’histoire de sa précédente propriétaire : une jeune fille poussée au suicide par sa belle-mère, devenue depuis la reine des noyées du lac. Une nuit, Levko rencontre le fantôme de la jeune noyée qui lui demande de l’aider à identifier sa belle-mère parmi les autres noyées. En récompense de son aide, elle lui remet une lettre qui semble provenir du commissaire, ordonnant au maire d’autoriser le mariage de son fils.
Cette nouvelle déploie une construction complexe où deux récits s’entrecroisent : l’histoire d’amour de Levko et Hanna, et la légende de la noyée. Le surnaturel intervient comme un adjuvant au bonheur des amants, inversant le schéma habituel du fantastique gothique. Gogol y développe le thème de la belle-mère maléfique, figure récurrente du folklore slave, tout en créant une atmosphère poétique autour du lac et de ses noyées. La frontière entre rêve et réalité s’estompe progressivement, culminant dans l’intervention surnaturelle qui résout l’intrigue amoureuse.
La Dépêche disparue
Un sacristain raconte l’histoire de son grand-père, envoyé par l’hetman porter une dépêche à la tsarine. En route, il rencontre un cosaque zaporogue qui avoue avoir vendu son âme au diable. Le lendemain, le grand-père découvre que sa casquette contenant la dépêche a disparu. Pour la retrouver, il doit se rendre en enfer où il joue aux cartes avec des sorcières. Grâce à un signe de croix fait sous les cartes, il gagne la partie et récupère la dépêche. L’histoire se termine par une note comique : chaque année à la même date, la femme du grand-père se met à danser involontairement.
Cette nouvelle illustre parfaitement la fusion opérée par Gogol entre le conte populaire ukrainien et le récit fantastique. L’épisode de la partie de cartes en enfer, où le grand-père déjoue les ruses diaboliques par un signe de croix, mêle humour et surnaturel. Le cadre narratif – l’histoire est racontée par un sacristain rapportant les aventures de son grand-père – permet à Gogol de développer un style oral caractéristique du skaz, technique narrative imitant le récit oral populaire. La touche finale comique (la danse involontaire de la grand-mère) est typique de la manière dont Gogol désamorce le fantastique par l’humour.
La Nuit de Noël
La veille de Noël, le diable vole la Lune pour se venger du forgeron Vakula qui l’a ridiculisé dans une peinture d’église. Vakula aime la belle Oksana, fille du riche Tchoub, mais celle-ci ne l’épousera qu’à condition qu’il lui apporte les souliers de la tsarine. Pendant ce temps, la mère de Vakula, une sorcière nommée Solokha, reçoit plusieurs visiteurs qu’elle cache dans des sacs quand d’autres arrivent. Vakula, ignorant leur contenu, emporte les sacs. Il capture ensuite le diable et le force à le transporter à Saint-Pétersbourg, où il obtient les souliers de Catherine II. À son retour, Oksana, qui s’est entre-temps éprise de lui, accepte de l’épouser même sans les souliers.
Cette nouvelle, l’une des plus célèbres du recueil, illustre parfaitement la capacité de Gogol à entrelacer le fantastique et le comique. L’intrigue combine plusieurs fils narratifs : la quête amoureuse de Vakula, les aventures de Solokha et ses amants, et le vol de la Lune par le diable. Gogol joue sur les contrastes entre le monde paysan ukrainien et la cour impériale de Saint-Pétersbourg. L’épisode de la visite à la tsarine Catherine II ancre le récit dans un contexte historique précis (1775) et permet une satire subtile des rapports entre centre et périphérie de l’Empire russe. La nouvelle connaît de nombreuses adaptations, notamment les opéras de Tchaïkovski et Rimski-Korsakov.
Une terrible vengeance
Cette sombre nouvelle gothique se déroule au XVIIIe siècle. Lors d’une noce, un invité se révèle être un sorcier. Il s’agit du père de Katerina, épouse du cosaque Danilo. Le sorcier pratique des rituels maléfiques et convoite sa propre fille. Après avoir tué Danilo puis son petit-fils, il poursuit Katerina qui refuse ses avances incestueuses, jusqu’à la tuer. Un mystérieux cavalier apparaît alors et précipite le sorcier dans un abîme.
La plus sombre des nouvelles du recueil s’inscrit dans la tradition du roman gothique. La complexité de sa structure narrative est remarquable : le récit principal de la tragédie familiale est enchâssé dans une légende plus ancienne qui lui donne son sens. Le thème de l’inceste et la description des rituels maléfiques créent une atmosphère particulièrement oppressante. Gogol y développe également une réflexion sur la vengeance et sa transmission générationnelle. L’évocation du paysage ukrainien, notamment la célèbre description du Dniepr, témoigne du talent lyrique de Gogol.
Ivan Fiodorovitch Chponka et sa tante
Cette nouvelle réaliste se distingue des autres par son ton et son sujet. Elle raconte l’histoire d’un modeste lieutenant à la retraite de 38 ans qui vit avec sa tante autoritaire, Vassilissa Kachporovna, dans leur domaine de Vytrebenki. Après une éducation médiocre et une carrière militaire sans éclat, Chponka mène une existence tranquille jusqu’à ce que sa tante décide de le marier. Un conflit concernant des terres avec leur voisin Stortchenko fournit l’occasion de présenter Chponka à la sœur de ce dernier. Terrorisé par l’idée du mariage, le protagoniste fait des cauchemars absurdes.
Cette nouvelle marque une rupture stylistique dans le recueil. Abandonnant le fantastique folklorique, Gogol y développe un réalisme précurseur de ses œuvres ultérieures. Le personnage de Chponka préfigure les « petits fonctionnaires » qui peupleront plus tard les « Nouvelles de Pétersbourg ». L’apparente incomplétude du récit est en réalité un procédé narratif sophistiqué : la conclusion manquante reflète l’incapacité du protagoniste à évoluer. Seule la séquence onirique finale, où le mariage prend des formes cauchemardesques, renoue avec le fantastique, mais sur un mode absurde et moderne plutôt que folklorique.
Le Terrain ensorcelé
La dernière nouvelle du recueil met en scène le grand-père du narrateur, gardien d’un potager de melons. Un soir, alors qu’il danse pour des marchands ambulants, ses jambes se figent à un endroit précis. Transporté mystérieusement dans un autre lieu, il aperçoit une lueur qui lui fait croire à la présence d’un trésor. Après plusieurs tentatives infructueuses pour retrouver l’endroit, il parvient à déterrer un chaudron, mais doit affronter des apparitions effrayantes. Rentré chez lui couvert d’eau sale que sa femme lui a jetée par mégarde, il découvre que le chaudron ne contient que des détritus.
Cette nouvelle conclusive synthétise les thèmes majeurs du recueil. Le surnaturel y surgit au cœur du quotidien rural ukrainien, perturbant l’ordre naturel jusque dans la végétation du potager. Gogol joue sur le contraste entre la quête du trésor, motif traditionnel du conte populaire, et son résultat dérisoire. La structure narrative, avec son cadre (le récit est fait par un sacristain rapportant une histoire de son grand-père), est caractéristique du style de Gogol. La fin, où le lieu ensorcelé continue de produire des légumes monstrueux, suggère la persistance du surnaturel dans le monde ordinaire.
Aux éditions FOLIO ; 288 pages.
5. Le Revizor (pièce de théâtre, 1836)
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Résumé
Dans une petite ville de province russe des années 1830, l’annonce de l’arrivée imminente d’un inspecteur général venu incognito de Saint-Pétersbourg sème la panique parmi les notables corrompus. Par un quiproquo, les notables identifient comme étant l’inspecteur un jeune aventurier fauché, Khlestakov, qui séjourne à l’auberge locale. Ce dernier, simple gratte-papier sans le sou, ne comprend pas d’abord la méprise mais finit par en profiter allègrement. Il accepte pots-de-vin et faveurs, séduit la femme et la fille du bourgmestre, demande même la main de cette dernière, avant de s’enfuir précipitamment. C’est alors qu’une lettre interceptée révèle la supercherie aux notables mortifiés. La pièce s’achève sur l’annonce de l’arrivée du véritable inspecteur, plongeant les personnages dans une stupeur muette.
Autour de la pièce
En octobre 1835, Gogol sollicite Pouchkine pour lui suggérer un sujet de comédie authentiquement russe. L’anecdote qui inspire « Le Revizor » proviendrait d’une mésaventure similaire vécue par Pouchkine lui-même, confondu avec un inspecteur lors d’un séjour à Nijni Novgorod.
La première représentation, le 19 avril 1836 au théâtre Alexandra de Saint-Pétersbourg, suscite des réactions contrastées. Le tsar Nicolas Ier, présent dans la salle, sauve la pièce par son approbation : « Tout le monde en a pris pour son grade, moi le tout premier ». Malgré ce succès initial, Gogol, profondément affecté par les critiques, quitte la Russie en juin 1836.
L’originalité du « Revizor » réside dans l’absence totale de personnages positifs et d’intrigue amoureuse conventionnelle. Gogol innove en proposant une satire sociale où la corruption gangrène l’ensemble de la société provinciale russe. Le personnage de Khlestakov incarne magistralement cette dimension satirique : sans réelle consistance, il n’est qu’un miroir grossissant des travers de ses interlocuteurs.
La structure dramatique culmine dans la célèbre scène finale muette, où les personnages restent pétrifiés à l’annonce de l’arrivée du véritable inspecteur. Cette conclusion magistrale synthétise toute la portée symbolique de la pièce : le châtiment tant redouté finit par s’abattre sur cette société corrompue jusqu’à la moelle.
Le rayonnement du « Revizor » s’étend bien au-delà des frontières russes, comme en témoignent ses multiples adaptations au théâtre et au cinéma à travers le monde. L’universalité de son propos sur la nature humaine et la corruption du pouvoir lui confère une actualité persistante.
Aux éditions FLAMMARION ; 224 pages.