Maurice Merleau-Ponty naît à Rochefort-sur-Mer en 1908. Son père, capitaine d’artillerie coloniale, meurt alors qu’il n’a que cinq ans. Durant ses études, il se lie d’amitié avec Simone de Beauvoir et tombe amoureux d’Élisabeth Lacoin.
Après des études au lycée Louis-le-Grand à Paris, il intègre l’École normale supérieure où il côtoie Jean-Paul Sartre. Il obtient l’agrégation de philosophie en 1930 et commence sa carrière d’enseignant. Il enseigne d’abord à Beauvais puis à Chartres, avant de devenir répétiteur à l’École normale supérieure.
La guerre marque une rupture : mobilisé en 1939, il sert en première ligne et est blessé au combat en 1940. De retour à Paris, il épouse Suzanne Jolibois, une psychanalyste lacanienne. Sa carrière universitaire prend son envol après la guerre. Il soutient son doctorat en 1945 avec deux thèses majeures : « La structure du comportement » et la « Phénoménologie de la perception ». Il enseigne successivement à Lyon puis à la Sorbonne, avant d’obtenir en 1952 la prestigieuse chaire de philosophie au Collège de France.
Parallèlement à son activité académique, il s’engage dans la vie intellectuelle de son temps. Il participe à la direction des Temps modernes aux côtés de Sartre jusqu’à leur rupture en 1953. Il développe une œuvre philosophique originale, centrée sur la perception, le corps et le langage.
Le 3 mai 1961, alors qu’il travaille à son bureau sur lequel est encore ouverte « La Dioptrique » de Descartes, il meurt subitement d’un arrêt cardiaque. Il laisse une œuvre considérable mais inachevée, dont « Le visible et l’invisible », qui devait être son chef-d’œuvre.
Voici notre sélection de ses livres majeurs.
1. Phénoménologie de la perception (1945)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Résumé
Dans « Phénoménologie de la perception », publié en 1945, Maurice Merleau-Ponty développe une réflexion sur notre façon d’appréhender le monde. Son ambition première consiste à révéler la structure du phénomène perceptif, trop souvent masqué par des préjugés philosophiques tenaces.
L’ouvrage s’ouvre sur une critique des conceptions classiques de la perception. Merleau-Ponty réfute à la fois l’empirisme, qui réduit la perception à une simple réception de données sensorielles, et l’intellectualisme, qui la transforme en pure opération de l’esprit. Ces deux approches manquent selon lui le phénomène même qu’elles prétendent expliquer.
Le corps occupe une position centrale dans sa démonstration. Ni simple objet parmi d’autres, ni pure conscience, le « corps propre » constitue le pivot de notre relation au monde. Cette notion bouleverse les catégories traditionnelles : le corps n’est pas dans l’espace et le temps, il les habite. Il n’est pas l’instrument d’une conscience qui le surplombe, mais le sujet même de la perception.
La deuxième partie examine le monde perçu dans sa spécificité. Merleau-Ponty montre comment les qualités sensibles – couleurs, sons, textures – ne sont jamais isolées mais toujours prises dans une structure signifiante. Le monde perçu n’est pas une somme de stimuli, mais un ensemble organisé où chaque élément renvoie à tous les autres.
La troisième partie aborde les conséquences de cette nouvelle approche sur des questions philosophiques fondamentales : le cogito, la temporalité, la liberté. La conscience perceptive n’est plus une conscience pure et transparente à elle-même, mais une conscience incarnée, temporelle, toujours déjà engagée dans un monde.
Cette conception transforme radicalement notre compréhension du sujet percevant. Celui-ci n’est plus le spectateur désintéressé d’un monde objectif, mais un être engagé dans une relation vivante avec son environnement. La perception devient le socle de toute expérience possible, le fondement sur lequel s’édifient la pensée, le langage et la culture.
Merleau-Ponty accorde une attention particulière aux pathologies de la perception, notamment au « membre fantôme ». Ces cas limites révèlent la complexité des relations entre le corps et la conscience, entre le physiologique et le psychologique. Ils montrent que notre rapport au monde ne relève ni d’une pure causalité physique, ni d’une pure activité spirituelle.
L’ouvrage culmine dans une réflexion sur la temporalité comme structure fondamentale de l’existence. Le temps n’est pas une succession d’instants indépendants, mais le mouvement même par lequel la conscience se déploie vers l’avenir tout en conservant son passé. Cette temporalité originaire constitue le secret de notre être-au-monde.
Autour du livre
« Phénoménologie de la perception » s’inscrit dans la lignée des recherches d’Edmund Husserl tout en s’en démarquant significativement. Merleau-Ponty y développe une critique radicale du dualisme cartésien qui opposait traditionnellement le sujet et l’objet, l’esprit et le corps.
L’originalité de sa démarche réside dans sa conception du corps comme « véhicule de l’être-au-monde ». Le corps n’est plus considéré comme un simple instrument mais comme le lieu même où s’opère notre relation au monde. Cette perspective transforme profondément la compréhension de la perception : elle n’est plus vue comme une simple opération cognitive mais comme notre mode fondamental d’existence.
La force de l’ouvrage tient notamment à sa capacité à articuler les questions philosophiques les plus abstraites avec l’expérience concrète de la perception. Merleau-Ponty montre comment le corps « comprend » le monde sans passer par des représentations : il sait d’avance comment attraper un objet, comment se mouvoir dans l’espace.
L’impact de « Phénoménologie de la perception » dépasse largement le cadre de la philosophie. Elle influence profondément la psychologie, les sciences cognitives et même l’art. Le vice-président américain Al Gore la cite comme source d’inspiration dans un entretien avec The New Yorker en 1998. Des penseurs comme A.J. Ayer critiquent certains arguments contre la théorie des données sensorielles, tandis que d’autres, comme Robert Bernasconi, soulignent comment elle établit Merleau-Ponty comme le philosophe par excellence du corps.
Dans ses derniers travaux, Merleau-Ponty lui-même porte un regard critique sur certains aspects de « Phénoménologie de la perception », notamment sur sa conception encore trop tributaire de la philosophie de la conscience. Cette autocritique témoigne de l’évolution constante de sa pensée.
Aux éditions GALLIMARD ; 560 pages.
2. L’Œil et l’Esprit (1960)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Résumé
Maurice Merleau-Ponty s’installe à l’été 1960 dans la campagne provençale, au Tholonet, non loin d’Aix, dans une maison où vécut jadis Cézanne. Dans ce lieu qui conserve l’empreinte du grand peintre, le philosophe entreprend une méditation sur la vision et la peinture qui se déploiera en cinq chapitres.
Le texte s’ouvre sur une critique de la science moderne qui, selon Merleau-Ponty, transforme le monde en un ensemble de données manipulables, perdant ainsi le contact avec l’expérience première du sensible. À cette pensée « de survol », il oppose l’exemple du peintre qui, lui, ne cesse d’interroger le mystère de la visibilité.
Merleau-Ponty se penche ensuite sur la corporéité de la vision. Pour lui, le corps n’est pas un simple récepteur passif mais participe activement à la manifestation du visible. Il développe cette idée à travers une critique serrée de La Dioptrique de Descartes, montrant comment la pensée cartésienne a méconnu la véritable nature de la perception en réduisant le corps à une machine optique.
Le philosophe s’attarde particulièrement sur la question de la profondeur en peinture. Cette dimension n’est pas pour lui une simple illusion géométrique, comme le pensait Descartes, mais révèle notre appartenance fondamentale au monde visible. À travers les œuvres de Cézanne, mais aussi de Klee et de Matisse, Merleau-Ponty montre comment la peinture nous fait redécouvrir cette « texture de l’être » que la pensée scientifique a occultée.
Dans les dernières pages, le philosophe médite sur la temporalité propre à la peinture. Chaque tableau s’inscrit dans une tradition tout en la renouvelant, dans un mouvement qui n’est pas sans rapport avec le mystère même de la vision. La peinture ne cesse de célébrer « l’énigme de la visibilité », cette présence énigmatique du monde qui se donne à voir tout en se dérobant à toute saisie définitive.
Ce texte dense et poétique, qui sera le dernier que Merleau-Ponty achèvera de son vivant, constitue le testament philosophique d’une pensée qui n’aura cessé d’interroger notre rapport sensible au monde.
Autour du livre
Dans cette dernière œuvre achevée, publiée en 1960, le philosophe français approfondit sa réflexion sur la perception visuelle et l’art, thèmes qu’il avait déjà abordés dans « Phénoménologie de la perception » (1945). La genèse du texte s’inscrit dans un moment particulier : durant deux à trois mois, Merleau-Ponty s’installe dans le paysage provençal qui porte l’empreinte indélébile du regard de Cézanne. Cette immersion nourrit sa pensée sur le mystère du corps humain et son « inexplicable animation ».
Le texte s’articule en cinq chapitres qui progressent de la critique de la science moderne vers une méditation sur la peinture comme révélation de notre être-au-monde. Merleau-Ponty y développe le concept central de « chair », qui désigne l’entrelacement fondamental entre le corps percevant et le monde perçu. Sa critique de Descartes se révèle particulièrement incisive. Il montre comment la pensée cartésienne, en séparant l’âme du corps, a conduit à une vision appauvrie de la perception. Pour Merleau-Ponty, le corps n’est pas une simple machine optique, mais le lieu même où s’accomplit notre ouverture au monde.
Le philosophe accorde une place privilégiée à la peinture, notamment celle de Cézanne. Le peintre d’Aix incarne pour Merleau-Ponty l’artiste qui a su rendre visible cette présence charnelle au monde que la science et la philosophie modernes ont oubliée. Sa quête inlassable de la profondeur illustre parfaitement la thèse centrale du livre : voir n’est pas posséder les choses à distance, mais participer à leur présence énigmatique.
La réception de « L’Œil et l’Esprit » témoigne de son caractère exigeant. Si certains critiques soulignent la densité parfois ardue du texte, ils reconnaissent unanimement sa puissance théorique et la manière dont il renouvelle notre compréhension de l’art et de la vision.
Aux éditions FOLIO ; 92 pages.
3. La structure du comportement (1942)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Résumé
« La structure du comportement » (1942) de Maurice Merleau-Ponty est une critique des conceptions scientifiques du comportement, particulièrement celles issues du behaviorisme et de la psychologie expérimentale. Merleau-Ponty y confronte deux approches antithétiques : celle de J.B. Watson, qui réduit le comportement à une somme de réflexes conditionnés, et celle de Kurt Goldstein, qui le conçoit comme une totalité signifiante.
Par une analyse méticuleuse des données expérimentales, Merleau-Ponty démontre que le behaviorisme, en modélisant sa psychologie sur les sciences de la nature et en empruntant à Pavlov le schème du réflexe conditionné, traite implicitement le comportement comme une chose. Cette approche mécaniste postule que la complexité du comportement peut se décomposer en relations ponctuelles entre stimuli et réponses, négligeant ainsi la dimension proprement biologique des phénomènes observés.
En contrepoint, Merleau-Ponty s’appuie sur les travaux de Goldstein pour mettre en lumière que le comportement pathologique révèle une modification systématique et qualitative de la conduite normale. Les symptômes manifestent non pas la perte de fonctions déterminées, mais une désintégration systématique qui renvoie à un trouble fondamental du système nerveux.
Cette analyse conduit Merleau-Ponty à repenser le comportement à travers la notion de forme ou structure (Gestalt). Le comportement n’est ni une chose physique ni la manifestation d’une conscience pure, mais une totalité significative où l’organisme et son environnement sont indissociablement liés. Cette conception permet de dépasser les antinomies classiques entre matière et esprit, entre corps et conscience.
Merleau-Ponty établit ainsi que le comportement se structure selon trois niveaux – physique, vital et humain – qui ne sont pas des ordres de réalité séparés mais des formes d’unité distinctes. Cette articulation novatrice ouvre la voie à une compréhension renouvelée des relations entre conscience et nature, préparant le terrain pour la phénoménologie que Merleau-Ponty développera dans ses travaux ultérieurs.
Autour du livre
« La structure du comportement » s’inscrit dans un moment charnière de la pensée française où émergent les premières publications d’une nouvelle génération d’intellectuels, incluant Sartre et Aron. Merleau-Ponty se nourrit d’une analyse des travaux de physiologie et de psychologie, notamment ceux de Pavlov et de la Gestaltpsychologie. Sa démarche se distingue par sa critique interne de la science, qui met en évidence la discordance entre les faits décrits par les scientifiques et leurs interprétations théoriques. Il montre que les chercheurs demeurent prisonniers de présupposés métaphysiques inconscients, particulièrement d’un cartésianisme latent qui les empêche de saisir la véritable nature des phénomènes qu’ils étudient.
L’originalité de sa pensée réside dans son refus des alternatives traditionnelles entre empirisme et intellectualisme, entre mécanisme et vitalisme. Il développe une conception du comportement comme structure où l’inférieur et le supérieur jouent chacun pour l’autre le rôle d’un fondement. Cette approche permet de comprendre les relations entre matière, vie et esprit non comme trois ordres de réalité séparés, mais comme trois formes d’unité ou trois dialectiques distinctes.
L’influence de « La structure du comportement » se manifeste particulièrement dans sa remise en question des conceptions dominantes du système nerveux et dans sa contribution à une nouvelle compréhension des rapports entre l’organisme et son milieu. Sa critique du réductionnisme et sa conception du comportement comme totalité significative continuent d’alimenter les réflexions contemporaines en sciences cognitives et en philosophie de l’esprit.
Aux éditions PUF ; 354 pages.
4. La prose du monde (1969)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Résumé
Dans « La prose du monde », Maurice Merleau-Ponty élabore une méditation philosophique sur les rapports entre langage, perception et vérité. Le philosophe s’attache d’abord à montrer que la parole ne constitue pas un simple véhicule de la pensée : « Mes paroles me surprennent moi-même et m’enseignent ma pensée ». L’expérience de l’expression révèle en effet que la signification n’existe pas préalablement à son incarnation dans des signes.
À partir de cette intuition fondamentale, Merleau-Ponty examine le fonctionnement du langage littéraire et pictural. La grande littérature ne se contente pas de communiquer des idées préexistantes – elle invente de nouveaux moyens d’expression qui permettent de saisir un sens jusqu’alors inédit. Ainsi, la réussite d’une œuvre tient moins à son contenu explicite qu’à « une variation systématique et insolite des modes du langage ». Cette modulation singulière de la parole, lorsqu’elle atteint son but, entraîne progressivement le lecteur vers une pensée qui pouvait initialement lui être étrangère.
La réflexion s’étend ensuite à l’expression picturale, notamment à travers une analyse des thèses de Malraux sur l’art. Le style d’un peintre n’est pas une simple manière subjective mais une façon originale d’interroger et de donner forme au visible. Qu’il s’agisse de littérature ou de peinture, toute expression réussie fonde une institution : elle inaugure une dimension durable de l’expérience qui pourra être reprise et transformée par d’autres créateurs.
Cette conception de l’expression conduit Merleau-Ponty à repenser les rapports entre perception, langage et vérité. La communication authentique ne repose pas sur le partage de significations universelles préétablies – elle s’accomplit plutôt dans le risque d’une parole qui tente de faire émerger un sens neuf à partir de l’expérience vécue. La vérité elle-même doit être comprise non comme adéquation à un en-soi objectif, mais comme reprise créatrice qui transforme notre rapport au monde et à autrui.
Autour du livre
Le contexte de rédaction de « La prose du monde » s’inscrit dans une période charnière de la pensée de Merleau-Ponty. Commencé vraisemblablement en 1951, le manuscrit est interrompu fin 1951 ou début 1952. Cette interruption ne traduit pas un désaveu mais plutôt l’émergence d’un projet plus ambitieux qui prendra corps dans « Le visible et l’invisible ».
L’ouvrage devait initialement constituer le premier volet d’un diptyque dont le second pan aurait eu un caractère plus métaphysique. L’ambition était d’offrir, dans le prolongement de la « Phénoménologie de la perception », une théorie de la vérité. Dans une lettre à Martial Gueroult en 1952, Merleau-Ponty précise son intention : partir de l’expérience du monde perçu pour développer une conception renouvelée des rapports entre l’esprit et la vérité.
Le manuscrit retrouvé comprend environ 170 pages réparties en plusieurs chapitres. Un chapitre important fut extrait et remanié pour être publié dans Les Temps modernes en 1952 sous le titre « Le langage indirect et les voix du silence ». Cette publication, puis sa reprise dans « Signes » en 1960, suggèrent que Merleau-Ponty n’avait pas renié les thèses développées dans « La prose du monde ».
Les notes de travail montrent que le projet initial était plus vaste, devant traiter non seulement de la littérature mais aussi de l’amour, de la religion et de la politique. La réduction de cette ambition première témoigne d’une évolution de la pensée de Merleau-Ponty vers des questions plus fondamentalement ontologiques qui trouveront leur aboutissement dans « Le visible et l’invisible ».
Aux éditions GALLIMARD ; 238 pages.
5. Le visible et l’invisible (1964)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Résumé
Dans « Le visible et l’invisible », Maurice Merleau-Ponty s’attaque aux fondements mêmes de la philosophie occidentale. Il meurt brutalement en 1961, alors qu’il prépare un cours sur Descartes, laissant derrière lui un manuscrit de cent cinquante pages qui devait constituer l’introduction d’une œuvre majeure. Le texte, assemblé et structuré par Claude Lefort, se divise en trois chapitres principaux, suivis d’un fragment sur le « chiasme » et de notes de travail.
Le philosophe commence par examiner ce qu’il nomme la « foi perceptive », cette conviction première que nous voyons les choses mêmes et que le monde existe tel que nous le percevons. Cette certitude, pourtant indubitable dans notre expérience quotidienne, se révèle paradoxale dès qu’on tente de la penser. Merleau-Ponty montre comment ni la science ni la philosophie réflexive ne parviennent à en rendre compte, prisonnières qu’elles sont de la distinction artificielle entre sujet et objet.
Pour surmonter ces difficultés, il élabore une nouvelle ontologie centrée sur la notion de « chair ». Cette chair n’est ni matière ni esprit, mais un « élément » primordial comparable à l’eau ou au feu dans la pensée antique. Elle constitue le tissu commun qui relie notre corps au monde et aux autres corps, créant une « intercorporéité » fondamentale. Cette conception se manifeste particulièrement dans l’expérience de la main qui touche une autre main : le touchant devient touché, révélant une réversibilité essentielle de notre rapport au monde.
L’invisible, dans cette perspective, ne s’oppose pas au visible mais en constitue la doublure nécessaire, sa profondeur. Les idées elles-mêmes ne sont pas des essences séparées mais habitent le sensible comme son « autre côté ». Le langage, auquel devait être consacrée une partie importante de l’ouvrage, apparaît comme un prolongement de cette chair du monde dans une « chair plus légère ». Le concept de « chiasme » vient couronner ces analyses en désignant l’entrelacement du voyant et du visible, du touchant et du touché, de la parole et du sens.
Les notes de travail qui accompagnent le manuscrit permettent d’entrevoir les développements prévus, notamment sur la nature, l’histoire et le rapport entre visible et invisible. Elles témoignent d’une pensée en mouvement qui refuse toute systématisation définitive pour rester fidèle à l’énigme de notre présence au monde.
Autour du livre
« Le visible et l’invisible » marque un virage dans la pensée de Merleau-Ponty. S’il y reprend certaines analyses de « Phénoménologie de la perception », il les approfondit considérablement pour les inscrire dans une nouvelle ontologie. Le philosophe y entreprend une critique radicale des présupposés de la philosophie moderne, notamment la distinction cartésienne entre sujet et objet.
La réflexion s’articule autour de la « foi perceptive », cette certitude première que « nous voyons les choses mêmes ». Merleau-Ponty montre que cette foi ne peut être ni prouvée ni réfutée par la science ou la philosophie réflexive, car elle constitue le sol même de toute pensée. Il examine les obstacles qui empêchent la philosophie traditionnelle de rendre compte de cette expérience originaire.
Le concept central de « chair » permet de dépasser les dualismes classiques. La chair n’est pas une substance mais un « élément » au sens des présocratiques, comparable à l’eau ou au feu. Elle constitue le milieu commun où s’entrelacent le voyant et le visible, le touchant et le touché. Cette réversibilité se manifeste exemplairement dans l’expérience de la main touchante qui devient touchée.
L’invisible n’est pas le contraire du visible mais sa doublure, sa profondeur. Les idées elles-mêmes ne sont pas séparées du sensible mais en constituent « l’autre côté ». Comme l’écrit Merleau-Ponty : « C’est comme si la visibilité qui anime le monde sensible émigrait, non pas hors de tout corps, mais dans un autre corps moins lourd, plus transparent, comme si elle changeait de chair. »
L’ouvrage devait culminer dans une réflexion sur le langage comme prolongement du visible dans l’invisible. La mort prématurée de l’auteur laisse ce projet inachevé, mais les notes de travail permettent d’en entrevoir les développements possibles.
Aux éditions GALLIMARD ; 364 pages.