Ismaïl Kadaré (1936-2024) est l’un des plus grands écrivains albanais du XXe siècle. Né à Gjirokastër en Albanie, il étudie la littérature à l’université de Tirana puis à l’institut Maxime-Gorki de Moscou. Sa carrière littéraire démarre véritablement en 1963 avec la publication du « Général de l’armée morte », roman qui le fait connaître internationalement.
Écrivain prolifique sous la dictature albanaise, il développe un style singulier mêlant histoire, folklore et critique voilée du totalitarisme. Malgré la censure et les périodes de disgrâce, il continue à écrire et à publier, notamment « Le Palais des rêves » (1981), œuvre majeure antitotalitaire. En 1990, se sentant menacé, il s’exile en France où il obtient l’asile politique, partageant ensuite sa vie entre Paris et Tirana.
Son œuvre, traduite dans plus de 45 langues, lui vaut de nombreuses distinctions, dont le Man Booker International Prize (2005), le Prix Prince des Asturies (2009) et le Prix Jérusalem (2015). Membre de l’Académie des sciences morales et politiques depuis 1996, il est souvent cité comme favori pour le Prix Nobel de littérature. Il s’éteint le 1er juillet 2024 à Tirana.
Voici notre sélection de ses romans majeurs.
1. Les tambours de la pluie (1970)
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Résumé
Au XVe siècle, les troupes ottomanes encerclent la citadelle albanaise de Kruja. À leur tête, Tursun Pacha joue son destin : en cas d’échec, le sultan le condamnera à mort. Face à lui, une poignée de défenseurs déterminés résiste sous la protection de Skanderbeg, héros national qui mène des raids dévastateurs contre les assaillants.
Le récit se déroule essentiellement dans le camp ottoman, où le chroniqueur Mevla Çelebi côtoie les différents protagonistes du siège : officiers ambitieux, experts militaires et conseillers religieux. Malgré leur supériorité numérique et technique, les Turcs voient leurs stratégies échouer les unes après les autres : assauts frontaux, tunnel, sabotage de l’aqueduc, rats infectés par la peste.
Quand les tambours annoncent enfin la saison des pluies, qui permettra aux assiégés de reconstituer leurs réserves d’eau, Tursun Pacha préfère se donner la mort plutôt que d’affronter la colère du sultan.
Autour du livre
Publié en 1970 en Albanie sous le titre « Kështjella » (La Citadelle), « Les tambours de la pluie » d’Ismail Kadaré propose une double lecture saisissante. Au premier niveau se dessine le récit d’un siège au XVe siècle, mené par les forces ottomanes contre une forteresse albanaise. Au second niveau transparaît une critique du régime communiste albanais des années 1970, écrite peu après l’invasion de la Tchécoslovaquie par les forces du Pacte de Varsovie.
La construction narrative révèle une structure particulièrement ingénieuse : de longs chapitres décrivent les événements du point de vue des assiégeants ottomans, tandis que de brèves sections en italique donnent la parole aux défenseurs albanais. Ce choix inattendu d’un écrivain albanais de privilégier la perspective de l’envahisseur permet à Kadaré de mettre en lumière la complexité des personnages turcs, loin de tout manichéisme simpliste. Le chroniqueur Mevla Çelebi, figure centrale du récit, incarne cette ambivalence : chargé d’immortaliser une victoire qui ne vient pas, il voit ses certitudes s’effriter au fil des échecs successifs.
L’organisation minutieuse de l’armée ottomane dévoile un microcosme fascinant où se côtoient artilleurs, astrologues, poètes, fondeurs de canons et spécialistes des tunnels. Cette société militaire hiérarchisée reflète les mécanismes du pouvoir totalitaire : procès expéditifs, rivalités intestines, surveillance permanente. Les anachronismes volontaires – comme l’utilisation d’armes biologiques ou l’existence de camps de travail – établissent un parallèle évident avec l’Albanie contemporaine de l’auteur.
La figure du héros national Skanderbeg, jamais directement présente mais omniprésente dans les esprits, symbolise la résistance albanaise face aux envahisseurs successifs. Ses attaques nocturnes terrorisent les Ottomans, transformant les assiégeants en assiégés. Cette présence fantomatique renforce la dimension mythologique du récit, qui transcende le simple cadre historique pour atteindre une portée universelle sur la résistance des petits peuples face aux empires.
Le titre original « La Citadelle » a été modifié en français pour « Les tambours de la pluie », en référence aux instruments qui, dans l’armée ottomane, annoncent l’arrivée des précipitations. Ce changement souligne l’importance symbolique de la pluie, force naturelle qui détermine l’issue du siège. La saison des pluies devient ainsi l’alliée des assiégés, rappelant que la nature elle-même peut s’opposer aux ambitions des conquérants.
Dans The Guardian, Christopher Tayler souligne que « le sens de l’humour pince-sans-rire de Kadaré et son portrait des absurdités des personnages, tant tragiques que comiques, confèrent au livre une portée bien supérieure à la simple protestation codée ». Le Los Angeles Times considère Kadaré comme « l’un des romanciers contemporains européens les plus constamment intéressants et puissants ». Ces éloges ont contribué à la consécration internationale de l’auteur, récompensé par le Man Booker International Prize en 2005.
Aux éditions FOLIO ; 352 pages.
2. Le Palais des rêves (1981)
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Résumé
Dans un empire ottoman imaginaire, Mark-Alem, héritier de l’illustre famille albanaise des Quprili, intègre le Tabir Sarrail, une institution gouvernementale aussi redoutée que mystérieuse. Sa mission : analyser et interpréter les rêves des citoyens, collectés chaque matin aux quatre coins de l’empire. Car selon la tradition, Allah envoie ses messages les plus importants dans l’inconscient du peuple.
Le jeune homme gravit rapidement les échelons de cette bureaucratie labyrinthique, passant du simple tri des songes à leur interprétation. Dans les couloirs déserts du palais, il découvre peu à peu l’influence considérable de cette institution qui peut, sur la base d’un simple rêve jugé subversif, faire torturer des innocents ou condamner des familles entières. Un jour, Mark-Alem tombe sur un songe qui semble incriminer les siens. Écartelé entre sa loyauté familiale et ses fonctions officielles, il se retrouve au cœur d’un affrontement sanglant entre les partisans du Sultan et son oncle le Vizir.
Autour du livre
Rédigé de 1976 à 1981, « Le Palais des rêves » s’inscrit dans la tradition des grandes œuvres dénonçant les systèmes totalitaires. À travers le prisme d’un Empire ottoman fantasmé, Kadaré déploie une métaphore saisissante du contrôle absolu qu’exercent les régimes dictatoriaux sur leurs citoyens.
Ce qui distingue cette dystopie des autres classiques du genre réside dans son dispositif central : le Tabir Sarrail, une gigantesque institution bureaucratique chargée de collecter et d’interpréter les rêves de tous les sujets de l’Empire. Cette mécanique administrative tentaculaire pousse jusqu’à l’absurde la logique du contrôle étatique en s’immisçant jusque dans l’inconscient des citoyens. Les songes deviennent ainsi des objets politiques, susceptibles d’être jugés subversifs et de conduire leurs auteurs à la mort.
L’originalité de l’œuvre tient également à son ancrage dans l’histoire et la culture albanaises. À travers la famille Quprili (Köprülü en turc), Kadaré évoque la complexité des relations entre l’Albanie et l’Empire ottoman. Cette dimension historique se double d’une résonance contemporaine : lors de sa publication en 1981, le roman est immédiatement interdit par le régime d’Enver Hoxha. Les lecteurs reconnaissent dans la description du Palais des rêves les bâtiments du Comité central du Parti du Travail d’Albanie, et dans l’atmosphère oppressante celle qui règne sous la dictature communiste.
Mark-Alem incarne la figure kafkaïenne du fonctionnaire pris dans les rouages d’une administration aussi incompréhensible que toute-puissante. Sa progression fulgurante dans la hiérarchie du Palais ne fait qu’accentuer son aliénation : plus il monte en grade, moins il comprend les mécanismes du pouvoir dont il devient pourtant un rouage essentiel. Son parcours illustre comment les systèmes totalitaires parviennent à transformer leurs serviteurs en instruments dociles de leur propre oppression.
Dans sa volonté de créer « une vision personnalisée de l’enfer », Kadaré mêle habilement plusieurs traditions littéraires. L’influence de Dante transparaît dans la structure labyrinthique du Palais, tandis que l’absurdité bureaucratique rappelle Kafka. Cette synthèse singulière crée un univers cauchemardesque où la frontière entre rêve et réalité s’estompe progressivement.
Pour Jean-Christophe Castelli de Vanity Fair, « Le Palais des rêves » constitue « l’une des visions les plus complètes du totalitarisme jamais couchées sur le papier ». Julian Evans, dans The Guardian, affirme que « s’il existe un livre qui mérite d’être interdit dans une dictature, c’est bien celui-ci ». Le Los Angeles Times souligne quant à lui la « géométrie concise » de l’œuvre qui introduit « une tristesse historique et profondément humaine ».
L’artiste iranienne Shirin Neshat aurait manifesté son intérêt pour adapter « Le Palais des rêves » au cinéma. Elle souhaiterait exploiter le parallèle entre l’histoire sombre de l’Albanie communiste et la situation de l’Iran après la révolution islamique.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 224 pages.
3. Avril brisé (1978)
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Résumé
Dans l’Albanie des années 1930, sur les hauteurs brumeuses du Nord où règne encore le code d’honneur médiéval du « Kanun », le jeune Gjorg vient d’accomplir son devoir : venger son frère en tuant son meurtrier. La tradition lui accorde une trêve de trente jours, pendant laquelle il doit verser au prince local le tribut exigé pour chaque mort. Passé ce délai, il deviendra la proie légitime de la famille adverse, nouveau maillon dans l’interminable chaîne des vendettas.
C’est durant cette période que surgit sur le plateau un couple de citadins : Bessian, écrivain subjugué par ces coutumes qu’il idéalise, et sa jeune épouse Diana. Le regard échangé entre cette dernière et Gjorg, l’homme marqué pour la mort, va précipiter leur destin dans une tragédie digne des légendes qu’affectionne tant Bessian.
Autour du livre
Dans les hauts plateaux d’Albanie, où le temps semble figé entre Moyen Âge et modernité, Ismaïl Kadaré tisse la trame d’une sombre histoire intemporelle. L’action se déroule officiellement « entre les deux guerres, sous le règne de Zog », mais cette indication temporelle s’efface rapidement devant l’atmosphère médiévale qui imprègne le récit. Le cadre géographique lui-même reste volontairement flou : le Plateau du Nord, sans autre précision, comme pour mieux souligner l’universalité de cette tragédie.
« Avril brisé » met en scène trois destins qui s’entrecroisent autour du Kanun, code ancestral régissant la vie des montagnards albanais. Ce droit coutumier, loin d’être une invention romanesque, trouve ses racines dans l’histoire réelle de l’Albanie. Datant du XVe siècle, il a perduré sous l’Empire ottoman et s’est maintenu particulièrement chez les catholiques, codifiant jusqu’aux moindres aspects de la vie quotidienne : les relations entre habitants, la propriété, le mariage, et surtout la vendetta.
La notion de bessa (parole donnée) constitue le pilier central du récit. Cette promesse sacrée détermine le rythme même de la narration, scandée par les trente jours de sursis accordés à Gjorg après son meurtre rituel. Le temps se découpe ainsi entre la période « blanche » où il peut circuler librement, et la période « noire » où il devient gibier. Cette structuration temporelle fait écho à l’avril du titre, mois littéralement brisé en deux par l’échéance fatale.
Le roman se construit sur une triple perspective : celle de Gjorg, prisonnier des mécanismes implacables du Kanun, celle de Bessian, l’écrivain qui théorise ces pratiques avec une certaine fascination morbide, et celle de Diana, sa jeune épouse dont la sensibilité s’éveille brutalement à cette réalité archaïque. Cette construction permet à Kadaré d’interroger la tradition sous différents angles, sans jamais tomber dans le jugement simpliste.
Publié en 1978, alors que l’Albanie vivait sous le régime communiste d’Enver Hoxha qui combattait férocement ces pratiques traditionnelles, Kadaré adopte une position surprenante. Au lieu de condamner frontalement le Kanun, il en révèle toute la complexité, notamment à travers le personnage de l’Intendant du sang qui dévoile la dimension économique de ce système : le sang est devenu marchandise et fait l’objet d’une comptabilité minutieuse.
Le traitement des personnages féminins, en particulier à travers Diana, offre une perspective singulière sur cette société patriarcale. Si les femmes sont théoriquement exclues de la vendetta, elles n’en subissent pas moins les conséquences. La fièvre qui s’empare progressivement de Diana, ses vertiges, sa réaction viscérale face à ces morts programmées constituent une forme de résistance charnelle à la froideur mathématique du système.
La réception critique souligne l’habileté avec laquelle Kadaré évite les pièges du romantisme traditionnel associé aux récits de vendetta. Le New York Times salue sa « simplicité magistrale » et son style bardique qui sert parfaitement le récit. The Wall Street Journal va jusqu’à qualifier Kadaré comme « l’un des romanciers les plus convaincants écrivant dans n’importe quelle langue. »
Le livre a connu plusieurs adaptations cinématographiques, dont la plus notable reste « Avril brisé » (Abril Despedaçado) du réalisateur brésilien Walter Salles en 2001. Le film, qui transpose l’action dans le Brésil de 1910, a été nommé aux BAFTA Awards et aux Golden Globes dans la catégorie du meilleur film en langue étrangère.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 215 pages.
4. Le Pont aux trois arches (1978)
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Résumé
En 1377, sur les rives de l’Ouyane en Albanie médiévale, la construction du premier pont en pierre bouleverse l’ordre établi. Le moine Gjon, narrateur et témoin, chronique les événements qui entourent ce chantier hors du commun. Jusqu’alors, la traversée de la rivière se faisait par bacs et radeaux, une activité monopolisée par une puissante compagnie locale.
L’arrivée d’étrangers mystérieux, qui convainquent le seigneur du coin de bâtir un pont moyennant finance, déclenche une série d’incidents inquiétants. Des actes de sabotage entravent la progression des travaux. Une crise d’épilepsie est interprétée comme un message divin. Des rhapsodes ambulants colportent d’étranges ballades. La tension monte jusqu’au meurtre d’un homme, dont le corps est emmuré dans la structure même du pont.
Autour du livre
Rédigé entre 1976 et 1978 dans une Albanie sous régime stalinien, « Le Pont aux trois arches » s’inscrit dans la tradition des légendes balkaniques qui constituent un terreau fertile pour la littérature de cette région. Ismail Kadaré y transpose l’antique légende de Rozafa, attestée dès 1505 dans l’œuvre de l’humaniste Marin Barleti, qui relate l’histoire d’une femme emmurée vivante dans les fondations d’un château pour permettre sa construction. Cette légende, qui trouve des échos dans d’autres pays d’Europe de l’Est mais aussi jusque dans la culture inca, sert ici de trame à une réflexion sur le pouvoir et ses abus.
L’histoire se déroule en 1377, à une époque charnière où l’Empire ottoman étend son influence sur les Balkans. À travers la chronique du moine Gjon, Kadaré dépeint une société en mutation où s’affrontent l’ancien et le nouveau monde. Le personnage de Gjon, inspiré du prêtre Gjon Buzuku qui écrivit le premier livre documenté en albanais en 1555, symbolise la résistance culturelle face à l’envahisseur. Le choix de ce narrateur n’est pas anodin : en pleine période communiste où l’Albanie se proclame État athée, Kadaré ose mettre en scène un religieux comme gardien de la mémoire nationale.
La construction du pont cristallise les tensions entre tradition et modernité. D’un côté, la compagnie « Barques et Radeaux » représente l’ordre ancien ; de l’autre, les mystérieux bâtisseurs incarnent les forces du changement. Cette opposition se double d’un affrontement entre superstitions populaires et rationalité technique. Les sabotages nocturnes attribués aux nymphes des eaux masquent en réalité des intérêts économiques bien terrestres.
La dimension allégorique du récit permet à Kadaré de développer une critique voilée du totalitarisme. Le crime commis pendant la construction du pont, maquillé en sacrifice nécessaire, fait écho aux exactions du régime d’Enver Hoxha. Le pont lui-même devient métaphore : passage entre l’Europe et l’Asie, entre christianisme et islam, entre liberté et oppression. La « paix sinistre » qui règne annonce déjà la longue domination ottomane à venir.
Le procédé narratif adopté par Kadaré s’inspire des anciennes chroniques médiévales. Les chapitres courts, à la manière des feuillets d’un manuscrit, créent un effet de progression temporelle qui renforce l’authenticité du récit. Cette structure fragmentée permet aussi d’entrelacer habilement les différents niveaux de lecture : historique, politique et mythologique.
Les critiques saluent unanimement la puissance évocatrice de ce court roman. Le New York Times le qualifie « d’histoire totalement captivante : étrange, saisissante, sinistre et sage ». La Frankfurter Allgemeine Zeitung y voit « un polar médiéval économique, brillamment écrit et passionnant à lire ». Thomas Kacza note néanmoins des résonances avec « Le Pont sur la Drina » d’Ivo Andric, tout en relevant une certaine « xénophobie » et un « pathos nationaliste ».
Aux éditions SILLAGE ; 176 pages.
5. Le Dossier H. (1981)
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Résumé
Dans l’Albanie des années 1930, deux chercheurs irlandais de New York, Max Roth et Willy Norton, débarquent dans une petite ville du nord du pays avec un objectif ambitieux : résoudre l’énigme entourant la composition de l’Iliade et de l’Odyssée d’Homère. Armés d’un tout nouveau magnétophone, ils comptent enregistrer les derniers rhapsodes, ces poètes-chanteurs ambulants qui perpétuent la tradition millénaire de l’épopée orale.
Mais leur arrivée sème le trouble. Le sous-préfet, persuadé qu’il s’agit d’espions, les fait suivre par son informateur. Sa femme Daisy, elle, s’ennuie dans cette province reculée et rêve d’aventures avec ces étrangers. Les deux Irlandais s’installent à l’Auberge de l’Os de Buffle, carrefour fréquenté par les rhapsodes. Entre leurs enregistrements et leurs découvertes sur les origines albanaises possibles de l’Iliade, ils devront composer avec la méfiance des autorités, les tensions entre Albanais et Serbes, et les superstitions locales.
Autour du livre
Publié en 1981, « Le Dossier H. » d’Ismail Kadaré mêle avec brio le comique et le tragique, la satire politique et la quête littéraire. Dans l’Albanie des années 1930, sous le règne du roi Zog, deux chercheurs irlandais munis d’un magnétophone entreprennent d’étudier les derniers rhapsodes, ces poètes ambulants perpétuant la tradition orale homérique. À travers cette trame narrative qui s’inspire librement de l’expédition réelle menée par Milman Parry et Albert Lord dans les Balkans, Kadaré dresse un portrait saisissant d’une nation duelle, déchirée entre archaïsme et modernité.
Le « H » du titre renvoie à Homère, figure énigmatique autour de laquelle gravite toute l’intrigue. La dualité structure l’ensemble du récit : d’un côté une Albanie éternelle et tragique dans sa dignité, celle des rhapsodes et des montagnes brumeuses ; de l’autre une Albanie bureaucratique et paranoïaque incarnée par les fonctionnaires et leurs espions. Cette opposition se matérialise géographiquement entre la ville de N…, petite bourgade provinciale confite d’ennui, et l’Auberge de l’Os de Buffle aux confins du pays, théâtre des véritables événements.
Le brouillard omniprésent des Cimes maudites sert d’écrin à une transposition subtile du chant XI de l’Odyssée. Comme Ulysse évoquant les morts aux frontières des Enfers, les deux homéristes tentent de faire parler les voix du passé à travers leurs enregistrements. Cette quête prend une dimension initiatique, notamment pour Willy dont la cécité progressive l’apparente au poète aveugle qu’il étudie. Les distorsions temporelles qui affectent l’auberge, les rêves prémonitoires et autres manifestations surnaturelles tissent un réseau de correspondances avec l’univers homérique.
L’épopée elle-même apparaît comme une entité insaisissable que Kadaré métaphorise tour à tour en plante surgissant d’une tombe, en hydre furtive ou en fleuve souterrain. Sa quasi-disparition coïncide symboliquement avec le démembrement de l’Albanie, suggérant une critique voilée du régime communiste d’Enver Hoxha sous lequel le roman fut écrit. Le personnage de Daisy, épouse frustrée du sous-préfet rêvant d’aventures romantiques, incarne une Hélène dégradée dont l’apparition fugitive précipite paradoxalement la renaissance de l’épopée.
La presse réserve globalement un accueil favorable au roman. Le Kirkus Reviews salue la maîtrise avec laquelle Kadaré utilise les croyances populaires albanaises et qualifie « Le Dossier H. » d’un de ses livres les plus singuliers et attachants. Richard Eder du Los Angeles Times compare son humour satirique à celui d’Evelyn Waugh ou Lawrence Durrell. Quelques voix discordantes, notamment Ken Kalfus dans le New York Times, critiquent néanmoins un certain manque de style et une orientation pro-albanaise teintée d’anti-serbisme.
Aux éditions FAYARD ; 216 pages.
6. Le Général de l’armée morte (1963)
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Résumé
Au début des années 1960, un général italien arrive en Albanie avec une mission singulière : retrouver et rapatrier les ossements des soldats de son pays, morts lors de l’invasion fasciste de 1939. Accompagné d’un prêtre qui lui sert d’interprète, il sillonne ce territoire montagneux hostile, muni de listes précises et de descriptions anatomiques permettant d’identifier les corps.
La quête macabre s’étire sur des mois, dans la pluie et la boue. Le général, d’abord gonflé de l’importance de sa tâche, perd peu à peu sa superbe face à l’ampleur du travail et à l’accueil glacial des habitants. Sa recherche obsessionnelle du colonel Z., chef du terrible « Bataillon Bleu », le mène jusqu’à une noce villageoise où une vieille femme lui jette aux pieds un sac d’ossements : ceux du colonel qu’elle avait tué de ses mains après qu’il eut violé sa fille.
Autour du livre
Premier roman d’Ismail Kadaré publié en 1963, « Le Général de l’armée morte » fait immédiatement sensation bien au-delà des frontières de l’Albanie. L’idée germe dans l’esprit de Kadaré sous l’impulsion du poète et éditeur Drago Siliqi. Le jeune écrivain met cinq ans pour peaufiner ce texte qui prend racine dans les souvenirs de l’occupation italienne de l’Albanie, même s’il n’avait que trois ans lors de l’invasion de 1939.
Dans cette Albanie des années 1960 soumise au régime autoritaire d’Enver Hoxha, Kadaré parvient à insuffler une dimension profondément antimilitariste à son récit sans tomber dans le piège du réalisme socialiste alors en vogue. Cette posture lui vaut d’ailleurs les foudres de la critique officielle qui lui reproche de négliger la glorification de la révolution communiste, préférant dépeindre une Albanie pluvieuse et mélancolique plutôt que baignée par le « soleil idéologique » censé réchauffer tous les communistes.
La structure narrative s’articule autour d’une lente métamorphose psychologique : celle d’un général d’abord empli de morgue et convaincu du caractère sacré de sa mission, qui sombre progressivement dans une forme de désillusion au contact de cette terre albanaise inhospitalière. La pluie omniprésente, la boue, les montagnes hostiles constituent plus qu’un simple décor – ils incarnent la résistance même du pays face aux envahisseurs successifs.
L’originalité du dispositif tient notamment à la nature paradoxale de cette « armée morte » que le général reconstitue peu à peu, enfermant les restes dans des sacs de nylon qui deviennent leurs nouveaux uniformes. Cette collecte macabre finit par constituer une forme de régiment spectral dont il s’imagine le commandant, dans un mélange de grotesque et de tragique qui culmine lors d’une scène de beuverie finale avec son homologue allemand.
La confrontation entre les deux cultures irrigue l’ensemble du texte : d’un côté, la morgue de l’ancien occupant qui méprise ce peuple jugé arriéré ; de l’autre, la fierté indomptable des Albanais, leur attachement viscéral à leurs traditions et à leur indépendance. Les chants traditionnels qui ponctuent le récit jouent un rôle crucial, porteurs d’une beauté âpre qui déstabilise le général.
La scène de la noce villageoise constitue l’acmé dramatique du roman, moment cathartique où une vieille femme, dont le mari a été fusillé et la fille violée par le colonel Z., jette aux pieds du général le sac contenant les restes de ce dernier qu’elle a elle-même exécuté vingt ans plus tôt. Cette séquence d’une rare intensité condense toute la charge émotionnelle du livre.
La critique internationale salue unanimement la puissance de ce premier roman. Richard Eder du New York Times souligne la manière dont « Kadaré avance avec ironie et sécheresse dans les ténèbres », tandis que le Boston Globe le qualifie de « puissant et poignant roman albanais ». Alan Brownjohn du Times Literary Supplement vante « un roman profondément émouvant, empli de détails poignants ». La reconnaissance ultime intervient en 1999 lorsque « Le Général de l’armée morte » est classé à la 81e place des cent livres du siècle par Le Monde et la Fnac.
Le roman connaît plusieurs adaptations cinématographiques : en 1983 par l’Italien Luciano Tovoli avec Michel Piccoli et Marcello Mastroianni, en 1989 par l’Albanais Dhimitër Anagnosti, et inspire même « La vie et rien d’autre » de Bertrand Tavernier. Il est également régulièrement porté à la scène dans les théâtres albanais et des pays voisins, témoignant de sa résonance durable dans les Balkans.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 285 pages.
7. Qui a ramené Doruntine ? (1980)
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Résumé
Le retour inattendu de Doruntine bouleverse une petite ville d’Albanie médiévale. Mariée depuis trois ans à un noble de Bohême, la jeune femme affirme avoir traversé le continent à cheval avec son frère Constantin. Or, Constantin et ses huit frères sont morts de la peste deux ans plus tôt. Le capitaine Stres enquête sur cette énigme qui menace l’équilibre fragile entre les églises catholique et orthodoxe. La légende de Constantin, sorti de sa tombe pour honorer la « bessa » – une promesse sacrée faite à sa mère – commence à se répandre, tandis que Doruntine et sa mère succombent mystérieusement peu après leurs retrouvailles.
Autour du livre
Au cœur d’une Albanie médiévale où s’affrontent les églises orthodoxe et catholique, Ismaïl Kadaré s’empare d’une légende populaire pour en faire une réflexion sur le pouvoir des traditions et la résistance aux autoritarismes. Le mystère du retour de Doruntine sert de prétexte à une méditation sur la « bessa », cette promesse sacrée qui transcende même la mort dans la culture albanaise.
La dimension surnaturelle du récit se mêle à une intrigue quasi policière portée par le capitaine Stres. Ce dernier mène son enquête sous la pression des autorités religieuses, qui redoutent qu’une seconde résurrection après celle du Christ ne vienne perturber l’ordre établi. Le texte jongle ainsi entre rationalité et légende, entre explication logique et mystère insondable.
La construction narrative multiplie les hypothèses et les fausses pistes : liaison incestueuse, amant secret, imposteur maltais… Chaque nouvelle théorie éclaire différemment les événements tout en épaississant le mystère. Cette progression labyrinthique permet à Kadaré de dresser le portrait d’une société albanaise tiraillée entre ses racines traditionnelles et les pressions modernisatrices des pouvoirs politiques et religieux.
L’atmosphère médiévale, chargée de brumes et de superstitions, sert magnifiquement le propos. Les descriptions des paysages enneigés et des villages reculés créent un décor propice à l’irruption du surnaturel dans le quotidien. La narration oscille constamment entre le conte fantastique et l’enquête rationnelle, maintenant une tension qui ne se relâche qu’à la toute fin.
Le Chicago Tribune loue « un maître conteur » qui sait créer « une atmosphère d’antan pour une histoire essentiellement intemporelle ». Alain Bosquet parle d’un « chef-d’œuvre » qui constitue « un nouveau mode littéraire envoûtant, avec son suspense, sa vigilance, ses suggestions, sa saveur intensément locale ».
« Qui a ramené Doruntine ? » a connu une adaptation cinématographique en 1989 sous la direction de Llazi Sërbo. Traduit dans plus de treize langues, il compte parmi les romans les plus diffusés d’Ismaïl Kadaré à travers le monde.
Aux éditions ZULMA ; 192 pages.
8. Chronique de la ville de pierre (1971)
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Résumé
Dans les années 1940, la ville de Gjirokastër en Albanie vit au rythme des occupations successives : Italiens, Grecs, puis Allemands prennent tour à tour possession des lieux. Vue à travers les yeux d’un jeune garçon, cette cité de pierre aux ruelles tortueuses devient le théâtre d’une guerre dont le sens échappe à ses habitants. Les drapeaux changent, les proclamations se succèdent, et certains, comme Gjergj Pula, adaptent leur nom au gré des occupants : Giorgio pour les Italiens, Yiorgos pour les Grecs.
Entre deux bombardements, l’enfant narrateur observe ce monde en mutation depuis la grande maison familiale, où les femmes du quartier se rassemblent pour partager leurs craintes. La mère Pino ponctue chaque commérage d’un « C’est la fin de tout », tandis que les vieilles dames prédisent l’avenir et perpétuent les histoires de sorcellerie. Dans ce décor où même les objets semblent doués de conscience, le petit garçon découvre la lecture et s’émerveille devant les mots de Shakespeare.
Autour du livre
La singularité de « Chronique de la ville de pierre » réside dans son point de vue narratif : celui d’un jeune garçon qui observe avec candeur la ville albanaise de Gjirokastër pendant la Seconde Guerre mondiale. Cette perspective enfantine permet à Ismail Kadaré de transfigurer la réalité brutale de l’occupation en une succession de tableaux où l’horreur côtoie l’émerveillement. Le narrateur, dont l’âge n’est jamais précisé mais qui semble avoir entre 6 et 10 ans, transforme ainsi la ville en un personnage vivant, doté d’une « carapace de pierre » sous laquelle palpite « la chair tendre de la vie ».
L’architecture particulière de Gjirokastër, classée aujourd’hui au patrimoine mondial de l’UNESCO, imprègne chaque page du récit. Les maisons s’agrippent à flanc de montagne dans une géométrie si improbable qu’un ivrogne qui trébuche dans une rue peut atterrir sur le toit d’une maison en contrebas. Cette topographie vertigineuse reflète la confusion politique de l’époque : la ville change de mains à un rythme effréné entre Italiens et Grecs, jusqu’à l’arrivée des Allemands en 1943.
La dimension autobiographique transparaît discrètement : le narrateur, légèrement plus âgé que ne l’était Kadaré pendant la guerre, s’émerveille devant un aérodrome construit par les occupants italiens et découvre la littérature à travers « Macbeth ». Cette découverte littéraire constitue un moment charnière du récit, le jeune garçon s’émerveillant de voir comment « entre deux couvertures cartonnées étaient enfermés des bruits, des portes, des hurlements, des chevaux, des hommes ».
Kadaré juxtapose ainsi la naïveté enfantine et la brutalité de la guerre. Le narrateur peut s’extasier devant les avions tout en étant témoin d’exécutions sommaires. Cette dualité se retrouve dans la structure même du livre, où le récit principal alterne avec des fragments d’une chronique officielle de la ville, créant un contrepoint entre la vision poétique de l’enfant et la sécheresse administrative des occupants.
« Chronique de la ville de pierre », publié en 1971 sous la dictature d’Enver Hoxha, joue subtilement avec les contraintes de la censure. Hoxha, natif de Gjirokastër comme Kadaré, apparaît brièvement dans le récit, mentionné par un commandant italien comme un « dangereux communiste ». Cette référence, apparemment flatteuse, masque une critique plus profonde : le livre s’achève avant la victoire communiste, refusant ainsi de célébrer le triomphe du régime.
Le New York Times Book Review salue « Un triomphe… Une conjonction envoûtante de réalisme et de fantaisie ». John Updike, dans The New Yorker, loue « un roman enchanteur, sophistiqué et accompli dans sa prose poétique et sa dextérité narrative ». Karl-Markus Gauß, de la Wiener Presse, le considère comme l’une des plus belles œuvres de la littérature européenne contemporaine.
Aux éditions FOLIO ; 315 pages.