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Bertolt Brecht en 8 pièces de théâtre – Notre sélection

Bertolt Brecht en 8 pièces de théâtre – Notre sélection

Bertolt Brecht naît en 1898 à Augsbourg dans une famille bourgeoise. Il commence à écrire très tôt. En 1918, il est mobilisé comme infirmier pendant la Première Guerre mondiale, une expérience qui le marque durablement. Il écrit sa première pièce, « Baal », la même année, dans un style libertaire qu’il abandonnera par la suite.

Sa carrière théâtrale prend son envol à Berlin où il collabore avec le Deutsches Theater. En 1928, « L’Opéra de quat’sous » lui apporte une renommée internationale. Acquis au marxisme depuis la fin des années 1920, Brecht doit fuir l’Allemagne en 1933 lors de l’arrivée des nazis au pouvoir. Ses œuvres sont alors interdites et brûlées.

Commence une longue période d’exil qui le mène au Danemark, en Suède, en Finlande, puis aux États-Unis. C’est durant cette période qu’il écrit certaines de ses pièces majeures comme « Mère Courage et ses enfants » (1938) et « La Vie de Galilée » (1938). En 1947, pendant l’ère du maccarthysme, il témoigne devant la Commission des activités anti-américaines avant de quitter précipitamment les États-Unis.

En 1949, Brecht s’installe à Berlin-Est où il fonde avec son épouse Helene Weigel le Berliner Ensemble. Malgré des relations difficiles avec les autorités de la RDA, qui critiquent son esthétique théâtrale jugée trop formaliste, il poursuit son travail de création et de théorisation du théâtre épique. Les événements du 17 juin 1953, lors desquels les ouvriers est-allemands manifestent contre le régime, le placent dans une position délicate entre soutien au parti et critique du gouvernement.

Brecht meurt d’un infarctus le 14 août 1956 à Berlin-Est, laissant derrière lui une œuvre monumentale qui révolutionne le théâtre du XXe siècle par sa théorie de la distanciation et sa volonté de pousser le spectateur à la réflexion critique.

Voici notre sélection de ses pièces de théâtre majeures.


1. L’Opéra de quat’sous (1928)

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Résumé

« L’Opéra de quat’sous » se déroule dans le Londres victorien, plus précisément dans le quartier mal famé de Soho. Jonathan Jeremiah Peachum dirige une entreprise singulière : « L’ami du mendiant », qui recrute, forme et contrôle tous les mendiants de la ville, moyennant 50 % de leurs gains. Sa tranquillité vole en éclats lorsqu’il découvre que sa fille Polly s’est éprise de Macheath, dit « Mackie-le-Surineur », un dangereux criminel à la tête d’un gang redouté.

Le conflit éclate le jour où Polly épouse secrètement Macheath. Furieux, Peachum décide d’éliminer son nouveau gendre en le dénonçant à la police. Mais l’affaire se complique : le chef de la police, Tiger Brown, s’avère être un ancien compagnon d’armes et ami fidèle de Macheath. Peachum parvient malgré tout à faire arrêter Macheath grâce à la trahison de Jenny, une prostituée. Emprisonné et condamné à la pendaison, Macheath tente désespérément de réunir une somme suffisante pour soudoyer ses geôliers. L’heure de l’exécution approche et la corde se resserre autour de son cou…

Autour de la pièce

« L’Opéra de quat’sous » naît en 1928 d’une adaptation contemporaine de « The Beggar’s Opera » (1728) de John Gay. Elisabeth Hauptmann traduit d’abord le texte anglais, puis Bertolt Brecht le remanie considérablement avec la collaboration musicale de Kurt Weill. La comédie musicale est créée le 31 août 1928 au Theater am Schiffbauerdamm de Berlin. Sa gestation connaît de nombreux rebondissements : Harald Paulsen, interprète de Macheath, exige à la dernière minute une introduction musicale pour son personnage, ce qui donne naissance à la célèbre « Complainte de Mackie » (Die Moritat von Mackie Messer). Les répétitions s’avèrent chaotiques : Carola Neher, initialement prévue pour le rôle de Polly, doit quitter la production après le décès de son mari, tandis que le metteur en scène Erich Engel abandonne le projet peu avant la première, contraignant Brecht à prendre lui-même les rênes de la mise en scène.

Œuvre emblématique du « théâtre épique » brechtien, « L’Opéra de quat’sous » constitue une critique mordante du capitalisme, représenté sous les traits d’un monde criminel. Brecht renverse brillamment les codes bourgeois en faisant des hors-la-loi ses protagonistes et en établissant des parallèles évidents entre le crime organisé et le monde des affaires. Cette dimension politique se manifeste dans la structure même de l’œuvre, qui alterne prose et musique, brisant constamment l’illusion théâtrale par l’usage de pancartes, de projections et d’adresses directes au public, ce fameux « effet de distanciation » (Verfremdungseffekt) théorisé par Brecht pour empêcher l’identification émotionnelle au profit d’une réflexion critique.

Kurt Weill compose une musique révolutionnaire qui mêle influences jazz, tango, musique de cabaret et parodie d’opéra traditionnel. Rompant avec la musique savante, il crée un langage musical accessible mais sophistiqué, interprétable par des comédiens-chanteurs plutôt que par des chanteurs lyriques. L’orchestration ingénieuse nécessite seulement sept musiciens jouant alternativement 25 instruments, selon la pratique courante des orchestres de salon de l’époque. Parmi les 22 morceaux, plusieurs sont devenus des classiques, notamment « La Complainte de Mackie Messer » (popularisée plus tard sous le titre « Mack the Knife »), « Jenny-des-Corsaires » et « Le Chant des canons », adapté d’un poème de Rudyard Kipling.

Contre toute attente, « L’Opéra de quat’sous » connaît un triomphe immédiat et durable. Initialement accueilli froidement lors de sa première, le spectacle conquiert finalement le public berlinois dès le « Chant des canons », provoquant des applaudissements si nourris que le morceau doit être bissé. Le succès se propage rapidement : dès janvier 1929, l’œuvre est jouée dans 19 théâtres allemands et dans plusieurs capitales européennes. En cinq ans, elle est traduite en 18 langues et représentée plus de 10 000 fois en Europe.

Si le public l’adopte avec enthousiasme, certains intellectuels s’interrogent sur la portée réelle de son message révolutionnaire. Hannah Arendt affirme en 1951 que « L’Opéra de quat’sous » a produit « le contraire exact de ce que Brecht voulait » : au lieu de dénoncer l’hypocrisie bourgeoise, elle aurait « encouragé chacun à laisser tomber le masque inconfortable de l’hypocrisie et à adopter ouvertement les critères de la populace ». Plus radical encore, le journal soviétique Izvestia évoque un « hommage au mauvais goût petit-bourgeois ». Ces critiques n’empêchent pas « L’Opéra de quat’sous » de s’imposer comme l’une des œuvres théâtrales les plus importantes du XXe siècle, qui inspirera notamment le compositeur brésilien Chico Buarque pour son « Ópera do Malandro » dans les années 1970.

Dès 1931, Georg Wilhelm Pabst réalise deux versions cinématographiques, l’une en allemand, l’autre en français, avec notamment Lotte Lenya (Jenny dans la version originale), Albert Préjean et Antonin Artaud. Cette adaptation provoque un conflit juridique retentissant avec Brecht, qui accuse la production de dénaturer la dimension politique de son œuvre. Ce différend, connu sous le nom de « Dreigroschenprozess » (le procès des trois sous), inspire à Brecht un essai théorique sur les rapports entre art et industrie culturelle. D’autres adaptations suivront, notamment celle de Wolfgang Staudte en 1963 avec Curd Jürgens et Hildegard Knef, ou encore « Mack the Knife » de Menahem Golan en 1990. Ainsi que plusieurs adaptations radiophoniques, dont deux enregistrements historiques datant de 1930 et une production ambitieuse du HR, SR, SWF et WDR en 1968, réunissant de nombreuses stars allemandes pour une durée totale de 143 minutes.

Aux éditions L’ARCHE ; 118 pages.


2. Grand-peur et misère du IIIe Reich (1938)

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Résumé

« Grand-peur et misère du IIIe Reich » présente l’Allemagne sous Hitler à travers vingt-quatre saynètes indépendantes qui dressent un tableau du quotidien sous la dictature nazie. De l’avènement d’Hitler aux prémices de la guerre, Brecht montre comment le régime totalitaire s’infiltre dans tous les milieux sociaux.

Dans « Le Mouchard », un couple terrorisé craint que leur propre enfant ne les dénonce à la Gestapo pour quelques paroles critiques envers le régime. « La Femme juive » met en scène une épouse qui se résout à quitter son mari pour ne pas compromettre sa carrière. « La Recherche du droit » dépeint un juge incapable de rendre justice tant il redoute de déplaire au pouvoir. « L’Heure de l’ouvrier » expose la propagande forcée dans une usine. Ces tranches de vie montrent comment la peur, la délation et la méfiance contaminent peu à peu les rapports humains les plus intimes.

Autour de la pièce

C’est entre 1935 et 1938, en exil au Danemark, que Brecht compose « Grand-peur et misère du IIIe Reich » avec la collaboration de Margarete Steffin. Dès 1934, ils entament un minutieux travail de documentation en collectant méthodiquement témoignages de réfugiés, articles de presse allemande et étrangère, récits de témoins oculaires. Comme le note Brecht lui-même dans une correspondance avec Piscator, il cherche à créer un style évoquant « les esquisses de Goya sur la guerre civile » ou les œuvres satiriques de Brueghel l’Ancien. Initialement intitulée « La Peur », puis envisagée sous le nom « Allemagne, un conte d’horreur » en référence à Heinrich Heine (« Allemagne, un conte d’hiver »), la pièce prend finalement son titre définitif en écho à Balzac et son « Splendeurs et misères des courtisanes ».

Loin de se limiter à une simple dénonciation, Brecht transforme ces vingt-quatre tableaux en véritable « catalogue gestuel » de la dictature. « C’est une collection de gestes : ceux du silence contraint, du regard par-dessus l’épaule, de la peur constante », explique-t-il dans son journal de travail en août 1938, répondant aux critiques de Georg Lukács qui n’y voyait qu’un témoignage réaliste. Cette approche marque l’application concrète de sa théorie du théâtre épique, où la distanciation (Verfremdungseffekt) permet au spectateur de maintenir un regard critique sur la représentation. Chaque scène fonctionne comme une entité autonome, sans personnages récurrents, technique qui souligne l’omniprésence du régime dans toutes les sphères sociales.

Si la pièce décrit spécifiquement la société allemande sous Hitler, elle transcende néanmoins son cadre historique pour questionner les mécanismes universels d’oppression. En montrant comment la terreur s’insinue dans les relations les plus intimes – jusqu’à faire craindre à des parents la dénonciation par leur propre enfant dans « Le Mouchard » – Brecht révèle la stratégie de fragmentation sociale et d’atomisation des individus propre aux régimes totalitaires. Plus subtilement, il évoque également les « espaces de résistance » minuscules qui subsistent même dans les situations les plus désespérées, comme ces prisonniers qui, malgré les coups, continuent à chanter « L’Internationale » ou ces physiciens qui discutent secrètement des théories d’Einstein.

Lors de sa première représentation partielle à Paris en mai 1938, huit scènes seulement sont jouées sous le titre « 99 % », mais suffisent à provoquer l’enthousiasme du public qui « applaudit déjà avec ferveur à la fin de chaque scène ». Georg Lukács salue l’émergence d’un « nouveau réalisme brechtien ». Walter Benjamin, critique de « Neue Weltbühne », loue particulièrement la performance d’Helene Weigel dans « La Femme juive » qui confirme « l’autorité de l’école brechtienne d’art dramatique ».

La puissance dénonciatrice de « Grand-peur et misère du IIIe Reich » lui a valu autant d’adaptations internationales que de censures. En 1942, Vsevolod Poudovkine en tire un film soviétique intitulé « Les meurtriers sont en chemin ». En Turquie, elle est interdite par les autorités militaires en 1972, après seulement cinq représentations. Plus récemment encore, en septembre 2022 à Moscou, une représentation de rue dirigée par Vsevolod Lisovsky est brutalement interrompue par la police, entraînant l’arrestation du metteur en scène, des acteurs et même des spectateurs.

Aux éditions L’ARCHE ; 182 pages.


3. Mère Courage et ses enfants (1939)

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Résumé

La pièce se déroule pendant la guerre de Trente Ans (1624-1636) et suit Anna Fierling, surnommée Mère Courage, une cantinière qui tire sa subsistance du conflit. Avec sa carriole ambulante, elle sillonne les champs de bataille européens, accompagnée de ses trois enfants : Eilif (l’aîné courageux), Schweizerkas (le cadet honnête) et Kattrin (sa fille muette).

L’histoire commence quand un recruteur enrôle Eilif dans l’armée suédoise malgré les protestations de sa mère. Mère Courage poursuit alors son commerce, vendant indifféremment ses marchandises aux troupes protestantes ou catholiques selon les opportunités. Schweizerkas devient trésorier militaire tandis que Kattrin, défigurée par la violence de la guerre, reste auprès de sa mère. Un aumônier et un cuisinier se joignent temporairement à elles au cours de leur périple à travers la Pologne et l’Allemagne.

Le drame réside dans la contradiction qui habite Mère Courage : la guerre qui nourrit son commerce menace simultanément la vie de ses enfants. Chaque fois que ses intérêts commerciaux entrent en conflit avec la sécurité de sa famille, elle se trouve face à un dilemme impossible. Lorsque Schweizerkas est capturé par l’ennemi, elle marchande trop longtemps le prix de sa libération, ce qui entraîne son exécution. Pourtant, elle persiste à affirmer : « Je ne laisserai personne me dire du mal de la guerre. Elle nourrit mieux ses enfants. »

La pièce se structure en douze tableaux qui illustrent l’obstination aveugle de Mère Courage à poursuivre son commerce alors même que la guerre décime sa famille. Sa carriole, qui se dégrade progressivement, symbolise sa déchéance dans un monde où la survie économique prime sur toute considération humaine.

Autour de la pièce

Brecht rédige « Mère Courage et ses enfants » en 1939, alors qu’il se trouve en exil en Scandinavie. Cette pièce surgit comme une réaction directe à l’invasion de la Pologne par Hitler, acte qui marque le début de la Seconde Guerre mondiale. L’écrivain allemand la compose en seulement cinq semaines dans un état d’urgence créative que les critiques nomment « white heat » (fièvre blanche). La dramaturge Margarete Steffin, compagne de Brecht à cette époque, apporte une contribution significative à l’écriture. Le personnage principal tire son nom d’un récit picaresque du XVIIe siècle, « Trutz Simplex oder Lebensbeschreibung der Ertzbetrügerin und Landstörtzerin Courasche » de Grimmelshausen, qui raconte également les péripéties d’une femme durant la guerre de Trente Ans, bien que l’intrigue développée par Brecht diffère considérablement de cette source.

La dénonciation du capitalisme constitue l’un des axes fondamentaux. Brecht établit une équivalence sans équivoque entre la guerre et le commerce : « La guerre n’est rien d’autre que du commerce », affirme Mère Courage. Cette vision marxiste présente le conflit comme une extension naturelle du système économique, où les puissants tirent profit de la misère des masses. Kenneth Fowler, spécialiste de l’œuvre brechtienne, note que Mère Courage incarne cette contradiction fondamentale : « elle représente à la fois la dimension nourricière, maternelle, créative et la dimension commerciale, inhumaine et destructrice de la guerre. » Le personnage se situe à l’intersection des oppresseurs et des opprimés ; il symbolise les contradictions inhérentes au système capitaliste selon la vision de Brecht.

« Mère Courage et ses enfants » constitue l’une des illustrations les plus abouties du « théâtre épique » théorisé par Brecht. Contrairement au théâtre aristotélicien qui vise la catharsis par l’identification émotionnelle, Brecht cherche à provoquer une prise de conscience rationnelle chez le spectateur. Pour ce faire, il mobilise des techniques de « distanciation » (Verfremdungseffekt) : les scènes sont annoncées avant d’être jouées par des pancartes ou des « titulariums » qui résument l’action, les chansons interrompent régulièrement la narration, et l’éclairage demeure cru quelle que soit l’heure représentée. Le décor, volontairement minimaliste, ne cherche jamais à créer l’illusion du réel – un seul arbre suggérant une forêt entière. Cette structure non linéaire couvre douze années de guerre en douze tableaux, empêchant toute immersion prolongée dans l’histoire.

La figure de Mère Courage cristallise des tensions irréconciliables. Cette femme d’affaires cynique qui déclare « Je ne laisserai personne me dire du mal de la guerre. Elle tue les faibles, d’accord, mais ceux-là crèvent aussi en temps de paix » présente simultanément un attachement viscéral à ses enfants. Cette dualité provoque des interprétations divergentes. Si Brecht souhaitait que le public condamne son comportement et son aveuglement, nombre de spectateurs ont principalement retenu la dimension tragique d’une mère perdant ses enfants. Les autres personnages incarnent également des contradictions : Eilif, le fils courageux dont la bravoure conduit à sa perte ; Schweizerkas, dont l’honnêteté devient fatale ; et Catherine la muette, seule à agir héroïquement mais incapable de s’exprimer.

Si l’action se déroule durant la guerre de Trente Ans, les références à l’actualité politique des années 1930 transparaissent clairement. Les allusions à l’invasion de la Pologne sont à peine voilées, comme lorsque Mère Courage déclare : « Les Polonais ici en Pologne n’auraient pas dû s’en mêler. C’est vrai, notre roi est entré chez eux avec chevaux, hommes et chariots, mais au lieu que les Polonais maintiennent la paix, ils se sont mêlés de leurs propres affaires et ont attaqué le roi. » Cette satire vise directement la propagande nazie justifiant l’agression de 1939. Brecht conçoit également cette pièce comme un avertissement adressé aux pays scandinaves qui l’accueillent en exil en les mettant en garde contre les dangers de collaborer commercialement avec l’Allemagne nazie : « celui qui veut déjeuner avec le diable doit se munir d’une longue cuillère ».

La première représentation de « Mère Courage et ses enfants » a lieu en 1941 au Schauspielhaus de Zurich, sous la direction de Leopold Lindtberg, avec Therese Giehse dans le rôle-titre. Les critiques contemporains louent principalement la dimension maternelle et tragique du personnage, ce qui contrarie Brecht. Le dramaturge reproche au public de n’avoir pas saisi la dimension politique : « Les spectateurs de Berlin-Est en 1949 n’ont pas vu les crimes de Mère Courage, sa participation, son désir de partager les profits du commerce de guerre ; ils n’ont vu que son échec, ses souffrances. » Cette incompréhension pousse Brecht à rédiger un « modèle » (Couragemodell) avec photos et directives précises pour toute mise en scène future. La pièce devient également un objet de controverse politique : boycottée dans certains théâtres occidentaux pendant la Guerre froide, elle suscite parallèlement des débats houleux en Allemagne de l’Est où certains critiques comme Fritz Erpenbeck lui reprochent de ne pas correspondre aux canons du réalisme socialiste soviétique.

« Mère Courage » connaît de nombreuses adaptations internationales. Helene Weigel, seconde épouse de Brecht, incarne le rôle-titre dans la version berlinoise de 1949 et dans le film réalisé en 1961 par Peter Palitzsch. Elle est interprétée par des actrices prestigieuses comme Simone Signoret, Judi Dench, Diana Rigg et Meryl Streep. En 2006, Tony Kushner en propose une nouvelle traduction pour le Public Theater de New York. Le journal féministe allemand « Courage », publié de 1976 à 1984, tire son nom de cette héroïne controversée, vue comme « une femme autonome… pas une idéaliste naïve mais pas non plus satisfaite du statu quo. » Oskar Eustis, directeur artistique du Public Theater, considère cette pièce comme « la plus grande du XXe siècle et peut-être la plus grande pièce anti-guerre de tous les temps. » Plus récemment, elle inspire la dramaturge Lynn Nottage pour sa pièce « Ruined », récompensée par le Prix Pulitzer, qui transpose l’histoire dans le contexte contemporain du Congo.

Aux éditions L’ARCHE ; 86 pages.


4. La Vie de Galilée (1939)

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Résumé

En 1609, à Padoue, Galileo Galilei, un professeur de mathématiques de 46 ans, vit modestement avec sa fille Virginia et sa gouvernante Mme Sarti. Endetté et cherchant à améliorer sa situation financière, il s’approprie l’invention néerlandaise du télescope, la perfectionne et la présente aux autorités vénitiennes comme sa propre création.

Ce télescope lui permet de réaliser des observations révolutionnaires : il découvre que la Lune possède des montagnes et des vallées, que Jupiter a ses propres satellites, et constate que ces découvertes confirment le concept héliocentrique de Copernic selon lequel la Terre tourne autour du Soleil. Ces affirmations contredisent directement la vision géocentrique défendue par l’Église catholique, qui place la Terre au centre de l’univers.

En 1616, le Saint-Office condamne l’héliocentrisme et interdit à Galileo de propager ses idées. Il se soumet temporairement, mais reprend ses recherches huit ans plus tard lorsque son ami, le Cardinal Barberini, devient Pape sous le nom d’Urbain VIII. Galileo publie alors ses découvertes en italien, langue accessible au peuple, plutôt qu’en latin, langue des érudits, ce qui menace davantage l’autorité de l’Église.

Convoqué à Rome par l’Inquisition en 1633, Galileo fait face à un dilemme : maintenir ses convictions scientifiques et risquer le bûcher comme Giordano Bruno avant lui, ou abjurer publiquement ses découvertes pour sauver sa vie. Contre toute attente de ses disciples, il choisit de se rétracter, mais continue secrètement ses recherches sous surveillance ecclésiastique. Son manuscrit des « Discorsi », compilation de ses découvertes scientifiques, sera finalement passé en contrebande hors d’Italie par son élève Andrea, assurant ainsi la survie de son travail malgré sa capitulation apparente.

Autour de la pièce

Bertolt Brecht entame l’écriture de « La Vie de Galilée » pendant son exil au Danemark en 1938-1939, alors qu’il a fui le régime nazi. Contrairement à ce qu’il affirma plus tard, cette pièce n’est pas inspirée par la découverte de la scission de l’atome d’uranium par Otto Hahn, événement survenu en décembre 1938, alors que Brecht acheva son manuscrit le 23 novembre de la même année. Son intérêt pour Galilée remonte en réalité au moins à 1933, lorsqu’il travaillait avec d’autres écrivains socialistes comme Feuchtwanger et Heinrich Mann sur un projet de mise en scène des grands procès de l’histoire.

Cette œuvre dramatique existe en trois versions principales : la « version danoise » (1938-1939), la « version américaine » (1945-1947) écrite en collaboration avec l’acteur Charles Laughton pendant l’exil américain de Brecht, et la « version berlinoise » (1955-1956). Entre la première version et les versions ultérieures, la démarche de Brecht évolue considérablement. Alors que la première version présentait Galilée comme un héros parvenant à diffuser la vérité malgré la censure, les bombardements d’Hiroshima et Nagasaki conduisent Brecht à transformer son personnage en figure plus controversée, symbole de la responsabilité morale des scientifiques quant aux conséquences de leurs découvertes.

À travers le destin de Galilée, Brecht questionne le conflit entre science et pouvoir théocratique. Le savant, en défendant la théorie héliocentrique contre le dogme ecclésiastique, menace non seulement l’autorité intellectuelle de l’Église mais également son emprise sur l’ordre social établi. Cette remise en question des hiérarchies établies constitue le véritable danger perçu par les autorités. La pièce interroge également la responsabilité éthique du scientifique. Dans sa dernière version, Galilée regrette amèrement sa capitulation face à l’Inquisition : « Si j’avais résisté, les physiciens auraient pu développer quelque chose comme le serment d’Hippocrate des médecins, la promesse d’utiliser leur science uniquement pour le bien de l’humanité ! » Cette réflexion, ajoutée après les événements traumatiques de 1945, résonne comme un avertissement sur le potentiel dévastateur de la science lorsqu’elle n’est pas encadrée par des considérations éthiques.

Le critique Marcel Reich-Ranicki a établi un parallèle entre les procès staliniens et celui de Galilée en suggérant que certaines déclarations du protagoniste s’inspirent directement des aveux forcés de Boukharine lors des procès de Moscou.

« La Vie de Galilée » a connu de nombreuses mises en scène prestigieuses, notamment à la Comédie-Française en 1990 sous la direction d’Antoine Vitez (sa dernière réalisation) et en 2019 par Éric Ruf. La pièce a également fait l’objet d’une adaptation cinématographique en 1975 par le réalisateur Joseph Losey, avec Chaim Topol dans le rôle-titre.

Aux éditions L’ARCHE ; 139 pages.


5. La bonne âme du Se-Tchouan (1940)

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Résumé

Dans la Chine des années 1930, trois dieux arrivent dans la province du Se-Tchouan à la recherche d’une bonne âme. Après plusieurs refus, seule Shen Té, une jeune prostituée au grand cœur, accepte de les loger pour la nuit. En récompense, les dieux lui donnent une somme d’argent qui lui permet d’acheter un petit débit de tabac et de commencer une nouvelle vie.

Mais sa bonté naturelle attire rapidement une foule d’opportunistes qui profitent de sa générosité. Pour survivre économiquement, Shen Té crée un alter ego masculin, un prétendu cousin nommé Shui Ta. Lorsque sa situation devient intenable, elle revêt un costume d’homme et se transforme en cet être froid, calculateur et impitoyable qui sait dire non et tenir les profiteurs à distance.

La situation se complique quand Shen Té tombe amoureuse de Yang Sun, un aviateur au chômage qui ne s’intéresse qu’à son argent. Pour lui, elle compromet sa sécurité financière, ce qui l’oblige à faire intervenir son alter ego Shui Ta plus fréquemment. Lorsqu’elle découvre qu’elle est enceinte de Yang Sun, Shen Té, par souci de protéger son enfant à naître, laisse son alter ego Shui Ta prendre le contrôle total de sa vie.

Le prétendu cousin transforme le petit commerce en une prospère fabrique de tabac. Mais l’absence prolongée de Shen Té inquiète les habitants qui finissent par accuser Shui Ta de l’avoir fait disparaître, voire assassinée…

Autour de la pièce

« La bonne âme du Se-Tchouan » naît dans un contexte historique troublé : commencée en 1938 au Danemark, achevée en 1940 en Suède avec l’aide de Margarete Steffin, elle s’inscrit dans la période d’exil de Brecht. Contraint de quitter l’Allemagne dès 1933 lors de l’arrivée d’Hitler au pouvoir puis déchu de sa nationalité en 1935, le dramaturge trouve refuge en Scandinavie où il poursuit son travail d’écriture.

Brecht rompt avec les conventions théâtrales traditionnelles en privilégiant ce qu’il nomme le « théâtre épique ». La structure de « La bonne âme du Se-Tchouan » illustre cette approche novatrice : dix tableaux principaux s’entrecoupent de sept interludes, brisant délibérément la règle classique des trois unités. Le dramaturge utilise systématiquement la distanciation (Verfremdungseffekt), technique par laquelle certains personnages s’adressent directement aux spectateurs pour commenter l’action, de manière à créer une rupture de l’illusion théâtrale. Cette méthode vise à provoquer chez le public une réflexion critique plutôt qu’une identification émotionnelle aux personnages.

Si l’action se déroule en Chine, dans la province du Sichuan (Se-Tchouan), Brecht précise lui-même que ce cadre constitue une parabole : « La province du Se-Tchouan représentait tous les lieux où des hommes exploitaient d’autres hommes. » Par ce déplacement géographique, il construit une critique acerbe du capitalisme en démontrant comment un système économique fondé sur le profit transforme les rapports sociaux. Le dédoublement du personnage principal cristallise cette impossibilité de concilier bonté et survie économique, illustration de la maxime brechtienne : « Beaux messieurs, la bouffe vient d’abord, la morale ensuite ».

Loin de se contenter d’une critique individuelle, Brecht suggère que la transformation morale doit s’opérer collectivement. Comme l’analyse Bernard Dort, la pièce met en lumière « l’inadéquation d’agir en changeant l’homme à titre individuel » et « la nécessité de changer le monde dans son ensemble ». La figure des dieux, impuissants et déconnectés de la réalité terrestre, véhicule également une critique de la religion et de l’intervention bourgeoise qui prétend soulager momentanément la misère sans s’attaquer à ses causes structurelles.

Malgré les circonstances difficiles de sa création, « La bonne âme du Se-Tchouan » connaît un rayonnement international suite à sa première représentation à Zurich en 1943, en pleine Seconde Guerre mondiale. La pièce marque durablement le paysage théâtral français avec la mise en scène emblématique de Roger Planchon au Théâtre de la Cité de Villeurbanne en 1958. Suivra notamment une version proposée par Bernard Sobel en 1990, avec Sandrine Bonnaire dans le rôle principal.

« La bonne âme du Se-Tchouan » a fait l’objet de plusieurs adaptations audiovisuelles, notamment un téléfilm allemand réalisé par Fritz Umgelter en 1966 (« Der gute Mensch von Sezuan ») avec Nicole Heesters dans le rôle de Shen Té, et une version catalane par Josep Montanyès en 1989 (« La bona persona del Sezuan »). Plus récemment, le Théâtre du Nouveau Monde à Montréal a présenté en 2017 une adaptation musicale sous la direction de Lorraine Pintal, avec une musique originale de Philippe Brault, tandis qu’une nouvelle mise en scène par Philippe Brunet-Guezennec a vu le jour au Théâtre du Nord-Ouest en 2024, mobilisant une distribution de dix-neuf comédiens.

Aux éditions L’ARCHE ; 139 pages.


6. Maître Puntila et son valet Matti (1940)

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Résumé

Dans la Finlande rurale des années 1940, Puntila, un riche propriétaire terrien, est atteint d’une étrange dualité comportementale. Lorsqu’il est ivre, ce qui est fréquent, il se montre soudain généreux, cordial et humaniste, considérant ses employés comme ses égaux. Mais sitôt revenu à la sobriété, il se transforme en patron cruel, calculateur et méprisant.

Son chauffeur Matti endure stoïquement ces sautes d’humeur. L’intrigue principale s’articule autour du mariage d’Eva, la fille de Puntila. Pour des raisons de prestige social, le père veut la marier à un attaché diplomatique endetté, alliance que la jeune femme rejette catégoriquement.

Lors de la fête de fiançailles, Puntila, d’abord sobre et résigné, commence à boire. Plus il s’enivre, plus il prend conscience que l’attaché n’est pas digne de sa fille. Dans un élan d’ivresse, il chasse violemment le prétendant et décide que Matti, son chauffeur, serait un bien meilleur gendre. Matti, conscient de l’absurdité de la proposition, soumet alors Eva à un « examen » pour prouver qu’elle ne pourrait jamais s’adapter à la vie d’une épouse d’ouvrier – elle échoue à toutes les épreuves pratiques, de la lessive à la cuisine.

Au petit matin, Puntila, redevenu sobre, tente de réparer les dégâts causés la veille. Il jure d’arrêter de boire et fait rassembler tout l’alcool du domaine pour le détruire publiquement. Il recommence finalement à boire avant de briser les bouteilles, et promet alors à Matti, dans un nouvel accès de générosité alcoolisée, une partie de ses terres…

Autour de la pièce

Cette pièce est née en 1940 lors de l’exil finlandais de Brecht, alors qu’il fuit le régime nazi. Le dramaturge allemand s’inspire des récits de son hôtesse, l’écrivaine finno-estonienne Hella Wuolijoki, qui lui propose de participer à un concours de « meilleure pièce populaire ». Wuolijoki avait initialement conçu une comédie divertissante centrée sur un ivrogne transformé par la sobriété. Brecht réoriente l’intrigue pour en faire une critique sociale mordante en remplaçant les « conversations psychologiques » par une représentation scénique du conflit de classes.

Le génie de Brecht réside dans sa manière d’utiliser l’alcoolisme de Puntila non comme un ressort comique facile, mais comme une puissante métaphore politique. La dualité du protagoniste montre que même sa « bonté » d’ivrogne reste une forme de domination paternaliste, peut-être plus insidieuse encore que sa cruauté sobre. Brecht montre qu’un visage amical et humain « ne change rien, absolument rien, à la réalité de l’oppression et de l’exploitation ».

Le personnage de Matti constitue l’élément le plus subversif de l’œuvre. Contrairement au valet traditionnel des comédies classiques, il ne cherche pas à s’élever socialement ni à profiter des faiblesses de son maître. Son refus final de poursuivre sa collaboration avec Puntila est une forme de prise de conscience politique : la fraternisation entre classes sociales est impossible dans une société capitaliste.

La structure même de la pièce, avec ses douze actes clairement délimités, incarne les principes du « théâtre épique » brechtien. Le dramaturge refuse l’identification émotionnelle du spectateur aux personnages et préfère susciter une réflexion critique. Pour renforcer cet effet de distanciation, lors de la production berlinoise de 1949, Brecht introduit des masques pour Puntila et les personnages bourgeois, et inclut une « Chanson de Puntila » entre les scènes. Ces choix esthétiques visent à empêcher le public de sympathiser avec Puntila malgré son côté comique.

La première représentation a lieu au Schauspielhaus de Zurich en 1948, sous la direction conjointe de Brecht et Kurt Hirschfeld. « Maître Puntila et son valet Matti » a ensuite connu de nombreuses adaptations cinématographiques, notamment celle du réalisateur Alberto Cavalcanti en 1960, ainsi qu’une version télévisuelle allemande réalisée par Rolf Hädrich en 1966. En 1979, une coproduction suédo-finlandaise intitulée « Herra Puntila ja hänen renkinsä Matti » l’a également porté à l’écran. En 1966, le compositeur Paul Dessau, collaborateur régulier de Brecht, l’a transformé en opéra sous le titre « Puntila », dont la première s’est tenue à l’Opéra d’État de Berlin le 15 novembre 1966.

Aux éditions L’ARCHE ; 97 pages.


7. La Résistible Ascension d’Arturo Ui (1941)

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Résumé

Dans le Chicago de la Prohibition, la situation économique est difficile, notamment pour le commerce de choux-fleurs. Arturo Ui, un gangster ambitieux, propose au trust des choux-fleurs de relancer les affaires par la force, mais essuie un refus. Le trust préfère solliciter un prêt municipal par l’entremise du politicien Hindsborough. Lorsque celui-ci refuse, Butcher et Flake, deux membres du trust, élaborent un plan pour l’acheter en lui offrant à bas prix une compagnie maritime. Hindsborough finit par céder le prêt municipal, que les membres du trust détournent.

Ui découvre alors le scandale et fait chanter Hindsborough pour gagner sa protection. Parallèlement, il élimine tous les témoins gênants, prend des leçons d’éloquence auprès d’un acteur shakespearien et impose progressivement un racket aux marchands de légumes par l’intimidation. Après avoir éliminé son lieutenant Roma, devenu encombrant, Ui étend son influence vers la ville voisine de Cicero. Malgré la résistance d’Ignace Dollfoot, figure de la résistance cicéroise, Ui parvient à s’imposer par la violence et la manipulation. Comment arrêter un tel personnage dont l’ascension semble désormais inéluctable ?

Autour de la pièce

Bertolt Brecht rédige cette pièce en 1941 durant son exil en Finlande, en seulement trois semaines, alors qu’il attend un visa pour les États-Unis. Le dramaturge allemand conçoit initialement cette « farce historique » pour la scène américaine, avec l’intention d’expliquer aux citoyens d’outre-Atlantique les mécanismes qui ont permis l’ascension d’Hitler. Walter Benjamin rapporte qu’un premier intérêt de Brecht pour le thème d’Ui remonte à 1934, sous forme d’une satire intitulée « Ui », écrite dans le style d’un historien de la Renaissance et relatant l’histoire d’un politicien nommé « Giacomo Ui » à Padoue, œuvre que Brecht n’achèvera jamais.

La pièce constitue une parabole transparente du nazisme, où chaque personnage et situation possède son équivalent historique : Arturo Ui représente Hitler mais emprunte aussi des traits à Al Capone ; Hindsborough évoque le président Hindenburg ; Ernesto Roma symbolise Ernst Röhm, chef des SA ; Gori incarne Hermann Göring ; tandis que Gobbola personnifie le propagandiste Joseph Goebbels. L’incendie de l’entrepôt fait écho à celui du Reichstag, le scandale du prêt pour les quais rappelle celui de l’aide aux provinces orientales, tandis que l’assassinat de Dollfoot renvoie à celui du chancelier autrichien Dollfuss.

Brecht utilise les techniques de son théâtre épique pour créer une distance critique permettant aux spectateurs d’analyser lucidement les mécanismes politiques à l’œuvre. La distanciation opère notamment par le déplacement de l’action vers le milieu des gangsters américains et par l’utilisation d’un langage poétique décalé, mêlant vers et prose. Cette étrangeté linguistique fait écho à la manipulation du langage par les nazis, qui masquaient leurs intentions criminelles derrière des euphémismes comme « Nuit de Cristal » pour la destruction des magasins juifs ou « Solution finale » pour l’extermination.

Dans un écrit de 1948, Brecht répond aux critiques lui reprochant de « rendre ridicules de grands criminels » en affirmant qu’Hitler n’était pas un « grand criminel » mais un « commetteur de grands crimes politiques ». Il souligne l’importance de briser par le rire le respect que continuait d’inspirer Hitler après 1945 à une partie de la population. L’épilogue de la pièce énonce clairement sa dimension préventive : « Le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête immonde », un avertissement rappelant que les conditions qui ont permis l’avènement du fascisme persistent.

La pièce n’est jamais montée du vivant de Brecht malgré ses efforts. Ce n’est que le 10 novembre 1958, deux ans après la mort de Brecht, que « La Résistible Ascension d’Arturo Ui » connaît sa première représentation à Stuttgart, sous la direction de Peter Palitzsch avec Wolfgang Kieling dans le rôle principal. Le Berliner Ensemble la présente quatre mois plus tard dans une mise en scène « de style forain, avec une verve impitoyable et une vulgarité tapageuse ».

De nombreuses personnalités du théâtre ont interprété le rôle d’Arturo Ui au fil des décennies : Ekkehard Schall (qui le joua plus de 500 fois au Berliner Ensemble), Al Pacino, Christopher Plummer, John Turturro, Lenny Henry, Peter Falk, ou encore Jean Vilar lors de la première mise en scène française au Théâtre National Populaire en 1960. La mise en scène d’Heiner Müller avec Martin Wuttke, présentée au Festival d’Avignon en 1996, figure parmi les plus marquantes. La Comédie-Française s’en empare également en 2017 sous la direction de Katharina Thalbach.

Aux éditions L’ARCHE ; 150 pages.


8. Le Cercle de craie caucasien (1945)

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Résumé

Dans le Caucase soviétique, un coup d’État secoue la province de Nukha. Le gouverneur Georgi Abashwili est décapité, victime d’un complot orchestré par le prince Kazbeki. Dans la panique qui s’ensuit, Natella, l’épouse du gouverneur, s’enfuit précipitamment, abandonnant son fils Michel, encore bébé, pour sauver ses précieuses robes.

Groucha, simple servante du palais, prend l’enfant sous sa protection malgré le danger. Les soldats du prince lancent une chasse à l’homme pour retrouver le petit héritier. Groucha s’engage alors dans une périlleuse traversée des montagnes. Durant le voyage, elle sacrifie tout pour l’enfant : sa sécurité, ses économies et même son amour pour Simon, le soldat auquel elle s’était fiancée avant qu’il ne parte à la guerre.

Pour assurer la sécurité de Michel, Groucha se résout à épouser un fermier prétendument mourant. Cette union factice lui permet d’offrir un foyer à l’enfant. Mais quand la guerre prend fin, le « mourant » se relève miraculeusement, et Groucha se retrouve piégée dans ce mariage.

La situation se complique lorsque Natella réapparaît et réclame son fils — non par amour maternel, mais parce qu’il représente la clé pour récupérer l’héritage du gouverneur. L’affaire est portée devant Azdak, un ancien scribe devenu juge par les hasards de la révolution. Cet homme excentrique, connu pour ses jugements favorables aux pauvres, propose une épreuve décisive : le cercle de craie.

L’enfant est placé au centre d’un cercle tracé à la craie, et les deux femmes doivent le tirer vers elles simultanément. Celle qui réussira à l’extraire du cercle sera reconnue comme la véritable mère…

Autour de la pièce

« Le Cercle de craie caucasien » naît sous la plume de Bertolt Brecht pendant son exil américain, entre 1944 et 1945 à Santa Monica. Il s’inspire d’une pièce de théâtre chinoise du XIIIe siècle attribuée à Li Xingdao, « Le Cercle de craie » (Hui lan ji), ainsi que du fameux jugement de Salomon dans la Bible. La genèse du texte serait liée à l’actrice Luise Rainer qui, selon son témoignage, avait suggéré à Brecht d’adapter « Le Cercle de craie » de Klabund (version allemande de 1925).

La pièce s’inscrit dans la tradition du théâtre épique brechtien avec son dispositif de « pièce dans la pièce » et ses nombreux effets de distanciation. Le dramaturge allemand transforme la structure narrative pour servir son message : contrairement à la légende originale où l’enfant revient à sa mère biologique, Brecht renverse le jugement pour affirmer que « ce qui compte n’est pas le droit du sang mais celui du cœur et du travail ». Cette inversion significative illustre l’un des thèmes centraux de sa pensée : la prééminence de la bonté concrète sur les titres et la naissance.

Le prologue situe l’action dans un kolkhoze d’après-guerre où deux communautés s’affrontent pour l’attribution d’une vallée fertile, conflit qui fait écho au dilemme central concernant l’enfant. Cette mise en abyme permet à Brecht d’aborder des questionnements sur la propriété, la légitimité du pouvoir et la justice sociale. Le personnage d’Azdak, juge paradoxal qui favorise systématiquement les humbles contre les puissants, incarne cette justice non conventionnelle que prône l’auteur.

« Le Cercle de craie caucasien » est ainsi une réflexion magistrale sur les rapports entre l’individu et la société, et interroge la notion même de maternité. Brecht y défend l’idée que le véritable lien maternel ne repose pas sur la biologie mais sur l’amour et les actes quotidiens. À travers le parcours de Groucha, il célèbre les vertus de sacrifice et de compassion des gens ordinaires face à l’égoïsme des puissants. Sa maxime finale – « Ce qui est doit appartenir à ceux qui en prennent soin » – résume une philosophie où l’éthique de la responsabilité prime sur les droits abstraits.

La première mondiale eut lieu le 4 mai 1948 au Carleton College à Northfield, Minnesota, dans une traduction anglaise d’Eric Bentley, ami et admirateur de Brecht. La version allemande ne fut présentée que le 7 octobre 1954 au Theater am Schiffbauerdamm à Berlin, avec Helene Weigel, épouse de Brecht, dans le rôle principal. La pièce connut ensuite un rayonnement international considérable. En France, la création de Benno Besson au Festival d’Avignon en 1978, avec Philippe Avron et Coline Serreau, marqua les esprits. Cette dernière fut reprise en 2001 au Théâtre national de la Colline, valant à Besson une nomination au Molière du metteur en scène.

« Le Cercle de craie caucasien » a suscité des réactions contrastées à travers le temps. Sa première viennoise en 1964 fut qualifiée de « théâtre événement » par la critique, certains y voyant la fin d’un « boycott Brecht » dans la capitale autrichienne. D’autres, comme le journal Wiener Montag, y décelèrent « une pure démonstration marxiste » et condamnèrent ce qu’ils considéraient comme une « manifestation politique sur scène ». En dépit de ces controverses, ou peut-être grâce à elles, la pièce s’imposa comme l’une des œuvres majeures du répertoire allemand et l’une des créations de Brecht les plus régulièrement jouées.

Une première adaptation pour la télévision fut produite en 1958 sous la direction de Franz Peter Wirth, avec un scénario complété par Hans Gottschalk. D’autres versions télévisées suivirent en 1973 par Lothar Bellag et en 1983 avec l’enregistrement de la mise en scène du Berliner Ensemble. Le groupe de rock canadien Chalk Circle tira son nom de la pièce, tandis que Giorgio Strehler créa en 1976 à la Piccola Scala de Milan « La storia della bambola abbandonata », fusion entre le texte de Brecht et « La bambola abbandonata » d’Alfonso Sastre, elle-même inspirée du drame brechtien.

Aux éditions L’ARCHE ; 101 pages.

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