Amin Maalouf est un écrivain franco-libanais né le 25 février 1949 à Beyrouth. Il grandit dans un environnement multiculturel : sa famille paternelle est d’origine protestante, sa mère est issue d’une famille maronite francophone, et sa grand-mère maternelle est turque. Cette diversité culturelle et religieuse marquera profondément son œuvre.
Après des études chez les Jésuites où il apprend le français, puis des études de sociologie à l’université Saint-Joseph de Beyrouth, il devient journaliste au quotidien An-Nahar. La guerre civile libanaise le pousse à s’exiler en France en 1976 avec sa femme Andrée et leurs trois enfants.
À Paris, il devient rédacteur en chef de Jeune Afrique avant de se consacrer entièrement à l’écriture à partir de 1985. Son premier roman, « Léon l’Africain » (1986), rencontre un grand succès. Il obtient le prix Goncourt en 1993 pour « Le Rocher de Tanios ». Son œuvre, marquée par les thèmes de l’exil, de l’identité et de la rencontre des cultures, comprend aussi bien des romans que des essais, dont le célèbre « Les Identités meurtrières » (1998).
Élu à l’Académie française en 2011, il en devient le secrétaire perpétuel en septembre 2023, devenant ainsi la première personnalité née hors de France à occuper cette fonction. Il est également l’auteur de plusieurs livrets d’opéra, notamment en collaboration avec la compositrice Kaija Saariaho.
Voici notre sélection de ses romans majeurs.
1. Léon l’Africain (1986)
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Résumé
En 1488 naît à Grenade Hassan al-Wazzan, futur Léon l’Africain. Enfant, il doit fuir l’Inquisition espagnole avec sa famille pour s’installer à Fès, au Maroc. Dans cette ville bouillonnante du XVIe siècle, il grandit et devient diplomate, multipliant les missions à travers l’Afrique du Nord et le Proche-Orient.
Son destin bascule lors d’un retour de pèlerinage à La Mecque : capturé par des pirates siciliens, il est offert comme présent au pape Léon X. À Rome, Hassan se convertit au christianisme et prend le nom de Jean-Léon de Médicis. Conseiller papal, professeur d’arabe et géographe reconnu, il vit dans la cité éternelle jusqu’au sac de la ville par les troupes de Charles Quint en 1527.
Autour du livre
« Léon l’Africain » est le deuxième roman d’Amin Maalouf, publié en 1986 aux éditions Jean-Claude Lattès. Il marque les prémices d’une réflexion sur la coexistence des cultures qui deviendra la signature de l’écrivain franco-libanais, déjà remarqué pour « Les croisades vues par les Arabes » (1983).
La force du livre réside dans son habileté à renverser le regard traditionnel occidental sur la Renaissance. La prise de Grenade, les débuts du protestantisme, l’expansion de l’Empire ottoman se révèlent sous un angle inédit, à travers les yeux d’un musulman cultivé. Les grandes figures historiques – Soliman le Magnifique, Charles Quint, François Ier – s’animent dans une trame où la petite histoire croise la grande : les scènes de hammam à Fès côtoient les intrigues du Vatican, les discussions théologiques alternent avec les péripéties marchandes.
La plume d’Amin Maalouf brille particulièrement dans sa capacité à évoquer les ambiances : l’Alhambra avant sa chute, Tombouctou à son apogée, le Caire sous la conquête ottomane, Rome pendant la Renaissance. Cette justesse doit beaucoup à une documentation méticuleuse qui évite pourtant l’écueil de l’érudition pesante. Les personnages secondaires – notamment les femmes comme Salma la mère sage ou Nour la Circassienne – incarnent la complexité sociale de l’époque sans tomber dans les clichés orientalistes.
Cette biographie romancée soulève des questions qui résonnent avec force dans notre époque : l’identité multiple (« À Rome, tu étais le fils de l’africain ; en Afrique tu seras le fils du Roumi »), la cohabitation des religions, l’exil. La modernité du propos explique sans doute le succès critique et public qui a établi la réputation d’Amin Maalouf, ouvrant la voie à ses œuvres ultérieures comme « Samarcande ».
Le caractère protéiforme du héros – tour à tour diplomate, marchand, géographe, professeur – permet d’aborder la société méditerranéenne du XVIe siècle sous ses multiples facettes. Plus qu’une simple chronique historique, ce livre dessine le portrait d’une époque où les frontières entre Orient et Occident, islam et christianisme, se redéfinissent constamment.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 346 pages.
2. Samarcande (1988)
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Résumé
Dans la Perse du XIe siècle, Omar Khayyam, poète et savant de génie, rédige un précieux manuscrit de quatrains philosophiques. Ce recueil, les Robaïyat, traverse les siècles entre les mains de personnages marquants : d’abord confié à Hassan Sabbah, le redoutable chef de la secte des Assassins, il survit aux invasions mongoles avant de disparaître dans les décombres de la forteresse d’Alamut.
Huit siècles plus tard, Benjamin O. Lesage, un jeune Américain passionné par l’Orient, part sur les traces de ce manuscrit légendaire. Son périple le mène au cœur d’une Perse en pleine révolution constitutionnelle, où il rencontre la mystérieuse princesse Chirine. Ensemble, ils retrouvent les Robaïyat, mais leur destin bascule une nuit d’avril 1912 sur le pont du Titanic.
Autour du livre
« Samarcande » se démarque par sa construction en deux temps qui met en parallèle deux moments charnières de l’histoire persane. La première partie, située au XIe siècle, dépeint l’âge d’or d’une civilisation à travers le regard d’Omar Khayyam, tandis que la seconde, au début du XXe siècle, témoigne des premières tentatives de démocratisation du pays face aux ingérences occidentales.
Les personnages historiques occupent une place prépondérante dans le récit, en particulier Hassan Sabbah, le fondateur de la « secte des Assassins ». Maalouf déconstruit d’ailleurs une idée reçue tenace : le terme « assassin » ne proviendrait pas du mot « haschichiyoun » (fumeurs de haschich) mais de « assassiyoun », désignant les fidèles au « Assass », le fondement de la foi. Cette précision historique illustre le soin apporté à la contextualisation des événements.
La dimension politique s’affirme particulièrement dans la seconde partie, où les luttes de pouvoir entre la Russie tsariste et le Royaume-Uni dessinent le destin de l’Iran moderne. L’épisode de Morgan Shuster, cet avocat américain appelé pour assainir les finances du pays avant d’être évincé sous la pression des puissances coloniales, révèle les enjeux géopolitiques complexes de l’époque.
Le manuscrit des Robaïyat, fil conducteur du récit, incarne la permanence d’une culture persane prise entre traditions séculaires et aspirations à la modernité. Son destin tragique – sa disparition dans le naufrage du Titanic – revêt une dimension symbolique forte : celle d’une civilisation millénaire confrontée aux bouleversements du monde moderne.
Couronné par le Prix Maison de la Presse en 1988, « Samarcande » s’inscrit dans la lignée des grandes fresques historiques qui entremêlent figures réelles et personnages fictifs. Les critiques soulignent notamment l’équilibre entre la dimension romanesque, portée par les histoires d’amour de Djahane et Chirine, et la trame historique qui éclaire des aspects méconnus de l’histoire iranienne.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 376 pages.
3. Les Désorientés (2012)
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Résumé
Adam vit à Paris depuis vingt-cinq ans. Un soir, le téléphone sonne : Mourad, son ami d’enfance avec lequel il s’est brouillé, se meurt dans leur pays natal. Sans hésiter, Adam prend l’avion pour ce pays du Levant qu’il n’a jamais voulu nommer depuis son départ. Mais il arrive trop tard.
À la demande de Tania, la veuve de Mourad, Adam décide de réunir leur ancien groupe d’amis, le « club des Byzantins ». Certains ont fui comme lui : Naïm au Brésil, Albert aux États-Unis. D’autres sont restés : Ramzi est devenu moine, Nidal s’est tourné vers l’islamisme, tandis que la belle Sémiramis tient une auberge dans la montagne. Pendant seize jours, Adam renoue avec son passé et tente de comprendre ce qui a fait voler en éclats leurs rêves de jeunesse.
Autour du livre
Une puissance singulière se dégage des « Désorientés » à travers sa structure qui alterne le journal intime d’Adam et un récit à la troisième personne. Cette architecture permet de faire dialoguer les voix du présent avec les échos du passé, une polyphonie qui donne toute sa profondeur au texte. Le mot « désorientés » prend d’ailleurs tout son sens : il désigne à la fois ceux qui ont perdu leur Orient et ceux qui ne trouvent plus leur direction dans la vie.
La force de ce texte réside dans sa capacité à transcender l’histoire personnelle pour toucher à l’universel. Bien que le pays ne soit jamais nommé explicitement dans le livre – il est simplement désigné comme « le Levant » – le lecteur devine qu’il s’agit du Liban. Cette pudeur dans l’évocation du pays natal traduit sans doute la douleur de l’exil et la difficulté à nommer ce qui fait souffrir. « Nous nous proclamions voltairiens, camusiens, sartriens, nietzschéens ou surréalistes, nous sommes redevenus chrétiens, musulmans ou juifs, suivant des dénominations précises, un martyrologe abondant, et les pieuses détestations qui vont avec. »
Ce livre s’inspire largement de la jeunesse d’Amin Maalouf, même si aucun des personnages ne correspond exactement à une personne réelle. Le romancier puise dans ses souvenirs, ses rêves et ses remords pour composer cette fresque sur l’exil et le retour impossible. La fin abrupte et inattendue donne une résonance particulière à l’ensemble du texte.
Amin Maalouf y ouvre une réflexion sur des thèmes forts : la guerre civile, la corruption des idéaux de jeunesse, les chemins divergents pris par chacun. Il interroge aussi la possibilité même du retour : peut-on vraiment revenir sur les lieux de sa jeunesse quand tout a changé ? Comme l’écrit un personnage : « La guerre est passée par là. Aucune maison ni aucune réminiscence n’est restée indemne. Tout s’est corrompu – l’amitié, l’amour, le dévouement, la parenté, la foi, comme la fidélité. » « Les Désorientés » a reçu le Prix de l’Algue d’Or en 2012.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 552 pages.
4. Les Jardins de lumière (1991)
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Résumé
Dans la Mésopotamie du IIIe siècle après J.-C., le jeune Mani grandit au sein d’une secte ascétique, les « Vêtements-Blancs », après avoir été arraché à sa mère. Malgré son handicap à la jambe, il développe des dons exceptionnels pour la peinture et la médecine. Guidé par une voix intérieure qu’il nomme son « jumeau », il quitte la communauté à vingt-quatre ans pour répandre un message de paix et de tolérance entre les religions.
Son périple le mène jusqu’en Inde, où il prêche une doctrine qui concilie christianisme, bouddhisme et zoroastrisme. À la cour des rois sassanides, il gagne la protection du puissant Shapur Ier. Mais son refus de cautionner la guerre contre Rome et l’hostilité grandissante des prêtres zoroastriens précipitent sa chute. Trahi après la mort de son protecteur, il meurt enchaîné dans les geôles de Beth-Lapat en 274.
Autour du livre
En s’attachant à la figure historique de Mani, Amin Maalouf signe en 1991 un texte qui réhabilite un personnage dont seul l’adjectif « manichéen » subsiste aujourd’hui dans le langage courant, avec une signification qui trahit paradoxalement la pensée originelle du prophète. Là où le terme contemporain désigne une vision duale et simpliste du monde, Mani prônait au contraire une philosophie de la nuance et de la tolérance, considérant que « la lumière et les ténèbres se côtoient en chaque être et en toute chose ».
« Les Jardins de lumière » reconstruit méticuleusement l’univers de la Mésopotamie du IIIe siècle, où coexistent les cultes de Mithra, de Nanaï, de Nabu et d’Ahura Mazda. Amin Maalouf y restitue aussi les tensions politiques de l’empire sassanide, pris entre l’influence des mages zoroastriens et les velléités d’expansion vers l’empire romain. Il puise dans son expérience du Liban déchiré par les fanatismes pour éclairer d’un jour nouveau cette période historique méconnue.
La narration alterne les scènes contemplatives, comme les moments de solitude de Mani près du lac de la Palmeraie, et les épisodes plus tendus des intrigues de cour. Les dialogues philosophiques s’entremêlent aux descriptions des rites religieux et des pratiques artistiques, Mani étant présenté comme « le premier peintre nommé de l’histoire ». Le récit s’achève sur une note tragique qui résonne avec force : le corps supplicié du prophète, exposé trois jours durant à l’entrée de Beth-Lapat, symbole d’une sagesse étouffée par l’intolérance.
Cette biographie romancée soulève des questions qui font écho aux débats contemporains sur le dialogue interreligieux. La quête spirituelle de Mani, qui « se réclame de toutes les religions et d’aucune », entre en résonance avec les préoccupations actuelles sur la coexistence des croyances. Le livre gagne d’ailleurs en profondeur à la seconde lecture, permettant de mieux saisir la subtilité des sentences prononcées par le « fils de Babel ».
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 317 pages.
5. Les Échelles du Levant (1996)
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Résumé
À Paris en 1976, un écrivain d’origine libanaise croise un vieil homme qu’il reconnaît : c’est Ossyane, héros de la Résistance française immortalisé dans les livres d’histoire. Pendant quelques jours, dans une chambre d’hôtel, celui-ci lui confie son histoire. Né dans une famille turque exilée au Liban après la chute de l’Empire ottoman, Ossyane grandit sous l’influence d’un père qui le destine à devenir un grand révolutionnaire.
Le destin s’en mêle quand ses études de médecine à Montpellier sont interrompues par la guerre. Devenu agent de liaison pour la Résistance sous le pseudonyme de Bakou, il rencontre Clara, une jeune résistante juive. Leur amour triomphe dans un premier temps, mais la création d’Israël en 1948 les sépare brutalement : lui à Beyrouth au chevet de son père mourant, elle à Haïfa, enceinte. Cette rupture le précipite dans une descente aux enfers qui durera près de trente ans.
Autour du livre
La force des « Échelles du Levant » réside dans sa capacité à tisser ensemble les fils de l’intime et ceux de l’Histoire. Amin Maalouf y déploie plusieurs niveaux de lecture : la chronique d’une lignée princière ottomane, le portrait d’une société levantine en mutation, et une histoire d’amour contrariée par les soubresauts du XXe siècle. La structure narrative, qui s’inspire des techniques de Stefan Zweig, insuffle une tension particulière au récit : le narrateur recueille les confidences d’Ossyane sur trois jours, à la veille d’un mystérieux rendez-vous dont la nature ne sera révélée qu’à la fin.
Le titre fait référence aux cités marchandes qui permettaient autrefois aux voyageurs européens d’accéder à l’Orient – de Constantinople à Alexandrie, en passant par Smyrne, Adana ou Beyrouth. Ces villes constituaient des lieux de brassage où se côtoyaient langues, coutumes et croyances diverses. Cette métaphore des « échelles » structure l’ensemble du livre : chaque étape de la vie d’Ossyane correspond à une nouvelle « échelle », un nouveau palier dans sa descente progressive vers les abîmes de la folie.
La dimension politique s’incarne à travers des situations concrètes plutôt que par des discours : le mariage d’un musulman et d’une juive, l’amitié entre un Turc et un Arménien à la veille du génocide, la folie d’une grand-mère témoin de l’effondrement de l’Empire ottoman. Les personnages secondaires, notamment Iffet la sœur d’Ossyane ou Salem son frère déchu, apportent une profondeur supplémentaire au récit en incarnant différentes facettes de cette société levantine en plein bouleversement.
Le choix de la sobriété narrative – pas de grands effets de style ni de passages mélodramatiques – sert admirablement le propos. Les critiques soulignent particulièrement la pudeur avec laquelle sont traités les sujets les plus douloureux, comme la séparation forcée des amants ou l’internement psychiatrique du protagoniste. Cette retenue confère au texte une puissance émotionnelle qui évite les écueils du pathos.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 253 pages.
6. Le périple de Baldassare (2000)
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Résumé
En 1665, Baldassare Embriaco mène une existence tranquille de négociant en curiosités à Gibelet, au Liban. Descendant d’une illustre famille génoise, cet érudit de quarante ans voit sa vie basculer quand il entre en possession d’un manuscrit légendaire : le Centième Nom. Ce livre contiendrait le nom caché de Dieu, celui qui pourrait sauver le monde de l’Apocalypse annoncée pour 1666, l’année de la Bête. Mais à peine l’a-t-il acquis qu’il le cède à un émissaire du roi de France.
Rongé par le remords, Baldassare cède son commerce et part à la poursuite du précieux ouvrage. Accompagné de ses neveux, de son commis et d’une mystérieuse veuve, il s’embarque dans une quête qui le mènera de Constantinople à Londres, en passant par Smyrne, Chio et Gênes. Sur sa route, il croisera des prophètes illuminés, affrontera des tempêtes et des pirates, survivra à la peste et au grand incendie de Londres.
Autour du livre
La genèse du « Périple de Baldassare » témoigne d’une minutie exceptionnelle : six années de travail et plus de deux cents ouvrages consultés pour reconstituer avec exactitude le contexte historique du XVIIe siècle. Cette rigueur documentaire se manifeste notamment dans la description précise des tensions religieuses de l’époque, la peinture des mœurs et coutumes, et l’évocation du grand incendie de Londres en 1666.
La narration s’articule autour de quatre carnets successifs, dont trois se perdent au fil des pérégrinations du protagoniste – à Constantinople, sur l’île de Chio et à Londres. Cette structure fragmentée reflète la quête identitaire du personnage principal, qui se décrit lui-même comme « né étranger, ayant vécu étranger et destiné à mourir plus étranger encore ». Le journal intime permet à Baldassare de livrer ses pensées les plus intimes avec une sincérité désarmante, n’hésitant pas à confesser ses doutes, ses faiblesses et ses insuffisances.
Le succès du « Périple de Baldassare » s’est traduit par son adaptation en bande dessinée par Joël Alessandra en 2011, publiée en trois tomes chez Casterman. La traduction anglaise, signée Barbara Bray sous le titre « Balthasar’s Odyssey », a contribué à sa diffusion internationale. L’ouvrage a reçu le Prix des Romancières en 2000, année de sa publication originale chez Grasset. Un passage du livre s’est révélé étrangement prémonitoire : la date du 11 septembre 1666, jour où le protagoniste observe la progression des flammes lors du grand incendie de Londres, fait écho aux événements du 11 septembre 2001, survenus un an après la publication.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 506 pages.
7. Le Rocher de Tanios (1993)
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Résumé
Au cœur du Mont-Liban des années 1830, le village de Kfaryabda bruisse de rumeurs sur la naissance de Tanios. Son père officiel, Gérios, occupe la fonction d’intendant auprès du cheikh Francis. Mais ce dernier, séducteur notoire, a demandé un jour à la belle Lamia, épouse de Gérios, de lui apporter des fruits pendant sa sieste. Quelques mois plus tard naissait Tanios, marqué du sceau de cette double paternité possible.
L’histoire s’embrase quand Gérios tue un patriarche qui a trahi sa confiance. Père et fils s’enfuient vers Chypre, tandis que leur région devient le théâtre d’affrontements entre Ottomans et Égyptiens. Les grandes puissances européennes tirent les ficelles de ce conflit qui va propulser Tanios, à son corps défendant, sur le devant de la scène politique.
Autour du livre
Couronné par le Prix Goncourt en 1993, « Le Rocher de Tanios » puise sa source dans un fait historique authentique : l’assassinat d’un patriarche par un certain Abou-Kichk Maalouf, ancêtre de l’auteur, qui s’était réfugié à Chypre avec son fils avant d’être ramené au pays par la ruse d’un agent de l’émir pour y être exécuté. Cette trame initiale sert de fondation à une narration originale où s’entremêlent plusieurs voix : celle d’un ancien du village nommé Gebrayel, les écrits du moine Elias de Kfaryabda et le journal du pasteur Stolton.
La singularité de l’œuvre réside dans son habileté à conjuguer grande et petite histoire. Le microcosme du village de Kfaryabda devient le théâtre où se jouent les tensions géopolitiques de l’époque : l’affrontement entre l’Empire ottoman et l’Égypte, les manœuvres des puissances européennes, les bouleversements d’une société féodale confrontée à la modernité. « Terre bénie de Dieu, mais hostile aux hommes de bonne volonté, le Liban de Tanios est un mélange d’eau de fleur d’oranger et d’odeur de poudre », note Christian Makarian dans Le Point.
L’architecture du récit s’apparente à celle des contes orientaux, où la frontière entre légende et réalité s’estompe. Comme le souligne le vieux Gébrayel : « Les faits sont périssables, crois-moi, seule la légende reste, comme l’âme après le corps, ou comme le parfum dans le sillage d’une femme ». Cette oscillation entre vérité historique et fiction permet d’aborder des thèmes universels : la quête d’identité, le poids des traditions, l’honneur et ses conséquences tragiques. Premier livre de Maalouf consacré au Liban, « Le Rocher de Tanios » marque aussi pour l’écrivain la fin d’une longue période où il n’osait pas écrire sur son pays natal.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 280 pages.
8. Origines (2004)
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Résumé
À la fin du XIXe siècle, dans un Liban encore sous domination ottomane, deux destins se séparent. Gebrayel Maalouf s’exile à Cuba pour bâtir un empire commercial, tandis que son frère Botros reste au pays. Instituteur idéaliste, ce dernier fonde une école progressiste qui défie les conventions religieuses de l’époque. Entre ces deux hommes circulent des lettres passionnées, témoignages d’une fratrie déchirée entre l’appel du large et l’ancrage au pays natal.
Des décennies plus tard, leur petit-fils Amin découvre une malle chez sa mère. Elle contient des centaines de lettres et de documents qui racontent cette histoire familiale. Il décide alors de retracer le parcours de ses aïeux, depuis les montagnes libanaises jusqu’aux rues de La Havane où son grand-oncle Gebrayel perd la vie dans un accident, laissant derrière lui une fortune qui s’évanouit dans la nature.
Autour du livre
Dans une démarche singulière qui s’écarte de ses précédents ouvrages, Amin Maalouf délaisse la fiction pour se consacrer à l’histoire de sa propre famille. Cette quête généalogique naît de la découverte d’une malle ancienne chez sa mère, remplie de lettres et de documents familiaux. Le Prix Goncourt 1993 pour « Le Rocher de Tanios » y puise la matière d’une fresque historique qui entremêle destin individuel et mutations d’une époque.
La force d’ « Origines » réside dans son refus des mythologies familiales complaisantes. Le travail minutieux de recoupement des archives, télégrammes et photographies s’accompagne d’une exigence de vérité qui n’hésite pas à bousculer les légendes transmises de génération en génération. Cette rigueur documentaire se double d’une réflexion stimulante sur la transmission de la mémoire, comme en témoigne ce passage emblématique : « La présence des vieilles personnes est un trésor que nous gaspillons en calories et boniments, puis nous restons à jamais sur notre faim ; derrière nous des routes imprécises qui se dessinent un court moment, puis se perdent dans la poussière. »
Le livre éclaire également d’un jour nouveau l’histoire méconnue d’un Empire ottoman finissant, où la coexistence religieuse demeurait possible et où les rêves de modernité prenaient corps. À travers la figure de Botros, instituteur progressiste créant une école ouverte à toutes les confessions, se dessine le portrait d’une époque où « des milliers de lettrés jeunes ou moins jeunes ‘complotaient’ dans ce même espoir de ‘dissiper les ténèbres' ». Cette dimension historique s’incarne particulièrement dans l’évocation du Liban d’avant la création des États actuels, territoire où différentes religions pouvaient encore se côtoyer au sein d’une même famille.
La postérité de l’œuvre tient aussi à sa méditation sur l’identité diasporique, résumée par cette formule saisissante : « Je suis d’une tribu qui nomadise depuis toujours dans un désert aux dimensions du monde. Nos pays sont des oasis que nous quittons quand la source s’assèche, nos maisons sont des tentes en costume de pierre, nos nationalités sont affaire de dates ou de bateaux. » Cette réflexion trouve un écho dans le choix même du titre, Maalouf préférant le terme « origines » à celui de « racines », jugé trop restrictif.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 507 pages.
9. Nos frères inattendus (2020)
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Résumé
Sur l’île d’Antioche, minuscule territoire de la côte atlantique, Alec Zander, un dessinateur solitaire, partage son refuge avec une seule voisine : Ève Saint-Gilles, une romancière célèbre pour un unique best-seller. Ces deux ermites volontaires ne se fréquentent pas jusqu’au jour où une mystérieuse panne paralyse tous les moyens de communication. Face à ce black-out planétaire, ils sortent de leur isolement, redoutant une catastrophe nucléaire.
La vérité s’avère plus étrange encore. Un groupe mystérieux, les « amis d’Empédocle », héritiers autoproclamés de la Grèce antique, a provoqué cette panne pour empêcher une guerre nucléaire imminente. Dotés d’une science médicale prodigieuse capable de guérir toutes les maladies, ces « frères inattendus » bouleversent l’ordre mondial. Par le biais de son ami Moro, proche du président américain, Alec découvre peu à peu la véritable nature de cette intervention qui divise profondément l’opinion mondiale.
Autour du livre
Publié en 2020, « Nos frères inattendus » prolonge de manière romanesque les réflexions développées par Amin Maalouf dans ses essais précédents, notamment « Les identités meurtrières » et « Le naufrage des civilisations ». Cette fable philosophique prend une résonnance particulière dans le contexte de la pandémie mondiale, tout en anticipant certains aspects de la géopolitique contemporaine, comme les tensions internationales autour du nucléaire ou l’instabilité politique américaine.
La singularité de ce texte tient à son positionnement à la frontière de plusieurs genres : dystopie, conte moderne et parabole philosophique. Cette hybridation permet à Maalouf de s’éloigner de ses territoires habituels – l’histoire et le Moyen-Orient – pour aborder des thèmes universels : le rapport à la mort, les limites du progrès médical, la possibilité d’une sagesse collective. Le choix du cadre insulaire, lieu traditionnel de l’utopie littéraire, sert ici à mettre en scène la confrontation entre deux civilisations, l’une technologiquement avancée mais moralement défaillante, l’autre héritière d’une sagesse millénaire.
Les critiques soulignent la dimension allégorique du texte qui interroge notre capacité à accueillir une aide extérieure, même bienveillante. La figure des « amis d’Empédocle » fait écho au « Miracle athénien » évoqué par Carl Sagan dans « Cosmos » : cette période de 75 ans où la civilisation grecque a connu un développement extraordinaire dans tous les domaines avant de décliner. Cette référence historique nourrit la réflexion sur les conditions nécessaires au progrès d’une civilisation et sur les obstacles, notamment religieux et politiques, qui peuvent l’entraver.
Dans cette œuvre qui se démarque de sa production antérieure, Maalouf tisse des liens subtils entre passé et futur, entre héritage grec et enjeux contemporains. La présence de personnages féminins forts – Ève, Adrienne, la Première dame des États-Unis et la mystérieuse Électre – contraste avec les hésitations des protagonistes masculins, suggérant une possible voie de renouveau pour l’humanité à travers des valeurs traditionnellement associées au féminin : protection de la vie, désir de connaissance, capacité d’adaptation.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 320 pages.
10. Le premier siècle après Béatrice (1992)
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Résumé
À la fin du XXe siècle, lors d’une conférence au Caire, un scientifique français achète sur un marché des fèves de scarabée auxquelles la tradition prête le pouvoir de favoriser la naissance de garçons. À son retour, il rencontre Clarence, une journaliste qui deviendra sa compagne et la mère de leur fille Béatrice.
Cette naissance heureuse contraste avec un phénomène alarmant qui se propage : les naissances féminines diminuent de manière drastique à travers le monde. Le couple découvre qu’une mystérieuse substance, inspirée des fèves traditionnelles, circule désormais sur le marché pharmaceutique. Son effet est irréversible : les hommes qui la consomment n’engendrent plus que des fils. Une course contre la montre s’engage pour éviter la catastrophe démographique.
Autour du livre
« Le premier siècle après Béatrice » marque une rupture dans la bibliographie d’Amin Maalouf. En 1992, l’académicien franco-libanais délaisse momentanément ses récits historiques orientaux pour s’aventurer sur le terrain de la dystopie sociale. Cette incursion dans le genre de l’anticipation se révèle prémonitoire : trente ans après sa publication, le livre résonne avec une acuité saisissante face aux débats contemporains sur l’éthique médicale et la sélection génétique.
La narration adopte une structure alphabétique : vingt-six chapitres, de A à Z, rythment le récit. Cette architecture souligne le caractère fini de l’histoire – contrairement aux nombres, l’alphabet a une limite. Maalouf y conjugue deux temporalités : l’intimité d’un père avec sa fille et la chronique d’un monde qui s’effondre. Le narrateur, octogénaire au moment de son témoignage, mêle ses souvenirs intimes aux événements historiques dont il fut témoin.
La dimension sociologique du texte se déploie à travers une réflexion aiguë sur les fractures Nord-Sud. Les inégalités économiques, la prédominance des traditions patriarcales et l’instrumentalisation de la science moderne constituent les vecteurs d’une catastrophe annoncée. Maalouf y dissèque les mécanismes qui transforment une superstition locale en fléau planétaire, ou comment l’arrogance des pays développés précipite leur propre chute.
Dans la lignée des œuvres de Barjavel ou Raspail, cette fable philosophique interroge la fragilité des équilibres démographiques et sociétaux. La figure de Béatrice, symbole d’espoir dans un monde qui se déféminise, incarne la « féminité du monde » chère à Maalouf. L’influence des auteurs humanistes comme Camus, Mann ou Zweig transparaît dans cette méditation sur les dérives de la science et la persistance des archaïsmes.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 157 pages.