Albert Cohen (1895-1981) est un écrivain suisse d’expression française, né à Corfou dans une famille juive romaniote. À l’âge de cinq ans, sa famille fuit les pogroms et s’installe à Marseille, où ses parents ouvrent un commerce d’huile d’olive et d’œufs.
Après des études de droit à Genève, il obtient la nationalité suisse en 1919. Sa vie privée est marquée par trois mariages : avec Élisabeth Brocher (1919-1924, morte d’un cancer), Marianne Goss (1931-divorce), et enfin Bella Berkowich qu’il rencontre en 1943 et qui restera sa compagne jusqu’à sa mort.
Sa carrière se partage entre ses activités diplomatiques et son œuvre littéraire. Il travaille notamment pour le Bureau international du travail à Genève et s’engage dans le mouvement sioniste jusqu’en 1944. Cette expérience internationale nourrira son œuvre majeure, « Belle du Seigneur » (1968), qui lui vaut le Grand Prix du roman de l’Académie française.
Son œuvre littéraire, fortement autobiographique, aborde les thèmes de l’identité juive, de l’amour et des rapports entre Orient et Occident. Parmi ses livres les plus célèbres figurent « Solal » (1930), « Le Livre de ma mère » (1954), et « Les Valeureux » (1969).
Albert Cohen meurt à Genève en 1981 des suites d’une pneumonie, laissant derrière lui une œuvre qui compte parmi les plus importantes de la littérature francophone du XXe siècle.
Voici notre sélection de ses romans majeurs.
1. Belle du Seigneur (1968)
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Dans le Genève cosmopolite des années 1930, Solal occupe le prestigieux poste de sous-secrétaire général à la Société des Nations. Séducteur cynique et désabusé, ce juif d’origine grecque tombe éperdument amoureux d’Ariane, l’épouse d’un de ses subalternes. Après l’avoir conquise lors d’une soirée, il l’enlève et l’installe dans une villa sur la Côte d’Azur.
Les amants vivent alors leur passion dans un isolement total, coupés du monde extérieur. Leur amour absolu les consume peu à peu. Pour préserver la perfection de leur relation, ils s’imposent des rituels obsessionnels et s’épuisent à maintenir les apparences. Mais l’ennui s’insinue, la jalousie surgit et leur monde artificiel commence à vaciller.
En toile de fond, l’Europe s’enfonce dans la montée des périls. L’antisémitisme grandit, la menace nazie plane. Solal perd son poste et sa nationalité française après avoir défendu la cause des Juifs allemands persécutés. Le couple sombre progressivement dans une spirale destructrice qui les mènera jusqu’à une fin tragique.
Cette vaste fresque de 1100 pages constitue l’une des plus puissantes descriptions des mécanismes de l’amour-passion en littérature. Albert Cohen y montre comment la quête d’absolu finit par dévorer ceux qui s’y livrent corps et âme. Son génie est d’entremêler constamment le sublime et le trivial, l’exaltation et la dérision.
Le roman se lit à plusieurs niveaux. C’est d’abord une tragédie de l’amour fou qui mène à la mort. C’est aussi une satire de la société genevoise des années 1930, de ses conventions étouffantes et de la bureaucratie internationale. La montée de l’antisémitisme et le destin du peuple juif forment un autre fil conducteur essentiel.
Sur le plan stylistique, Cohen innove en alternant différents modes narratifs : descriptions classiques, monologues intérieurs sans ponctuation, passages burlesques. Cette polyphonie sert admirablement son projet de montrer l’amour sous toutes ses facettes. En déconstruisant les mythes du romantisme, Cohen livre paradoxalement l’un des plus beaux romans d’amour du XXe siècle.
Aux éditions FOLIO ; 1109 pages.
2. Les Valeureux (1969)
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L’histoire débute en 1935 sur l’île grecque de Céphalonie. Mangeclous, personnage exubérant, perpétuellement affamé, se réveille avec des idées noires. Mais une illumination le frappe : il va créer l’Université Supérieure et Philosophique de Céphalonie. Entouré de ses quatre cousins, il se lance dans cette entreprise fantasque où il dispense notamment des cours de séduction basés sur une interprétation très personnelle d’Anna Karénine.
L’aventure universitaire s’interrompt quand leur cousin Solal les convie à Genève. Les cinq Valeureux partent alors à travers l’Europe, de Rome à Londres en passant par Paris et Bruxelles. À Londres, Mangeclous abandonne ses compagnons et rédige une longue lettre à la Reine d’Angleterre, mêlant conseils culinaires et demande de poste d’ambassadeur d’un État d’Israël qui n’existe pas encore.
« Les Valeureux » occupe une place singulière dans l’œuvre d’Albert Cohen. Ce texte, initialement partie intégrante de « Belle du Seigneur », se distingue par son ton et sa structure qui tranchent avec la gravité du chef-d’œuvre dont il fut extrait.
Le roman se construit autour d’une tension fondamentale entre le comique et le tragique. Le rire qui émane des aventures des cinq cousins Solal masque à peine l’ombre menaçante du nazisme montant. Cohen dépeint des personnages qui semblent figés hors du temps, porteurs d’une tradition millénaire, alors même que leur monde s’apprête à disparaître. Cette dimension prophétique confère au texte une profondeur bouleversante : les pitreries de Mangeclous et ses compagnons acquièrent une dimension testamentaire.
Le style de Cohen atteint ici une forme d’accomplissement dans le registre comique. Sa prose débordante, marquée par l’accumulation et l’hyperbole, trouve dans les dialogues et monologues des Valeureux un terrain d’expression idéal. L’auteur excelle particulièrement dans les morceaux de bravoure comme le cours sur Anna Karénine ou la lettre à la Reine d’Angleterre, où l’art du délire verbal se déploie magistralement.
Aux éditions FOLIO ; 352 pages.
3. Mangeclous (1938)
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En 1936, sur l’île grecque de Céphalonie, cinq cousins juifs de la famille Solal mènent une existence fantasque. Parmi eux se distingue Mangeclous, personnage truculent à la faconde intarissable, mythomane et glouton. La réception d’un mystérieux chèque de trois cent mille drachmes bouleverse leur quotidien et les pousse à quitter leur île pour rejoindre Genève, où officie leur illustre parent Solal à la Société des Nations.
Leur périple les conduit d’abord à Marseille, où ils font la connaissance de Scipion, bonimenteur du Vieux-Port, et de Jérémie, juif errant en quête d’une patrie. La petite troupe poursuit ensuite sa route vers la Suisse, dans une succession de situations cocasses qui révèlent leur inadaptation au monde moderne.
À travers ces péripéties burlesques, Albert Cohen dresse en 1938 le portrait d’une Europe inquiétante, où l’antisémitisme monte en puissance et où la Société des Nations s’enlise dans son inefficacité bureaucratique. Le roman mêle avec brio le comique le plus débridé à une mélancolie sous-jacente, dans une langue somptueuse qui rappelle la verve rabelaisienne.
Aux éditions FOLIO ; 512 pages.
4. Solal (1930)
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Dans les années 1930, sur l’île grecque de Céphalonie, le jeune Solal grandit au sein d’une famille juive traditionnelle. Fils du grand rabbin Gamaliel, il est adulé par ses cinq oncles excentriques qui placent en lui tous leurs espoirs. À treize ans, il tombe éperdument amoureux d’Adrienne de Valdonne, l’épouse du consul de France. Trois ans plus tard, il s’enfuit avec elle à Florence avant qu’elle ne l’abandonne.
Rejeté par son père, Solal part étudier en France. À vingt-et-un ans, on le retrouve à Genève où il reconquiert Adrienne, puis la délaisse pour s’éprendre d’Aude de Maussane, fille du Premier ministre français. Par son charisme et son habileté, il obtient la main d’Aude et un poste de ministre. Mais Solal est un être profondément instable, déchiré entre sa judéité et son ambition sociale. Séducteur impénitent aux attitudes orientales, à la fois sensuel et cruel, il ne parvient jamais à trouver l’équilibre.
Le premier roman d’Albert Cohen déploie une puissance narrative remarquable à travers le destin tumultueux de son protagoniste. Solal incarne la figure du déraciné, écartelé entre deux mondes : celui de ses origines juives, symbolisé par son père rabbin et ses oncles extravagants, et celui de la haute société française qu’il cherche à conquérir.
Le roman questionne l’impossible assimilation dans une Europe marquée par l’antisémitisme. Si Solal accède aux plus hautes sphères du pouvoir, il reste perpétuellement un étranger, comme le souligne sa relation complexe aux femmes. Ses conquêtes amoureuses, d’Adrienne à Aude, révèlent un homme qui séduit pour dominer mais ne parvient jamais à s’ancrer.
Cohen manie avec brio les contrastes entre le sublime et le grotesque. Le lyrisme des scènes de séduction alterne avec l’humour décapant des passages consacrés aux oncles Valeureux. Cette dualité stylistique fait écho au déchirement du héros. L’écrivain dénonce aussi, à travers le parcours de Solal, les préjugés de la bourgeoisie européenne des années 1930 et l’hypocrisie d’une société qui tolère le juif à condition qu’il renie ses origines.
Aux éditions FOLIO ; 471 pages.