Saul Bellow, né Solomon Bellows le 10 juillet 1915 à Lachine (Montréal) et mort le 5 avril 2005 à Brookline (Massachusetts), est l’un des écrivains majeurs de la littérature américaine du XXe siècle. Issu d’une famille d’immigrants juifs russes ayant fui Saint-Pétersbourg en 1913, il grandit dans un milieu modeste, d’abord à Montréal puis à Chicago où sa famille s’installe en 1924.
Son enfance est marquée par la pauvreté, la mort de sa mère alors qu’il n’a que 17 ans, et une éducation religieuse stricte dont il s’éloignera plus tard. Malgré ces difficultés, il développe très tôt une passion pour la littérature et apprend l’hébreu dès l’âge de quatre ans. Après des études d’anthropologie et de sociologie à l’Université de Chicago puis à Northwestern, il se lance dans l’écriture tout en enseignant.
Sa carrière littéraire démarre véritablement avec « Dangling Man » (1944), écrit alors qu’il sert dans la marine marchande pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais c’est « Les aventures d’Augie March » (1953) qui le propulse au premier plan de la scène littéraire américaine. Son style singulier, mêlant réflexion philosophique, humour et critique de la condition humaine, lui vaut de nombreuses récompenses dont trois National Book Award, le prix Pulitzer et le prix Nobel de littérature en 1976.
Intellectuel engagé, Bellow a enseigné dans plusieurs universités prestigieuses, notamment à l’Université de Chicago où il a marqué toute une génération d’étudiants. Sa vie privée fut mouvementée, avec cinq mariages et quatre enfants. Son dernier enfant, une fille, naît alors qu’il a 84 ans. Son œuvre, profondément ancrée dans l’expérience juive-américaine et la vie urbaine de Chicago, évoque les thèmes de l’aliénation moderne, de la quête de sens et de la possibilité de grandeur dans un monde chaotique.
Voici notre sélection de ses romans majeurs.
1. Herzog (1964)
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Résumé
Moses Herzog, un professeur d’université new-yorkais de 47 ans, traverse une période trouble après que sa seconde épouse Madeleine l’a quitté pour son meilleur ami, Valentin Gersbach. Nous sommes dans l’Amérique des années 1960 où ce brillant intellectuel juif, spécialiste de l’histoire des idées, peine à trouver ses repères dans une société en pleine mutation.
Pour exorciser sa douleur et sa colère, Herzog se lance dans une correspondance frénétique. Il écrit à ses proches, à des figures historiques, à des philosophes comme Nietzsche, et même à Dieu. Ces lettres, qu’il n’envoie jamais, deviennent le miroir de son esprit tourmenté. Entre New York et Chicago, il oscille entre lucidité et confusion, entre désir de vengeance et recherche d’apaisement.
Autour du livre
Dans « Herzog », la quête identitaire se déploie à travers une structure narrative originale qui entremêle lettres imaginaires et récit. Cette composition reflète la fragmentation psychique du protagoniste, Moses Herzog, intellectuel juif en pleine crise existentielle. La résonance autobiographique du texte mérite d’être soulignée : comme son personnage principal, Saul Bellow partage des racines canadiennes, une ascendance russe et une succession d’échecs matrimoniaux.
L’innovation majeure réside dans l’alternance entre narration à la première et à la troisième personne, créant une distance variable avec la conscience tourmentée du héros. Irving Howe note d’ailleurs que « nous sommes rendus captifs dans le monde d’Herzog… la conscience du personnage forme la substance du roman ». Cette technique narrative singulière traduit l’instabilité psychologique d’Herzog, à la fois observateur et sujet de sa propre dérive.
Le texte se distingue aussi par sa dimension intellectuelle assumée. Comme le souligne le critique du New York Times, « après Herzog, aucun écrivain n’a besoin de prétendre dans sa fiction que son éducation s’est arrêtée en huitième année ». Néanmoins, cette érudition n’est pas gratuite : elle participe à la critique d’une certaine forme d’intellectualisme stérile. Bellow lui-même précise que son personnage « se rend compte que ce qu’il considère comme son ‘privilège’ intellectuel s’est avéré être une autre forme de servitude ».
La diminution progressive des lettres au fil du récit symbolise le cheminement vers la guérison psychique du narrateur. Ce procédé marque le passage d’une réflexion obsessionnelle vers une acceptation graduelle de la réalité immédiate.
Les échos entre fiction et réalité s’incarnent particulièrement dans le personnage de Valentine Gersbach, inspiré de Jack Ludwig, ami de longue date de Bellow qui eut une liaison avec sa seconde épouse. De même, Ramona trouve son modèle en Rosette Lamont, professeure de français que Bellow fréquenta après son divorce.
L’excellence du roman lui vaut deux distinctions majeures : le National Book Award for Fiction et le Prix International. Time Magazine le consacre même parmi les 100 meilleurs romans en langue anglaise depuis sa création en 1923.
Aux éditions FOLIO ; 608 pages.
2. La planète de Mr. Sammler (1970)
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Résumé
« La planète de Mr. Sammler » dépeint le quotidien d’Artur Sammler, un intellectuel juif de 70 ans dans le New York de la fin des années 1960. Miraculé de l’Holocauste où il a perdu sa femme et un œil, il vit désormais avec sa fille Shula dans un appartement de Manhattan, grâce au soutien financier de son neveu par alliance, le Dr Gruner.
Dans ce New York en pleine effervescence, où l’homme s’apprête à marcher sur la Lune, Sammler observe avec perplexité les mutations de la société américaine. Il affronte tour à tour plusieurs situations troublantes : un pickpocket noir qui le menace dans le bus, des étudiants qui le huent lors d’une conférence, sa nièce Angela qui lui confie ses excès sexuels. Le vieil homme tente de comprendre ce monde nouveau qui lui échappe.
Entre ses souvenirs tragiques de la Pologne et les excentricités de sa famille – une fille kleptomane, une nièce nymphomane, un neveu fantasque -, Sammler s’interroge sur la dégénérescence d’une société d’abondance qui ne semble pas rendre les gens plus heureux.
Autour du livre
À sa parution en 1970, « La planète de Mr. Sammler » provoque un séisme dans le paysage littéraire américain. Ce septième roman de Saul Bellow cristallise les tensions politiques et sociales d’une époque en pleine mutation. La critique salue unanimement la maîtrise littéraire tout en s’interrogeant sur le virage idéologique que semble prendre l’auteur.
L’œuvre marque en effet une rupture avec les précédents romans de Bellow. Le protagoniste, Artur Sammler, n’a rien de commun avec les héros pleins de vitalité comme Augie March ou Herzog. À 72 ans, ce rescapé de l’Holocauste pose un regard désenchanté sur le New York de la fin des années 1960. Sa conscience aiguë du déclin de la civilisation occidentale en fait une figure prophétique, bien que ses jugements moraux soient constamment nuancés par l’ironie de l’auteur.
Le livre déclenche une violente polémique, certains y voyant le « premier roman néoconservateur ». Cette lecture politique occulte pourtant la complexité de l’œuvre. Si Sammler dénonce les excès de la révolution sexuelle et la montée de la violence urbaine, sa position n’est pas celle d’un simple réactionnaire. Son passé dans le Londres bohème des années 1930 et son amitié avec H. G. Wells témoignent d’une sensibilité progressiste que même l’horreur des camps n’a pas totalement éteinte.
Bellow construit un réseau subtil de correspondances entre différentes formes de barbarie : celle des nazis, celle des rues new-yorkaises, mais aussi celle dont Sammler lui-même s’est rendu coupable en exécutant froidement un soldat allemand. Cette scène centrale révèle l’ambiguïté morale du personnage, qui éprouve une jouissance trouble dans l’acte de tuer.
La controverse atteint son paroxysme autour de la scène où un pickpocket noir expose son sexe à Sammler. Régulièrement citée comme preuve du racisme de Bellow, cette scène s’inscrit dans une réflexion plus large sur la violence et le pouvoir. Le romancier établit un parallèle complexe entre ce criminel élégant et Sammler lui-même, deux figures d’outsiders unis par une même dignité aristocratique.
Couronné par le National Book Award en 1971, « La planète de Mr. Sammler » n’a cessé depuis d’interroger les lecteurs sur les liens entre morale individuelle et destin collectif. Pour Joyce Carol Oates, sa conclusion bouleversante force à relire l’ensemble du texte sous un jour nouveau. Cette prière finale de Sammler sur le corps de son bienfaiteur Elya Gruner transcende les clivages idéologiques pour atteindre une vérité plus profonde sur la condition humaine.
Le roman se distingue aussi par sa structure moderniste qui rompt avec le récit linéaire des « Aventures d’Augie March ». En concentrant l’action sur 48 heures, Bellow crée une densité narrative proche de « Mrs Dalloway » de Virginia Woolf. Cette compression temporelle permet d’intégrer organiquement les souvenirs traumatiques de Sammler à sa déambulation new-yorkaise.
Aux éditions FOLIO ; 416 pages.
3. Le faiseur de pluie (1959)
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Résumé
Dans l’Amérique des années 1950, Eugene Henderson incarne le parfait paradoxe : héritier millionnaire, éleveur de porcs, ce colosse de près de deux mètres accumule les échecs matrimoniaux et se montre infernal avec son entourage. Une voix intérieure, lancinante, lui répète sans cesse « je veux, je veux ». Il décide alors de tout quitter pour l’Afrique.
Accompagné de son guide Romilayu, Henderson s’enfonce dans des contrées reculées où il rencontre d’abord les Arnewi. Cette tribu souffre de la sécheresse malgré un réservoir d’eau plein – mais infesté de grenouilles sacrées. Dans sa volonté maladroite d’aider, Henderson provoque une catastrophe et doit fuir.
Il trouve alors refuge chez les Wariri où le roi Dahfu, formé à la médecine occidentale, le prend sous son aile. Henderson devient « faiseur de pluie » et s’initie aux traditions locales. Cette quête spirituelle teintée d’humour et d’absurde se termine par une succession d’événements tragiques qui contraignent Henderson à rentrer chez lui.
Autour du livre
Publié en 1959, « Le faiseur de pluie » se démarque dans l’œuvre de Saul Bellow par son ton résolument comique qui lui vaut aussitôt un succès populaire. Une semaine avant la sortie du livre, Bellow publie dans le New York Times un article mettant en garde les lecteurs contre la recherche excessive de symboles dans la littérature – paradoxe savoureux puisque le roman regorge précisément de symbolisme.
Le personnage d’Eugene Henderson incarne une figure récurrente chez Bellow : celle du « héros bellovien », souvent décrit comme un schlemiel. Face à lui se dresse le « Reality-Instructor » incarné par le roi Dahfu, comme le Dr Tamkin dans « Seize the Day » ou Humboldt von Fleisher dans « Le don de Humboldt ». Les discussions philosophiques entre Henderson et les autochtones préfigurent d’ailleurs le roman suivant de Bellow, « Herzog ».
Les spécialistes ont démontré que plusieurs passages et idées proviennent directement d’un ouvrage intitulé « The Cattle Complex in East Africa » (1926) écrit par Melville Herskovits, qui fut le professeur d’anthropologie de Bellow et dirigea sa thèse à l’université Northwestern en 1937.
En 1960, le comité du prix Pulitzer recommande d’attribuer le prix au « Faiseur de pluie ». Le conseil d’administration, qui a le dernier mot, rejette cette recommandation et choisit « Advise and Consent » d’Allen Drury. Le roman se classe néanmoins à la 21e place dans la liste des cent meilleurs romans de langue anglaise du XXe siècle établie par la Modern Library en 1998.
« Le faiseur de pluie » inspire plusieurs créations artistiques : Leon Kirchner en tire le livret de son unique opéra « Lily », créé sans succès au New York City Opera au printemps 1977. La chanson « Rain King » de Terence Boylan (1977) s’en inspire directement, tout comme celle du groupe Counting Crows sur leur album « August and Everything After » (1993). Un passage du roman pousse même Joni Mitchell à écrire « Both Sides, Now » en 1967.
La poète Anne Sexton déclare qu’elle préférerait lire ce livre plutôt que respirer. Bellow lui-même le considère comme son roman préféré parmi tous ses écrits. Cette prédilection n’empêche pas certains critiques de pointer du doigt le traitement problématique de l’Afrique et des Africains dans le texte, notamment à travers l’usage répété de termes comme « sauvages » ou « enfants des ténèbres ».
Aux éditions FOLIO ; 480 pages.
4. Les aventures d’Augie March (1953)
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Résumé
Dans le Chicago des années 1920-1930, Augie March grandit au sein d’une famille juive modeste. Sa mère, malvoyante, élève seule ses trois fils : Simon, l’aîné obsédé par la réussite sociale, Georgie, le cadet atteint d’un handicap mental, et Augie, le narrateur. Une vieille dame autoritaire, Grandma Lausch, règne sur ce foyer fragile et tente d’orienter le destin de chacun.
Tandis que son frère Simon gravit méthodiquement l’échelle sociale, Augie suit son instinct. Au moment où la Grande Dépression frappe l’Amérique, le jeune homme passe d’un emploi à l’autre : coursier, vendeur, secrétaire d’un magnat infirme. Il multiplie les rencontres : truands, intellectuels, femmes fatales. Sa quête d’indépendance le conduit du South Side de Chicago jusqu’aux terres mexicaines, où une histoire d’amour l’entraîne dans une improbable chasse à l’iguane, puis sur les côtes européennes en pleine Seconde Guerre mondiale.
Autour du livre
Né de l’insatisfaction de Saul Bellow face à ses deux premiers romans, « Les aventures d’Augie March » marque en 1953 un tournant décisif dans sa carrière. L’inspiration surgit à Paris, où l’écrivain, renonçant à son projet initial « The Crab and the Butterfly », conçoit une œuvre qui rompt avec le sérieux de ses précédentes publications. La première moitié du texte jaillit presque sans interruption ni révision, dans un élan créatif qui tranche avec ses habitudes d’écriture.
Cette rupture se manifeste notamment dans le traitement du héros picaresque américain, que Bellow déconstruit adroitement. Si Augie March présente les attributs classiques du protagoniste des success stories – origines modestes, père inconnu, refus des apparences sociales – sa trajectoire déjoue les attentes. Là où ses contemporains littéraires poursuivent une quête déterminée, Augie flotte au gré des circonstances, incapable de s’engager durablement dans une voie ou un projet. Ses deux seules passions amoureuses se soldent par des échecs, illustrant l’impossibilité de l’ancrage.
« Les aventures d’Augie March » s’inscrit dans la lignée des grands romans initiatiques américains, aux côtés des « Aventures de Huckleberry Finn » et de « L’Attrape-cœurs », tout en renouvelant le genre. Contrairement aux intrigues picaresques traditionnelles, le parcours d’Augie ne suit aucune trajectoire préétablie. Les événements s’enchaînent sans arc narratif apparent, créant l’impression d’un monde chaotique où le personnage erre sans but. Cette construction reflète la condition de l’homme moderne tout en affirmant paradoxalement sa liberté : dans ce chaos, chacun reste maître de son destin.
L’impact du roman se mesure à sa réception critique immédiate comme à sa postérité. Couronné du National Book Award en 1954, il figure parmi les cent meilleurs romans de langue anglaise selon le Time Magazine et la Modern Library. Le groupe australien Augie March lui emprunte son nom, tandis que le film « Antiviral » (2012) de Brandon Cronenberg y fait référence à travers le patronyme de son personnage principal.
À travers ce portrait d’un anti-héros qui refuse obstinément de se fixer, Bellow pose une question essentielle : à quoi servent l’intelligence et les idéaux purs s’ils ne s’incarnent pas dans l’action et la relation aux autres ? La réponse se dessine en creux, dans l’échec même d’Augie à trouver sa place dans le monde.
Aux éditions FOLIO ; 912 pages.
5. Ravelstein (2000)
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Résumé
« Ravelstein », dernier roman de Saul Bellow paru en 2000, raconte l’histoire d’Abe Ravelstein, un professeur charismatique de philosophie politique à l’université de Chicago. Ce personnage extravagant, qui enseigne cigarette aux lèvres et cite Platon à l’envi, connaît un succès foudroyant grâce à la publication d’un livre. Sa nouvelle fortune lui permet d’assouvir son goût pour le luxe, entre costumes italiens et séjours dans les palaces parisiens.
Son ami Chick, le narrateur du roman, observe avec tendresse cet homme brillant qui règne sur un cercle d’étudiants fidèles. Sous son apparente désinvolture, Ravelstein cache une intelligence redoutable et une générosité sans bornes. Le professeur demande à Chick d’écrire sa biographie, pressentant peut-être ce qui l’attend.
Le diagnostic tombe : Ravelstein est atteint du sida. Le roman se transforme alors en une réflexion sur la disparition et la mémoire. Les conversations entre les deux amis, nourries de références à la philosophie antique et à la littérature, créent un contraste saisissant avec la réalité de la maladie.
Autour du livre
Publié en 2000, alors que Saul Bellow atteint l’âge de 85 ans, « Ravelstein » est son ultime opus et constitue une œuvre à part dans sa bibliographie. Le prix Nobel de littérature y dépeint une amitié intellectuelle inspirée de sa relation avec Allan Bloom, figure majeure de la pensée conservatrice américaine et professeur à l’Université de Chicago.
La parution du livre provoque une controverse, notamment en raison de la révélation de l’homosexualité de Bloom et de sa mort du sida – des aspects de sa vie privée jusqu’alors gardés sous silence. Bellow défend fermement son choix de tout dire, évoquant des conversations où Bloom lui-même l’y avait encouragé. Cette polémique met en lumière la complexité des relations entre fiction et réalité, entre devoir de mémoire et respect de l’intimité.
Le personnage central, Abe Ravelstein, incarne un intellectuel hors norme qui transcende les conventions académiques. Sa personnalité flamboyante se manifeste tant dans son rapport aux idées que dans son goût pour le luxe : il porte des montres à 20 000 dollars et envoie ses cravates se faire nettoyer à Paris par avion. Cette exubérance matérielle contraste avec la profondeur de sa pensée nourrie de philosophie antique.
Martin Amis qualifie « Ravelstein » de « chef-d’œuvre sans analogues » doté d’une « prose d’une beauté tremblante et cristallisée ». Le critique James Wood souligne quant à lui l’extraordinaire vitalité créative dont témoigne ce livre écrit à un âge si avancé, le comparant aux dernières nouvelles de Tolstoï.
Le texte oscille entre légèreté et gravité, entre considérations intellectuelles et descriptions sensibles du quotidien. Les discussions philosophiques côtoient les anecdotes sur les habitudes alimentaires désordonnées de Ravelstein ou ses cigarettes constamment allumées puis oubliées. Cette tension entre le sublime et le trivial structure l’ensemble du récit.
Aux éditions FOLIO ; 320 pages.
6. Une affinité véritable (1997)
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Résumé
Harry Trellman a passé sa vie à fuir : l’orphelinat de son enfance, puis Chicago, sa ville natale, pour des années d’errance entre la Birmanie et le Guatemala. À soixante ans, ce fin observateur de l’âme humaine retourne enfin chez lui. Son talent pour l’analyse psychologique séduit Sigmund Adletsky, un milliardaire qui cherche un conseiller capable de décoder les intentions de son entourage.
Le destin, sous les traits d’Adletsky, place à nouveau Harry sur la route d’Amy Wustrin. Cette femme, qu’il aime depuis le lycée, a traversé sa vie comme une ombre : mariée d’abord à leur ami Jay, puis à d’autres hommes. Leurs chemins n’ont cessé de se croiser sans jamais vraiment se rejoindre.
Autour du livre
Cette nouvelle tardive de Saul Bellow, publiée en 1997, se démarque sensiblement du reste de son œuvre. Le protagoniste Harry Trellman s’écarte des narrateurs névrosés et déséquilibrés caractéristiques de l’auteur, comme Eugene Henderson ou Von Humboldt Fleisher. Cette divergence témoigne de la capacité de Bellow à se renouveler même en fin de carrière, en évitant de s’auto-imiter.
La tonalité élégiaque qui imprègne le récit rappelle constamment qu’il s’agit d’une œuvre de maturité. Le style, bien que reconnaissable, se fait plus sobre que dans les écrits précédents. La conscience aiguë de la mortalité qu’éprouve Harry confère à son histoire une urgence particulière, comme le souligne Michiko Kakutani dans sa critique pour le New York Times. Le personnage semble conscient d’entrer dans ce qu’Amy appelle ses « dernières années » – une période « d’acceptation mature, de réconciliation, d’ouverture d’esprit, d’amnistie générale. »
« Une affinité véritable » aborde une thématique récurrente chez Bellow : l’équilibre délicat entre le monde et le moi, entre « l’actuel » et le domaine privé de l’âme. D’un côté se trouve l’immersion dans des distractions insignifiantes, de l’autre l’introspection narcissique. Le dilemme central oppose la communauté, avec ses risques de superficialité et de vulgarité, à l’autonomie menacée par le solipsisme.
Plusieurs critiques établissent un parallèle inattendu avec Henry James, dont les explorations magistrales de la sensibilité semblent pourtant éloignées des récits animés et populaires de Bellow mettant en scène des hommes tourmentés par les femmes. La nouvelle peut être lue comme une variation bellovienne sur James, qui condense de manière surprenante les enjeux et les idées qui ont nourri sa fiction pendant cinquante ans.
Cette œuvre brève marque aussi un tournant dans la carrière de Bellow. Comme le révèlent les mémoires de son ancienne agente Harriet Wasserman, la stratégie de publier des nouvelles en format poche original, initiée avec « A Theft » et « La Bellarosa Connection » en 1989, a donné un second souffle à sa carrière, ouvrant la voie à « Une affinité véritable » quelques années plus tard.
Aux éditions FOLIO ; 120 pages.