Russell Banks (1940-2023) est l’un des écrivains américains les plus marquants de sa génération. Né dans une famille modeste du Massachusetts, son enfance est marquée par l’abandon de son père, plombier de métier, alors qu’il n’a que douze ans – un thème qui influencera profondément son œuvre.
Après des études inachevées à l’Université de Caroline du Nord, il voyage notamment en Jamaïque avant de se consacrer à l’écriture. Son premier roman, « Family Life », paraît en 1975. Il devient ensuite professeur de littérature contemporaine à Princeton et membre de l’Académie américaine des arts et des lettres.
Son œuvre, traduite en vingt langues, se distingue par sa sensibilité au monde des petites gens et au thème de la figure paternelle. Plusieurs de ses romans ont été adaptés au cinéma, notamment « De beaux lendemains » par Atom Egoyan (Grand prix à Cannes 1997) et « Affliction » par Paul Schrader.
Intellectuel engagé, Banks s’est impliqué dans de nombreuses causes, notamment en s’opposant à la guerre en Irak et au Patriot Act. Il a également présidé Cities of Refuge North America, une organisation venant en aide aux écrivains menacés ou en exil.
Il s’éteint le 7 janvier 2023 à Saratoga Springs, New York, des suites d’un cancer, laissant derrière lui une œuvre majeure couronnée de nombreuses distinctions, dont le prix John Dos Passos (1985).
Voici notre sélection de ses romans majeurs.
1. American Darling (2004)
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Hannah Musgrave mène une existence tranquille dans sa ferme bio des Adirondacks quand les souvenirs de son passé africain resurgissent. À l’aube de ses soixante ans, cette fille de la bourgeoisie progressiste new-yorkaise se remémore sa jeunesse tumultueuse : son engagement dans l’extrême-gauche américaine des années 70, sa fuite vers le Libéria sous une fausse identité pour échapper au FBI, puis sa nouvelle vie aux côtés de Woodrow Sundiata, un ministre local qu’elle épouse.
Dans ce petit pays d’Afrique de l’Ouest créé au XIXe siècle pour accueillir d’anciens esclaves affranchis, Hannah trouve un sens à son existence en protégeant des chimpanzés utilisés comme cobayes. Mais la guerre civile éclate. Son mari est exécuté sous ses yeux, ses trois fils rejoignent les rangs des enfants-soldats. Elle doit fuir, abandonnant tout derrière elle pour retourner en Amérique.
Cette fresque politique dévoile les liens troubles entre les États-Unis et le Libéria à travers le regard lucide d’une femme complexe, tantôt révoltée, tantôt passive face aux horreurs dont elle est témoin. Russell Banks y tisse le portrait sans concession d’une Amérique impérialiste et le destin d’une héroïne paradoxale, plus proche de ses « rêveurs » – ces chimpanzés qu’elle chérit – que des humains qui l’entourent.
Aux éditions BABEL ; 576 pages.
2. De beaux lendemains (1991)
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Par une matinée glaciale de janvier 1990, un terrible accident de bus scolaire frappe la bourgade de Sam Dent, dans le nord de l’État de New York. Quatorze enfants perdent la vie. La conductrice, Dolorès Driscoll, affirme avoir voulu éviter un chien sur la chaussée verglacée. Le drame secoue violemment cette petite communauté isolée des Adirondacks où tout le monde se connaît.
Quatre voix racontent la tragédie et ses répercussions : Dolorès, rongée par la culpabilité ; Billy Ansel, un père qui a vu mourir ses jumeaux sous ses yeux ; Mitchell Stephens, un avocat venu de Manhattan pour inciter les familles à porter plainte ; et Nicole Burnell, une adolescente désormais condamnée au fauteuil roulant.
Russell Banks donne tour à tour la parole à ces quatre personnages. Leurs voix s’entremêlent pour raconter l’avant et l’après de la catastrophe, sans pathos ni jugement moral. Cette construction polyphonique a séduit le cinéaste Atom Egoyan qui en a tiré un film récompensé par le Grand Prix du jury à Cannes en 1997.
Aux éditions BABEL ; 336 pages.
3. Continents à la dérive (1985)
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Au début des années 1980, Bob Dubois répare des chaudières dans une petite ville du New Hampshire pour 137 dollars par semaine. À trente ans, marié et père de deux filles, il étouffe dans cette vie trop étroite. Son frère Eddie a réussi en Floride : il possède une entreprise florissante et mène grand train. Un soir d’hiver, Bob craque. Il convainc sa femme Elaine de tout plaquer pour recommencer à zéro sous le soleil du Sud. Le rêve américain leur tend les bras.
En parallèle, sur l’île d’Haïti ravagée par les ouragans et la dictature de Baby Doc, la jeune Vanise Dorsinville prépare sa fuite. Accompagnée de son bébé et de son neveu Claude, elle espère rejoindre les côtes de Floride. Le périple s’annonce périlleux : trois bateaux différents doivent les conduire jusqu’à leur destination, avec des escales aux Bahamas et sur l’île de Grande Caïcos.
Publié en 1985 en pleine présidence Reagan, ce roman frappe par sa résonance avec l’actualité des migrations contemporaines. La construction alterne les deux récits dans une mécanique implacable qui finira par les faire converger. Les descriptions du vaudou haïtien et de la Floride des années 80 témoignent d’une documentation minutieuse. Russell Banks y livre une critique musclée du rêve américain et de ses illusions, porté par une écriture à la fois lyrique et brutale.
Aux éditions BABEL ; 544 pages.
4. Affliction (1989)
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Wade Whitehouse fait figure de loser dans la petite ville de Lawford, New Hampshire. À plus de quarante ans, il occupe un poste de policier municipal et creuse des puits pour joindre les deux bouts. Son divorce l’a éloigné de sa fille, tandis que les fantômes d’une enfance brisée par un père brutal le poussent vers la bouteille.
Un accident de chasse mortel bouleverse soudain la routine de cette ville endormie. Wade s’accroche à cette affaire comme à une bouée de sauvetage. Persuadé qu’il s’agit d’un meurtre, il se lance dans une enquête obsessionnelle qui le précipite dans une spirale autodestructrice. Son frère Rolfe, narrateur du récit, reconstitue méticuleusement sa descente aux enfers.
La prose âpre et glacée épouse parfaitement l’atmosphère hivernale du New Hampshire. À travers le destin tragique de Wade, la violence familiale se transmet comme une malédiction dont il est impossible de s’échapper. Le film de Paul Schrader, sorti en 1997, a d’ailleurs valu l’Oscar du meilleur second rôle à James Coburn pour son interprétation du père destructeur.
Aux éditions BABEL ; 544 pages.
5. Sous le règne de Bone (1995)
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État de New York, milieu des années 1990. Chappie, 14 ans, vit entre une mère démissionnaire et un beau-père abusif. Crête d’Iroquois sur le crâne et piercings au visage, l’adolescent commence par voler de l’argent à ses parents pour acheter de la marijuana. Après une dispute, il se retrouve à la rue et partage le quotidien de son ami Russ dans un squat occupé par des motards. Un tatouage représentant deux os en croix sur le bras marque sa renaissance sous le nom de Bone.
Sa fuite en avant le mène sur les routes américaines, où il arrache une petite fille des griffes d’un pédophile avant de tomber sur I-Man, un rastafari clandestin qui cultive du cannabis dans un bus scolaire abandonné. Sous l’influence de ce mentor inattendu, Bone s’initie à la philosophie rasta et part pour la Jamaïque. Dans ce pays qui lui était inconnu, il fait la connaissance fortuite de son père biologique, absent depuis près de 10 ans.
Ce roman d’apprentissage s’inscrit dans la lignée de « L’Attrape-cœurs » et des « Aventures de Huckleberry Finn ». La narration à la première personne donne une voix brute et sincère à cet adolescent qui cherche sa place dans une Amérique des laissés-pour-compte. Les descriptions explicites de drogue et d’abus sexuels ont déclenché une polémique lors de sa parution aux États-Unis en 1995.
Aux éditions BABEL ; 448 pages.
6. Pourfendeur de nuages (1998)
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À la fin du XIXe siècle, Owen Brown, dernier fils survivant du célèbre abolitionniste John Brown, reçoit une lettre d’une étudiante qui prépare une biographie de son père. Dans sa réponse, il livre ses souvenirs des années 1830-1850, quand sa famille luttait contre l’esclavage. Une existence nomade les a menés de l’Ohio au Kansas, avant de s’établir dans une ferme des Adirondacks, où leur maison est devenue un refuge secret pour les esclaves en fuite vers le Canada.
Le récit d’Owen dévoile un John Brown bien différent du héros mythifié par l’Histoire : un père autoritaire, obsédé par la Bible, qui dirige sa famille d’une main de fer. Sous son apparente droiture morale se cache un homme complexe, porté par une foi absolue en sa mission divine. Cette conviction le pousse à des actes de plus en plus radicaux, jusqu’aux massacres du Kansas et à l’attaque suicidaire de Harper’s Ferry qui causera sa perte.
Russell Banks tisse un récit puissant sur l’Amérique d’avant la guerre de Sécession. La voix d’Owen, fils torturé par une relation complexe avec son père, insuffle une dimension intime à cette fresque historique. Les paysages sauvages des Adirondacks et la vie rude des pionniers s’entremêlent aux questionnements sur le fanatisme religieux, la violence politique et les liens familiaux. Le choix de ce narrateur trouble, qui admire et déteste son père à la fois, apporte une épaisseur psychologique remarquable.
Aux éditions BABEL ; 880 pages.
7. Lointain souvenir de la peau (2011)
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Dans la ville fictive de Calusa en Floride, le Kid, 21 ans, vit sous un viaduc avec pour seule compagnie un iguane baptisé Iggy. Condamné pour délinquance sexuelle après être tombé dans un piège tendu sur Internet, il porte un bracelet électronique et n’a pas le droit d’approcher à moins de 800 mètres tout lieu fréquenté par des enfants. Avec d’autres parias comme lui, il survit dans ce no man’s land urbain, seul endroit de la ville compatible avec les restrictions imposées aux délinquants sexuels.
Un jour, un mystérieux professeur d’université obèse se présente à lui. Sociologue brillant, il souhaite étudier le cas du Kid et comprendre les mécanismes qui transforment certains individus en déviants sexuels. Une relation ambiguë s’installe entre les deux hommes. Le sociologue prend le Kid sous son aile et tente de le réinsérer socialement. Mais derrière sa façade de bon samaritain bienveillant, le professeur cache peut-être des intentions troubles.
Russell Banks signe ici une œuvre sombre sur l’Amérique contemporaine. À travers l’histoire du Kid, il interroge les dérives d’une société qui crée elle-même ses monstres avant de les bannir. Le roman frappe par sa capacité à susciter l’empathie pour des personnages a priori répugnants. La description minutieuse de la Floride et de ses marges sociales donne au récit une dimension quasi documentaire.
Aux éditions BABEL ; 544 pages.
8. Le royaume enchanté (2022)
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En 1971, Harley Mann, 81 ans, confie à son magnétophone l’histoire de son adolescence dans une communauté religieuse de Floride. Nous sommes en 1901. Après la mort de leur père, sa mère et ses quatre frères et sœurs quittent leur colonie socialiste de Géorgie pour s’installer à la plantation Rosewell. Ils y découvrent des conditions proches de l’esclavage. La famille trouve ensuite refuge auprès des Shakers de Nouvelle-Béthanie, une secte protestante qui prône l’abstinence sexuelle et la séparation stricte entre hommes et femmes.
Le jeune Harley, treize ans, se plie aux règles strictes de ce « royaume enchanté ». Mais sa rencontre avec Sadie Pratt, une pensionnaire tuberculeuse de vingt ans, fait vaciller ses certitudes. Son obsession amoureuse grandissante le pousse à défier les interdits de la communauté. Entre hypocrisie et trahison, son histoire d’amour impossible aura des répercussions tragiques sur l’ensemble du groupe.
Russell Banks a publié ce roman quelques mois avant sa mort en janvier 2023. Le récit s’inscrit dans une réflexion plus large sur l’identité américaine, tiraillée entre idéalisme religieux et matérialisme. Un symbole fort : sur les terres de cette communauté utopiste s’élèvera plus tard le parc d’attractions Disney World, autre « royaume enchanté » mais consumériste celui-là. La confession d’Harley Mann résonne comme une méditation mélancolique sur la fin des utopies.
Aux éditions ACTES SUD ; 400 pages.
9. La Réserve (2008)
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En juillet 1936, dans le cadre majestueux des Adirondacks, une réserve naturelle privée au nord-est de l’État de New York, le peintre Jordan Groves pose son hydravion sur un lac pour rendre visite à la famille Cole. Cette soirée marque sa première rencontre avec Vanessa Cole, la fille adoptive d’un éminent neurochirurgien new-yorkais. Jordan, marié et père de deux enfants, résiste d’abord à l’attraction qu’exerce sur lui cette jeune femme à la réputation sulfureuse, déjà trois fois divorcée.
La mort soudaine du Dr Cole bouleverse l’équilibre fragile de ce microcosme. Vanessa, que sa mère souhaite faire interner en Suisse, révèle des secrets troublants sur son enfance. Entre Jordan et elle naît une liaison passionnée aux conséquences dramatiques. En arrière-plan, l’Europe s’embrase : la guerre civile espagnole fait rage tandis que le dirigeable Hindenburg traverse l’Atlantique, symbole d’une Allemagne nazie de plus en plus menaçante.
Ce thriller psychologique se déroule dans un décor grandiose, entre lacs miroitants et forêts ancestrales. Banks confronte l’immensité sauvage des paysages à l’étroitesse d’esprit d’une élite repliée sur ses privilèges. Le roman entremêle plusieurs genres : la chronique sociale d’un monde qui s’effondre, le récit d’une passion destructrice, et le portrait d’une Amérique encore préservée mais déjà menacée par les bouleversements de l’Histoire.
Aux éditions BABEL ; 384 pages.
10. Oh, Canada (2021)
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Leonard Fife, un documentariste canadien de renom, est dans les derniers instants de sa vie. À 77 ans, rongé par un cancer en phase terminale, il accepte d’être filmé une dernière fois par Malcolm, son ancien élève. Dans son appartement montréalais plongé dans l’obscurité, perfusé et sous morphine, il impose ses conditions : sa femme Emma doit assister au tournage.
L’équipe technique s’attend à un témoignage sur ses films militants, ses combats politiques. Mais Fife détourne le projet vers une confession intime. Il dévoile une vie construite sur des mensonges : avant Emma, il a abandonné deux familles sans explications, laissé des enfants derrière lui. Sa fuite au Canada n’était pas un acte de courage mais une énième dérobade. Les médicaments brouillent sa mémoire, les souvenirs se télescopent. Emma écoute, sidérée, ces révélations sur l’homme qu’elle croyait connaître depuis quatre décennies.
Ce roman de Russell Banks, publié peu avant sa mort en 2023, résonne comme un testament. La mémoire défaillante de Leonard Fife, sous l’effet conjugué de la morphine et de la maladie, transforme le récit en une méditation troublante sur la vérité et le mensonge. Le texte épouse remarquablement la déchéance du personnage : les temporalités s’entremêlent, le fil narratif se distend, la parole se fait confuse. Cette construction en spirale descend progressivement dans les profondeurs d’une existence faite de lâchetés et de fuites. Banks y interroge la fabrication des mythes personnels et la possibilité même d’une vérité autobiographique.
Aux éditions BABEL ; 432 pages.