Roman Kacew naît le 21 mai 1914 à Vilnius, dans l’Empire russe, d’une mère juive d’origine russe et d’un père commerçant en fourrures. En 1928, sa mère l’emmène en France, convaincue que son fils pourra s’y accomplir. Le jeune Roman, devenu Romain, fait ses études au lycée Masséna à Nice, puis étudie le droit à Aix-en-Provence et Paris.
En 1938, il s’engage dans l’Armée de l’air française. Après l’appel du 18 juin 1940, il rejoint les Forces françaises libres en Angleterre et combat comme aviateur durant toute la guerre, accomplissant plus de 25 missions périlleuses. Il est fait Compagnon de la Libération.
Après la guerre, Gary entame une carrière diplomatique qui le mène de la Bulgarie aux États-Unis. En parallèle, il se lance dans l’écriture. Son premier roman publié, « Éducation européenne » (1945), connaît le succès. En 1956, il reçoit le prix Goncourt pour « Les racines du ciel ». Sa vie privée est marquée par son mariage avec l’actrice Jean Seberg en 1963, dont il divorce en 1970.
La fin de sa carrière est ponctuée d’une spectaculaire mystification littéraire : sous le pseudonyme d’Émile Ajar, il publie quatre romans, dont « La vie devant soi » qui obtient le prix Goncourt en 1975, faisant de lui le seul écrivain à recevoir deux fois cette récompense. Le 2 décembre 1980, il met fin à ses jours dans son appartement parisien.
Voici notre sélection de ses romans majeurs.
1. La vie devant soi (sous le pseudonyme d’Émile Ajar, 1975)
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Résumé
Dans le Paris populaire des années 1970, quartier de Belleville, Mohammed, surnommé Momo, vit au sixième étage d’un immeuble sans ascenseur avec Madame Rosa, une ancienne prostituée juive qui a survécu à Auschwitz. Cette femme de 65 ans tient une pension clandestine où elle s’occupe d’enfants de prostituées contre rémunération. Momo, qu’elle a recueilli à l’âge de trois ans, croit avoir dix ans mais en a en réalité quatorze – un mensonge de Madame Rosa pour le garder plus longtemps auprès d’elle. Leur relation fusionnelle est bouleversée quand le père de Momo réapparaît, révélant avoir tué la mère du garçon dans un accès de jalousie. Face au déclin physique et mental de Madame Rosa qui refuse d’être « prolongée » à l’hôpital, Momo l’accompagne jusqu’à ses derniers instants avec un dévouement absolu.
Autour du livre
« La vie devant soi » constitue un cas unique dans l’histoire du Prix Goncourt. Publié en 1975 sous le pseudonyme d’Émile Ajar, ce texte vaut à Romain Gary une seconde distinction, fait sans précédent puisque le règlement interdit l’attribution multiple du prix à un même auteur. Cette mystification littéraire, révélée seulement après le suicide de Gary en 1980, témoigne de sa volonté de se libérer d’une image publique devenue pesante.
Le choix du narrateur, un enfant dont le langage mêle innocence et lucidité précoce, permet d’aborder avec une acuité particulière les thèmes de l’exclusion sociale, de la vieillesse et de la mort. À travers le regard de Momo, le microcosme multiethnique de Belleville prend vie : Monsieur Hamil le philosophe musulman, Madame Lola l’ancienne boxeuse devenue prostituée trans, le docteur Katz… Cette galerie de personnages marginaux dessine un portrait saisissant du Paris populaire des années 1970.
Romain Gary questionne notamment la fin de vie et l’euthanasie à travers le refus catégorique de Madame Rosa d’être maintenue artificiellement en vie : « Elle disait qu’en France on était contre la mort douce et qu’on vous forçait à vivre tant que vous étiez encore capable d’en baver. » Il interroge également la transmission de la mémoire traumatique, notamment celle de la Shoah, à travers le personnage de Madame Rosa hantée par ses souvenirs d’Auschwitz.
Le roman a connu plusieurs adaptations marquantes. Au cinéma, la version de Moshé Mizrahi en 1977 avec Simone Signoret vaut à l’actrice un César et remporte l’Oscar du meilleur film étranger. En 2020, Sophia Loren incarne Madame Rosa dans une nouvelle adaptation située dans l’Italie contemporaine. Une adaptation en comédie musicale par Gilbert Bécaud en 1986, rebaptisée « Roza » pour Broadway, témoigne de la dimension universelle du récit.
Aux éditions FOLIO ; 288 pages.
2. La promesse de l’aube (1960)
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Résumé
Sur une plage de Big Sur en Californie, Romain Gary se remémore son enfance aux côtés de sa mère, une ancienne actrice russe qui l’élève seule. Dans la ville polonaise de Wilno, puis à Varsovie, cette femme extraordinaire ne vit que pour son fils, persuadée qu’il deviendra un grand homme. Elle lui prédit un destin grandiose : écrivain célèbre, héros militaire, ambassadeur de France. Après leur installation à Nice, elle multiplie les sacrifices pour lui offrir la meilleure éducation possible. Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate, Romain s’engage dans l’aviation et rejoint les Forces Françaises Libres. Il combat en Grande-Bretagne et en Afrique, porté par les lettres d’encouragement de sa mère. À son retour victorieux en 1945, décoré et reconnu comme écrivain, il découvre que sa mère est morte trois ans plus tôt, après avoir confié à une amie des centaines de lettres à lui transmettre progressivement.
Autour du livre
« La promesse de l’aube » constitue avant tout un hommage saisissant à l’amour maternel. Le titre fait référence à cette promesse double qui traverse le récit : celle que la vie fait à l’enfant en lui offrant un amour maternel inconditionnel, et celle que le fils fait à sa mère de réaliser ses rêves les plus ambitieux.
L’originalité du livre réside dans sa capacité à mêler l’intime et l’Histoire, l’humour et la mélancolie. Gary ne cache rien des aspects parfois étouffants de cet amour démesuré : « Il n’est pas bon d’être tellement aimé, si jeune, si tôt. Ça vous donne de mauvaises habitudes. » Cette lucidité s’accompagne d’une tendresse profonde envers cette mère excessive qui a façonné son destin.
L’œuvre s’inscrit dans une démarche particulière puisque Gary précise : « Ce livre est d’inspiration autobiographique, mais ce n’est pas une autobiographie. » Cette nuance lui permet de romancer certains aspects de son histoire tout en maintenant l’essence de cette relation extraordinaire.
La force du récit tient notamment dans sa dimension universelle : par-delà l’histoire personnelle de Gary, il questionne le poids des attentes parentales et la quête perpétuelle d’un amour absolu. Cette quête aboutira d’ailleurs à une réussite exceptionnelle puisque Gary deviendra effectivement tout ce que sa mère avait prédit : écrivain reconnu (seul auteur à avoir reçu deux fois le Prix Goncourt), héros de guerre (Compagnon de la Libération) et diplomate.
Le succès de « La promesse de l’aube » ne s’est jamais démenti depuis sa publication. Adapté deux fois au cinéma (par Jules Dassin en 1970 puis par Éric Barbier en 2017) et au théâtre, il connaît un nouveau souffle à chaque adaptation. L’édition de poche totalise plus d’un million d’exemplaires vendus depuis 1973.
Aux éditions FOLIO ; 464 pages.
3. Les racines du ciel (1956)
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Résumé
Dans l’Afrique-Équatoriale française des années 1950, Morel, un ancien résistant rescapé des camps nazis, s’engage dans un combat singulier : la protection des éléphants massacrés par milliers chaque année, pour leur ivoire, leur viande ou simplement le plaisir de la chasse. D’abord armé d’une simple pétition, il passe rapidement à l’action directe en s’attaquant aux chasseurs et en incendiant les dépôts d’ivoire.
Autour de lui se rassemble une troupe hétéroclite : Minna, une Allemande au passé douloureux, Forsythe, un major américain en disgrâce, et Peer Qvist, un naturaliste danois. Le photographe Abe Fields rejoint bientôt le groupe pour documenter leur lutte, alors que les tensions montent et que la traque s’intensifie. Pendant que l’administration coloniale les pourchasse, des indépendantistes africains tentent de récupérer leur action pour servir leurs propres objectifs politiques.
Autour du livre
Considéré comme l’un des premiers romans écologiques de la littérature française, « Les racines du ciel » propose une réflexion visionnaire sur la relation entre l’homme et la nature. Couronné par le Prix Goncourt en 1956, ce texte de Romain Gary dépasse largement la simple défense des pachydermes pour interroger la condition humaine dans son ensemble.
La structure narrative, complexe et polyphonique, entremêle les témoignages et les points de vue. Les événements sont relatés à travers une succession de récits enchâssés qui permettent d’appréhender la figure énigmatique de Morel sous différents angles. Cette structure sophistiquée crée un effet de kaléidoscope où chaque personnage apporte sa propre interprétation des faits.
L’Afrique coloniale sert de toile de fond à cette fresque où se croisent les grands enjeux de l’époque : décolonisation naissante, montée des nationalismes africains, confrontation entre tradition et modernité. Gary y peint le portrait d’une société en mutation où s’affrontent diverses visions du progrès et du développement.
Le roman brille par la profondeur psychologique de ses personnages secondaires. Minna, marquée par les viols subis lors de la prise de Berlin, cherche une forme de rédemption. Waïtari incarne l’ambiguïté des élites africaines formées en métropole qui rêvent d’industrialisation au détriment des espaces naturels. Le père Fargue oppose aux préoccupations écologiques l’urgence de soigner les populations locales.
L’éléphant devient sous la plume de Gary un symbole polymorphe : liberté pour Morel, obstacle au développement pour Waïtari, source de protéines pour les populations locales, ou encore objet de convoitise pour les trafiquants d’ivoire. Cette multiplicité des interprétations enrichit la portée métaphorique du texte.
« Les racines du ciel » a fait l’objet d’une adaptation cinématographique par John Huston en 1958, avec Trevor Howard dans le rôle de Morel. Gary n’apprécia guère cette version qu’il jugea trop simplificatrice. Une comédie musicale intitulée « Ubaba-Giva » (surnom donné à Morel par les populations locales, signifiant « l’ancêtre des éléphants ») a également vu le jour en 2010.
À travers ce récit précurseur des préoccupations environnementales contemporaines, Gary pose la question de la place de l’homme dans la nature et de sa responsabilité envers les autres formes de vie. Son message conserve aujourd’hui toute sa pertinence, alors que la survie des éléphants d’Afrique demeure menacée.
Aux éditions FOLIO ; 592 pages.
4. Chien Blanc (1970)
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Résumé
« C’était un chien gris avec une verrue comme un grain de beauté sur le côté droit du museau. » En février 1968, Romain Gary vit à Beverly Hills avec son épouse, l’actrice Jean Seberg. Un soir d’orage, leur chien Sandy ramène un berger allemand errant que le couple recueille et baptise Batka. Rapidement, une terrible découverte bouleverse leur quotidien : Batka s’avère être un « chien blanc », spécialement dressé par la police des États du Sud pour attaquer les Noirs. Cette révélation intervient dans une Amérique en pleine ébullition, où l’assassinat de Martin Luther King déclenche de violentes émeutes raciales.
Opposé à l’euthanasie, Gary confie Batka à un parc zoologique spécialisé dans l’extraction de venins de serpents. Là, Keys, un soigneur noir, entreprend de rééduquer l’animal. La tentative de « guérison » de Batka prend cependant un tour inattendu : Keys, animé par ses propres démons, transforme le « chien blanc » en « chien noir », le conditionnant cette fois à attaquer les Blancs. Pendant ce temps, Jean Seberg s’engage intensément dans la lutte pour les droits civiques, finançant diverses organisations militantes.
Cette trame narrative sert de fil conducteur à une réflexion plus large sur le racisme et ses manifestations dans la société américaine des années 1960, où Gary observe et décrit avec un regard acéré les contradictions et les hypocrisies de tous les camps.
Autour du livre
« Chien blanc », paru en 1970 aux éditions Gallimard, se présente comme un récit largement autobiographique où Gary utilise l’histoire de Batka comme prisme pour décortiquer les tensions raciales aux États-Unis. La symbolique du chien dressé pour la haine devient métaphore d’une société malade de ses préjugés.
Gary y dissèque sans complaisance tous les acteurs de cette période trouble : les militants noirs radicalisés, les vedettes d’Hollywood qui « s’achètent une conscience » par leurs dons, les activistes blancs travaillés par la culpabilité. « Je sais qu’il y a dans les ‘bons camps’ autant de petits profiteurs et de salauds que dans les mauvais », note-t-il avec acidité.
Sa critique s’étend à ce qu’il nomme la « société de provocation », qui attise les désirs par la publicité tout en maintenant une partie de la population dans l’impossibilité de les satisfaire. Il pointe également le rôle des médias qui « vivent de climats dramatiques qu’ils intensifient et exploitent ».
Le livre propose ainsi une réflexion sur la nature même du racisme, que Gary refuse de réduire à un simple problème social : « Ne venez pas me parler de ‘société’. C’est la nature même de notre cerveau qui est en cause. » Cette approche humaniste transparaît dans son refus obstiné de faire abattre Batka, symbole d’un espoir de rédemption.
Le récit s’enrichit d’une dimension supplémentaire avec les passages consacrés à Mai 68 en France, que Gary observe avec le même regard désabusé. Cette mise en perspective élargit la portée du propos par-delà la seule question raciale américaine.
« Chien blanc » a connu deux adaptations cinématographiques : « Dressé pour tuer » de Samuel Fuller en 1982, qui prend des libertés avec le texte original, et une version plus fidèle réalisée par Anaïs Barbeau-Lavalette en 2022.
Aux éditions FOLIO ; 220 pages.
5. Les cerfs-volants (1980)
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Résumé
En 1930, dans un petit village de Normandie, Ludo, dix ans, orphelin doté d’une mémoire prodigieuse, vit avec son oncle Ambroise Fleury, un facteur passionné par la fabrication de cerfs-volants. Le garçon tombe éperdument amoureux de Lila, une jeune aristocrate polonaise venue passer l’été dans la région. Quatre ans plus tard, ils se retrouvent et vivent leur amour malgré leur différence sociale. Mais la guerre approche.
En 1939, Ludo rejoint Lila en Pologne avant de devoir rentrer précipitamment en France lors de l’invasion allemande. Pendant l’Occupation, il s’engage dans la Résistance tandis que son oncle, après avoir manifesté contre la rafle du Vél’ d’Hiv avec des cerfs-volants en forme d’étoile jaune, est déporté à Auschwitz. Lila réapparaît au bras d’un officier allemand. À la Libération, elle subit l’humiliation d’être tondue comme collaboratrice, mais Ludo l’épouse malgré tout.
Autour du livre
Dernier livre publié du vivant de Romain Gary en 1980, « Les cerfs-volants » constitue un testament littéraire saisissant – l’auteur se suicide quelques mois après sa parution. Cette ultime œuvre reprend les thèmes essentiels qui ont irrigué toute sa production : l’imaginaire comme rempart contre la barbarie, la fraternité entre les peuples, la force rédemptrice de l’amour.
La galerie des personnages secondaires témoigne d’une résistance protéiforme face à l’Occupation : Marcellin Duprat, chef étoilé qui combat avec sa cuisine, Julie Espinoza, maquerelle juive devenue informatrice sous une fausse identité aristocratique. Gary évite tout manichéisme en montrant la complexité des comportements pendant la guerre. « Ce qu’il y a d’affreux dans le nazisme, dit-on, c’est son côté inhumain. Oui. Mais il faut bien se rendre à l’évidence : ce côté inhumain fait partie de l’humain », fait-il dire à l’un de ses personnages.
Les cerfs-volants d’Ambroise Fleury symbolisent l’élévation de l’esprit et l’espoir. Portant les effigies de grandes figures humanistes comme Voltaire ou Rousseau, ils incarnent la victoire de l’imagination sur la pesanteur du réel. Leur interdiction de voler haut pendant l’Occupation illustre la tentative d’étouffer toute forme de liberté.
La mémoire constitue un autre fil conducteur majeur. Les Fleury souffrent d’un « excès de mémoire » héréditaire qui les empêche d’oublier les souffrances du passé. Cette faculté devient paradoxalement une force pour Ludo, lui permettant de maintenir vivace son amour pour Lila malgré les années de séparation.
« Les cerfs-volants » a fait l’objet de deux adaptations télévisées : une mini-série en quatre épisodes réalisée par Pierre Badel en 1984, puis un téléfilm de Jérôme Cornuau en 2007 avec Tchéky Karyo dans le rôle d’Ambroise Fleury.
Aux éditions FOLIO ; 366 pages.
6. Éducation européenne (1945)
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Résumé
Dans la Pologne occupée de 1942, alors que la bataille de Stalingrad commence, le jeune Janek Twardowski se réfugie dans une cachette forestière aménagée par son père. Ce dernier ne donnant plus signe de vie, probablement tué lors d’une répression allemande, l’adolescent de quatorze ans rejoint un groupe de partisans polonais qui se terrent dans la forêt. Parmi eux se trouve Dobranski, un étudiant qui rédige un manuscrit sur l’éducation européenne en temps de guerre. Devenu agent de liaison, Janek fait la connaissance de Zosia, une jeune fille qui se prostitue auprès des Allemands pour obtenir des renseignements. Leur idylle naissante se développe dans la kryjówka (la cachette) de Janek, entre les missions de résistance et les rudesses de l’hiver. En 1945, après avoir combattu vers l’ouest comme lieutenant de l’armée polonaise, Janek revient contempler sa cachette d’autrefois.
Autour du livre
Premier roman publié sous le nom de Romain Gary, « Éducation européenne » naît dans les tourments de la Seconde Guerre mondiale. Gary le rédige principalement en 1943, entre deux missions comme aviateur du groupe Lorraine, d’abord en Afrique puis en Angleterre. La mort rôde autour de lui – la plupart de ses camarades aviateurs ne survivront pas au conflit – et il souhaite laisser une trace dans la littérature française avant qu’une balle ne l’atteigne.
Le livre connaît un parcours éditorial complexe. La première édition paraît en anglais chez Cresset Press en 1944 sous le titre « Forest of Anger ». L’année suivante, Calmann-Lévy publie la version française. Le succès est immédiat : le Prix des Critiques, des traductions dans vingt-sept langues. En 1956, auréolé du Prix Goncourt pour « Les racines du ciel », Gary remanie profondément son texte pour Gallimard. Cette version définitive introduit notamment le personnage de Nadejda, figure mythique de la résistance polonaise qui modifie sensiblement la portée de l’œuvre.
La force du roman réside dans son traitement de thèmes universels à travers le prisme d’une histoire intime. La découverte de l’amour entre Janek et Zosia s’entremêle aux grands questionnements sur la nature humaine. La musique, incarnée par le violoniste juif Stern et les partitions de Chopin, offre des moments de grâce au milieu de l’horreur. Les contes de Dobranski ponctuent le récit, créant une mise en abyme qui interroge le pouvoir salvateur de l’art.
Une phrase résume l’essence du livre : « Le patriotisme, c’est l’amour des siens. Le nationalisme, c’est la haine des autres. » Cette distinction, ajoutée dans l’édition de 1956, reflète la vision garyenne d’une Europe unie par la culture plutôt que divisée par les nationalismes. Les critiques y voient un parallèle entre Nadejda et le général de Gaulle, tous deux figures tutélaires de leurs résistances respectives.
Aux éditions FOLIO ; 288 pages.
7. Lady L. (1963)
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Résumé
Dans l’Angleterre victorienne, Lady L., figure incontournable de l’aristocratie britannique, célèbre ses 80 printemps. Cette femme excentrique et redoutée, dont la famille occupe les plus hautes fonctions de l’État, doit faire face à la destruction programmée de son pavillon. Elle confie alors à Sir Percy, son soupirant platonique depuis quarante ans, le récit de son extraordinaire imposture.
Sous ses airs de grande dame se cache Annette Boudin, ancienne prostituée parisienne devenue complice d’un groupuscule anarchiste par amour pour le séduisant Armand Denis. Sa mission d’infiltration de la haute société prend un tournant inattendu lorsqu’elle rencontre le duc de Glendale, aristocrate anticonformiste qui la prend sous son aile. Entre l’idéalisme révolutionnaire d’Armand et le raffinement cynique de Glendale, Lady L. va devoir choisir son destin, non sans dissimuler quelques cadavres dans ses placards.
Autour du livre
« Lady L. » paraît d’abord en anglais en 1959, puis en français en 1963 dans une traduction supervisée par Gary lui-même. Cette particularité linguistique s’explique par la genèse du roman : Gary s’inspire de sa première épouse Lesley Blanch, journaliste britannique sophistiquée de dix ans son aînée, qu’il a épousée pendant la Seconde Guerre mondiale. Le roman transpose leur relation tumultueuse à travers le prisme de l’humour et de la satire sociale.
Le texte conjugue plusieurs registres avec une habileté remarquable. La critique acerbe de la société victorienne se double d’une réflexion sur les mouvements anarchistes de la fin du XIXe siècle. Gary moque tant le puritanisme de l’aristocratie que le fanatisme des révolutionnaires, incarné par Armand Denis qui sacrifie son amour au nom de « l’Humanité ». Cette opposition entre idéalisme politique et bonheur individuel constitue l’axe central du récit.
Le personnage de Lady L. incarne cette dualité avec un cynisme jouissif. Son parcours d’ascension sociale devient une métaphore de la lutte des classes, tandis que sa manipulation des codes sociaux révèle l’hypocrisie des conventions. Le duc de Glendale, figure du nihilisme aristocratique, théorise même que son exhibition indécente du luxe sert mieux la cause révolutionnaire que les bombes des anarchistes.
Charles de Gaulle lui-même aurait apprécié le roman, écrivant à Gary : « Quelle chance est la vôtre qu’il y ait des Anglais ! » Cette réception illustre la dimension politique subtile de l’œuvre, qui dépasse la simple satire pour questionner les moyens de transformer la société. « Lady L. » a connu deux adaptations notables : au cinéma en 1965 par Peter Ustinov avec Sophia Loren dans le rôle-titre, et au théâtre en 2023-2024 au Théâtre Le Moderne de Liège dans une mise en scène de Jérôme Serlez.
Aux éditions FOLIO ; 250 pages.
8. Gros-Câlin (sous le pseudonyme d’Émile Ajar, 1974)
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Résumé
Michel Cousin, statisticien parisien de trente-sept ans, vit seul dans un deux-pièces au cœur de la capitale. Pour pallier sa solitude, il ramène d’un voyage en Afrique un python de deux mètres vingt qu’il baptise Gros-Câlin, en référence à sa façon de s’enrouler affectueusement autour de lui. Au bureau, il nourrit un amour silencieux pour sa collègue guyanaise, Mademoiselle Dreyfus, qu’il croise chaque matin dans l’ascenseur sans jamais oser lui parler.
Sa vie se partage entre son travail dans une multinationale de l’informatique, ses visites aux « bonnes putes » pour trouver un peu de chaleur humaine, et ses conversations imaginaires avec son voisin, le professeur Tsourès. La présence du python complique ses relations sociales : les voisins s’inquiètent, la femme de ménage portugaise alerte la police, ses collègues le raillent. Face à la froideur de la société parisienne, il trouve refuge dans une relation fusionnelle avec son python, jusqu’à perdre peu à peu contact avec la réalité, allant même jusqu’à ingérer des souris vivantes.
Autour du livre
Premier roman publié sous le pseudonyme d’Émile Ajar en 1974, « Gros-Câlin » se distingue par sa construction linguistique singulière : barbarismes volontaires, lapsus calculés, créations poético-philosophiques s’entremêlent dans une narration qui mime les circonvolutions du python. Les phrases serpentent, s’enroulent sur elles-mêmes, créant un effet de vertige qui traduit la désorientation mentale du narrateur.
Sous ses apparences de fable humoristique, le récit dissèque la solitude urbaine et l’aliénation dans une société technocrate. Les dix millions d’habitants du Grand Paris deviennent le symbole d’une masse anonyme où chaque individu peine à exister. La présence incongrue du python dans l’univers parisien souligne l’inadaptation du personnage principal.
Les thèmes de la métamorphose et du dédoublement traversent l’œuvre : le python mue comme Gary change d’identité littéraire. La confusion progressive entre Cousin et son reptile illustre une quête désespérée d’affection dans un monde déshumanisé. Le besoin vital d’aimer se heurte à l’impossibilité de communiquer, transformant chaque tentative de rapprochement en échec pathétique.
L’humour, omniprésent, ne masque jamais totalement le désespoir sous-jacent. Les situations cocasses – comme l’évasion du python dans les canalisations de l’immeuble – alternent avec des moments de lucidité glaçante sur la condition humaine.
« Gros-Câlin » a fait l’objet d’une adaptation cinématographique en 1979 par Jean-Pierre Rawson, et une version théâtrale a été montée en 2004 par Thierry Fortineau.
Aux éditions FOLIO ; 304 pages.
9. Clair de femme (1977)
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Résumé
Michel et Yannick forment un couple fusionnel jusqu’à ce que la maladie les sépare. Atteinte d’un cancer en phase terminale, Yannick supplie Michel de partir et de transmettre leur amour à une autre femme : « La plus cruelle façon de m’oublier, ce serait de ne plus aimer. » Cette nuit-là, alors que son épouse met fin à ses jours, Michel rencontre Lydia. Cette femme d’âge mûr porte elle aussi ses blessures : sa fille est morte dans un accident de voiture et son mari, qui conduisait, souffre désormais d’aphasie. Le temps d’une nuit parisienne, ces deux solitudes se rapprochent, entre tendresse et désespoir. Leur errance les mène dans un cabaret où se produit un dresseur de chiens, puis chez Sonia, la belle-mère russe de Lydia, tandis qu’ils tentent de « profaner le malheur » et de se reconstruire ensemble.
Autour du livre
« Clair de femme », publié en 1977, s’inscrit dans une période faste pour Romain Gary qui vient d’obtenir un second prix Goncourt sous le pseudonyme d’Émile Ajar avec « La vie devant soi ». Cette œuvre poignante dissèque avec une sensibilité rare la notion de couple, ses fondements et sa possible renaissance après le deuil. Le titre lui-même évoque cette lumière féminine que Michel recherche désespérément après la perte de sa « patrie féminine ».
La construction du récit, concentrée sur une seule nuit, permet une intensité dramatique particulière. Les dialogues ciselés alternent entre gravité et dérision, notamment lors des scènes surréalistes comme celle du paso-doble dansé par un caniche rose et un chimpanzé. Cette touche d’absurde apporte une respiration salvatrice dans ce récit traversé par la mort.
Le roman interroge la possibilité de perpétuer l’amour par-delà la perte. Michel, bâtisseur de « cathédrales » sentimentales, tente de convaincre Lydia de participer à cette expérience, mais celle-ci craint d’être réduite à un « temple où l’on vient adorer l’éternel ». Cette tension entre désir de reconstruction et peur de l’instrumentalisation constitue le cœur du drame.
Le livre a connu une adaptation cinématographique remarquée en 1979 par Costa-Gavras, sur un scénario de Milan Kundera, avec Romy Schneider et Yves Montand dans les rôles principaux. Peter Ustinov y incarne le Señor Galba, ce personnage tragi-comique qui incarne la fragilité des êtres face à la mort.
« Clair de femme » aborde également des thèmes délicats comme l’euthanasie ou la culpabilité, tout en maintenant une forme d’espoir. La présence de personnages secondaires hauts en couleur, comme Sonia la belle-mère russe ou le Señor Galba, apporte une dimension burlesque qui équilibre la gravité du propos sans jamais tomber dans le pathos.
Aux éditions FOLIO ; 180 pages.
10. Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable (1975)
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Résumé
Dans la France giscardienne de 1975, Jacques Rainier, puissant industriel de 59 ans, ancien résistant, file le parfait amour avec Laura, une ravissante Brésilienne de 22 ans. Cette idylle se fissure quand un ami lui parle de ses problèmes de virilité déclinante. Cette confidence éveille chez Rainier une angoisse dévorante de l’impuissance, alors même que son empire financier menace de s’effondrer. Les consultations médicales ne font que confirmer ses craintes du vieillissement. Une nuit, un cambrioleur du nom de Ruiz fait irruption dans sa chambre d’hôtel. Cette rencontre bouleverse Rainier qui transforme ce jeune voyou en fantasme érotique pour stimuler sa libido défaillante. Obsédé par ce déclin physique qui menace son couple, il songe au suicide.
Autour du livre
Publié en 1975, « Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable » aborde frontalement un sujet tabou dans la littérature française : l’andropause et le déclin de la virilité. Cette thématique s’inscrit dans un contexte historique particulier, celui de la crise pétrolière et de l’inflation galopante qui fragilisent le modèle économique occidental. Le parallèle entre l’impuissance sexuelle et le déclin industriel se dessine avec brio à travers des métaphores évocatrices : la Tour de Pise qui « débande », Venise qui s’enfonce, les ressources énergétiques qui se tarissent.
L’écriture oscille entre crudité et poésie, humour grinçant et tendresse. Les consultations médicales constituent des morceaux d’anthologie où s’affrontent deux visions : celle du médecin, technique et pragmatique, et celle du patient qui sublime ses angoisses en questionnement existentiel. Les dialogues entre Jacques et Laura révèlent une délicate histoire d’amour où la jeune femme transcende les préoccupations physiques de son amant par une vision plus spirituelle de leur relation.
La dimension autobiographique transparaît nettement : comme son personnage, Romain Gary a 61 ans lors de la rédaction et entretient une relation avec une femme beaucoup plus jeune. Cette mise en abyme de ses propres angoisses prend une résonance particulière à la lumière de son suicide en 1980, à 66 ans. Le roman peut ainsi se lire comme une méditation sur le refus du vieillissement et la difficulté d’accepter ses limites.
L’originalité tient aussi à la manière dont le personnage de Ruiz incarne une forme de catharsis : ce voyou andalou, d’abord menaçant, devient le support des fantasmes de Rainier, comme si la virilité ne pouvait se maintenir que par procuration. Cette construction psychologique complexe illustre les mécanismes de compensation mis en place face au déclin physique.
En filigrane se dessine une réflexion plus large sur la masculinité et ses mythes dans une société encore profondément machiste. Le déclin physique devient le révélateur d’une fragilité masculine habituellement dissimulée derrière une façade de puissance. En ce sens, le roman s’inscrit dans une démarche étonnamment moderne de déconstruction des stéréotypes de genre.
« Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable » a fait l’objet d’une adaptation cinématographique en 1981 par George Kaczender, avec Richard Harris, George Peppard et Jeanne Moreau. À noter que cette œuvre précède de plusieurs décennies l’arrivée du Viagra qui aurait probablement modifié l’approche de cette problématique.
Aux éditions FOLIO ; 247 pages.
11. L’angoisse du roi Salomon (sous le pseudonyme d’Émile Ajar, 1979)
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Résumé
Jean, bricoleur et chauffeur de taxi à Paris, rencontre par hasard Salomon Rubinstein, dit « le roi Salomon », ancien « roi du pantalon » devenu philanthrope à 84 ans. Ce dernier embauche Jean pour son association « SOS Bénévoles », qui vient en aide aux personnes esseulées. Parmi elles, Cora Lamenaire, chanteuse d’avant-guerre tombée dans l’oubli. Une relation se noue entre Jean et Cora, tandis qu’il découvre le passé douloureux qui la lie à Salomon : leur histoire d’amour avortée pendant l’Occupation, quand elle préféra un milicien au juif caché dans une cave. Tout en tombant amoureux d’Aline, une libraire, Jean s’efforce de rapprocher Cora et Salomon, marqués par trente ans de rancœur et de non-dits.
Autour du livre
« L’angoisse du roi Salomon » paraît en 1979 aux éditions Mercure de France sous le pseudonyme d’Émile Ajar. Il s’agit du dernier roman publié par Romain Gary sous cette identité, un an avant son suicide. Cette œuvre reprend certains thèmes qui lui sont chers : la vieillesse, la solitude, la peur de l’oubli, mais aussi l’amour et l’espoir.
Le récit se distingue par sa narration singulière : Jean, le protagoniste, s’exprime dans un langage décalé, parsemé de malentendus lexicaux. Autodidacte féru de dictionnaires, il « fouille les mots comme un douanier pour voir s’ils n’ont pas quelque chose de caché ». Cette approche particulière du langage crée un effet à la fois comique et poétique, permettant d’aborder des sujets graves avec légèreté.
Le roman aborde également des questions sociétales très actuelles pour l’époque : la marée noire de l’Amoco Cadiz, la protection des espèces menacées, la surabondance d’informations médiatiques. Ces préoccupations environnementales et sociales résonnent étonnamment avec notre époque.
« L’angoisse du roi Salomon » s’inscrit dans la continuité de « La vie devant soi », autre roman d’Ajar couronné par le Prix Goncourt. On y retrouve une même sensibilité dans le traitement des relations intergénérationnelles et une même capacité à mêler le tragique et l’humour. Le personnage de Jean rappelle d’ailleurs celui de Momo, par sa façon particulière d’appréhender le langage et sa vision du monde.
Une adaptation théâtrale a vu le jour en 2019 au théâtre de la Porte Saint-Martin, avec Bruno Abraham-Kremer dans le rôle principal. La pièce a reçu des critiques élogieuses pour sa capacité à restituer l’essence du roman.
Aux éditions FOLIO ; 349 pages.
12. La nuit sera calme (1974)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Résumé
Publié en 1974, « La nuit sera calme » prend la forme d’un entretien entre Romain Gary et son ami d’enfance François Bondy. À travers leurs échanges, Gary, alors sexagénaire, dévoile les multiples facettes de son existence : son engagement dans les Forces françaises libres, sa carrière diplomatique, ses rencontres marquantes – de Churchill à Groucho Marx, de De Gaulle aux stars d’Hollywood. L’écrivain évoque également ses amours, notamment sa relation avec Ilona Gesmay, une Hongroise qui le quittera sans explication, internée pour troubles psychiatriques. Il aborde aussi sa vision politique de l’Europe, son rapport aux femmes et à la féminité, qu’il considère comme salvatrice pour l’humanité. En réalité, cet entretien est entièrement fictif : Gary en est l’unique auteur, ayant rédigé lui-même questions et réponses avec l’accord de Bondy, simple « prête-nom » de cette pseudo-confession.
Autour du livre
« La nuit sera calme » occupe une place particulière dans la bibliographie de Gary. Ce pseudo-entretien, publié la même année que « Gros-Câlin » signé Émile Ajar, constitue une nouvelle manifestation de son goût pour les jeux d’identité. La supercherie s’inscrit dans la lignée du double Prix Goncourt qu’il obtiendra sous deux noms différents, mystification révélée seulement après sa mort.
Les thèmes abordés témoignent d’une lucidité prémonitoire sur les enjeux contemporains. Gary dénonce la dépendance européenne aux matières premières africaines et moyen-orientales, s’inquiète de l’influence culturelle américaine tout en reconnaissant la qualité du cinéma hollywoodien. Il voit dans la féminité une force capable de contrebalancer le machisme destructeur qui domine la société.
L’humour, arme favorite de Gary, ponctue le texte. Il raconte notamment comment, décoré de la Légion d’Honneur, il décline l’offre de présider une chaîne de maisons closes en prétextant son engagement dans la diplomatie. Cette ironie masque mal une certaine amertume face à l’évolution du monde : « Nous ne devrions pas nous identifier à quelque citoyen romain qui se serait écrié, en voyant Jésus mourir sur la croix : ‘Encore un raté !' »
L’ouvrage révèle aussi un Gary plus intime, évoquant sa relation tragique avec Ilona Gesmay ou l’influence déterminante de sa mère. Il affirme que la France Libre représente « la seule communauté humaine physique à laquelle j’ai appartenu à part entière », confidence qui éclaire son attachement à une certaine idée de la France.
Ce testament littéraire, écrit six ans avant son suicide, laisse transparaître la complexité d’un homme qui se définit comme une « mosaïque » : russo-asiatique, juif, catholique, français, auteur bilingue. Cette multiplicité nourrit une œuvre qui refuse l’enfermement, jusque dans sa forme même.
Aux éditions FOLIO ; 313 pages.
13. Les enchanteurs (1973)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Résumé
Fosco Zaga ne peut pas mourir tant qu’il aime. Du haut de ses deux cents ans, il se remémore son adolescence dans la Russie de Catherine II, où son père Giuseppe excelle dans l’art de l’illusion. Issu d’une lignée de saltimbanques vénitiens, Giuseppe soigne les maux de la Grande Catherine et jouit des faveurs de la cour. Le destin de Fosco bascule lorsque son père épouse la ravissante Teresina, qui n’a que deux ans de plus que lui. L’amour impossible qu’il lui porte devient le fil conducteur de son existence. À travers les siècles, il maintient Teresina en vie par la seule force de son imagination et de son écriture. Les Zaga traversent les bouleversements de l’Histoire, de la révolte de Pougatchev aux confins de l’Oural jusqu’aux révolutions qui secouent l’Europe, perpétuant leur art d’enchanteurs.
Autour du livre
Paru chez Gallimard en 1973, « Les enchanteurs » se distingue dans l’œuvre de Gary par sa dimension allégorique et son mélange audacieux de réalité historique et de fantaisie. La trame narrative entrelace faits historiques, pastiche, romance et autobiographie, une fresque qui s’étend sur huit générations. Publié un an avant qu’il ne commence à écrire sous le pseudonyme d’Émile Ajar, ce livre prolonge en forme narrative les réflexions développées dans son essai « Pour Sganarelle ». Gary y affirme sa position d’artiste affranchi des idéologies et des écoles littéraires, revendiquant la liberté absolue de réinventer perpétuellement le réel.
Le livre interroge la fonction même de l’art et de la création. Les Zaga incarnent tous ceux qui luttent contre « une réalité odieuse par la seule puissance de l’imagination et du rêve » : saltimbanques, romanciers, illusionnistes, acteurs. Cette famille perpétue une haute mission : faire triompher l’imaginaire pour la joie et le salut de tous. À travers eux, Gary questionne le rôle de la création artistique et sa capacité à transcender le temps.
La dimension historique ne se limite pas à un simple décor. Gary dépeint les mutations des sociétés européennes entre le XVIIIe et le XIXe siècle. Les Zaga côtoient Casanova, Cagliostro, Freud, Pouchkine et Lénine. L’insurrection de Pougatchev (1773-1775) constitue l’une des séquences les plus saisissantes, où les enchanteurs doivent divertir chaque jour les cosaques pour assurer leur survie.
Le thème de l’amour s’incarne dans plusieurs relations complexes : l’affection profonde entre Giuseppe et son fils, le mariage troublé de Giuseppe avec Teresina qui se refuse obstinément à lui, et surtout la passion éternelle de Fosco pour sa belle-mère. Cette dernière refuse de céder à Fosco précisément pour qu’il puisse continuer à l’imaginer, lui conférant ainsi une forme d’immortalité par l’écriture.
« Les enchanteurs » fait écho à d’autres œuvres de Gary comme « Europa », paru un an plus tôt, qui n’avait pas rencontré son public. Les deux livres partagent la figure d’un narrateur traversant les siècles et fréquentant les cercles du pouvoir. Cette répétition thématique caractérise la démarche de Gary, qui n’hésite pas à reprendre et approfondir ses obsessions littéraires après un échec commercial.
Aux éditions FOLIO ; 373 pages.
14. Les mangeurs d’étoiles (1966)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Résumé
Dans les années 1960, José Almayo règne en dictateur sur un pays non nommé d’Amérique latine. Issu du peuple indien Cujon, éduqué par des prêtres catholiques qui ont remplacé les anciennes divinités de son peuple, il s’est forgé une conviction : sur Terre, seul le diable règne. Pour s’élever au-dessus de sa condition, il décide donc de devenir le pire des hommes afin d’obtenir la protection diabolique. Son ascension est fulgurante : d’abord simple policier, il devient chef de la police puis renverse le pouvoir en place.
Passionné par les performances extraordinaires qui frôlent le surnaturel, Almayo fait venir des artistes du monde entier : un télévangéliste américain, un jongleur virtuose, un violoniste qui joue la tête en bas, un ventriloque indissociable de sa marionnette, un mystérieux illusionniste dont les pouvoirs semblent bien réels.
Alors qu’une révolte menace son régime, Almayo monte un stratagème machiavélique : il ordonne l’exécution de tous ces artistes, ainsi que de sa propre mère (une indienne droguée aux feuilles de mastala) et de sa fiancée américaine idéaliste. Son but : accuser les rebelles du massacre pour provoquer une intervention militaire américaine qui sauverait son pouvoir.
Autour du livre
« Les mangeurs d’étoiles » trouve son origine dans l’expérience diplomatique de Romain Gary en Amérique latine. Consul général à Los Angeles de 1956 à 1961, il effectue une mission de trois mois en Bolivie, au Pérou, au Chili et au Brésil. Cette immersion lui fournit le cadre de ce premier tome de « La comédie américaine » (suivi par « Adieu Gary Cooper »), initialement rédigé en anglais sous le titre « The Talent Scout » en 1961 à Londres.
La particularité de cette œuvre réside dans son jeu d’identités multiples : présenté comme une traduction d’un certain John Markham Beach (un pseudonyme de plus à l’actif de l’écrivain), elle préfigure déjà les questionnements identitaires qui culmineront avec la création d’Émile Ajar. La version française, parue en 1966, résulte d’une collaboration entre Jean Rosenthal et Gary lui-même.
Le titre fait référence aux paysans qui consomment des substances hallucinogènes pour échapper à leur misère, mais cette métaphore s’étend à tous les personnages en quête d’absolu. Le roman tisse un parallèle troublant entre Dieu et le diable à travers un duo symbolique : un saltimbanque aux pouvoirs extraordinaires et son manager à l’aura sulfureuse.
La construction narrative s’apparente à l’architecture d’un édifice gothique, alternant présent et passé pour dresser le portrait d’une dictature sud-américaine. L’humour noir et l’ironie mordante de Gary servent une réflexion sur la transcendance, incarnée par des personnages aux obsessions diverses : le jongleur qui veut ajouter une balle supplémentaire, le ventriloque prisonnier de sa marionnette, le prédicateur convaincu de détenir la vérité divine.
Le roman aborde avec acuité les séquelles du colonialisme espagnol et la manipulation de la religion. La quête désespérée d’Almayo, qui cherche la « protection » du diable par des actes toujours plus monstrueux, illustre les paradoxes d’une foi imposée et détournée. Cette dimension théologique se mêle à une critique musclée de l’impérialisme américain des années 1960, symbolisé par la fiancée idéaliste qui croit pouvoir réformer le dictateur par l’amour et la culture.
Aux éditions FOLIO ; 448 pages.
15. Le grand vestiaire (1948)
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Résumé
À la Libération, Luc Martin, quatorze ans, perd son père instituteur, mort dans le maquis. Refusant d’intégrer une institution pour pupilles de la nation, il trouve refuge à Paris chez un certain Vanderputte, qui héberge déjà deux autres adolescents : Léonce et sa sœur Josette. Épris de cette dernière, Luc s’engage avec ses nouveaux compagnons dans une série de larcins et de trafics pour alimenter « le grand vestiaire », l’appartement de leur protecteur. Les trois jeunes, nourris aux films noirs hollywoodiens, se rêvent en gangsters et enchaînent les cambriolages. Mais leur univers bascule quand la vérité sur Vanderputte éclate : pendant l’Occupation, il s’est livré à la délation de Juifs. Traqué pour ses crimes, il entraîne Luc dans sa fuite désespérée à travers la France, jusqu’à un dénouement inéluctable dans les vignes bordelaises.
Autour du livre
Publié en 1949, « Le grand vestiaire » est le troisième roman de Romain Gary. Dans cette France d’après-guerre où tout se vend à prix d’or, le romancier y met en scène une galerie de personnages marginaux, miroirs d’une société en pleine débâcle morale. Le vieux Sacha, tragédien morphinomane tenant une maison close, se déguise tour à tour en Pompadour, Raspoutine ou Hamlet. Les jeunes héros, formatés par le cinéma américain, tentent de reproduire les gestuelles de leurs idoles dans un Paris interlope.
La métaphore du vestiaire traverse l’ensemble du récit. Pour Luc, le monde devient « un immense vestiaire plein de défroques aux manches vides, d’où aucune main fraternelle ne se tendait ». Cette image des vêtements sans corps traduit l’absence d’humanité dans ce monde en reconstruction. Les critiques ont souligné l’influence de Gombrowicz, notamment son roman « Ferdydurke », dans cette réflexion sur le vêtement comme forme imposée qui nie l’identité véritable.
L’humanisme pessimiste de Gary s’exprime à travers le testament spirituel du père de Luc : « Il te reste tous les autres hommes ». Une promesse cruellement démentie par la réalité, puisque tous les personnages se révèlent en mal d’identité, réfugiés dans des idéologies bancales pour justifier leur déchéance. La relation complexe entre Luc et Vanderputte annonce celle de Momo et Madame Rosa dans « La vie devant soi », questionnant les liens qui peuvent unir victime et bourreau.
Les critiques ont aussi rapproché l’œuvre d’ « Uranus » de Marcel Aymé pour sa peinture de la France d’après-guerre, tout en soulignant son ton sarcastique qui préfigure l’insolence de Roger Nimier et Antoine Blondin. Une adaptation théâtrale par l’auteur lui-même, intitulée « La Bonne Moitié », a été publiée en 1979 chez Gallimard et montée pour la première fois en 2024 au Théâtre Auguste à Paris.
Face aux accusations d’écrire mal, Gary a défendu l’usage d’expressions comme « mortellement tuée » ou « je lui lisais le livre pour aveugle en écriture de braille », les revendiquant comme relevant du langage des personnages et non de celui de l’auteur. Cette attention au parler authentique des protagonistes participe à la construction d’un univers où l’ambiguïté morale règne, dans une France où la reconstruction physique le dispute à la reconstruction des consciences.
Aux éditions FOLIO ; 304 pages.