Richard Yates naît le 3 février 1926 à Yonkers, dans l’État de New York. Son enfance est marquée par l’instabilité : ses parents divorcent quand il a trois ans, et il passe sa jeunesse à déménager d’une ville à l’autre. C’est à l’Avon Old Farm School dans le Connecticut qu’il se découvre une passion pour l’écriture et le journalisme.
Après ses études, il s’engage dans l’armée et sert en France et en Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale. De retour à New York en 1946, il travaille comme journaliste tout en multipliant les activités d’écriture : il rédige des discours pour Robert Kennedy et travaille comme publicitaire pour Remington Rand.
Sa carrière littéraire démarre véritablement en 1961 avec la publication de « La fenêtre panoramique » (« Revolutionary Road »), qui est finaliste du National Book Award. Malgré les éloges de la critique et le soutien d’écrivains prestigieux comme Kurt Vonnegut et Tennessee Williams, ses livres ne connaissent qu’un modeste succès commercial. Parallèlement à son activité d’écrivain, il enseigne l’écriture dans plusieurs universités américaines renommées, dont Columbia et l’université de Boston.
Grand fumeur, il meurt le 7 novembre 1992 à Birmingham, Alabama, des suites d’un emphysème. C’est après sa mort que son œuvre connaît une renaissance, notamment grâce à l’adaptation cinématographique de « La fenêtre panoramique » en 2008 par Sam Mendes, avec Leonardo DiCaprio et Kate Winslet.
Voici notre sélection de ses romans majeurs.
1. La fenêtre panoramique (1961)
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Résumé
En 1955, Frank et April Wheeler, jeune couple ambitieux de la classe moyenne américaine, mènent une existence apparemment idéale dans leur pavillon de Revolutionary Road, dans une banlieue du Connecticut. Sous cette façade idyllique couve pourtant un profond mal-être. Frank, diplômé de Columbia, se morfond dans un emploi de bureau qu’il méprise mais qui assure leur confort matériel. April, qui rêvait d’une carrière d’actrice, étouffe dans son rôle de mère au foyer. Leurs disputes se font de plus en plus violentes, à la mesure de leur désillusion envers leur vie médiocre.
Pour sauver leur mariage et échapper à cette existence qu’ils trouvent étouffante, April propose une solution radicale : abandonner leur vie américaine pour s’installer à Paris. Là-bas, elle travaillera comme secrétaire pendant que Frank prendra le temps de « se trouver » et de découvrir sa véritable vocation. Ce projet ravive leur passion et leur redonne espoir.
Mais deux obstacles majeurs se dressent bientôt sur leur route : Frank reçoit soudain une promotion séduisante dans son entreprise, tandis qu’April tombe enceinte de leur troisième enfant. Les deux époux font alors face à un dilemme déchirant : s’accrocher au rêve libérateur de Paris ou accepter définitivement le confort sécurisant mais étouffant de la vie suburbaine américaine.
Autour du livre
Publié en 1961, « La fenêtre panoramique » est le premier roman de Richard Yates. Il a d’abord imaginé la scène finale pour ensuite construire toute l’histoire qui y mène : « J’ai imaginé April mourir de cette façon, et ensuite le problème était de construire une intrigue qui justifie ce dénouement », confiait-il.
À travers l’histoire des Wheeler, Yates dissèque la société américaine des années 1950, époque marquée par un conformisme étouffant, « une soif générale de conformité dans tout le pays, pas seulement dans les banlieues – une sorte d’attachement aveugle et désespéré à la sécurité à n’importe quel prix ». Le romancier s’attaque à ce que l’historien Arthur Meier Schlesinger Jr. nomma « l’ère d’Eisenhower », une période où la pression sociale pour respecter les conventions s’avère écrasante. Yates dépeint un pays en pleine expansion économique mais dont les habitants sacrifient leur individualité pour se fondre dans le moule des apparences.
Comme l’expliquait Yates : « Si mon travail a un thème, je soupçonne qu’il est simple : la plupart des êtres humains sont inéluctablement seuls, et c’est là que réside leur tragédie ». Cette profonde solitude caractérise les Wheeler mais aussi tous les personnages secondaires, incapables d’établir une communication authentique. Leur désir d’être « spéciaux » se heurte à leur médiocrité ordinaire. John Givings, le fils « aliéné » des voisins, devient le révélateur brutal de cette vérité, osant nommer ce que chacun s’efforce d’ignorer : « Peut-être faut-il un certain courage pour voir le vide, mais il en faut beaucoup plus pour voir le désespoir. » Le personnage de John Givings s’inspire d’ailleurs d’un véritable malade mental que Yates avait rencontré dans les années cinquante.
Yates s’inspire ouvertement de « Madame Bovary » de Flaubert et de « Gatsby le Magnifique » de Fitzgerald. April Wheeler apparaît comme une Emma Bovary moderne, transportée un siècle plus tard aux États-Unis. Cette filiation est tangible dans la minutie psychologique et la précision chirurgicale avec laquelle Yates dissèque les relations conjugales. De nombreux écrivains reconnaissent leur dette envers « La fenêtre panoramique », notamment Raymond Carver, Richard Ford et Douglas Kennedy, ce dernier affirme que le livre a « changé sa vie ».
Dès sa publication, « La fenêtre panoramique » reçut les éloges de critiques et d’écrivains prestigieux. Tennessee Williams évoqua « quelque chose de plus qu’une excellente écriture […] qui fait d’un livre quelque chose de vif, d’intense, de brillant ». William Styron parla d’un « roman agile, ironique, splendide qui mérite d’être un classique », tandis que Kurt Vonnegut le décrivit comme « Le Gatsby de ma génération ». Le New York Times salua « un livre magnifiquement construit… remarquable et profondément troublant ». Malgré ces louanges, il ne connut pas immédiatement le succès public. Ce n’est qu’après la mort de Yates en 1992, grâce à l’article de Stewart O’Nan « The Lost World of Richard Yates » paru dans le Boston Review en 1999, que le roman connut une première résurrection. En 2005, la revue TIME l’inclut dans sa liste des 100 meilleurs romans anglophones publiés depuis 1923.
En 2008, le roman fut adapté au cinéma par Sam Mendes, avec Leonardo DiCaprio et Kate Winslet dans les rôles principaux. Dès les années 1960, John Frankenheimer avait envisagé une adaptation, suivi par le producteur Albert S. Ruddy et l’acteur Patrick O’Neal qui possédèrent successivement les droits sans concrétiser le film. C’est finalement David Thompson de la BBC Films qui acquit les droits en 2007, permettant enfin sa réalisation. Cette adaptation, fidèle à l’esprit du livre, reçut un accueil critique favorable et remporta notamment un Golden Globe pour Kate Winslet. Le succès du film contribua significativement à faire redécouvrir l’œuvre originale au grand public.
Aux éditions ROBERT LAFFONT ; 544 pages.
2. Fauteur de troubles (1975)
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Résumé
New York, début des années 1960. John Wilder, trente-cinq ans, mène une existence en apparence réussie : vendeur d’espaces publicitaires talentueux pour le magazine American Scientist, il possède un bel appartement à Manhattan, une maison de campagne, une épouse dévouée, Janice, et un fils de dix ans, Tommy. Pourtant, sous cette façade typique du rêve américain se cache un homme profondément insatisfait.
De retour d’un voyage d’affaires à Chicago marqué par l’alcool et une aventure extraconjugale, Wilder appelle sa femme depuis un bar d’hôtel et laisse éclater sa frustration, allant jusqu’à lui proférer des menaces de mort. Inquiète, Janice contacte leur ami Paul Borg qui persuade John de se faire hospitaliser. Une altercation avec un médecin conduit Wilder au service psychiatrique de Bellevue. Cette première crise marque le début d’une longue descente aux enfers.
Malgré les tentatives de thérapie et les réunions des Alcooliques Anonymes, John s’enfonce dans l’alcoolisme. Sa rencontre avec Pamela Hendricks, une jeune femme séduisante, lui redonne brièvement espoir. Ensemble, ils se lancent dans un projet de film basé sur l’expérience de John à Bellevue. Mais ce nouveau départ suffira-t-il à enrayer sa spirale d’autodestruction ?
Autour du livre
Publié en 1975, « Fauteur de troubles » est le quatrième roman de Richard Yates. Il présente de nombreux éléments autobiographiques, notamment les problèmes d’alcoolisme du protagoniste qui reflètent ceux de Yates lui-même. L’expérience de l’hôpital psychiatrique, les tentatives infructueuses aux réunions des Alcooliques Anonymes et même l’incident où le protagoniste se prend pour Jésus-Christ sont directement inspirés de sa propre vie.
Le roman dissèque avec une précision chirurgicale la psyché d’un homme ordinaire qui s’autodétruit systématiquement. À travers le personnage de John Wilder, Yates dépeint l’envers du décor du rêve américain, thème fétiche qu’on retrouve dans ses autres œuvres. L’essoufflement progressif du mariage avec Janice, les tentatives infructueuses de connexion avec son fils Tommy, l’insatisfaction professionnelle malgré la réussite apparente : tout converge vers un sentiment d’inadéquation. Le romancier saisit admirablement les petites déceptions quotidiennes – la frustration de Wilder concernant sa petite taille, son incapacité à nager, ou encore ce châle offert à Janice qui ne lui va jamais bien, métaphore de leur union dysfonctionnelle.
L’action se déroule au début des années 1960, période charnière de l’histoire américaine. La haine de Wilder pour les Kennedy symbolise son ressentiment envers tout ce qu’il n’est pas et ne sera jamais. « Kennedy était trop jeune, trop riche, trop beau, trop chanceux ; il incarnait l’élégance, l’intelligence, la finesse. » Lors de l’assassinat de JFK, Wilder éprouve une troublante empathie pour Lee Harvey Oswald. Cette identification avec l’assassin révèle la profondeur de son malaise existentiel. Les descriptions des longs déjeuners d’affaires arrosés de martinis évoquent parfaitement l’ambiance professionnelle de l’époque, préfigurant l’atmosphère que « Mad Men » popularisera des décennies plus tard.
« Fauteur de troubles » propose surtout l’une des représentations les plus saisissantes de la maladie mentale et de l’alcoolisme dans la littérature américaine. Yates ne se contente pas de décrire la déchéance de Wilder, il nous fait ressentir sa paranoïa grandissante, ses hallucinations, sa confusion mentale. La structure même du récit devient plus chaotique à mesure que l’esprit du protagoniste se désintègre. L’épisode où Wilder, convaincu d’être Jésus, erre dans les bois puis appelle des numéros au hasard en demandant « Êtes-vous ma mère ? » témoigne de cette descente dans l’irrationnel.
À sa sortie, « Fauteur de troubles » fut largement considéré comme le roman le moins abouti de Yates. Les critiques y virent la confirmation qu’il était « a one-book-writer » (« un écrivain à un seul livre »). Cette réputation persista jusqu’à la publication l’année suivante de « Easter Parade », qui fut acclamé par la critique. Blake Bailey, biographe de Yates, explique que ses livres « sont trop déprimants pour le lecteur moyen », ce qui explique leur succès commercial limité.
Pendant un certain temps, l’acteur Joe Pesci a détenu les droits d’adaptation cinématographique du livre mais n’a jamais concrétisé le projet.
Aux éditions ROBERT LAFFONT ; 416 pages.
3. Easter Parade (1976)
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Résumé
« Aucune des deux sœurs Grimes ne serait heureuse dans la vie. » Cette phrase d’ouverture donne le ton de ce roman qui suit la destinée de Sarah et Emily, deux sœurs new-yorkaises, des années 1930 aux années 1970. Tout commence avec le divorce de leurs parents en 1930. Sarah, neuf ans, et Emily, cinq ans, sont élevées par leur mère Pookie, une femme fantasque instable qui les traîne de déménagement en déménagement dans la banlieue de New York, toujours en quête d’un statut social inaccessible. Leur père, simple correcteur au New York Sun mais que les filles imaginent grand reporter, reste une figure lointaine qui meurt jeune.
À l’âge adulte, les sœurs choisissent des voies radicalement différentes. Sarah, l’aînée, privilégie le modèle traditionnel : elle épouse Tony Wilson, un homme séduisant ressemblant à Laurence Olivier, s’installe à Long Island et donne naissance à trois fils. Emily, plus intellectuelle, obtient une bourse pour étudier à Barnard College et mène une vie indépendante à Manhattan. Elle travaille comme journaliste puis publicitaire, se marie brièvement, puis enchaîne les relations sans s’engager durablement.
Malgré leurs choix opposés, les deux sœurs font face à des désillusions similaires. Le mariage apparemment idéal de Sarah cache des violences conjugales et de l’alcoolisme. Quant à Emily, sa liberté et son indépendance ne lui apportent pas l’épanouissement espéré. Alors que les années passent, leurs rares rencontres révèlent le fossé qui les sépare, tout en montrant que chacune envie secrètement certains aspects de la vie de l’autre. Les deux femmes semblent incapables d’échapper aux schémas destructeurs hérités de leurs parents, comme si l’échec de cette famille originelle avait scellé leur destin.
Autour du livre
Publié en 1976, « Easter Parade » est considéré comme l’un des romans majeurs de Richard Yates après son premier chef-d’œuvre « La fenêtre panoramique » (1961). Il marque son retour en grâce après l’accueil mitigé de son précédent livre « Fauteur de troubles » (1975). Le romancier y transpose, comme souvent, plusieurs éléments autobiographiques. La mère des sœurs Grimes, surnommée « Pookie », fait écho à sa propre mère, « Dookie », figure instable ayant élevé seule ses enfants. La sœur de l’écrivain, tout comme Sarah dans le roman, s’est mariée à un homme violent.
Le roman se déploie comme une chronique sociale couvrant quarante années d’histoire américaine, des années 1930 aux années 1970. Les trajectoires des sœurs Grimes incarnent deux modèles féminins de l’époque : la femme au foyer traditionnelle et la femme moderne indépendante. Yates déconstruit magistralement ces deux archétypes en montrant que ni l’un ni l’autre n’offre de garantie contre la solitude et la déception. À travers Emily, il anticipe les questionnements féministes sur l’autonomie des femmes, tout en soulignant la persistance des structures sociales oppressives malgré l’apparente libération des mœurs.
L’alcool traverse les pages tel un fleuve souterrain, révélateur des failles existentielles des personnages. De Pookie aux deux sœurs, cette dépendance héréditaire symbolise l’échec des aspirations et le poids des déterminismes familiaux. Yates traite cette thématique avec une lucidité clinique, sans jugement moral, en décrivant simplement l’alcool comme une béquille existentielle qui ne fait qu’accentuer les chutes qu’elle prétend amortir.
« Easter Parade » a suscité l’admiration de nombreuses figures majeures de la littérature. Joan Didion l’a qualifié de « meilleur roman de Yates », tandis que des écrivains comme David Sedaris, Kurt Vonnegut, Larry McMurtry et Tao Lin l’ont encensé. Le critique Stewart O’Nan note que le livre « a marqué la résurgence de Richard Yates. Un an après l’accueil critique désastreux de ‘Fauteur de troubles’, les critiques l’ont salué comme un maître américain. » Le roman fut finaliste du National Book Critics Circle Award en 1976. Douglas Kennedy, dans une critique pour The Independent, évoque « l’une des fictions américaines les plus importantes de la fin du XXe siècle », louant « le regard impitoyable de Yates et sa vision du monde » ainsi que « sa compassion toujours manifeste ».
En 2017, Monica Yates, la fille du romancier, a entrepris de porter « Easter Parade » à l’écran. Le roman est également mentionné dans le film « Hannah et ses sœurs » (1986) de Woody Allen, dans une scène où le personnage de Lee (Barbara Hershey) confie avoir « adoré » ce livre qui avait « une signification très particulière » pour elle. Woody Allen, attiré par « les livres qui explorent la psyché des femmes, particulièrement les femmes intelligentes », rend ainsi hommage à la perspicacité psychologique de Yates.
Aux éditions ROBERT LAFFONT ; 336 pages.