Pierre Bordage naît le 29 janvier 1955 à La Réorthe, en Vendée, dans une famille catholique. Il grandit dans une ferme et développe très tôt un goût pour l’écriture. Après des études au petit séminaire puis en lettres modernes à l’université de Nantes, il s’éloigne de la religion de son enfance pour s’intéresser à la spiritualité orientale, notamment lors d’un voyage en Inde en 1975.
Avant de devenir écrivain, il exerce divers métiers : libraire à Paris, vendeur de brioches, commercial, puis journaliste sportif. C’est en 1993 qu’il connaît le succès avec sa trilogie « Les Guerriers du silence », publiée aux éditions L’Atalante. Vendue à 50 000 exemplaires, elle marque le renouveau de la science-fiction française.
Au fil des années, Pierre Bordage s’impose comme l’un des auteurs majeurs de l’imaginaire en France. Il publie une quarantaine de romans dans différents genres (science-fiction, fantasy historique, polar) et reçoit de nombreuses récompenses dont le Grand Prix de l’Imaginaire. Son œuvre, profondément humaniste, s’articule autour de thèmes récurrents : la spiritualité, la lutte contre le fanatisme, les dérives du pouvoir.
En parallèle de son activité d’écrivain, il préside pendant onze ans le festival des Utopiales à Nantes et s’essaie au cinéma en cosignant les scénarios de plusieurs films. Après la mort de son épouse en 2009 dans un accident en Inde, il s’installe près de Marmande en 2015, dans une maison isolée entourée de forêt, où il continue d’écrire.
Voici notre sélection de ses romans majeurs.
1. Les Guerriers du silence (1993)
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Résumé
Dans un futur lointain, la Confédération de Naflin rassemble une centaine de mondes éparpillés à travers la galaxie. Sur la planète Deux-Saisons, un modeste employé d’une compagnie de téléportation, Tixu Oty, noie son ennui dans l’alcool. Sa vie bascule le jour où Aphykit, la fille d’un maître de la science inddique assassiné, franchit la porte de son agence. Traquée par de mystérieux êtres télépathes, les Scaythes d’Hyponéros, elle fuit vers Point Rouge, une planète-prison où se cache un autre maître de cette science ancestrale.
Pendant que Tixu et Aphykit tentent d’échapper aux Scaythes, un complot se trame dans l’ombre. Le seigneur de Syracusa, Menati Ang, s’allie avec ces créatures venues d’un monde lointain pour instaurer un Empire galactique. L’Église kreuzienne, par ses supplices et son inquisition mentale, impose sa domination sur les planètes conquises. Seuls les derniers dépositaires de la science inddique peuvent encore s’opposer à cette prise de pouvoir.
Autour du livre
Pierre Bordage écrit « Les Guerriers du silence » en 1985, dans le Gers, en six mois seulement, à la main sur un grand cahier d’écolier. Cette période d’écriture intense, qu’il qualifie lui-même de « jaillissement », restera unique dans sa carrière. Pourtant, le manuscrit attend près de huit ans avant d’être publié, victime d’un contexte éditorial défavorable à la science-fiction française. C’est finalement Pierre Michaut, directeur de L’Atalante, qui accepte de le publier en trois volumes et en grand format en 1993.
Le succès inattendu du premier tome, avec 50 000 exemplaires vendus – un chiffre exceptionnel pour de la science-fiction francophone – marque le début d’un renouveau pour le genre en France. Cette réussite commerciale s’accompagne d’une reconnaissance critique immédiate : le Grand prix de l’Imaginaire et le Prix Julia-Verlanger en 1994, suivis du Prix Cosmos 2000 en 1996 pour « La Citadelle Hyponéros ».
La dimension psychologique des personnages et leur confrontation avec le pouvoir religieux et politique inscrit l’œuvre dans une tradition initiée par Frank Herbert avec « Dune ». Le mysticisme oriental transparaît à travers la science inddique, un art du combat mental similaire au bouddhisme zen. Cette spiritualité contraste avec la religion kreuzienne, critique acerbe des dérives religieuses totalitaires.
Les critiques soulignent la profondeur narrative malgré quelques défauts de jeunesse. Si certains lecteurs déplorent des longueurs dans les descriptions ou une multiplication parfois excessive des personnages secondaires sacrifiés rapidement, la majorité salue la construction d’un univers cohérent et la fluidité du récit. « La Citadelle Hyponéros », dernier tome de la trilogie, est considéré par Le Figaro comme « l’un des chefs-d’œuvre de la science-fiction française ». Les comparaisons avec « Star Wars » sont fréquentes, mais les critiques s’accordent à reconnaître une plus grande maturité dans le traitement des thèmes et une profondeur philosophique supérieure.
La trilogie a fait l’objet d’une adaptation en bande dessinée en quatre tomes entre 2005 et 2008 : « Point rouge », « Le Marchandhomme », « Le fou des montagnes » et « Le tombeau absourate ».
Aux éditions L’ATALANTE ; 1656 pages.
2. Wang (1996)
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Résumé
En 2212, le monde se divise en deux : l’Occident prospère, retranché derrière un rideau électromagnétique infranchissable, et le reste de la planète, plongé dans la misère. À Grand-Wroclaw, dans l’ancienne Pologne désormais sous contrôle sino-russe, Wang, un jeune homme de 17 ans, survit tant bien que mal avec sa grand-mère. Lorsqu’il s’attire les foudres des néo-triades, ces mafias qui font régner la terreur, il n’a plus qu’une solution : franchir le REM lors de son ouverture annuelle pour rejoindre l’Occident.
De l’autre côté du mur, Wang découvre une société ultra-technologique où les contacts physiques ont disparu au profit d’expériences sensorielles virtuelles. Les immigrés comme lui servent de chair à canon dans les Jeux Uchroniques, des reconstitutions grandeur nature de batailles historiques retransmises en direct. Enrôlé dans l’armée française qui doit affronter les États-Unis dans une reconstitution de la guerre des Gaules, Wang va devoir survivre à cette compétition mortelle.
Autour du livre
Publié en 1996, « Wang » est considéré comme l’une des œuvres majeures de la science-fiction française des années 1990. Ce diptyque composé des « Portes d’Occident » et des « Aigles d’Orient » s’inscrit dans la lignée des grands romans d’anticipation qui interrogent notre rapport à l’altérité et aux frontières.
La force prophétique du récit saisit particulièrement. Écrit bien avant l’émergence de la téléréalité et l’exacerbation des tensions migratoires contemporaines, le roman préfigure avec une acuité troublante nombre de problématiques actuelles : montée des nationalismes, construction de murs aux frontières, spectacularisation de la violence. Cette dimension visionnaire confère au texte une résonance particulière à l’heure où certaines nations érigent effectivement des barrières physiques pour se protéger des flux migratoires.
Les jeux uchroniques, ces reconstitutions grandeur nature de batailles historiques où s’affrontent des armées d’immigrés sous le regard avide des Occidentaux, constituent l’un des éléments les plus saisissants du récit. Ce concept novateur permet à Bordage d’établir un parallèle glaçant entre les jeux du cirque de la Rome antique et les dérives potentielles de notre société du spectacle. La dimension participative de ces jeux, où les spectateurs ressentent physiquement les émotions des combattants via des capteurs sensoriels, questionne notre rapport contemporain à la virtualité et à la mise en scène de la violence.
Le personnage de Wang incarne une figure de résistance face à ce système déshumanisant. Sa formation au « Tao de la survie » auprès de sa grand-mère Li lui permet de conserver son humanité dans un monde qui cherche à la lui arracher. Cette dimension spirituelle, qui irrigue l’ensemble du récit à travers des maximes introduisant chaque chapitre, apporte une profondeur philosophique à l’œuvre sans jamais alourdir la narration.
La société occidentale dépeinte par Bordage frappe par sa cohérence interne. L’aseptisation des rapports humains, remplacés par des interactions virtuelles, la quête obsessionnelle de sensations fortes par procuration, l’exploitation systématique des populations extérieures dessinent le portrait d’une civilisation technologiquement avancée mais moralement régressive. Cette critique sociale s’accompagne d’une réflexion sur le transhumanisme et ses dérives potentielles.
Jacques Baudou, dans Le Monde, souligne que « l’intrigue est parfaitement maîtrisée, les personnages fort bien dessinés, les arrières-plans d’une densité certaine ». Claude Ecken, dans Galaxies, met en avant « une écriture soignée, un style d’une étonnante qualité ». La revue Bifrost note quant à elle le « souffle épique remarquable » du livre, le situant parmi les textes majeurs d’une science-fiction française en plein renouveau dans les années 1990. « Wang » reçoit en 1997 le Prix Tour Eiffel de science-fiction.
Aux éditions L’ATALANTE ; 720 pages.
3. La fraternité du Panca (2007)
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Résumé
Sur la planète Boréal, Ewen coule des jours heureux avec sa femme et leur fille. Mais son appartenance secrète à la Fraternité du Panca le rattrape : une force mystérieuse menace l’ensemble du vivant dans la galaxie. Pour la contrer, cinq êtres doivent unir leurs forces. Premier maillon de cette chaîne, Ewen abandonne tout pour un périple de 80 années vers la planète Phaïstos, où l’attend le quatrième frère.
Le récit suit également en parallèle Olméo, un adolescent de 13 ans dont la famille vient d’être bannie de sa communauté. Ils quittent leur région du Pays Noir pour la lune de Hyem, espérant y trouver un nouveau départ. Dans les coursives d’un vaisseau interstellaire, les chemins d’Ewen et d’Olméo vont se croiser. Leur rencontre bouleversera le cours de leur existence et celui de la galaxie tout entière.
Autour du livre
Premier volet d’une pentalogie, « Frère Ewen » pose les fondements d’un space opera d’envergure dans lequel Pierre Bordage déploie un univers aux dimensions cosmiques. Ce cycle, dont le titre emprunte au sanskrit le mot « panca » signifiant « cinq », s’inscrit dans une lignée d’œuvres telles que « Rohel le conquérant », « Les Guerriers du silence » ou encore « Griots célestes », qui ont façonné la réputation du romancier dans le paysage de la science-fiction française.
La structure narrative s’articule autour d’une double temporalité, alternant les chapitres entre deux protagonistes dont les destins finissent par converger. Cette structure binaire est enrichie par l’insertion systématique, en ouverture de chaque chapitre, d’extraits d’encyclopédies ou de journaux qui éclairent l’histoire et les mythes de la Voie Lactée. Ces fragments documentaires, attribués notamment à l’historien Odom Dercher, créent une profondeur historique et culturelle qui ancre le récit dans un cadre plus vaste.
L’originalité de la saga réside dans son traitement du temps et de l’espace. Les trajets interstellaires s’étirent sur des décennies, imposant aux personnages des choix déchirants et définitifs. Cette dilatation temporelle permet d’aborder des thèmes philosophiques chers à Bordage : le sacrifice, le devoir, la transmission, mais aussi l’émigration et ses conséquences sur les liens familiaux. La technologie elle-même évolue au fil des tomes, transformant progressivement les modalités du voyage spatial, depuis les longs périples de plusieurs décennies jusqu’aux sauts dimensionnels quasi instantanés.
La dimension mystique imprègne sensiblement les pages à travers la Fraternité du Panca, organisation secrète dont les membres communiquent instantanément grâce à l’âmna, un implant occipital qui accumule la mémoire des frères et sœurs. Face à eux se dressent les prêtres de Sât, ascètes nus marqués d’un trident frontal, dont la résistance surhumaine n’a d’égale que leur détermination à empêcher la formation de la chaîne quinte.
L’accueil critique souligne unanimement la capacité de Bordage à transcender les codes du genre. Le Dauphiné libéré le qualifie de « meilleur conteur français de notre temps », saluant une « épopée fascinante » qui mêle « action, amour et noire douleur du deuil ». Certains critiques rapprochent l’univers du roman de celui de Jack Vance dans « La Planète géante ».
Aux éditions J’AI LU ; 576 pages.
4. Les fables de l’Humpur (1999)
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Résumé
Dans un futur lointain, des êtres mi-hommes mi-animaux peuplent la région de la Dorgne, anciennement Dordogne. Ces créatures hybrides perdent peu à peu leur humanité au fil des générations, dans une régression toujours plus bestiale. Les prédateurs dominent les herbivores dans une société féodale brutale où chaque caste obéit aux lois de l’Humpur, un clergé tout-puissant qui interdit les mélanges entre espèces.
Véhir, un grogne (homme-cochon), refuse de participer au rituel collectif d’accouplement de son village. En fuite, il rencontre un vieil ermite qui lui révèle l’existence des « dieux humains ». Cette découverte le pousse à partir vers le Grand Centre en quête de ses origines. Il fait route avec Tia, une hurle (femme-louve) elle aussi en rupture avec sa communauté. D’autres créatures marginales les rejoignent bientôt. Ensemble, ils bravent les interdits pour percer le mystère de leur nature profonde.
Autour du livre
Dans « Les fables de l’Humpur », publié en 1999, Pierre Bordage imagine une société post-apocalyptique où des êtres hybrides mi-hommes mi-animaux ont supplanté l’humanité. La singularité majeure réside dans l’invention d’une langue dégradée, mélange d’ancien français et de patois, qui transcrit la régression progressive de ces créatures vers l’animalité.
L’univers médiéval dépeint s’enracine dans la géographie française actuelle. Le pays de la Dorgne évoque la Dordogne, tandis que le Grand Centre fait référence au Massif Central. Cette transposition géographique participe à l’immersion du lecteur dans cet avenir où l’humanité n’est plus qu’un mythe. La société féodale qui s’y déploie se structure autour d’une hiérarchie stricte entre prédateurs et proies : les hurles (hommes-loups) dominent les grognes (hommes-cochons) et les bêles (hommes-moutons), perpétuant un système d’exploitation où certains sont élevés pour nourrir les autres.
La religion de l’Humpur, véritable pilier de cette société, impose ses dogmes par l’intermédiaire d’un clergé tout-puissant. Les lais, ses représentants, maintiennent un contrôle absolu en punissant de mort toute tentative de rapprochement entre les clans ou d’expression individualiste. Cette omniprésence religieuse, thème récurrent chez Bordage que l’on retrouve notamment dans « Abzalon » et « Les Guerriers du silence », soulève des questions sur l’endoctrinement des masses et l’utilisation du pouvoir spirituel à des fins de domination.
La dimension allégorique des « Fables de l’Humpur » s’inscrit dans la tradition des fables animalières. Si « La Ferme des animaux » d’Orwell constitue une référence évidente, « L’Île du docteur Moreau » de H. G. Wells apparaît également en filigrane dans cette réflexion sur la frontière entre humanité et bestialité. Chaque chapitre s’ouvre d’ailleurs sur un fabliau qui renforce cette filiation littéraire.
L’intrigue dépasse le simple récit d’aventures pour aborder des thématiques contemporaines : les dérives des biotechnologies, la manipulation génétique, la préservation de l’environnement. La quête des origines qui sous-tend le récit débouche sur une mise en garde contre les excès du progrès technologique, tout en portant un message humaniste sur l’acceptation des différences.
Philippe Boulier, pour Bifrost, le considère comme « certainement le meilleur » roman de Bordage, soulignant particulièrement la pertinence de la langue inventée qui « justifie » la nature hybride des personnages. Le succès critique des « Fables de l’Humpur » s’est traduit par l’obtention du Grand prix Paul-Féval de littérature populaire de la Société des gens de lettres en 2000, suivi du Prix Imaginales des lycéens en 2005. Une adaptation en bande dessinée a aussi vu le jour.
Aux éditions J’AI LU ; 480 pages.
5. Abzalon (1998)
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Résumé
Sur la planète Ester, les jours sont comptés. Face à la catastrophe écologique imminente, les autorités imaginent un plan radical : expédier un vaisseau, l’Estérion, vers une planète habitable. Pour cette mission expérimentale, ils sélectionnent deux groupes que tout oppose : 5000 détenus du terrible pénitencier de Doeq et 5000 membres des Kroptes, un peuple pacifique aux traditions religieuses rigides.
Parmi eux se trouvent Abzalon, un colosse défiguré emprisonné pour le meurtre d’une centaine de femmes, et Ellula, une jeune Kropte rebelle qui refuse la soumission imposée aux femmes de sa communauté. Entre ces deux êtres que tout sépare naît une improbable alliance, tandis que les moines censés maintenir l’ordre à bord semblent poursuivre leurs propres desseins. Sur ce vaisseau lancé pour 120 années dans l’espace, les antagonismes montent et les complots se multiplient.
Autour du livre
Dans la lignée des grandes sagas de science-fiction comme « Dune » de Frank Herbert, « Abzalon » s’inscrit au confluent de multiples genres littéraires. Pierre Bordage y conjugue les codes du space opera avec ceux du mélodrame et du conte philosophique. Publié en 1998 chez L’Atalante, ce récit devait initialement constituer le premier tome d’un ambitieux cycle s’étendant sur vingt à trente volumes, de la Genèse à l’Apocalypse. L’échec commercial du second tome, « Orchéron », a malheureusement interrompu ce projet d’envergure.
La trame narrative s’articule autour d’une réinterprétation du mythe de l’Exode biblique, transposé dans un cadre interstellaire. Le vaisseau Estérion devient ainsi une arche de Noé futuriste, transportant les derniers survivants d’une planète agonisante. La dimension religieuse transparaît également dans la structure même du texte : chaque chapitre s’ouvre sur un extrait du journal des Moncles, moines clonés qui offrent un éclairage sur le contexte sociopolitique de la planète Ester.
Les thématiques chères à Bordage s’entremêlent dans une réflexion sur la condition humaine : l’écologie, le féminisme, la critique des religions instituées, l’humanisme. La société des Kroptes, avec son patriarcat oppressif et sa polygamie, fait écho aux dérives des intégrismes religieux contemporains. Les Mentalistes, modifiés par les nanotechnologies, incarnent quant à eux les dangers d’une technocratie déshumanisée.
Au cœur de cette fresque se noue une improbable histoire d’amour entre Abzalon, colosse meurtrier, et Ellula, jeune femme aux dons de prescience. Cette relecture de « La Belle et la Bête » transcende le simple conte moral pour questionner les possibilités de rédemption et de transformation. La monstruosité physique d’Abzalon contraste avec sa quête d’humanité, tandis que la pureté apparente d’Ellula masque une force de caractère qui défie les conventions de sa société.
Dans Bifrost, Olivier Girard loue la capacité de Bordage à insuffler une « dimension extraordinairement humaine » à ses personnages, malgré des éléments narratifs parfois convenus. Olivier Noël, dans Galaxies, met en lumière l’habileté avec laquelle le romancier utilise la surenchère mélodramatique comme outil narratif, reflétant la lutte des personnages contre l’ennui cosmique. Claude Ecken salue quant à lui le dosage équilibré entre « action, romantisme et réflexion ».
Aux éditions J’AI LU ; 541 pages.
6. Les derniers hommes (2000)
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Résumé
Un siècle après la Troisième Guerre mondiale, une poignée d’hommes erre sur les ruines d’une civilisation anéantie par les armes nucléaires, chimiques et génétiques. Les survivants se sont organisés en tribus nomades, chacune spécialisée dans l’exploitation d’une ressource vitale. Le peuple aquariote, maître des dernières sources d’eau pure, parcourt l’Europe dans d’immenses caravanes de camions rouillés. En son sein, Solman, jeune homme infirme doté du pouvoir de lire les âmes, officie comme juge lors des conflits entre tribus.
Les visions de Solman lui révèlent bientôt l’existence d’une intelligence supérieure décidée à provoquer l’extinction des derniers hommes. Épaulé par Raïma, une guérisseuse rongée par une maladie génétique, et par un scientifique vieillissant rescapé de l’ancien monde, il guide son peuple à travers un continent hostile. Dans leur fuite, ils affrontent des robots-tueurs encore actifs, des insectes génétiquement modifiés et une végétation devenue carnivore, tandis que se précise la nature de la menace qui pèse sur l’humanité.
Autour du livre
À l’aube du XXIe siècle, Pierre Bordage imagine une fiction d’anticipation post-apocalyptique dont la genèse emprunte un chemin peu commun dans l’édition française. « Les derniers hommes » paraît d’abord sous forme de feuilleton en six épisodes mensuels dans la collection Librio entre décembre 1999 et mai 2000, avant d’être rassemblé en un seul volume chez J’ai lu en 2002, puis réédité en 2005 et 2010 au Diable Vauvert.
Cette saga, qui se déroule un siècle après une troisième guerre mondiale dévastatrice, transpose dans un futur proche les questionnements fondamentaux sur la nature humaine et sa propension à l’autodestruction. La France et l’Europe, ravagées par les armes nucléaires, biologiques et chimiques, deviennent le théâtre d’une lutte pour la survie où des tribus nomades spécialisées tentent de préserver les dernières ressources vitales.
Des réminiscences de « Mad Max » pour l’ambiance post-apocalyptique se marient à une dimension mystique qui puise dans l’Apocalypse selon Saint Jean, créant une tension narrative qui oscille entre science-fiction et spiritualité. Bordage tisse également des parallèles avec l’Exode biblique à travers le périple des Aquariotes, guidés par Solman, figure christique aux accents moïsiens.
Le choix de personnages atypiques, marqués dans leur chair par les mutations et les handicaps, permet à Bordage d’interroger la notion de normalité et de différence. Solman le boiteux et Raïma la guérisseuse incarnent cette dualité entre malédiction physique et don spirituel, leurs infirmités devenant paradoxalement source de pouvoir et de sagesse. Cette approche singulière des personnages transcende les archétypes habituels du genre post-apocalyptique.
La structure narrative, héritée de sa publication initiale en feuilleton, imprime un rythme soutenu au récit. Chaque épisode se clôt sur un cliffhanger qui maintient le lecteur en haleine. Cette construction épisodique n’entrave pourtant pas la cohérence globale du récit, qui conserve sa fluidité même dans sa version intégrale.
Les critiques littéraires saluent majoritairement l’ambition et la profondeur du roman. Certains soulignent néanmoins un dernier tiers plus controversé, où l’aspect mystique prend le pas sur la trame post-apocalyptique initiale. Le dénouement, bien que cohérent avec les thématiques développées, divise : certains y voient l’aboutissement logique du questionnement sur l’humanité, d’autres regrettent un virage trop appuyé vers le spirituel.
Aux éditions J’AI LU ; 672 pages.
7. Chroniques des ombres (2013)
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Résumé
À la fin du XXIe siècle, après une guerre nucléaire dévastatrice, l’humanité s’est scindée en deux : les élites se sont retranchées dans d’immenses cités-forteresses protégées des radiations, tandis que les exclus tentent de subsister dans les terres contaminées. Dans la plus grande de ces Cités Unifiées, NyLoPa, qui fusionne New York, Londres et Paris, chaque citoyen vit sous la surveillance constante d’une puce cérébrale.
Ce fragile statu quo vole en éclats quand une vague de meurtres mystérieux frappe simultanément toutes les cités. Tandis que Ganesh, un jeune enquêteur d’élite, tente d’élucider ces crimes à NyLoPa, deux survivants des terres extérieures – Deux Lunes, un guérisseur pacifiste, et Naja, une jeune femme rescapée – s’efforcent d’échapper à des cavaliers génocidaires. Sans le savoir, tous traquent la même menace.
Autour du livre
À l’origine diffusé en 36 épisodes numériques sur les réseaux en 2013, « Chroniques des ombres » marque le retour de Pierre Bordage au feuilleton, une forme qu’il avait déjà expérimentée avec « Les derniers hommes ». Cette fois-ci, Bordage pousse l’exercice plus loin en rédigeant pendant la publication, s’imposant ainsi une contrainte supplémentaire. Une prise de risque qui ne fut pas sans conséquence puisque des problèmes de santé l’obligèrent à interrompre brièvement la série durant l’été.
Le découpage alterné entre deux univers que tout semble opposer constitue l’ossature narrative du récit. D’un côté, les Cités Unifiées et leur technologie omniprésente incarnée par les biopuces implantées dans le cerveau des citoyens. De l’autre, le territoire Horcite où les mutations génétiques et la violence façonnent le quotidien des survivants. Cette structure en miroir permet à Bordage d’orchestrer une réflexion sur les dérives de notre société contemporaine, notamment la surveillance généralisée et le sacrifice des libertés individuelles au nom de la sécurité collective.
Les dialogues entre Ganesh et sa biopuce de nouvelle génération offrent un contrepoint saisissant aux interactions plus traditionnelles entre les personnages. Ces échanges intérieurs soulèvent des questions sur l’intelligence artificielle et son impact sur l’identité humaine. Le personnage de Deux Lunes incarne quant à lui une forme de résistance à la déshumanisation, sa pratique de guérisseur et son refus de la violence suggérant une voie alternative entre barbarie et technocratie.
La structure feuilletonesque impose son rythme au récit. Chaque chapitre se termine sur un moment de tension qui maintient le lecteur en haleine, technique héritée des grands feuilletonistes du XIXe siècle. Cette contrainte formelle n’empêche pas Bordage d’aborder des thèmes qui lui sont chers : l’eugénisme, les théories du complot, les dérives totalitaires masquées par un vernis démocratique.
La publication originale en épisodes numériques se ressent parfois dans le développement de certaines intrigues secondaires qui restent en suspens, comme celle du personnage de Théo. Le roman privilégie l’action et les dialogues à la description, choix assumé qui s’explique par le format initial de diffusion. Certains lecteurs regrettent d’ailleurs que le dénouement n’occupe qu’une cinquantaine de pages sur les 860 que compte le roman.
La critique, notamment Claude Ecken dans Bifrost, salue la maîtrise dont fait preuve Bordage dans cet exercice périlleux du feuilleton numérique. Si le découpage en épisodes entraîne quelques facilités narratives et des moments de flottement au milieu du récit, la dernière partie retrouve une densité qui culmine dans un final parfaitement orchestré.
Aux éditions J’AI LU ; 864 pages.
8. Porteurs d’âmes (2007)
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Résumé
Dans un Paris contemporain aux accents dystopiques, trois destins se croisent autour d’une invention révolutionnaire : le translateur, une machine capable de déplacer l’âme d’un corps vers un autre. Léonie, une jeune Libérienne de vingt ans échappée de l’enfer de la prostitution, survit comme cobaye pour des tests médicamenteux. Cyrian, un étudiant issu de la haute bourgeoisie, intègre la mystérieuse confrérie des Titans qui détient cette technologie du transfert d’âme. Edmé, un inspecteur désabusé de la Criminelle, découvre un charnier de cadavres mutilés dans la Marne.
Ces trois personnages que tout sépare vont se retrouver mêlés à une sombre machination. La confrérie des Titans utilise des marginaux comme « porteurs » involontaires, des vaisseaux humains dans lesquels ses membres privilégiés peuvent projeter leur conscience pendant quatre jours. Mais cette technologie attise les convoitises et déclenche une spirale de meurtres que le flic Edmé tente d’élucider, tandis que Léonie et Cyrian deviennent les pions d’un jeu qui les dépasse.
Autour du livre
Dans « Porteurs d’âmes », paru en 2007 aux éditions Au Diable Vauvert, Pierre Bordage démontre une fois encore sa capacité à transcender les genres en mariant thriller, science-fiction et roman social. La structure narrative s’articule autour de trois personnages dont les destins s’entrelacent progressivement. Chaque chapitre alterne entre leurs points de vue, créant un effet de suspense par des coupures stratégiques aux moments cruciaux.
Le roman se déroule dans un futur proche qui fait écho aux questionnements contemporains sur l’immigration et le traitement des sans-papiers. Cette anticipation sert de toile de fond à une critique sociale acerbe des inégalités et des dérives sécuritaires. Bordage y aborde des thématiques sombres comme la prostitution, la torture ou l’exploitation humaine, mais évite l’écueil du sensationnalisme en les mettant au service d’une réflexion sur l’altérité.
L’élément de science-fiction – le translateur permettant le transfert d’âme – sert de catalyseur narratif plus que d’innovation technologique. Il devient le vecteur d’une transformation intérieure, particulièrement pour le personnage de Cyrian qui découvre une réalité sociale qu’il ignorait à travers les yeux de Léonie. Cette métaphore du décentrement du regard permet d’interroger notre rapport à l’autre et notre capacité d’empathie.
L’évolution des personnages constitue l’une des forces majeures du récit. Léonie incarne la résilience face à l’adversité malgré un passé traumatique. Edmé, le policier désabusé, retrouve une forme d’humanité au contact de sa jeune collègue. Quant à Cyrian, son parcours initiatique le transforme d’étudiant privilégié superficiel en être conscient des réalités sociales.
La réception critique souligne la maîtrise du rythme narratif et l’efficacité du mélange des genres. Claude Ecken, dans Bifrost, note toutefois que certains aspects de science-fiction auraient mérité un développement plus approfondi. Pascal Patoz sur NooSFere met en garde contre le risque d’épuisement du lecteur face à la noirceur continue du récit, tout en saluant la pertinence du questionnement sur la nature humaine. « Porteurs d’âmes » a reçu le Prix des lecteurs du Livre de Poche en 2009
Aux éditions DIABLE VAUVERT ; 512 pages.
9. Le Feu de Dieu (2009)
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Résumé
Dans un futur proche, Franx, un scientifique visionnaire, a transformé une ferme du Périgord en forteresse autonome baptisée « Le Feu de Dieu ». Obsédé par l’imminence d’un cataclysme planétaire, il y a stocké des années de vivres et convaincu quelques familles de le rejoindre. Mais ses prédictions tardent à se réaliser et la communauté se délite peu à peu, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que sa femme Alice, leurs enfants Zoé et Théo, ainsi qu’un inquiétant parasite du nom de Jim.
Le jour où Franx doit se rendre à Paris, l’apocalypse survient enfin : séismes, éruptions volcaniques et tempêtes de cendre plongent la Terre dans une nuit glaciale perpétuelle. Bloqué à 500 kilomètres des siens, il entreprend de les rejoindre à pied, accompagné d’une mystérieuse fillette muette aux dons surnaturels. Pendant ce temps au bunker, sa famille affronte la tyrannie grandissante de Jim, prédateur sexuel à la santé mentale fragile.
Autour du livre
Sorti en mars 2009 au Diable Vauvert, « Le Feu de Dieu » s’inscrit dans la tradition des récits post-apocalyptiques tout en y insufflant une dimension humaniste caractéristique de Pierre Bordage. La publication survient à un moment charnière où les angoisses liées à la crise financière mondiale et aux bouleversements climatiques imprègnent fortement l’imaginaire collectif.
Bordage emprunte à la mythologie homérique en transposant l’odyssée d’Ulysse dans un monde ravagé. Le protagoniste, Franx (François-Xavier), tel un Ulysse moderne, doit parcourir cinq cents kilomètres pour rejoindre sa Pénélope. Cette référence à l’épopée grecque se manifeste également à travers différentes rencontres évoquant les épreuves du héros antique, notamment des passages rappelant Polyphème et Circé.
La construction narrative alterne systématiquement entre deux fils conducteurs : d’une part le périple de Franx accompagné d’une fillette aux dons paranormaux, de l’autre un huis clos oppressant au sein du bunker familial. Cette structure binaire instaure un rythme soutenu, chaque chapitre se concluant sur une situation de tension qui maintient le lecteur en haleine.
« Le Feu de Dieu » tranche avec les autres récits du genre par l’attention portée à la psychologie des personnages. Le journal intime de Zoé, la fille de Franx, constitue un contrepoint intéressant qui permet d’appréhender les événements à travers le regard d’une adolescente. Une référence explicite au journal d’Anne Frank vient d’ailleurs souligner la dimension testimoniale de ces écrits. Si certains personnages basculent dans la barbarie, d’autres conservent leur humanité. Cette dualité s’incarne particulièrement dans le personnage de Jim, dit « le Grax », figure tyrannique qui règne sur le bunker en l’absence de Franx.
Olivier Girard, dans Bifrost, déplore un certain manque d’originalité et des « relents new age ». D’autres critiques établissent des parallèles avec des films comme « Le Jour d’après » de Roland Emmerich ou des romans tels que « La Route » de Cormac McCarthy.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 448 pages.
10. Arkane (2017)
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Résumé
Dans la cité d’Arkane, sept familles puissantes règnent depuis des siècles sur une ville construite en strates verticales. Cette organisation millénaire vole en éclats quand six des familles s’allient pour massacrer le clan du Drac. Seule rescapée, la jeune Oziel fuit vers les bas-fonds de la ville. Son but : retrouver son frère Matteo, jadis banni, et lever une armée pour reprendre le pouvoir. Dans sa descente périlleuse à travers les différents niveaux de la cité, elle devra sacrifier sa beauté en s’inoculant une maladie défigurante pour échapper à ses poursuivants.
Pendant ce temps, Renn, un apprenti enchanteur de pierre, croise la route d’Orik, un guerrier mystérieux dont le royaume a été dévasté par une armée venue du Nord. Ensemble, ils entreprennent un périple vers Arkane pour prévenir la cité du danger imminent. Un troisième protagoniste, Noy du Corridan, observe depuis les hauteurs de la ville les complots qui se trament, tiraillé entre sa loyauté envers sa famille et son attirance pour Oziel.
Autour du livre
En 2017, Pierre Bordage sort de sa zone de confort – la science-fiction qui a fait sa renommée – pour s’aventurer dans les terres de la fantasy pure avec « Arkane ». Ce diptyque, publié chez Bragelonne, marque aussi son passage d’un éditeur historique (L’Atalante) vers une maison spécialisée dans les littératures de l’imaginaire.
Loin d’être architecturée à l’avance, l’histoire d’Arkane s’est imposée d’elle-même à son auteur. Dans une interview accordée à ActuSF, Bordage confie : « L’histoire m’est venue d’un bloc, c’est-à-dire le début et la fin. Je ne connais pas, en revanche, les chemins qui conduiront mes personnages du début à la fin. » Cette approche de « jardinier » plutôt que d’ « architecte » caractérise sa méthode d’écriture : il compose l’univers à travers les sens de ses personnages, laissant une large part à l’inconscient dans l’organisation du récit.
L’organisation verticale d’Arkane dépasse la simple stratification sociale pour créer un système complexe où chaque niveau est séparé par un labyrinthe, le Laz, qu’on ne peut traverser qu’accompagné d’un membre de la guilde des Torcherons. Cette ségrégation spatiale s’inspire des Lois de Manu qui ont engendré le système des castes en Inde. Le fleuve Odivir, dont les crues fertilisent les terres environnantes, évoque quant à lui l’importance du Nil dans la civilisation égyptienne.
Les sept familles régnantes incarnent une variante originale du pouvoir oligarchique, chacune associée à un animal totémique qui la protège. Cette structure rappelle « Game of Thrones » de George R.R. Martin, mais s’en distingue par l’ajout d’une dimension mystique : la survie même d’Arkane dépend de l’équilibre entre ces familles. La rupture de cet équilibre par l’élimination des Drac constitue ainsi une menace existentielle pour la cité entière.
Le roman développe en parallèle trois destins qui s’entrecroisent : Oziel du Drac, noble déchue qui doit fuir vers les bas-fonds, Renn l’apprenti enchanteur de pierre qui cherche à maîtriser son don, et Noy du Corridan, héritier pris dans les intrigues de sa caste. Cette structure narrative permet d’aborder la société d’Arkane sous différents angles, mais certains lecteurs reprochent une alternance trop mécanique entre les points de vue, qui peut nuire à l’immersion dans chaque fil narratif.
Couronné par le Prix Imaginales du meilleur roman francophone 2018 et le Prix Elbakin du meilleur roman français 2017, « La Désolation » divise néanmoins la critique. Clara Dupont-Monod dans Le Parisien Magazine le compare à « un croisement entre Game of Thrones et Guerre et Paix », tandis que Le Point salue « une odyssée riche en lieux mystérieux et en personnages colorés » au « rythme enlevé, au suspens parsemé de trahisons, de meurtres et de magie. »
Aux éditions BRAGELONNE ; 528 pages.