Laurence Sterne naît le 24 novembre 1713 à Clonmel, en Irlande, dans une famille militaire. Son père, Roger Sterne, est enseigne dans l’armée britannique. Le jeune Laurence passe une enfance instable, déménageant constamment au gré des affectations militaires de son père. À l’âge de dix ans, il est envoyé chez son oncle à Halifax, dans le Yorkshire, et ne reverra plus jamais son père qui meurt à la Jamaïque en 1731.
Après des études au Jesus College de Cambridge, Sterne s’engage dans une carrière ecclésiastique. Il devient vicaire de Sutton-on-the-Forest en 1738 et épouse Elizabeth Lumley en 1741. Le mariage n’est pas heureux, et seule une de leurs filles, Lydia, survit à la petite enfance.
La vie de Sterne prend un tournant décisif en 1759. À 46 ans, il découvre son talent pour l’écriture humoristique et commence la rédaction de son chef-d’œuvre, « La Vie et les Opinions de Tristram Shandy, Gentleman » (1759-1767). Le succès est immédiat et lui apporte la célébrité. Sterne partage alors son temps entre sa cure dans le Yorkshire et Londres où il goûte aux plaisirs de la renommée.
Souffrant de tuberculose, il voyage en France et en Italie à la recherche d’un climat plus clément. En 1767, il vit une brève mais intense liaison avec Elizabeth Draper, femme d’un employé de la Compagnie des Indes orientales. Il publie « Voyage sentimental en France et en Italie » en 1768, peu avant sa mort à Londres le 18 mars de la même année, à l’âge de 54 ans. Par une ironie digne de son œuvre, son corps est volé après son enterrement, vendu à des anatomistes, puis finalement ré-inhumé discrètement après avoir été reconnu.
Voici notre sélection de ses romans majeurs.
1. La Vie et les Opinions de Tristram Shandy, Gentleman (1759-1767)
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Résumé
Dans l’Angleterre du XVIIIe siècle, Tristram Shandy décide d’écrire son autobiographie. Dès les premières pages, il apparaît que cette entreprise ne suivra pas un cheminement conventionnel : Tristram ne parvient même pas à raconter sa propre naissance avant le troisième volume, tant il accumule les digressions et les anecdotes sur sa famille.
Au cœur du récit se trouve le manoir des Shandy, où vivent son père Walter, érudit excentrique aux théories improbables sur l’influence des prénoms et des nez dans le destin des hommes, et son oncle Toby, ancien militaire blessé à la guerre qui passe son temps à reconstituer des batailles miniatures avec son fidèle serviteur, le caporal Trim.
La naissance de Tristram s’annonce sous de mauvais auspices : lors de sa conception, sa mère interrompt son père pour lui demander s’il a remonté l’horloge. Cette question inopportune perturbe l’équilibre des « esprits animaux » nécessaires à la conception d’un enfant bien portant, selon les théories de l’époque.
Les catastrophes s’enchaînent : à sa naissance, le docteur Slop lui écrase le nez avec ses forceps. Son père, qui souhaite le prénommer Trismégiste, voit son projet contrarié quand la servante Susannah déforme le nom en le transmettant au curé. L’enfant est donc baptisé Tristram, prénom que son père considère comme le pire présage possible.
Le sort s’acharne encore quand, durant sa petite enfance, Tristram subit une circoncision accidentelle à cause d’une fenêtre mal fixée. Le récit progresse ainsi d’une digression à l’autre, entre conversations philosophiques, théories fantaisistes et péripéties rocambolesques, dans une narration qui tient autant du conte burlesque que de la réflexion sur l’art du roman.
Autour du livre
La genèse de « La Vie et les Opinions de Tristram Shandy, Gentleman » s’inscrit dans un contexte particulier. Laurence Sterne, pasteur anglican dans le Yorkshire, n’avait jamais écrit de fiction avant d’entamer la rédaction de ce roman à la fin des années 1750. Les deux premiers volumes, publiés à compte d’auteur fin décembre 1759, sont d’abord refusés par l’éditeur James Dodsley. Le succès est pourtant immédiat, et Dodsley rachète les droits des volumes suivants. L’ouvrage paraît finalement en neuf volumes sur une période de huit ans, de 1759 à 1767.
Le caractère novateur de l’œuvre bouleverse les codes romanesques de son époque. Sterne s’affranchit délibérément des conventions narratives en multipliant les ruptures chronologiques et les digressions. Il joue avec la typographie, insère des pages noires, blanches ou marbrées, trace des lignes sinueuses et parsème son texte d’astérisques et de tirets. Cette liberté formelle en fait un précurseur du roman moderne et postmoderne.
L’influence de grands auteurs comme Rabelais, Cervantes et Montaigne est palpable. Sterne emprunte à Rabelais son humour truculent, à Cervantes sa structure narrative éclatée et à Montaigne ses réflexions philosophiques. Il intègre également de nombreux passages de « L’Anatomie de la mélancolie » de Robert Burton. Ces emprunts, loin d’être de simples plagiats, sont réinventés et mis au service d’une œuvre profondément originale.
La réception critique s’avère contrastée. Si Samuel Johnson prédit que « rien d’aussi étrange ne peut durer longtemps », Voltaire salue en Sterne « le second Rabelais d’Angleterre ». Diderot s’enthousiasme pour ce « livre si fou, si sage, si gai » dont il s’inspire pour « Jacques le fataliste ». Les romantiques allemands Jean Paul et E.T.A. Hoffmann en revendiquent l’héritage. Pour Victor Chklovski, il s’agit du « roman le plus caractéristique de la littérature universelle ». Son influence s’étend jusqu’aux écrivains modernes et postmodernes comme James Joyce, Virginia Woolf ou Salman Rushdie.
En 1996, le dessinateur Martin Rowson en propose une version en bande dessinée qui joue sur différents niveaux de lecture. Le cinéaste Michael Winterbottom l’adapte en 2006 sous le titre « A Cock and Bull Story », avec Steve Coogan et Rob Brydon. Le film met en abyme le processus de création en montrant à la fois des scènes du roman et les coulisses du tournage. Michael Nyman travaille depuis 1981 sur une adaptation en opéra, dont plusieurs extraits ont été représentés.
Aux éditions FOLIO ; 1066 pages.
2. Voyage sentimental en France et en Italie (1768)
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Résumé
En pleine guerre de Sept Ans qui oppose la France et l’Angleterre, le révérend Yorick, un ecclésiastique britannique aussi espiègle qu’impétueux, décide sur un coup de tête de traverser la Manche. Son projet : accomplir ce qu’il nomme un « voyage sentimental », une quête qui privilégie les rencontres et les émotions plutôt que les monuments et les paysages.
À peine arrivé à Calais, il prend conscience qu’il n’a pas de passeport – un oubli qui pourrait lui valoir la prison. À Paris, la police s’enquiert justement de ses papiers. Pour éviter la Bastille, Yorick doit obtenir le précieux sésame auprès du comte de C**** à Versailles.
Entre-temps, il multiplie les rencontres : un moine mendiant qui l’émeut, une grisette parisienne qui le charme, un valet nommé La Fleur qui devient son fidèle compagnon. Ces personnages hauts en couleur croisent la route de notre voyageur qui, sous ses dehors de pasteur respectable, ne reste jamais insensible aux attraits de la gent féminine.
De quiproquos en situations cocasses, d’aventures galantes en moments de pure empathie, Yorick poursuit son chemin vers l’Italie. Mais parviendra-t-il à destination sans encombre, lui qui transforme la moindre rencontre en occasion de débordements sentimentaux ?
Autour du livre
La genèse du « Voyage sentimental en France et en Italie » s’inscrit dans le propre parcours de Sterne. En 1765, l’écrivain entreprend un périple à travers la France et l’Italie, poussant jusqu’à Naples. À son retour, il décide de narrer son expérience sous un angle « sentimental ». Sa démarche naît aussi d’une opposition marquée à Tobias Smollett, dont il avait croisé la route pendant ses pérégrinations européennes. Sterne ne supporte pas le caractère acerbe et misanthrope de son confrère, qu’il caricature d’ailleurs dans son récit sous les traits du personnage de Smelfungus.
Là où les récits de voyage traditionnels privilégient l’érudition classique et les descriptions objectives, Sterne met l’accent sur les impressions subjectives, les sentiments et l’observation des mœurs. Cette approche novatrice influence durablement la littérature de voyage. Dans les années 1770, des femmes écrivains commencent à publier des récits de « voyages sentimentaux », tandis que ce style devient le mode d’expression favori d’une littérature non officielle et du radicalisme politique.
Le livre de Sterne devait initialement comporter quatre volumes, mais la mort le surprend le 18 mars 1768, à peine trois semaines après la publication des deux premiers tomes. Le succès est immédiat : l’ouvrage connaît une deuxième édition dès le 29 mars. Les traductions allemande et française paraissent la même année, et au début du XIXe siècle, le texte existe déjà en sept langues européennes. Entre 1768 et 1810, pas moins de quatorze éditions illustrées voient le jour.
L’accueil critique s’avère particulièrement enthousiaste au XVIIIe siècle. The Monthly Review salue « la meilleure production » de Sterne, tandis que The Political Register loue la combinaison réussie entre humour et pathos. L’écrivain Horace Walpole affirme sa préférence pour ce texte par rapport au « fastidieux Tristram Shandy ». Seul The Critical Review émet des réserves, lui reprochant d’instruire les jeunes voyageurs dans « ce que l’auteur considérait comme le bon ton du plaisir et de la licence ».
L’héritage du « Voyage sentimental en France et en Italie » se manifeste notamment à travers les arts picturaux. Les illustrations inspirées du roman deviennent très populaires, en particulier les représentations de « Poor Maria ». La peintre Angelica Kauffmann réalise en 1777 un tableau de cette scène, dont les reproductions se vendent dans toute l’Europe. La manufacture Wedgwood s’empare du motif pour orner bijoux, boucles de chaussures et vaisselle. Joseph Wright of Derby peint quatre tableaux inspirés du roman entre 1774 et 1781. Elizabeth Robins Pennell et son mari Joseph entreprennent même dans les années 1880 un périple à bicyclette sur les traces de Sterne, donnant naissance au livre « Our Sentimental Journey through France and Italy » (1888).
Aux éditions FOLIO ; 320 pages.