Joris-Karl Huysmans (1848-1907), de son vrai nom Charles Marie Georges Huysmans, est un écrivain et critique d’art français. Né à Paris d’un père néerlandais et d’une mère française, il mène une carrière de fonctionnaire au ministère de l’Intérieur tout en se consacrant à l’écriture.
Son parcours littéraire connaît plusieurs phases distinctes. Il débute comme écrivain naturaliste, proche d’Émile Zola, avec des romans comme « Marthe » (1876) et « Les Sœurs Vatard » (1879). En 1884, la publication de « À Rebours » marque une rupture et fait de lui le principal représentant du mouvement décadent. Ce roman met en scène un aristocrate esthète et misanthrope, reflétant le pessimisme fin-de-siècle caractéristique de son œuvre.
Après une période d’intérêt pour le surnaturel et le satanisme (« Là-Bas », 1891), Huysmans se convertit au catholicisme. Cette conversion influence profondément ses derniers romans, notamment « En Route » (1895), « La Cathédrale » (1898) et « L’Oblat » (1903), où il développe ce qu’il appelle le « naturalisme spiritualiste ».
Parallèlement à son œuvre romanesque, Huysmans s’illustre comme critique d’art. Il défend avec passion les peintres impressionnistes, les symbolistes, et contribue à la redécouverte des Primitifs. Son style d’écriture, très singulier, se caractérise par une recherche lexicale pointue et une syntaxe travaillée.
Il meurt célibataire à Paris en 1907 des suites d’un cancer de la mâchoire. Son influence s’étendra notamment sur le mouvement surréaliste, André Breton lui vouant une grande admiration.
Voici notre sélection de ses romans majeurs.
1. À Rebours (1884)
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Résumé
En 1884, Jean des Esseintes, dernier descendant d’une famille aristocratique française, prend une décision radicale : quitter Paris et ses mondanités pour s’installer seul dans une maison de Fontenay-aux-Roses. Épuisé par une vie de débauche, rongé par le dégoût de ses contemporains, ce dandy hypersensible aménage sa demeure selon ses goûts excentriques. Il y accumule livres rares, œuvres d’art et objets précieux, dans un univers artificiel coupé du monde extérieur.
Dans sa retraite, des Esseintes se livre à des expériences sensorielles toujours plus sophistiquées. Il fait incruster de pierres précieuses la carapace d’une tortue qui meurt sous leur poids, compose des symphonies de parfums, collectionne des fleurs vénéneuses et invente un orgue à liqueurs. Mais peu à peu, sa névrose s’aggrave. Les hallucinations le gagnent, son corps s’affaiblit. Son médecin finit par lui ordonner de retourner à Paris, signant l’échec de sa tentative de vie en autarcie.
Autour du livre
En 1884, Huysmans rompt brutalement avec l’esthétique naturaliste en publiant « À Rebours », un roman qui bouscule les codes romanesques traditionnels. Sans véritable intrigue ni action, ce texte singulier érige l’artifice en art de vivre à travers son protagoniste Jean des Esseintes, aristocrate névrosé qui s’isole dans une demeure à Fontenay-aux-Roses pour fuir une société qu’il exècre.
Le livre cristallise les préoccupations esthétiques et spirituelles de son époque, notamment la désillusion face aux troubles politiques ayant secoué le XIXe siècle et l’épuisement du romantisme. Des Esseintes incarne l’homme moderne dans toute sa dimension névrotique : coupé de la nature, incapable d’établir des relations authentiques, il ne peut éprouver de plaisir que dans l’artifice et le raffinement extrême. Son échec à vivre isolé préfigure les limites de l’individualisme contemporain poussé jusqu’à l’absurde.
Huysmans y multiplie les provocations contre les institutions culturelles de son temps. À travers les lectures de Des Esseintes, le romancier s’attaque à l’académisme universitaire de la Sorbonne, accusée de « domestiquer les intelligences ». Le personnage rejette les auteurs canoniques comme César, Cicéron et Virgile au profit d’écrivains plus obscurs de la décadence latine. Cette bibliothèque subversive reflète un goût pour la marginalité intellectuelle qui influencera durablement les avant-gardes littéraires.
Bien qu’ancré dans son époque, « À Rebours » résonne étonnamment avec notre présent. La quête obsessionnelle de distinction de Des Esseintes, son rapport pathologique à l’esthétisme et son incapacité à vivre dans le monde tel qu’il est font écho à certaines attitudes contemporaines. Le personnage apparaît comme un précurseur de ces individus en rupture avec leur société qui cherchent refuge dans des univers artificiels.
La critique accueille le livre tièdement. Émile Zola y voit un « terrible coup » porté au naturalisme, tandis que Barbey d’Aurevilly prédit que son auteur devra choisir entre « la bouche d’un pistolet ou les pieds de la croix » – prophétie qui se réalisera puisque Huysmans se convertira au catholicisme dans les années 1890. Oscar Wilde s’en inspire largement pour son « Portrait de Dorian Gray ». Plus près de nous, des artistes comme Serge Gainsbourg ou Pete Doherty revendiquent l’influence de ce texte.
« À Rebours » connaît quelques adaptations, notamment un court-métrage italien de Carmelo Bene, « Ventriloquio » (1973), qui s’inspire de plusieurs chapitres du livre. L’orgue à parfums imaginé par Huysmans a également inspiré des créations concrètes après la publication du roman.
Aux éditions FOLIO ; 592 pages.
2. En rade (1887)
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Résumé
En 1887, Joris-Karl Huysmans publie « En rade », l’histoire d’un couple parisien qui fuit ses créanciers pour se réfugier dans un château délabré de la Brie. Jacques et Louise Marles, ruinés par une faillite bancaire, pensent trouver dans cette retraite campagnarde un havre de paix temporaire. Le château de Lourps, gardé par l’oncle Antoine et la tante Norine, parents de Louise, leur apparaît rapidement comme un lieu sinistre et inhospitalier.
La cohabitation avec ces paysans cupides et grossiers devient vite insupportable. Louise, déjà fragile et malade des nerfs, s’enfonce dans une mystérieuse affection que les médecins peinent à identifier. Jacques, désemparé face à la déchéance physique de sa femme, se réfugie dans des rêveries hallucinées. Trois songes étranges ponctuent le récit : le palais d’Assuérus aux vignobles de pierreries, une expédition sur la Lune et une vision cauchemardesque de Saint-Sulpice.
Le séjour à la campagne, loin d’apaiser leurs maux, exacerbe les tensions au sein du couple. Jacques découvre avec effroi que sa femme commence à ressembler physiquement et moralement à ses rustres parents. Quand enfin ils reçoivent un peu d’argent, ils s’enfuient précipitamment vers Paris, conscients que leur relation ne survivra pas à cette épreuve.
Autour du livre
Publié en 1887, « En rade » s’inscrit dans une période charnière du parcours littéraire de Joris-Karl Huysmans, entre son chef-d’œuvre décadent « À Rebours » (1884) et « Là-Bas » (1891). Il y conjugue les influences naturalistes de ses premiers romans avec une dimension symboliste et onirique novatrice qui préfigure le surréalisme.
La dimension surnaturelle se manifeste à travers trois rêves qui ponctuent le récit : la vision biblique d’Esther devant Assuérus, une exploration de paysages lunaires, et un cauchemar symbolique où la Vérité prend l’apparence d’une prostituée décrépite. Cette irruption du songe dans un cadre naturaliste traduit une rupture avec les codes du genre et esquisse une nouvelle voie littéraire que les surréalistes salueront plus tard. André Breton inclura d’ailleurs des extraits du roman dans son « Anthologie de l’humour noir ».
Le séjour forcé des protagonistes dans ce château délabré permet à Huysmans de livrer une critique acerbe de l’idéal pastoral. Aux antipodes de l’imagerie bucolique traditionnelle, la campagne se révèle un lieu hostile peuplé de paysans cupides et malveillants. L’auteur démystifie les clichés romantiques sur la noblesse du travail agricole, qu’il juge inférieur en grandeur aux scènes industrielles modernes. Le château lui-même, avec ses murs suintants et ses escaliers grinçants, incarne la déchéance d’un monde rural en déliquescence.
La dimension psychologique occupe une place centrale à travers l’analyse de la détérioration du couple. Jacques et Louise, contraints par les circonstances à cette retraite forcée, voient leurs rapports se dégrader inexorablement. L’intimité forcée et l’hostilité de l’environnement agissent comme des révélateurs de leurs incompatibilités fondamentales. Louise révèle une âpreté paysanne héréditaire tandis que Jacques s’enlise dans des rêveries morbides.
La réception critique lors de la parution fut mitigée. Le Daily Telegraph souligne une connaissance précise de la vie paysanne tout en regrettant quelques « phrases zolaesques ». D’autres critiques dénoncent la complexité du style et l’usage de termes rares qui menaceraient selon eux la clarté de la langue française. Mais certains, comme le critique Gustave Geffroy, saluent dans le journal La Justice la subtilité psychologique et la puissance d’évocation du roman. La Revue des Livres Nouveaux met particulièrement en valeur l’originalité des séquences oniriques.
Aux éditions FOLIO ; 256 pages.
3. Là-Bas (1891)
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Résumé
En 1891, la publication de « Là-Bas » secoue le milieu littéraire français. Le roman suit Durtal, un écrivain parisien qui s’attelle à la biographie de Gilles de Rais, un aristocrate du XVe siècle devenu tueur d’enfants. Cette enquête historique sert de prétexte à un questionnement sur la présence du mal dans une société moderne qui se veut rationnelle.
Dans sa quête de documentation, Durtal s’entoure d’un petit groupe d’érudits : Des Hermies, un médecin cynique, Carhaix, le sonneur pieux de Saint-Sulpice, et Gevingey, un spécialiste des sciences occultes. Leurs discussions nocturnes dans la tour de l’église mêlent théologie, occultisme et critique sociale. L’irruption d’Hyacinthe Chantelouve, une admiratrice mariée aux penchants sulfureux, précipite Durtal dans les bas-fonds du satanisme contemporain. Elle l’entraîne dans une messe noire qui constitue l’apogée du roman.
Entre le Paris moderne et le Moyen Âge de Gilles de Rais, le récit tisse des correspondances sur la permanence du mal et la quête spirituelle. Durtal cherche dans le passé une échappatoire au matérialisme de son époque.
Autour du livre
Publié en 1891, « Là-Bas » est considéré comme l’une des œuvres majeures du mouvement décadent de la fin du XIXème siècle. Le récit s’articule autour de Durtal, double littéraire de Huysmans, qui rédige une biographie sur Gilles de Rais, compagnon d’armes de Jeanne d’Arc devenu meurtrier d’enfants. Cette recherche historique conduit Durtal à s’intéresser au satanisme dans le Paris fin de siècle.
Le roman témoigne d’une profonde révolte contre le matérialisme et le positivisme triomphant de l’époque. Durtal ne cesse de fustiger cette « queue de siècle » obsédée par l’argent, où la spiritualité s’est étiolée au profit d’un progrès technique déshumanisant. Cette critique virulente s’inscrit dans un mouvement plus large de rejet de la IIIe République, perçue comme une « médiocratie bourgeoise » qui signe la victoire du mercantilisme sur les valeurs transcendantes.
L’originalité du texte réside dans l’entrelacement permanent entre deux époques et deux formes de mysticisme. Le Moyen Âge de Gilles de Rais, temps de foi ardente et de crimes monstrueux, fait écho au Paris contemporain où subsistent des pratiques occultes dégénérées. Cette dualité se manifeste dès l’ouverture du roman avec la description du Christ de Grünewald, qui préfigure les tourments de Gilles de Rais et illustre l’impossibilité de séparer les mystiques divine et satanique.
Le personnage de Gilles de Rais incarne cette ambivalence fondamentale. Compagnon exemplaire de Jeanne d’Arc avant de sombrer dans l’horreur la plus absolue, il représente les « tendances extrêmes » de l’âme humaine. Sa trajectoire le mène des plus hautes vertus aux pires abominations, sans jamais s’attarder dans « la plaine parcourue, dans les pampas de l’âme ». Cette démesure le distingue des satanistes contemporains décrits comme « tièdes » et « médiocres ».
La disparition de Satan en tant que figure incarnée constitue l’un des thèmes centraux du roman. Le Malin n’apparaît plus sous forme physique mais se manifeste à travers les âmes qu’il corrompt et pousse au crime. Cette spiritualisation du mal s’accompagne d’une perpétuelle circulation entre les signes contraires, illustrant la « loi des contresignes » qui unit mystérieusement le divin et le démoniaque.
« Là-Bas » marque un tournant dans l’œuvre de Huysmans, annonçant sa conversion au catholicisme l’année suivante. Le roman peut se lire comme une étape dans son cheminement spirituel, où l’exploration des ténèbres précède l’élévation vers la lumière. Cette progression se poursuivra dans « En Route » puis « La Cathédrale », qui forment avec « Là-Bas » un cycle romanesque centré sur la quête mystique de Durtal.
Les critiques contemporains ont souligné la modernité troublante de l’œuvre. Max Milner y voit un moment crucial dans l’évolution de la représentation littéraire du diabolisme. Dave Langford la qualifie de « livre sinistre et influent » tandis que la presse de l’époque s’est montrée plus réservée, Paul Valéry accusant notamment Huysmans de sensationnalisme.
Luis Buñuel et Jean-Claude Carrière ont écrit une adaptation cinématographique qui n’a jamais été tournée. Norman Mailer s’est également inspiré du roman pour un scénario intitulé « Trial of the Warlock », ultérieurement adapté en nouvelle.
Aux éditions FOLIO ; 416 pages.
4. En Route (1895)
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Résumé
Dans le Paris décadent des années 1890, Durtal, écrivain désabusé par son époque, retrouve le chemin de la foi catholique. Après avoir côtoyé les milieux occultes et satanistes, il cherche refuge dans les églises parisiennes. L’art religieux, les chants grégoriens et la liturgie médiévale deviennent ses premières portes d’entrée vers une spiritualité qu’il avait délaissée depuis l’enfance.
Sa rencontre avec l’abbé Gévresin marque un tournant décisif. Ce prêtre érudit, qui saisit les tourments de son pénitent, le persuade d’entreprendre une retraite dans un monastère trappiste. La seconde moitié du livre se déroule à Notre-Dame-de-l’Âtre, où Durtal, d’abord réticent à l’austérité monastique, se confronte à ses démons intérieurs. Entre les offices rythmés par le plain-chant, les discussions avec les moines et les crises spirituelles, il tente de se défaire de son passé sulfureux.
Le roman suit les méandres d’une âme déchirée entre ses aspirations mystiques et ses penchants charnels. Durtal rejette avec véhémence le catholicisme bourgeois de son temps, tout en cherchant dans l’art sacré et les écrits mystiques une voie vers la transcendance. Son séjour à la Trappe le transforme profondément, même si ses doutes persistent à son retour à Paris.
Autour du livre
Second volet d’une trilogie commencée avec « Là-Bas » et achevée par « La Cathédrale », « En Route » constitue un jalon majeur dans l’évolution spirituelle de Huysmans. Il marque une rupture avec le naturalisme de ses débuts, notamment ses premières œuvres comme « Marthe » ou « Les Sœurs Vatard », pour s’orienter vers une quête mystique qui transparaît dans chaque page.
Le grand mérite d’Huysmans réside dans sa capacité à transcrire avec une absolue sincérité les tâtonnements et les doutes d’une âme en recherche. Son personnage principal, Durtal, double à peine masqué de lui-même, ne parvient à la foi ni par la raison ni par un élan spontané du cœur, mais par l’art et la beauté. Les chants grégoriens, l’architecture gothique, la peinture des primitifs constituent autant de portes d’entrée vers une spiritualité qui s’impose peu à peu à lui.
L’originalité de l’œuvre tient aussi à son traitement sans concession des aspects les plus triviaux de la vie religieuse. Huysmans n’hésite pas à fustiger la médiocrité de certains offices, la tiédeur des fidèles, l’incompréhension du clergé séculier face aux beautés de la liturgie. Seuls trouvent grâce à ses yeux les ordres contemplatifs, en particulier les Trappistes, dont il décrit la vie quotidienne avec une précision quasi-documentaire.
La structure même du livre épouse les méandres d’une conversion progressive. Les longues digressions sur l’histoire de la mystique chrétienne, les débats théologiques ou les subtilités du plain-chant s’entremêlent aux luttes intérieures du protagoniste contre ses démons. Cette composition singulière reflète parfaitement les oscillations d’une âme partagée entre ses aspirations spirituelles et le poids de ses habitudes passées.
À sa parution en 1895, « En Route » suscite des réactions contrastées dans le cercle littéraire. Si certains critiques saluent la puissance d’analyse psychologique et la profondeur de l’expérience spirituelle décrite, d’autres contestent la légitimité d’une telle mise en scène publique des mystères de la foi. Francisque Sarcey note que l’ouvrage constitue le plus grand succès commercial de Huysmans, bien qu’il reçoive un accueil mitigé dans certains milieux catholiques, choqués par son portrait peu flatteur du clergé séculier et des fidèles. La Revue de Paris souligne quant à elle que le livre marque un virage dans la littérature catholique française.
Le succès de « En Route » influence considérablement la littérature spirituelle de son temps. Il ouvre la voie à tout un courant d’écriture mystique qui marque la fin du XIXe siècle, notamment chez des auteurs comme Léon Bloy. Cette influence perdure jusqu’au XXe siècle, comme en témoigne Michel Houellebecq qui fait référence à Huysmans dans son roman « Soumission ».
Aux éditions FOLIO ; 672 pages.
5. En ménage (1881)
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Résumé
Paris, 1881. André Jayant, écrivain de modeste renommée, partage depuis deux ans une existence tranquille avec son épouse Berthe. Un matin, rentrant à l’improviste, il surprend sa femme au lit avec un autre homme. Sans éclat ni reproches, André rassemble quelques affaires et quitte l’appartement conjugal pour se réfugier chez son ami de longue date, le peintre Cyprien Tibaille.
De retour au célibat, André s’installe dans un nouveau logement et reprend à son service Mélanie, son ancienne bonne. Cette routine retrouvée ne dure qu’un temps : bientôt assailli par ce qu’il nomme la « crise juponnière », il multiplie les liaisons éphémères. Une ancienne maîtresse, Jeanne, réapparaît dans sa vie avant de repartir pour Londres. Déçu par ces expériences, las de la solitude et des tracas domestiques, André finit par retourner auprès de Berthe, acceptant désormais l’imperfection du mariage.
En parallèle se dessine le parcours de Cyprien, artiste bohème et célibataire endurci qui finit lui aussi par céder aux charmes de la vie conjugale en s’installant avec Mélie, une femme plus âgée décrite comme « une vache puissante et pacifique ». Les deux amis, initialement réfractaires aux conventions bourgeoises, se résignent ainsi à une existence plus conforme aux normes sociales.
Autour du livre
Publié en février 1881 chez Charpentier, « En ménage » est le troisième roman de Joris-Karl Huysmans, après « Marthe » et « Les Sœurs Vatard ». Il s’inscrit initialement dans le courant naturaliste sous l’influence de Zola, dont Huysmans fréquente alors le cercle littéraire. Pourtant, le texte préfigure déjà la rupture à venir avec le naturalisme, rupture qui s’accomplira définitivement dans « Là-Bas » dix ans plus tard.
À travers le prisme du mariage et du célibat, Huysmans dissèque les rapports entre hommes et femmes dans la société parisienne de la fin du XIXe siècle. Le regard qu’il porte sur ces relations sociales transcende la simple critique des mœurs pour mettre en lumière une véritable économie des soins et des services. Les femmes, qu’elles soient épouses, maîtresses ou domestiques, se trouvent systématiquement cantonnées dans un rôle de pourvoyeuses de soins, tandis que les hommes oscillent entre dépendance et rejet de cette même dépendance.
Cette ambivalence masculine face aux soins féminins constitue le cœur même du propos. Les personnages masculins se révèlent incapables d’assumer les tâches domestiques les plus élémentaires : André échoue à moudre du café, renverse l’eau qu’il tente d’apporter à son épouse. Cette incompétence n’est pas présentée comme une tare individuelle mais comme un fait social genré, caractéristique de la masculinité de l’époque.
La dimension économique des relations hommes-femmes apparaît sans fard : les femmes prodiguent des soins en échange d’un entretien financier. Cette transaction tacite structure l’ensemble des rapports sociaux, du mariage au service domestique. Même la fille attend de son père qu’il finance ses caprices, reproduisant ce schéma d’échange entre care féminin et soutien matériel masculin.
La misogynie manifeste du texte coexiste paradoxalement avec une certaine lucidité sur la condition féminine. Si les femmes sont décrites comme naturellement portées à la tromperie, le texte suggère que cette duplicité découle de leur position sociale subalterne. Berthe trompe André par ennui face à un mari trop paternel et distant. Les domestiques volent leurs maîtres car leur position précaire ne leur laisse guère d’autre choix.
La critique de l’époque réserve un accueil mitigé au roman. The Saturday Review du 2 avril 1881 reconnaît un certain talent à l’auteur tout en jugeant l’œuvre moralement condamnable. Il souligne néanmoins que, comparé à « L’Éducation sentimentale » de Flaubert dont il s’inspire, « En ménage » gagne en unité et en concision ce qu’il perd en profondeur d’observation et en richesse des caractères.
Aux éditions FOLIO ; 336 pages.
6. Sac au dos (1880)
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Résumé
Ce livre réunit deux nouvelles de Joris-Karl Huysmans, publiées initialement dans les années 1870-1880. La première, « Sac au dos », s’inspire directement de l’expérience de l’auteur pendant la guerre franco-prussienne de 1870.
L’histoire suit Eugène Lejantel, un jeune étudiant parisien mobilisé dans la garde nationale au début du conflit. Mais contrairement aux récits héroïques habituels, Eugène ne verra jamais le front : atteint de dysenterie dès son arrivée au camp de Mourmelon, il est transféré d’hôpital en hôpital. Avec son ami Francis, un peintre rencontré durant sa convalescence, il trouve mille façons de tromper l’ennui : escapades nocturnes, séduction des infirmières, visites aux maisons closes. La guerre reste une toile de fond lointaine, à peine perceptible à travers les récits des soldats blessés.
La seconde nouvelle, « À vau-l’eau », brosse le portrait de M. Folantin, modeste employé de ministère dans le Paris des années 1880. Célibataire endurci, il mène une existence morne dont le seul relief tient à sa quête perpétuelle d’un restaurant acceptable pour dîner. D’établissement en établissement, il accumule les déceptions culinaires, reflet d’une vie sans saveur ni perspective.
Autour du livre
Dans la lignée du mouvement naturaliste, « Sac au dos » est initialement publié en 1877 dans la revue L’Artiste à Bruxelles, avant d’être profondément remanié pour intégrer le recueil « Les Soirées de Médan » en 1880. Cette nouvelle témoigne de l’appartenance de Huysmans au cercle d’Émile Zola, bien avant sa période décadente ou mystique qui caractérisera ses œuvres ultérieures.
La particularité de ce récit réside dans son traitement insolite de la guerre franco-prussienne de 1870. Loin des récits héroïques ou des descriptions sanglantes de batailles, Huysmans dépeint les coulisses d’un conflit à travers le prisme d’un jeune conscrit malade qui erre d’hôpital en hôpital. Cette perspective décalée permet de saisir l’absurdité de la guerre sous un angle inattendu, où l’ennemi brille par son absence et où la principale préoccupation des protagonistes se résume à tromper l’ennui.
La dimension autobiographique transparaît nettement dans le texte, puisque derrière le personnage d’Eugène Lejantel se cache Huysmans lui-même, mobilisé dans la garde nationale. Le ton grinçant et résolument antimilitariste qui imprègne les premières pages prend un relief particulier dans le contexte historique de sa publication, marqué par un nationalisme revanchard et l’émergence des premiers bataillons scolaires.
Les pérégrinations d’Eugène et de son compagnon Francis illustrent une forme de résistance passive à l’institution militaire. Leurs escapades nocturnes et leurs tentatives pour échapper à la monotonie hospitalière constituent autant de micro-actes de rébellion contre un système déshumanisant. La présence réconfortante de la sœur Angèle apporte une touche d’humanité dans cet univers aseptisé, tandis que la figure du major incarne l’autorité arbitraire et violente.
Le traitement naturaliste de la maladie et des conditions de vie permet à Huysmans de livrer une critique acerbe de l’institution militaire et médicale. Les prescriptions uniformes de tisane de réglisse, indifféremment administrée aux vénériens comme aux dysentériques, illustrent l’absurdité bureaucratique du système de santé militaire.
Plusieurs critiques établissent un parallèle entre le style de Huysmans et celui de Céline, notamment dans leur capacité commune à décrire la condition humaine dans ce qu’elle a de plus trivial et absurde. Certains voient dans cette nouvelle l’émergence d’une voix littéraire qui trouvera son plein épanouissement dans des œuvres postérieures comme « À Rebours ».
Aux éditions FOLIO ; 144 pages.