Joris-Karl Huysmans (1848-1907), de son vrai nom Charles Marie Georges Huysmans, est un écrivain et critique d’art français. Né à Paris d’un père néerlandais et d’une mère française, il mène une carrière de fonctionnaire au ministère de l’Intérieur tout en se consacrant à l’écriture.
Son parcours littéraire connaît plusieurs phases distinctes. Il débute comme écrivain naturaliste, proche d’Émile Zola, avec des romans comme « Marthe » (1876) et « Les Sœurs Vatard » (1879). En 1884, la publication de « À Rebours » marque une rupture et fait de lui le principal représentant du mouvement décadent. Ce roman met en scène un aristocrate esthète et misanthrope, reflétant le pessimisme fin-de-siècle caractéristique de son œuvre.
Après une période d’intérêt pour le surnaturel et le satanisme (« Là-Bas », 1891), Huysmans se convertit au catholicisme. Cette conversion influence profondément ses derniers romans, notamment « En Route » (1895), « La Cathédrale » (1898) et « L’Oblat » (1903), où il développe ce qu’il appelle le « naturalisme spiritualiste ».
Parallèlement à son œuvre romanesque, Huysmans s’illustre comme critique d’art. Il défend avec passion les peintres impressionnistes, les symbolistes, et contribue à la redécouverte des Primitifs. Son style d’écriture, très singulier, se caractérise par une recherche lexicale pointue et une syntaxe travaillée.
Il meurt célibataire à Paris en 1907 des suites d’un cancer de la mâchoire. Son influence s’étendra notamment sur le mouvement surréaliste, André Breton lui vouant une grande admiration.
Voici notre sélection de ses romans majeurs.
1. Là-Bas (1891)
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En 1891, la publication de « Là-Bas » secoue le milieu littéraire français. Le roman suit Durtal, un écrivain parisien qui s’attelle à la biographie de Gilles de Rais, un aristocrate du XVe siècle devenu tueur d’enfants. Cette enquête historique sert de prétexte à un questionnement sur la présence du mal dans une société moderne qui se veut rationnelle.
Dans sa quête de documentation, Durtal s’entoure d’un petit groupe d’érudits : Des Hermies, un médecin cynique, Carhaix, le sonneur pieux de Saint-Sulpice, et Gevingey, un spécialiste des sciences occultes. Leurs discussions nocturnes dans la tour de l’église mêlent théologie, occultisme et critique sociale. L’irruption d’Hyacinthe Chantelouve, une admiratrice mariée aux penchants sulfureux, précipite Durtal dans les bas-fonds du satanisme contemporain. Elle l’entraîne dans une messe noire qui constitue l’apogée du roman.
Entre le Paris moderne et le Moyen Âge de Gilles de Rais, le récit tisse des correspondances sur la permanence du mal et la quête spirituelle. Durtal cherche dans le passé une échappatoire au matérialisme de son époque.
Le scandale qui suivit la parution força l’éditeur à retirer le livre des gares françaises. Les descriptions des rituels sataniques, que Huysmans tenait de ses contacts avec des occultistes parisiens, servirent paradoxalement de mode d’emploi aux cercles satanistes de l’époque. Premier volet d’une tétralogie autobiographique, « Là-Bas » annonce la conversion de l’auteur au catholicisme et son entrée au monastère l’année suivante.
Aux éditions FOLIO ; 416 pages.
2. À Rebours (1884)
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En 1884, Jean des Esseintes, dernier descendant d’une famille aristocratique française, prend une décision radicale : quitter Paris et ses mondanités pour s’installer seul dans une maison de Fontenay-aux-Roses. Épuisé par une vie de débauche, rongé par le dégoût de ses contemporains, ce dandy hypersensible aménage sa demeure selon ses goûts excentriques. Il y accumule livres rares, œuvres d’art et objets précieux, dans un univers artificiel coupé du monde extérieur.
Dans sa retraite, des Esseintes se livre à des expériences sensorielles toujours plus sophistiquées. Il fait incruster de pierres précieuses la carapace d’une tortue qui meurt sous leur poids, compose des symphonies de parfums, collectionne des fleurs vénéneuses et invente un orgue à liqueurs. Mais peu à peu, sa névrose s’aggrave. Les hallucinations le gagnent, son corps s’affaiblit. Son médecin finit par lui ordonner de retourner à Paris, signant l’échec de sa tentative de vie en autarcie.
« À Rebours » marque une rupture avec le naturalisme alors dominant. Le livre fait scandale à sa sortie : Barbey d’Aurevilly prédit que son auteur devra « choisir entre la bouche d’un pistolet et les pieds de la croix ». Huysmans se convertira effectivement au catholicisme quelques années plus tard. Oscar Wilde s’en inspire pour « Le portrait de Dorian Gray », Serge Gainsbourg en récite des passages par cœur, Pete Doherty lui dédie une chanson. Le livre influence durablement les cercles artistiques fin de siècle, et devient la bible du mouvement décadent. Sans intrigue conventionnelle, ce roman iconoclaste oppose à la modernité industrielle un culte de l’artifice et du raffinement poussé jusqu’à l’absurde.
Aux éditions FOLIO ; 592 pages.
3. En Route (1895)
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Dans le Paris décadent des années 1890, Durtal, écrivain désabusé par son époque, retrouve le chemin de la foi catholique. Après avoir côtoyé les milieux occultes et satanistes, il cherche refuge dans les églises parisiennes. L’art religieux, les chants grégoriens et la liturgie médiévale deviennent ses premières portes d’entrée vers une spiritualité qu’il avait délaissée depuis l’enfance.
Sa rencontre avec l’abbé Gévresin marque un tournant décisif. Ce prêtre érudit, qui saisit les tourments de son pénitent, le persuade d’entreprendre une retraite dans un monastère trappiste. La seconde moitié du livre se déroule à Notre-Dame-de-l’Âtre, où Durtal, d’abord réticent à l’austérité monastique, se confronte à ses démons intérieurs. Entre les offices rythmés par le plain-chant, les discussions avec les moines et les crises spirituelles, il tente de se défaire de son passé sulfureux.
Le roman suit les méandres d’une âme déchirée entre ses aspirations mystiques et ses penchants charnels. Durtal rejette avec véhémence le catholicisme bourgeois de son temps, tout en cherchant dans l’art sacré et les écrits mystiques une voie vers la transcendance. Son séjour à la Trappe le transforme profondément, même si ses doutes persistent à son retour à Paris.
Publié en 1895, « En Route » ouvre la trilogie catholique de Huysmans, complétée par « La Cathédrale » et « L’Oblat ». Le monastère décrit est en réalité l’abbaye Notre-Dame d’Igny, détruite par les Allemands en 1918. Ce livre autobiographique s’inscrit dans un mouvement plus large de retour au catholicisme chez les artistes de la fin du XIXe siècle. Son succès commercial contraste avec l’accueil mitigé des milieux catholiques, irrités par la critique acerbe du clergé séculier. Michel Houellebecq, dans « Soumission », a ravivé l’intérêt pour cette œuvre en plaçant Huysmans au cœur de son roman.
Aux éditions FOLIO ; 672 pages.
4. En rade (1887)
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En 1887, Joris-Karl Huysmans publie « En rade », l’histoire d’un couple parisien qui fuit ses créanciers pour se réfugier dans un château délabré de la Brie. Jacques et Louise Marles, ruinés par une faillite bancaire, pensent trouver dans cette retraite campagnarde un havre de paix temporaire. Le château de Lourps, gardé par l’oncle Antoine et la tante Norine, parents de Louise, leur apparaît rapidement comme un lieu sinistre et inhospitalier.
La cohabitation avec ces paysans cupides et grossiers devient vite insupportable. Louise, déjà fragile et malade des nerfs, s’enfonce dans une mystérieuse affection que les médecins peinent à identifier. Jacques, désemparé face à la déchéance physique de sa femme, se réfugie dans des rêveries hallucinées. Trois songes étranges ponctuent le récit : le palais d’Assuérus aux vignobles de pierreries, une expédition sur la Lune et une vision cauchemardesque de Saint-Sulpice.
Le séjour à la campagne, loin d’apaiser leurs maux, exacerbe les tensions au sein du couple. Jacques découvre avec effroi que sa femme commence à ressembler physiquement et moralement à ses rustres parents. Quand enfin ils reçoivent un peu d’argent, ils s’enfuient précipitamment vers Paris, conscients que leur relation ne survivra pas à cette épreuve.
Ce roman marque un tournant dans l’œuvre de Huysmans. Entre « À Rebours » (1884) et « Là-Bas » (1891), « En rade » inaugure son intérêt pour le surnaturel et l’onirisme. André Breton y verra plus tard un précurseur du surréalisme, notamment pour ses descriptions de rêves qui entremêlent réalisme brutal et fantaisie débridée. L’échec commercial du livre à sa sortie s’explique peut-être par cette hybridation des genres, déroutante pour le public de l’époque.
Aux éditions FOLIO ; 256 pages.
5. En ménage (1881)
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Paris, 1881. André Jayant, écrivain de modeste renommée, partage depuis deux ans une existence tranquille avec son épouse Berthe. Un matin, rentrant à l’improviste, il surprend sa femme au lit avec un autre homme. Sans éclat ni reproches, André rassemble quelques affaires et quitte l’appartement conjugal pour se réfugier chez son ami de longue date, le peintre Cyprien Tibaille.
De retour au célibat, André s’installe dans un nouveau logement et reprend à son service Mélanie, son ancienne bonne. Cette routine retrouvée ne dure qu’un temps : bientôt assailli par ce qu’il nomme la « crise juponnière », il multiplie les liaisons éphémères. Une ancienne maîtresse, Jeanne, réapparaît dans sa vie avant de repartir pour Londres. Déçu par ces expériences, las de la solitude et des tracas domestiques, André finit par retourner auprès de Berthe, acceptant désormais l’imperfection du mariage.
En parallèle se dessine le parcours de Cyprien, artiste bohème et célibataire endurci qui finit lui aussi par céder aux charmes de la vie conjugale en s’installant avec Mélie, une femme plus âgée décrite comme « une vache puissante et pacifique ». Les deux amis, initialement réfractaires aux conventions bourgeoises, se résignent ainsi à une existence plus conforme aux normes sociales.
Huysmans transpose dans ce livre sa propre expérience du célibat et ses observations acérées sur les relations hommes-femmes dans le Paris de la fin du XIXe siècle. Le livre divisa la critique à sa sortie, certains saluant sa franchise brutale quand d’autres lui reprochaient son pessimisme et sa misogynie. Dans une lettre à son ami Théodore Hannon, Huysmans confie son inquiétude avant la publication : « C’est si différent, si bizarre, si intimiste, si loin de toutes les idées de Zola ». Cette distance avec le naturalisme annonce déjà l’évolution future de l’écrivain vers d’autres horizons.
Aux éditions FOLIO ; 336 pages.
6. Sac au dos (1880)
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Ce livre réunit deux nouvelles de Joris-Karl Huysmans, publiées initialement dans les années 1870-1880. La première, « Sac au dos », s’inspire directement de l’expérience de l’auteur pendant la guerre franco-prussienne de 1870.
L’histoire suit Eugène Lejantel, un jeune étudiant parisien mobilisé dans la garde nationale au début du conflit. Mais contrairement aux récits héroïques habituels, Eugène ne verra jamais le front : atteint de dysenterie dès son arrivée au camp de Mourmelon, il est transféré d’hôpital en hôpital. Avec son ami Francis, un peintre rencontré durant sa convalescence, il trouve mille façons de tromper l’ennui : escapades nocturnes, séduction des infirmières, visites aux maisons closes. La guerre reste une toile de fond lointaine, à peine perceptible à travers les récits des soldats blessés.
La seconde nouvelle, « À vau-l’eau », brosse le portrait de M. Folantin, modeste employé de ministère dans le Paris des années 1880. Célibataire endurci, il mène une existence morne dont le seul relief tient à sa quête perpétuelle d’un restaurant acceptable pour dîner. D’établissement en établissement, il accumule les déceptions culinaires, reflet d’une vie sans saveur ni perspective.
Ces deux textes marquent les débuts naturalistes de Huysmans, bien avant sa conversion au catholicisme et ses œuvres mystiques. « Sac au dos » prend le contre-pied des récits patriotiques de l’époque en montrant la guerre sous un angle résolument trivial et antimilitariste. Michel Houellebecq, grand admirateur de Huysmans, voit dans « À vau-l’eau » une préfiguration de ses propres thèmes : la solitude, l’absurdité de la vie moderne, le désenchantement.
Aux éditions FOLIO ; 144 pages.