John Stuart Mill naît le 20 mai 1806 à Londres. Fils du philosophe et économiste écossais James Mill, il reçoit une éducation exceptionnellement rigoureuse. À l’âge de trois ans, il commence à apprendre le grec. À huit ans, il lit déjà des textes classiques, étudie le latin, les mathématiques et sert de précepteur à ses frères et sœurs plus jeunes.
Pendant son adolescence, Mill étudie la logique, l’économie politique et se familiarise avec les théories de David Ricardo et Adam Smith. À quatorze ans, il séjourne en France où il approfondit ses connaissances en chimie, zoologie et mathématiques supérieures. Cette période marque durablement sa pensée et son caractère.
À vingt ans, Mill traverse une grave crise dépressive qui l’amène à reconsidérer sa vision du monde. La poésie de William Wordsworth lui fait redécouvrir la joie et la compassion, tout en élargissant sa perspective utilitariste.
Il entre ensuite à la Compagnie des Indes orientales où il travaille de 1823 à 1858. Il y gravit les échelons jusqu’à des postes de haute responsabilité. En 1851, après vingt-et-un ans d’amitié, il épouse Harriet Taylor, une femme d’une intelligence remarquable qui influence considérablement sa pensée, notamment sur les droits des femmes.
Entre 1865 et 1868, Mill siège au Parlement britannique. Il y défend des réformes sociales progressistes, notamment le droit de vote des femmes, devenant en 1866 le premier parlementaire à plaider cette cause.
Philosophe, économiste et homme politique, Mill développe des théories majeures sur la liberté, l’utilitarisme et l’économie politique. Dans « De la liberté » (1859), il défend le principe selon lequel la seule raison légitime pour laquelle la société peut intervenir dans la liberté d’un individu est d’empêcher qu’il ne nuise à autrui. Dans « L’utilitarisme » (1861), il affine la doctrine de Jeremy Bentham en distinguant les plaisirs « supérieurs » (intellectuels) des plaisirs « inférieurs » (sensoriels).
Mill s’éteint le 7 mai 1873 à Avignon, où il est enterré aux côtés de son épouse. Son héritage intellectuel influence sensiblement la philosophie libérale et les sciences sociales modernes.
Voici notre sélection de ses livres majeurs.
1. De la liberté (1859)
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Résumé
Dans « De la liberté », publié en 1859, John Stuart Mill élabore une théorie exhaustive sur l’équilibre entre l’autorité et la liberté dans les sociétés démocratiques modernes. L’essai s’ouvre sur une réflexion concernant la nature et les limites du pouvoir que la société peut légitimement exercer sur l’individu. Mill constate que, historiquement, la lutte pour la liberté s’est d’abord manifestée comme une opposition au pouvoir tyrannique des gouvernants. Avec l’avènement des démocraties, le philosophe identifie cependant un nouveau danger : la « tyrannie de la majorité », concept qu’il emprunte à Alexis de Tocqueville. Cette forme d’oppression, plus insidieuse que la tyrannie politique traditionnelle, s’exerce à travers l’opinion publique dominante et les mœurs sociales qui tendent à écraser toute déviation individuelle.
Face à cette menace, Mill formule son célèbre principe de non-nuisance : « La seule raison légitime que puisse avoir une communauté civilisée d’user de la force contre un de ses membres, contre sa propre volonté, est d’empêcher que du mal ne soit fait à autrui. Son propre bien, physique ou moral, n’est pas une justification suffisante. » Ce principe distingue nettement deux sphères : celle où l’individu demeure souverain, concernant uniquement lui-même, et celle où la société peut intervenir, quand les actions individuelles affectent les autres. Mill précise que ce principe ne s’applique qu’aux adultes en pleine possession de leurs facultés, excluant ainsi les enfants et ce qu’il nomme les « nations barbares ».
L’essai se structure ensuite en quatre parties substantielles. Dans la première, consacrée à la liberté de pensée et de discussion, Mill défend l’idée qu’aucune opinion ne devrait jamais être censurée. Il présente trois arguments majeurs : une opinion supprimée pourrait contenir une part de vérité ; même fausse, sa confrontation avec la vérité renforce cette dernière ; sans débat, même les opinions vraies deviennent des « dogmes morts » sans force vitale. Le philosophe s’oppose ainsi fermement à l’infaillibilité présumée de quiconque voudrait déterminer quelles opinions peuvent être exprimées, critiquant au passage les lacunes de la morale chrétienne isolée d’autres perspectives.
La deuxième partie traite de l’individualité comme élément essentiel du bien-être humain. Mill y condamne le conformisme social, qu’il perçoit comme un fléau grandissant. « Le despotisme de la coutume est l’obstacle partout dressé face au progrès humain », affirme-t-il. Pour le philosophe, les sociétés qui écrasent l’originalité individuelle se condamnent à la stagnation. La nature humaine n’est pas « une machine à construire selon un modèle », mais « un arbre qui requiert de croître et de se développer de tous côtés ». Mill valorise l’excentricité comme signe de vitalité culturelle et déplore ce qu’il nomme la « médiocrité collective » qui tend à uniformiser les comportements.
La troisième partie interroge les limites légitimes du pouvoir social sur l’individu. Mill y affine son principe initial, reconnaissant que les actes individuels peuvent indirectement nuire à la société. Il établit que chacun possède des devoirs envers les autres et doit assumer sa part du travail collectif. La société peut sanctionner ceux qui manquent à ces devoirs, mais ne devrait jamais intervenir pour le seul « bien » supposé de l’individu. Mill se penche sur des cas limites, comme l’ivrognerie ou les jeux d’argent, et conclut que seules les conséquences nuisibles aux autres justifient l’intervention sociale ou légale. Il émet également de sévères critiques contre l’expansion excessive du pouvoir gouvernemental, particulièrement sous forme de bureaucratie.
La dernière partie applique ces principes à des situations concrètes. Mill défend le libre marché contre l’intervention gouvernementale, tout en admettant certaines exceptions. Il discute la vente de produits potentiellement dangereux comme les poisons ou l’alcool, considérant que l’avertissement et l’information suffisent généralement plutôt que l’interdiction. Concernant la prostitution et les jeux d’argent, il suggère que les activités peuvent être tolérées en privé mais que leur promotion publique peut légitimement être restreinte. Sur l’éducation, Mill soutient qu’elle devrait être obligatoire mais pas nécessairement étatique, craignant l’uniformisation des esprits par un programme unique.
L’essai se conclut par une réaffirmation de la valeur fondamentale de la liberté individuelle, non comme une fin en soi mais comme la condition nécessaire au développement des individus. « Un État qui rapetisse ses hommes pour en faire des instruments dociles entre ses mains, même en vue de bienfaits, un tel État s’apercevra qu’avec de petits hommes, rien de grand ne saurait s’accomplir. » Par cette défense ardente de la liberté individuelle face aux pressions sociales, Mill pose les fondements théoriques du libéralisme moderne, tout en questionnant déjà ses limites.
Autour du livre
« De la liberté » paraît en 1859, juste après le décès de Harriet Taylor Mill, l’épouse du philosophe. Comme il le reconnaît lui-même, ce livre est l’aboutissement d’un projet commun élaboré avec sa femme. Dans la dédicace en ouverture, Mill note qu’il « appartient à elle autant qu’à lui » et qu’il constitue « leur production conjointe ». L’influence des penseurs allemands comme Goethe et Humboldt, particulièrement l’essai de ce dernier « Sur les limites de l’action de l’État », transparait dans leurs réflexions.
« De la liberté » provoqua des réactions contrastées à sa publication. Thomas Hardy rapportait que les étudiants des années 1860 connaissaient le livre « presque par cœur ». Des critiques comme Thomas Carlyle ou Matthew Arnold y virent néanmoins une porte ouverte à la « barbarie ». L’historien Peter Marshall évoque un « classique majeur de la pensée libertarienne » en raison de son exaltation des libertés individuelles. Aujourd’hui encore, l’influence du texte demeure prégnante dans la tradition libérale anglo-saxonne. Une copie de « De la liberté » est symboliquement remise au président du Parti Démocrate Libéral britannique lors de sa prise de fonction.
Traduit dans de nombreuses langues dès sa parution, dont le français par Charles Brook Dupont-White en 1860, cet essai constitue un jalon essentiel de la philosophie politique. Sa résonance actuelle reste frappante dans un monde où les questions de surveillance numérique, d’équilibre entre sécurité collective et libertés individuelles, ou encore de « cancel culture » occupent le devant de la scène politique.
Aux éditions FOLIO ESSAIS ; 242 pages.
2. L’utilitarisme (1861)
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Résumé
« L’utilitarisme » s’articule autour de cinq chapitres au fil desquels John Stuart Mill présente, défend et approfondit sa conception morale. Dans le premier chapitre intitulé « Remarques générales », Mill constate le manque de progrès en éthique depuis les débuts de la philosophie. Il y distingue l’école intuitionniste, qui considère les principes moraux comme évidents a priori, et l’école inductive, qui les fonde sur l’observation et l’expérience. Le philosophe britannique souligne que malgré leurs divergences, ces écoles s’accordent sur l’existence d’une « science de la moralité ».
Dans le deuxième chapitre, « Ce que c’est que l’utilitarisme », Mill formule son principe central : les actions sont bonnes quand elles tendent à promouvoir le bonheur, mauvaises quand elles produisent le contraire. Le bonheur est défini comme la présence du plaisir et l’absence de douleur. Mill établit une hiérarchie entre les plaisirs en affirmant que les plaisirs intellectuels surpassent les plaisirs corporels. Selon lui, « il vaut mieux être Socrate insatisfait qu’un imbécile satisfait ». Mill précise que le bonheur n’est pas un état continu d’exaltation, mais plutôt une existence marquée par une nette prédominance des plaisirs sur les douleurs.
Le troisième chapitre, « De la sanction du principe d’utilité », s’intéresse aux motivations qui poussent à obéir aux règles morales. Mill identifie deux types de sanctions : les sanctions extérieures (espoir de récompense ou crainte de punition provenant d’autrui ou de Dieu) et intérieures (sentiment de devoir, remords). Il affirme que les sentiments moraux, bien qu’acquis et non innés, sont néanmoins naturels à l’être humain. Mill soutient que la morale utilitariste s’appuie sur le sentiment social présent chez tout individu normal, ce « désir de vivre en harmonie avec nos semblables ».
Dans le quatrième chapitre, « De quel genre de preuve le principe de l’utilité est susceptible », Mill tente de fournir un argument en faveur de l’utilitarisme. Il part du constat que toute personne désire son propre bonheur. De ce fait empirique, il déduit que le bonheur général constitue un bien pour l’ensemble des individus. Mill reconnaît aussi que les humains désirent parfois la vertu pour elle-même, mais soutient que la vertu, initialement un moyen d’atteindre le bonheur, devient avec le temps une partie du bonheur lui-même.
Le cinquième et dernier chapitre, « Du lien qui unit la justice et l’utilité », traite de ce que Mill considère comme « la seule difficulté réelle » de l’éthique utilitariste : sa compatibilité avec la notion de justice. Il y examine diverses acceptions de la justice : respect des droits légaux, rétribution selon le mérite, respect des engagements, impartialité et égalité. Mill fait remonter l’origine du sentiment de justice à deux impulsions naturelles : le désir de punir ceux qui causent un tort et la sympathie envers les victimes. Il démontre que la justice, loin de contredire l’utilitarisme, trouve sa justification ultime dans l’utilité sociale. Mill affirme que les règles de justice sont « d’un intérêt plus vital pour le bien-être humain » que d’autres maximes morales, car elles maintiennent la paix entre les hommes. Il conclut que le critère utilitariste permet seul de trancher les controverses sur le droit et la justice, notamment dans des domaines comme la répartition des impôts ou la justice punitive.
Autour du livre
Publié d’abord sous forme d’articles dans le Fraser’s Magazine en 1861 avant d’être rassemblé en volume en 1863, « L’utilitarisme » constitue l’aboutissement d’une réflexion amorcée très tôt par John Stuart Mill. Fils de James Mill et disciple de Jeremy Bentham, deux figures majeures de l’utilitarisme anglais, sa rencontre avec l’utilitarisme de Bentham remonte à sa jeunesse. Dans cet ouvrage, il s’éloigne du calcul purement quantitatif des plaisirs pour introduire une dimension qualitative qui humanise cette doctrine.
À sa parution, « L’utilitarisme » suscita de vives critiques, puis acquit progressivement une grande influence. Considéré aujourd’hui comme la plus influente articulation philosophique d’une morale humaniste libérale produite au XIXe siècle, l’ouvrage a profondément marqué la philosophie morale anglo-saxonne. Son impact s’étend par-delà la philosophie, notamment en économie où la notion de « bien-être » comme critère fondamental découle directement des principes utilitaristes. Dans la sphère politique, les idées de Mill ont nourri le libéralisme progressiste et contribué à l’évolution des conceptions de la justice sociale et des droits individuels.
De nombreuses réinterprétations de l’utilitarisme de Mill ont vu le jour depuis sa publication. Les plus célèbres sont sans doute celles élaborées par les philosophes contemporains comme Peter Singer, qui applique les principes utilitaristes aux questions d’éthique animale, ou Derek Parfit qui en propose une version sophistiquée. La culture populaire s’est également emparée de ces concepts, notamment à travers le personnage du Dr. Spock dans Star Trek, souvent présenté comme l’incarnation d’une éthique utilitariste.
Aux éditions FLAMMARION ; 192 pages.
3. L’asservissement des femmes (1869)
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Résumé
Publié en 1869 en Angleterre, « L’assujettissement des femmes » (aussi traduit sous le titre « L’asservissement des femmes ») se présente comme un plaidoyer méthodique pour l’égalité juridique, sociale et politique entre les sexes. Dans cet essai divisé en quatre chapitres, John Stuart Mill s’attaque à l’inégalité entre hommes et femmes qui imprègne la société victorienne.
Dans le premier chapitre, Mill remonte à l’origine de cette subordination : la loi du plus fort. Il affirme que « l’inégalité des droits de l’homme et de la femme n’a pas d’autre origine que la loi du plus fort. » Cette domination, perpétuée par la tradition, a transformé un fait historique accidentel en apparente nécessité naturelle. Le philosophe démonte l’argument selon lequel l’assujettissement des femmes serait justifié par la nature en pointant une contradiction flagrante : si les femmes étaient naturellement destinées à la soumission, pourquoi faudrait-il les contraindre à accepter cette condition ? Mill rejette ainsi l’idée d’une « nature féminine » prédéterminée, arguant que ce qu’on présente comme naturel n’est que le produit de l’éducation et des conditions sociales imposées aux femmes.
Le deuxième chapitre se penche sur le contrat de mariage, véritable instrument juridique d’asservissement. Mill décrit la condition légale des épouses, privées de tout droit sur leurs biens, sur leur corps et même sur leurs enfants. Il compare explicitement cette situation à l’esclavage : « Il n’y a plus d’esclaves légaux, excepté la maîtresse de chaque maison. » Le philosophe dépeint le foyer comme un lieu où règne souvent la tyrannie masculine, sanctionnée par la loi qui accorde au mari un pouvoir quasi absolu.
Dans le troisième chapitre, Mill aborde la question du travail des femmes et de leur participation à la vie publique. Il réfute l’idée que certaines activités seraient par nature inaccessibles aux femmes en rappelant les cas historiques de reines et de dirigeantes ayant excellé dans l’exercice du pouvoir. Les limitations imposées aux capacités féminines ne résultent pas de leur nature mais des conditions d’existence qui leur sont imposées. Mill souligne les conséquences néfastes de ces entraves : privée d’autonomie, la femme développe une émotivité excessive au détriment de ses facultés intellectuelles, ce qui explique le manque relatif de créativité et d’originalité qu’on lui reproche.
Le quatrième chapitre énonce les bénéfices que la société tout entière tirerait de l’émancipation des femmes. Mill invoque trois principes fondamentaux : la justice, car il est inique de faire d’un accident de naissance le facteur déterminant du destin d’un individu ; l’utilité, car la société se prive des talents d’une moitié de l’humanité ; et la perfectibilité, car l’égalité permettrait aux femmes de développer pleinement leurs potentialités. Il conclut en invitant ses lecteurs masculins à se mettre à la place des femmes pour ressentir l’injustice de leur condition : « Soyons assurés que tout ce que nous sentons là-dessus, les femmes le sentent au même degré. »
Autour du livre
« L’assujettissement des femmes » (aussi traduit sous le titre « L’asservissement des femmes ») représente l’aboutissement d’une réflexion menée conjointement par John Stuart Mill et son épouse Harriet Taylor Mill. Bien que publié en 1869, l’essai fut achevé en 1861, soit trois ans après la mort de Harriet. Dans son autobiographie, Mill reconnaît la contribution majeure de sa femme, affirmant que « tout ce qui est le plus profond » dans l’ouvrage lui appartient. Mill, connu pour réviser ses opinions lorsqu’on lui démontre qu’elles sont mal fondées, souligne que sa conviction sur l’égalité des sexes a « résisté à tout ce qu’on lui a opposé jusqu’ici », comme il l’écrit dans sa correspondance avec Auguste Comte. La fille de Harriet, Helen Taylor, aurait également contribué à la rédaction. Le livre s’inscrit dans un contexte où l’inégalité entre les sexes était profondément ancrée dans les mœurs, mais commençait toutefois à être contestée.
Les premières éditions s’épuisèrent rapidement. L’essai fut promptement traduit en français et en italien dès 1869. Les mouvements suffragistes des deux côtés de l’Atlantique accueillirent l’ouvrage avec enthousiasme, tandis que de nombreux philosophes et politiciens le condamnèrent vivement, le qualifiant d’indécent, d’inconvenant, d’arrogant et même de « Machwerk moralischer Anarchie » (œuvre d’anarchie morale).
Son influence se prolongea bien au-delà de l’époque victorienne. Bertrand Russell, dont les parents étaient disciples de Mill, reconnaît dans son autobiographie avoir « toujours passionnément soutenu l’égalité des droits pour les femmes » depuis sa lecture à l’adolescence des écrits de Mill sur la question. « L’assujettissement des femmes » reste aujourd’hui un jalon important du mouvement féministe, comme le souligne Barbara Caine.
Si les droits que Mill réclamait pour les femmes ont été en grande partie obtenus dans les démocraties occidentales, les mécanismes psychologiques et sociaux qu’il décrit continuent d’opérer dans nos sociétés. Le texte demeure particulièrement pertinent dans les régions du monde où les femmes luttent encore pour leur émancipation juridique et sociale.
Aux éditions PAYOT ; 224 pages.