Né en 1894 à Baltimore dans une famille modeste, Dashiell Hammett quitte le foyer familial à l’âge de 14 ans pour mener une vie de bohème. Après divers petits boulots, il devient détective privé à l’agence Pinkerton pendant six ans, une expérience qui marquera profondément son écriture. Il démissionne quand l’agence est engagée pour briser des grèves.
Au début des années 1920, Hammett commence à publier des nouvelles dans les « pulps », magazines populaires imprimés sur du papier bon marché. Son style sec et visuel révolutionne le roman noir. Il connaît le succès de 1929 à 1934, période durant laquelle il publie ses œuvres majeures : « Moisson rouge » (1929), « Le faucon maltais » (1930) et « L’introuvable » (1934).
En 1930, il rencontre la dramaturge Lillian Hellman qui devient sa compagne pour le reste de sa vie, malgré une relation tumultueuse. Dans les années 1950, il est victime du maccarthysme en raison de ses sympathies communistes. Ses livres sont retirés des bibliothèques publiques et il est emprisonné pour avoir refusé de dénoncer des membres du Parti communiste.
Alcoolique et malade de la tuberculose contractée pendant la Première Guerre mondiale, Hammett meurt d’un cancer du poumon à New York en 1961. Son influence sur le roman noir américain est considérable, comme le reconnaissent des auteurs majeurs tels qu’Ernest Hemingway et Raymond Chandler. Son style réaliste, ses dialogues authentiques et ses personnages complexes ont révolutionné le genre policier.
Voici notre sélection de ses romans majeurs.
1. Le faucon maltais (1930)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Résumé
San Francisco, début des années 1930. Sam Spade, détective privé à la morale élastique, reçoit dans son bureau une séduisante cliente qui se présente sous le nom de Miss Wonderly. Elle souhaite retrouver sa sœur, partie avec un homme peu recommandable du nom de Floyd Thursby. L’affaire tourne au drame quand Miles Archer, l’associé de Spade chargé de la filature, est retrouvé mort dans une ruelle, suivi de près par le cadavre de Thursby.
La prétendue Miss Wonderly disparaît pour réapparaître sous sa véritable identité : Brigid O’Shaughnessy. Elle avoue avoir menti mais supplie Spade de la protéger. Le détective se retrouve alors au cœur d’une intrigue où s’entrecroisent des personnages aussi louches que pittoresques. Leur obsession commune : mettre la main sur une statuette légendaire, un faucon d’or serti de pierres précieuses.
Dans cette course effrénée où chacun cherche à doubler l’autre, Spade devra faire preuve d’une exceptionnelle lucidité. Entre son attirance pour Brigid, les soupçons de la police et les manigances de ses adversaires, il lui faudra dénouer un écheveau de trahisons pour découvrir qui a vraiment tué son associé.
Autour du livre
« Le faucon maltais » est considéré comme l’un des chefs-d’œuvre fondateurs du roman noir américain. Publié d’abord en feuilleton dans le magazine Black Mask de septembre 1929 à janvier 1930, puis en volume en 1930, il marque une rupture avec les conventions traditionnelles du genre policier. Il comporte des éléments empruntés à des œuvres antérieures de Hammett : la configuration du meurtre de Miles Archer provient presque à l’identique d’une nouvelle intitulée « Who Killed Bob Teal? », publiée en 1924 dans True Detective Stories.
La narration adopte une perspective externe radicale : aucune pensée ni sentiment des personnages n’est jamais dévoilé, seuls leurs paroles et leurs gestes sont rapportés. Cette technique narrative, inhabituelle pour l’époque, renforce l’ambiguïté morale qui imprègne tout le récit.
Le personnage de Sam Spade incarne un nouveau type de détective privé, éloigné des enquêteurs rationnels à la Sherlock Holmes. Cynique et désabusé, il évolue dans un monde où chacun poursuit son intérêt personnel sans considération pour la morale ou la loi. Cette vision désenchantée de la société rompt avec la division manichéenne classique entre « bons » et « méchants ». Même les motivations de Spade demeurent opaques : jusqu’au dénouement, le lecteur ignore s’il collabore sincèrement avec les criminels ou s’il joue un double jeu.
L’authenticité du récit puise sa source dans la propre expérience de Dashiell Hammett, qui a travaillé comme détective pour l’agence Pinkerton. Toutefois, l’auteur précise que Spade n’est pas son double mais plutôt une projection idéalisée : « Spade n’a pas d’original. C’est un personnage de rêve dans le sens où il représente ce que la plupart des détectives privés avec qui j’ai travaillé auraient voulu être. »
Le succès du « Faucon maltais » a engendré trois adaptations cinématographiques majeures : en 1931 avec Ricardo Cortez, en 1936 sous le titre « Satan Met a Lady » avec Warren William, et surtout la version culte de 1941 réalisée par John Huston avec Humphrey Bogart. Cette dernière, considérée comme la plus fidèle au roman, constitue l’un des films fondateurs du film noir.
L’influence durable du « Faucon maltais » se reflète dans sa présence aux sommets des classements littéraires : 10e place des meilleurs romans policiers selon la Crime Writers’ Association en 1990, 2e position d’après les Mystery Writers of America en 1995, et 56e rang des cent meilleurs romans anglophones du XXe siècle établi par la Modern Library en 1998.
Aux éditions FOLIO ; 336 pages.
2. Moisson rouge (1929)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Résumé
Dans l’Amérique de la Prohibition, un détective privé de l’agence Continental débarque à Personville, ville minière de 40 000 âmes nichée entre deux montagnes. Donald Willsson, patron de presse local, l’a fait venir pour une mission. Mais avant même leur rencontre, Willsson est abattu en pleine rue.
Le père de la victime, Elihu Willsson, règne sur la ville – ou du moins le croit-il. Car en faisant appel à des truands pour briser les grèves ouvrières quelques années plus tôt, il a perdu le contrôle. Les gangsters ont pris le pouvoir, la police est corrompue, les notables sont à leur botte. Le vieux magnat propose alors au détective une nouvelle mission : nettoyer Personville de ses parasites.
Notre homme, dont on ne connaîtra jamais le nom, accepte le défi. Sa méthode ? Monter les différents clans les uns contre les autres pour provoquer leur autodestruction. Entre femmes fatales vénales, flics ripoux et règlements de comptes sanglants, le détective manipule, provoque, attise les rivalités. La ville ne tarde pas à sombrer dans une spirale de violence.
Autour du livre
Publié en quatre feuilletons dans le magazine Black Mask entre novembre 1927 et février 1928, « Moisson rouge » est le premier roman de Dashiell Hammett. Cette genèse par épisodes transparaît dans la narration qui enchaîne les péripéties sanglantes : pas moins de 26 meurtres violents émaillent le récit.
L’intrigue s’inspire d’événements réels survenus à Butte, dans le Montana, où des conflits sociaux avaient opposé les mineurs aux industriels. Ces derniers avaient fait appel à l’agence Pinkerton, ancien employeur de Hammett, pour mater les grèves. Le romancier y transpose cette réalité historique en mettant en scène un industriel, Elihu Willsson, qui perd le contrôle des gangsters initialement recrutés pour briser un mouvement social.
Le protagoniste sans nom, simplement désigné comme « l’Op » ou « le Continental Op », incarne une nouvelle figure du détective privé qui rompt avec la tradition des enquêteurs cérébraux à la Sherlock Holmes. Le personnage de Dinah Brand le décrit comme « un type gros, dans la quarantaine, têtu, qui ne se marie avec personne ». Sa force réside moins dans ses capacités de déduction que dans son art consommé de la manipulation : il excelle à dresser les différentes factions les unes contre les autres pour provoquer leur autodestruction mutuelle.
« Moisson rouge » obtient une reconnaissance critique majeure : le Time l’inclut dans sa liste des 100 meilleurs romans de langue anglaise parus entre 1923 et 2005. André Gide, prix Nobel de littérature, note dans son journal en 1931 avoir lu « Moisson rouge » « avec une stupéfaction confinant à l’admiration ». L’écrivain Jakob Arjouni confie : « À douze ans j’ai lu Moisson rouge pour la première fois – je n’ai pas tout compris mais j’étais enthousiasmé. »
Le cinéaste Akira Kurosawa s’en inspire pour son film « Yojimbo » (1961), transposant l’intrigue dans le Japon féodal. Cette adaptation engendre à son tour « Pour une poignée de dollars » de Sergio Leone (1964), qui déplace l’action dans l’Ouest américain. Les frères Coen puisent également dans « Moisson rouge » : leur premier film « Blood Simple » tire son titre d’une réplique où l’Op déclare que la ville le rend « blood-simple » (littéralement « simple comme le sang »), tandis que « Miller’s Crossing » reprend plusieurs éléments narratifs du roman.
Le succès du livre suscite de nombreux projets d’adaptation directe. Dans les années 1970, Bernardo Bertolucci envisage de le porter à l’écran, songeant à Robert Redford, Jack Nicholson ou Clint Eastwood pour incarner l’Op. Plus récemment, en 2024, les scénaristes Scott Frank et Megan Abbott travaillent sur une nouvelle adaptation pour le studio A24.
Aux éditions FOLIO ; 304 pages.
3. La clé de verre (1931)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Résumé
Dans une ville américaine des années 1930, en pleine période de Prohibition, le fils du sénateur Henry est retrouvé mort dans des circonstances mystérieuses. C’est Ned Beaumont, bras droit du puissant Paul Madvig, qui découvre le corps. Madvig, figure trouble qui tire les ficelles politiques de la ville, soutient justement la candidature du sénateur Henry pour sa réélection et entretient une relation avec sa fille Janet.
Beaumont, joueur professionnel et conseiller politique à la morale élastique, se lance dans une enquête périlleuse pour disculper son ami Madvig, rapidement soupçonné du meurtre. Dans une atmosphère suffocante où la corruption gangrène chaque strate de la société, il navigue entre politiciens véreux, gangsters et policiers à la solde du plus offrant. Les coups bas et les passages à tabac se succèdent, tandis que les zones d’ombre s’accumulent.
Autour du livre
Quatrième roman de Dashiell Hammett publié en 1931, « La clé de verre » se démarque dans la bibliographie de l’écrivain américain par sa forte dimension politique. Le récit se déroule dans une ville non identifiée de la côte Est des États-Unis, probablement Baltimore où Hammett passa une partie de son enfance.
La publication intervient au début de la Grande Dépression, contexte qui imprègne l’atmosphère du roman et influence les comportements des personnages. La perte de chance, thème récurrent, reflète l’esprit de cette période trouble. Les protagonistes évoluent dans un univers où la frontière entre crime et affaires s’estompe, où la politique et le gangstérisme s’entremêlent inexorablement.
Le personnage principal, Ned Beaumont, se distingue des autres héros de Hammett. Contrairement au Continental Op ou à Sam Spade, qui maintiennent une distance émotionnelle, Beaumont s’autorise des liens affectifs. Joueur plutôt que détective, il prend des risques tant dans le jeu que dans ses relations personnelles. Cette dimension humaine le rend particulièrement attachant.
La narration objective constitue une caractéristique majeure de « La clé de verre ». Hammett ne dévoile jamais les pensées ni les sentiments des personnages, préférant les montrer à travers leurs actions et leurs dialogues. Cette technique maintient le suspense jusqu’au dénouement et laisse planer une certaine ambiguïté sur les motivations profondes des protagonistes.
Raymond Chandler souligne la modernité de cette approche qui dépeint « un monde où les gangsters peuvent gouverner des nations et presque diriger des villes ». Somerset Maugham voit en Ned Beaumont « un personnage curieux et intrigant qu’un romancier serait fier d’avoir conçu ». Dorothy Parker, dans le New Yorker, déplore même qu’on ne parle « pas assez du travail de Dashiell Hammett ».
« La clé de verre » occupe la 31e place au classement des cent meilleurs romans policiers établi par la Crime Writers’ Association en 1990, et la 88e position selon les Mystery Writers of America en 1995. Le roman inspire également plusieurs œuvres cinématographiques majeures, dont deux adaptations directes en 1935 et 1942, ainsi que « Miller’s Crossing » des frères Coen en 1990.
Hammett considérait « La clé de verre » comme son meilleur polar, notamment pour le placement minutieux des indices, bien que selon lui, « personne ne semblait le remarquer ». Les ventes confirment ce succès avec 20 000 exemplaires écoulés dans les dix-huit mois suivant sa publication.
Aux éditions FOLIO ; 304 pages.
4. Sang maudit (1929)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Résumé
Le Continental Op, le fameux détective sans nom créé par Dashiell Hammett, se présente chez les Leggett, une famille bourgeoise de San Francisco. Nous sommes à la fin des années 1920, et huit diamants viennent d’être dérobés. L’assurance qui l’emploie attend de lui des résultats rapides. Mais dès ses premiers pas dans la demeure, il pressent que cette affaire dépasse le simple larcin.
Gabrielle Leggett, fille unique de la famille, attire immédiatement son attention. Ses immenses yeux vert d’eau ne masquent pas son instabilité. Opiomane, elle gravite dans l’orbite d’une secte ésotérique centrée sur le Saint-Graal. Elle se dit marquée par une malédiction ancestrale, et les cadavres qui s’amoncellent autour d’elle semblent lui donner raison. Le détective s’enfonce alors dans une enquête où vont se mêler occultisme et lourds secrets de famille.
Autour du livre
L’histoire mouvementée de « Sang maudit » commence dans les pages du magazine pulp Black Mask, où il paraît sous forme de feuilleton entre novembre 1928 et février 1929, avant d’être publié en volume la même année. Cette genèse en quatre épisodes – « Black Lives », « The Hollow Temple », « Black Honeymoon » et « Black Riddle » – laisse son empreinte sur la structure finale du livre, qui se divise en trois parties distinctes mais interconnectées.
Le protagoniste, un détective privé de l’agence Continental dont le nom n’est jamais révélé, incarne la figure du narrateur à la première personne. Cette approche narrative, caractéristique des premières œuvres de Hammett, sera momentanément délaissée pour ses romans ultérieurs « Le faucon maltais » et « La clé de verre », avant qu’il n’y revienne dans « L’introuvable ». Ce choix narratif permet au lecteur de suivre l’enquête au plus près, sans pour autant avoir accès aux réflexions intimes du détective.
Un lien personnel unit Hammett à cette histoire de diamants disparus : il dédie le roman à Albert S. Samuels, un joaillier pour lequel il a travaillé comme rédacteur publicitaire. Les noms des personnages sont d’ailleurs empruntés à ses anciens collègues de la bijouterie, clin d’œil autobiographique.
En 1978, « Sang maudit » connaît une adaptation remarquée sous forme de mini-série télévisée sur CBS. James Coburn y prête ses traits au détective, rebaptisé « Hamilton Nash » pour l’occasion. La production reçoit trois nominations aux Emmy Awards et le scénariste Robert W. Lenski décroche l’Edgar Award 1978 de la meilleure adaptation télévisée. Coburn lui-même témoigne du combat mené contre la chaîne pour préserver l’intégrité artistique du projet : « Nous voulions éviter trop de gros plans […] Je leur ai dit ‘qu’ils aillent se faire voir, tournons ça comme un film’, et c’est ce que nous avons fait dans l’ensemble. »
Aux éditions FOLIO ; 336 pages.
5. L’introuvable (1934)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Résumé
Dans le New York rutilant des années 1930, Nick Charles coule des jours paisibles. Cet ancien détective privé a troqué les filatures contre la gestion de la fortune de son épouse Nora. Le couple passe les fêtes de fin d’année au Normandy quand surgit Dorothy Wynant. La jeune femme est à la recherche de son père, Clyde Wynant, un inventeur millionnaire excentrique qui s’est évaporé dans la nature après l’assassinat de sa secrétaire Julia Wolf.
Malgré ses réticences initiales, Nick se retrouve entraîné dans une enquête difficile. Entre une ex-épouse mythomane, des enfants instables et un avocat aux motivations troubles, les suspects potentiels ne manquent pas.
Autour du livre
« L’introuvable », ébauché dès 1930, devait initialement mettre en scène un détective privé nommé John Guild enquêtant sur la disparition d’un scientifique à San Francisco. Trois ans plus tard, Hammett abandonne cette première version pour insuffler à son récit une dimension nouvelle : la comédie de mœurs new-yorkaise prend le pas sur le roman noir traditionnel.
Cette métamorphose n’échappe pas au poète W.H. Auden qui perçoit, derrière la légèreté apparente, une critique sociale acerbe. La première phrase du roman – « I was leaning against the bar in a speakeasy on Fifty-second Street » – inspire d’ailleurs le début de son poème « September 1, 1939 ». Pour Auden, les années de la Prohibition ont engendré une société où malhonnêteté, duplicité et hypocrisie règnent en maîtres. Ces thèmes imprègnent l’ensemble des personnages du roman, reflet d’une Amérique gangrenée par le crime organisé.
Les personnages de Nick et Nora Charles s’inspirent partiellement de la relation entre Hammett et sa compagne, la dramaturge Lillian Hellman. Cette dernière apprend plus tard avec joie que Nora est modelée sur elle – tout comme, paradoxalement, la jeune femme naïve et la méchante protagoniste du récit. Le couple fictif transcende les codes du polar : leur complicité se manifeste à travers un échange constant de réparties spirituelles, sur fond de consommation effrénée d’alcool.
Le succès ne tarde pas : la Metro-Goldwyn-Mayer acquiert les droits d’adaptation pour 21 000 dollars dès la parution du livre. Le film sort cinq mois plus tard, donnant naissance à une série de six long-métrages. Hammett collabore aux scénarios des deux premières suites, découverts dans ses archives en 2011 et publiés sous forme de nouvelles en 2012.
« L’introuvable » est l’ultime roman de Hammett. Lillian Hellman, à qui l’œuvre est dédiée, évoque plusieurs hypothèses pour expliquer ce silence : « Je pense connaître quelques-unes des raisons : il voulait faire un nouveau type de travail ; il était malade pendant ces années-là et le devenait de plus en plus. Mais il gardait son travail et ses projets dans une intimité coléreuse. » Le roman figure aujourd’hui parmi les cent meilleurs romans policiers de tous les temps selon la Mystery Writers of America.
Aux éditions FOLIO ; 288 pages.