John Cheever naît le 27 mai 1912 à Quincy, Massachusetts, dans une famille de la classe moyenne. Il passe son enfance dans une grande maison victorienne, avant que la Grande Dépression ne frappe durement sa famille : son père est ruiné puis sombre dans l’alcoolisme. À 18 ans, Cheever est renvoyé de l’école Thayer Academy. Il écrit alors sa première nouvelle publiée, « Expelled », qui paraît dans The New Republic.
Dans les années 1930, le jeune écrivain partage son temps entre Manhattan et la colonie d’artistes de Yaddo, qui devient sa seconde maison. En 1935, The New Yorker publie sa nouvelle « Buffalo », le début d’une longue collaboration avec le magazine. Il épouse Mary Winternitz en 1941 et s’engage dans l’armée pendant la Seconde Guerre mondiale.
Après la guerre, Cheever s’installe en banlieue new-yorkaise, un territoire qui devient le décor principal de son œuvre. Il écrit chaque matin dans la buanderie de son immeuble, en sous-vêtements selon la légende. Sa carrière décolle avec la publication des « Wapshot » en 1957, qui remporte le National Book Award. Il devient célèbre pour ses descriptions acérées de la vie dans les banlieues américaines, ce qui lui vaut le surnom de « Tchekhov des faubourgs ».
Malgré le succès, Cheever lutte contre l’alcoolisme et sa bisexualité refoulée. En 1975, il entame une cure de désintoxication et ne boira plus jamais. Son recueil « The Stories of John Cheever » (1978) remporte le Prix Pulitzer. La maladie le rattrape : un cancer lui est diagnostiqué en 1981. Il continue d’écrire jusqu’à la fin, et publie son dernier roman « On dirait vraiment le paradis » quelques mois avant sa mort, le 18 juin 1982.
Cheever est aujourd’hui considéré comme l’un des maîtres américains de la nouvelle, célèbre pour son style élégant et sa capacité à mêler réalisme et éléments fantastiques dans ses descriptions de la vie suburbaine d’après-guerre.
Voici notre sélection de ses romans majeurs.
1. Les Wapshot (1957)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Résumé
Dans les années 1950, Saint-Botolphs, un paisible village de pêcheurs du Massachusetts, sert de toile de fond à la chronique des Wapshot, une illustre famille de la Nouvelle-Angleterre. Le capitaine Leander Wapshot, figure patriarcale attachée aux traditions, vit avec son épouse Sarah dans une grande demeure à proximité de la rivière. Ses deux fils, Moses et Coverly, grandissent bercés par les sorties en bateau du club nautique.
La cousine Honora, femme excentrique fortunée qui n’a jamais connu le mariage, exerce une influence considérable sur le destin familial – elle promet de léguer sa fortune aux garçons, mais uniquement s’ils lui donnent des héritiers mâles. Lorsqu’elle surprend l’un des fils dans une situation compromettante, elle les force à quitter Saint-Botolphs pour « voir le monde ». Moses part pour Washington, Coverly pour New York.
Tandis que Leander, capitaine vieillissant, observe impuissant la dissolution de son univers traditionnel dans une Amérique en pleine mutation, ses fils affrontent les défis de leur nouvelle vie urbaine. Entre mariages tumultueux, questionnements identitaires et désir de s’affranchir du carcan familial, les frères Wapshot tentent de tracer leur propre voie sans renier leurs racines.
Autour du livre
Premier roman de John Cheever publié en 1957, « Les Wapshot » marque un tournant dans la carrière de cet auteur déjà reconnu pour ses nouvelles parues dans The New Yorker depuis 1935. Il y puise dans ses souvenirs d’enfance à Quincy, Massachusetts, ville portuaire où sa mère, comme dans le roman, ouvrit une boutique de cadeaux pour subvenir aux besoins de la famille. Les similitudes autobiographiques ne s’arrêtent pas là : le personnage de Coverly partage avec l’auteur des interrogations sur sa bisexualité, tandis que la figure de la tante fortunée qui contrôle les finances familiales trouve son écho dans la propre histoire de Cheever.
La narration alterne entre le journal intime de Leander, composé de phrases télégraphiques évoquant la nostalgie d’une époque révolue, et le récit des péripéties de ses fils. Cette structure fragmentée reflète la désagrégation progressive d’un mode de vie traditionnel face à la modernité. Les personnages féminins, notamment Honora, se révèlent plus puissants que leurs homologues masculins, incapables de diriger leur existence. Cette dynamique fait écho aux bouleversements sociaux de l’époque, tout comme le traitement novateur de la sexualité – le roman fut d’ailleurs le premier sélectionné par le Book of the Month Club à inclure le mot « fuck ».
L’accueil critique fut globalement enthousiaste. « Les Wapshot » remporta le National Book Award en 1958, devançant des œuvres majeures comme « Pnine » de Vladimir Nabokov et « La ville » de William Faulkner. En 1998, la Modern Library l’a classé au 63ème rang de sa liste des 100 meilleurs romans en langue anglaise du XXe siècle. Certains critiques soulignent néanmoins des faiblesses, notamment une structure parfois décousue et une caractérisation inégale des personnages. The Washington Post évoque « une flânerie littéraire » empreinte d’une « douce ironie voilée, un peu nostalgique ». Une suite, « The Wapshot Scandal », fut publiée en 1964.
Aux éditions FOLIO ; 416 pages.
2. Les lumières de Bullet Park (1969)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Résumé
À la fin des années 1960, dans la banlieue huppée de Bullet Park près de New York, les Nailles mènent en apparence une existence modèle. Sous cette façade de respectabilité, Eliot Nailles dépend des tranquillisants pour supporter ses trajets quotidiens en train vers Manhattan. Sa femme Nellie perd peu à peu pied avec la réalité tandis que leur fils Tony, un adolescent jusque-là sans histoire, se mure soudain dans un mutisme inquiétant, refusant catégoriquement de quitter son lit. « Je ne suis pas malade, déclare-t-il. Je me sens juste terriblement triste. » Les Nailles font défiler médecins et spécialistes au chevet de leur fils, mais rien n’y fait. Incapable d’aider Tony, Eliot sombre dans une profonde anxiété que ni l’alcool ni les médicaments ne parviennent à soulager.
L’arrivée d’un nouveau voisin, Paul Hammer, semble d’abord anodine. Cet homme élégant et cultivé fait rapidement sensation dans les cocktails mondains du quartier. Pourtant, derrière ses manières policées se cache un être tourmenté. Né d’une liaison illégitime, ravagé par l’alcoolisme, Hammer a passé sa vie à fuir sa mélancolie en errant à travers le monde. Son installation à Bullet Park n’a rien du hasard : il nourrit un projet terrifiant impliquant la famille Nailles, un projet qui pourrait bouleverser à jamais la quiétude de cette banlieue paisible…
Autour du livre
Publié en 1969, « Les lumières de Bullet Park » est considéré comme l’une des œuvres majeures de John Cheever. Le romancier y poursuit son observation clinique de la middle class américaine, un terrain qu’il connaît intimement et qu’il avait déjà minutieusement cartographié dans ses nouvelles.
La structure narrative du roman, qui épouse les méandres des rues pavillonnaires, se divise en trois parties. La première suit la décomposition progressive des Nailles, famille modèle dont la façade de respectabilité se fissure. La deuxième partie, narré à la première personne dans un flux de conscience obsessionnel, dévoile le passé tourmenté de Paul Hammer, né d’une liaison illégitime et consumé par l’alcoolisme. La dernière noue les fils du récit dans un crescendo de tension.
À travers cette construction en miroir qui confronte deux figures antithétiques – Hammer (le marteau) et Nailles (le clou) – Cheever compose une parabole grinçante sur l’envers du rêve américain. Sous les pelouses impeccables et les cocktails mondains de Bullet Park se dissimulent dépression, racisme ordinaire, alcoolisme, liaisons adultères et consommation effrénée de médicaments sur ordonnance. La quête désespérée de sens de ces personnages prisonniers des conventions sociales résonne avec une modernité saisissante.
La critique salue unanimement la maîtrise stylistique de Cheever, sa capacité à insuffler une dimension mythique au quotidien le plus banal et son humour noir corrosif. Le Stern évoque « un règlement de comptes magistral avec l’hypocrisie du rêve américain ». La Frankfurter Allgemeine Zeitung souligne que « si un livre comme celui-ci traverse quarante années en continuant de nous faire rire et pleurer, cela témoigne du talent formel de l’auteur ». La Westdeutsche Allgemeine Zeitung célèbre « une satire sociale captivante, portée par une brillance linguistique et un humour abyssal ».
En 2009, le réalisateur français Arnaud des Pallières en propose une transposition cinématographique intitulée « Parc », avec Sergi López, Jean-Marc Barr et Géraldine Chaplin. En 2011, Rodolphe Dana et le collectif Les Possédés en signent une adaptation théâtrale.
Aux éditions FOLIO ; 336 pages.
3. Falconer (1977)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Résumé
Dans les années 1970, Ezekiel Farragut, professeur d’université new-yorkais, est condamné pour le meurtre de son frère et incarcéré à la prison de Falconer. Son addiction à l’héroïne, contractée pendant la Seconde Guerre mondiale suite à la consommation d’un sirop contre la toux distribué par l’armée, le suit derrière les barreaux où il dépend désormais de la méthadone. Cette dépendance n’est qu’une des nombreuses chaînes qui l’entravent : son mariage avec Marcia, une femme uniquement préoccupée par sa beauté, s’effrite, tandis que son fils refuse de lui rendre visite sur conseil du psychiatre.
Dans le bloc F de la prison, celui des « phénomènes et des tarés », Farragut découvre un monde à part où chaque détenu porte sa propre histoire. Sa rencontre avec Jody, un codétenu charismatique avec qui il noue une relation intime, dynamite ses certitudes sur sa sexualité et son identité. Entre les murs de Falconer, où les gardiens oscillent entre brutalité et gestes de compassion, Farragut cherche à comprendre ce qui l’a conduit à tuer son frère d’un coup de tisonnier. Sa quête de vérité se double d’un espoir grandissant : celui de s’évader, non seulement de sa prison de pierre, mais aussi des carcans qui ont façonné son existence.
Autour du livre
La genèse de « Falconer » commence durant un cours de création littéraire que John Cheever anime au pénitencier Ossining Correctional Facility, plus connu sous le nom de prison de Sing Sing. Cette expérience d’enseignement en milieu carcéral nourrit directement son écriture. Il rédige ce roman en dix mois, juste après sa propre cure de désintoxication pour alcoolisme. Sa fille Susan Cheever souligne d’ailleurs le caractère cathartique de cette période : « La fin de sa vie est triomphante. Il arrête de boire. Il écrit ce que je considère comme son meilleur livre. Il devient l’homme qu’il était destiné à être. »
L’univers carcéral dépeint dans « Falconer » tranche avec les représentations traditionnelles du genre. Point de violences extrêmes, de tensions raciales exacerbées ou d’émeutes sanglantes au premier plan. Cheever privilégie une approche plus subtile : les relations entre détenus et gardiens s’y révèlent complexes, parfois même empreintes d’une étrange tendresse, comme en témoigne le personnage de Tiny qui offre à Farragut les tomates de son jardin. Cette atmosphère particulière permet à Cheever d’aborder ses thèmes signature : la bisexualité, la dépendance aux drogues, la quête d’identité, la possibilité de rédemption.
La dimension autobiographique transparaît à travers le personnage de Farragut, alter ego de Cheever. Comme son créateur, le protagoniste lutte contre ses addictions et ses démons intérieurs. Cheever interroge également la notion de culpabilité à travers le thème biblique du fratricide, évoquant le mythe de Caïn et Abel. Cette référence enrichit la réflexion sur la nature du crime et du châtiment, tout en questionnant les fondements mêmes de la justice.
Les critiques littéraires ont largement salué la parution de « Falconer ». Joan Didion, dans le New York Times, met en lumière sa profondeur psychologique : « Le ‘crime’ dans ce roman n’a pas plus de rapport avec la ‘punition’ que la punition n’en a avec la rédemption. Les causes et les effets sont plus profonds. » Kirkus Reviews évoque « une déclaration de la condition humaine, une parabole du salut ». Time Magazine inclut « Falconer » dans sa liste des 100 meilleurs romans publiés entre 1923 et 2005. Certains critiques soulignent néanmoins la crudité de certains passages et une omniprésence parfois excessive de la sexualité.
Le livre trouve un écho dans la culture populaire à travers la série « Seinfeld », où dans l’épisode « The Cheever Letters », il est révélé que le père de Susan Ross entretenait une liaison passionnée avec John Cheever, tandis que George apparaît en train de lire « Falconer » à la fin de l’épisode.
Aux éditions FOLIO ; 272 pages.
4. On dirait vraiment le paradis (1982)
Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac
Résumé
Lemuel Sears mène une existence paisible à Manhattan. Bien qu’il ne soit plus de première jeunesse, ce cadre deux fois veuf trouve encore du plaisir à la vie, notamment grâce au patinage qu’il pratique sur l’étang de Beasley, près de la petite ville de Janice où réside sa fille aînée. Ce havre de paix lui procure un sentiment de grâce et de liberté jusqu’au jour où il découvre que l’étang sert désormais de décharge à ciel ouvert. Des camions y déversent régulièrement leurs déchets toxiques sous l’égide d’une organisation criminelle qui agit avec la bénédiction des autorités locales.
Indigné par cette pollution organisée, Sears lance une procédure judiciaire pour restaurer la beauté bucolique du site. En parallèle de ce combat écologique, il s’engage dans une relation sentimentale avec Renée, une énigmatique agente immobilière qui ne cesse de lui répéter qu’il ne comprend rien aux femmes. Tandis que cette histoire d’amour se complique, l’enquête sur la pollution de l’étang met au jour un réseau de corruption impliquant politiciens véreux et mafia locale. Dans l’ombre de cette bataille juridique se dessinent les destins croisés de plusieurs habitants de Janice, notamment les familles Salazzo et Logan, dont les querelles de voisinage masquent des liens avec l’affaire de l’étang.
Autour du livre
« On dirait vraiment le paradis », paru en 1982, constitue l’ultime œuvre de fiction de John Cheever, publiée quelques semaines avant sa disparition des suites d’un cancer. À cette époque, l’écrivain semble avoir trouvé une forme d’apaisement après une vie marquée par les excès d’alcool et les tourments liés à sa sexualité. Cette sérénité transparaît dans le ton général du récit, où l’optimisme parvient à percer malgré la noirceur des thèmes abordés.
La structure narrative est notable par son caractère fragmenté, presque expérimental. Cheever entremêle plusieurs fils qui, de prime abord, semblent sans liens évidents. Cette technique donne au texte une impression d’urgence, comme si l’auteur, conscient de sa fin prochaine, cherchait à dire l’essentiel sans s’embarrasser des transitions conventionnelles. Les quelques digressions finissent par révéler leur pertinence.
Le livre se pose comme une méditation sur le vieillissement et la solitude, thèmes chers à Cheever. À travers le personnage de Sears, il interroge la possibilité de préserver sa vitalité et ses idéaux face au temps qui passe. Le combat pour sauver l’étang se fait ainsi métaphore de la résistance au déclin, tant individuel que sociétal. Les relations amoureuses du protagoniste, marquées par leur caractère tardif et parfois inattendu, témoignent d’une volonté de rester vivant malgré l’âge qui avance.
L’accueil critique s’avère contrasté mais globalement positif. John Leonard, dans le New York Times, qualifie le livre de « parfait ; il est parfait, point final ». John Updike, ami de l’auteur, préfère « On dirait vraiment le paradis » à « Falconer » et souligne particulièrement la symbolique du patinage sur glace, qu’il associe à une « randonnée wordsworthienne » et une « connexion avec la pureté élémentaire et les profondeurs vertigineuses au-dessus et en dessous ». Dans The Boston Phoenix, Rhoda Koenig salue la manière dont Cheever « met l’accent sur l’essentiel : la profonde tristesse de tenter de revenir aux sources de la vie tout en étant rappelé à la futilité d’essayer d’arrêter la mort et le temps ». Certains critiques pointent néanmoins le caractère décousu du récit et regrettent que certains thèmes ne soient qu’effleurés.
Aux éditions FOLIO ; 144 pages.