Marie-Joseph Sue, dit Eugène Sue, naît le 26 janvier 1804 à Paris dans un milieu privilégié. Son père, Jean-Joseph Sue, chirurgien de la Garde impériale de Napoléon 1er puis médecin consultant du roi, lui assure une prestigieuse marraine en la personne de Joséphine de Beauharnais.
Élève médiocre et turbulent au lycée Condorcet, le jeune Eugène l’abandonne en 1821. Grâce à l’influence paternelle, il devient stagiaire à la Maison militaire du roi puis soigne les blessés lors de la prise de Trocadéro en 1823. Attiré par la littérature, il démissionne en 1825 mais revient rapidement à la médecine et s’embarque en 1826 comme chirurgien sur des navires militaires. Il participe à la bataille navale de Navarin en 1827 et survit à la fièvre jaune aux Antilles en 1828.
En 1830, à 26 ans, il hérite de la fortune paternelle et se fait une réputation de dandy dans la haute société parisienne. Surnommé le « Beau Sue », il dilapide sa fortune en sept ans et se tourne vers l’écriture pour s’assurer des revenus.
Ses premiers romans maritimes (« Kernok le pirate », « El Gitano », « Atar-Gull », « La Salamandre ») connaissent un réel succès dans les années 1830. Balzac et Sainte-Beuve saluent son talent. Il s’essaie ensuite au roman historique et au roman de mœurs, avec un succès inégal.
Sa carrière prend un tournant décisif avec la publication des « Mystères de Paris » (1842-1843), roman-feuilleton qui suscite un intérêt considérable dans toutes les couches de la société. Il poursuit avec « Le Juif errant » (1844-1845), lequel confirme son immense popularité.
Après sa conversion au socialisme, Eugène Sue est élu député républicain de la Seine en 1850. Suite au coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte en 1851, il s’exile dans les États de Savoie et s’installe à Annecy-le-Vieux. Il y poursuit l’écriture de son ambitieuse fresque historique et politique, « Les Mystères du peuple ».
Eugène Sue meurt en exil le 3 août 1857 à Annecy-le-Vieux, après avoir demandé des obsèques civiles « en libre-penseur ». Malgré sa mort, son œuvre « Les Mystères du peuple » est condamnée, saisie et détruite par les autorités.
Voici notre sélection de ses romans majeurs.
1. Les Mystères de Paris (1842-1843)
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Résumé
Dans le Paris misérable de 1838, Rodolphe, un mystérieux personnage déguisé en ouvrier, sauve la Goualeuse – une jeune fille de seize ans contrainte à la prostitution – des violences du Chourineur, un ancien boucher devenu criminel. Au lieu de s’affronter, les trois personnages se lient d’amitié dans une taverne où ils partagent leurs histoires.
Rodolphe n’est pas ce qu’il paraît. Sous ses habits modestes se cache en réalité un grand-duc allemand immensément riche qui consacre sa fortune à redresser les torts et aider les malheureux. Il voit chez la Goualeuse et le Chourineur des âmes fondamentalement bonnes, écrasées par la misère.
Le prince bienfaiteur extirpe la Goualeuse de son milieu sordide et l’installe dans une ferme paisible. Il offre également une seconde chance au Chourineur. Parallèlement, Rodolphe poursuit une enquête : retrouver François Germain, injustement emprisonné pour vol par un notaire corrompu, un certain Ferrand. Rodolphe découvre progressivement l’ampleur des crimes du notaire : usure, chantage, manipulation, et même meurtre.
L’intrigue se complique quand Rodolphe commence à soupçonner un lien entre la Goualeuse et son propre passé. La jeune fille pourrait-elle être cette enfant qu’il a perdue il y a des années ? Pendant ce temps, le notaire Ferrand, sentant l’étau se resserrer, devient plus dangereux que jamais et ordonne l’élimination de la Goualeuse, témoin potentiel de ses forfaits…
Autour du livre
Alors qu’Eugène Sue mène une vie mondaine dans les salons huppés du faubourg Saint-Germain, son ami Prosper Goubaux lui suggère de quitter son univers bourgeois pour raconter la vie du peuple parisien. D’abord réticent – il répond : « Mon cher ami, je n’aime pas ce qui est sale et qui sent mauvais » – Sue finit par céder à la curiosité. Il se déguise en ouvrier et s’immerge dans les quartiers misérables de la capitale. Témoin d’une rixe qui lui inspirera les personnages de la Goualeuse et du Chourineur, il rédige immédiatement les premiers chapitres.
Initialement conçu comme un livre en deux volumes, le projet prend une ampleur imprévue. Publié dans le Journal des débats entre juin 1842 et octobre 1843, « Les Mystères de Paris » connaît un succès phénoménal qui donnera naissance à dix volumes.
Partie d’une simple incursion dans les milieux interlopes, le récit d’Eugène Sue évolue grâce à l’interaction avec ses lecteurs. Lui qui avait commencé par s’excuser auprès de son lectorat bourgeois de le plonger dans les « sordides horreurs du Paris des bas-fonds », modifie progressivement son approche sous l’influence des milliers de lettres qu’il reçoit. Cette correspondance massive transforme « Les Mystères de Paris » en véritable tribune sociale.
L’écrivain y dénonce les inégalités criantes, les conditions carcérales inhumaines et l’inaccessibilité de la justice. Il montre comment la société parisienne produit elle-même sa criminalité en abandonnant les plus démunis. Cette prise de position engagée marque un tournant décisif dans sa vie : celui qui fréquentait les cercles aristocratiques se convertit au socialisme. Sa transformation culmine lors d’une visite chez un ouvrier où, confronté à la lucidité politique de ce dernier, Sue s’écrie : « je suis socialiste ! »
Le génie de Sue réside dans sa capacité à fédérer des publics habituellement cloisonnés. En introduisant pour la première fois dans un même roman des personnages issus de toutes les strates sociales, il invente un genre hybride entre le roman social et le roman-feuilleton. Cette innovation crée un précédent majeur qui influence durablement le développement du roman au XIXe siècle.
La construction du récit repose sur un équilibre savant entre la description réaliste des conditions de vie et les rebondissements mélodramatiques qui maintiennent le lecteur en haleine. Sue excelle particulièrement dans l’art du suspense de fin d’épisode, technique qu’il perfectionne et qui deviendra la marque de fabrique du feuilleton.
Mais c’est surtout l’influence politique du roman qui s’avère déterminante. Perçu comme un manifeste socialiste, « Les Mystères de Paris » contribue à l’éveil d’une conscience sociale qui prépare le terrain à la révolution de 1848. Cette dimension militante vaudra à Sue d’être élu député de la Seine en 1850 avec 130 000 voix d’ouvriers, avant de choisir l’exil lors du coup d’État de Napoléon III.
« Les Mystères de Paris » inaugure un genre littéraire qui connaît un rayonnement international sans précédent. Des dizaines d’œuvres similaires voient le jour dans différents pays : Émile Zola écrit « Les Mystères de Marseille », Paul Féval « Les Mystères de Londres », Francesco Mastriani « Les Mystères de Naples », Carlo Collodi « Les Mystères de Florence ». Le phénomène s’étend jusqu’aux États-Unis où George Lippard connaît un immense succès avec « The Quaker City ».
Les réactions à la publication des « Mystères de Paris » oscillent entre admiration et condescendance. Théophile Gautier observe avec perspicacité : « Tout le monde a dévoré les Mystères de Paris, même les gens qui ne savent pas lire : ceux-là se les font réciter par quelque portier érudit et de bonne volonté ». Alexandre Dumas, quant à lui, reconnaît la puissance narrative des premiers volumes mais déplore un affaiblissement dans les quatre derniers. Karl Marx lui consacre une analyse critique dans « La Sainte Famille » (1845), lui reprochant de tourner le personnage en caricature et de ne pas saisir la véritable nature de la ville.
Le succès fulgurant du roman a engendré de nombreuses adaptations. Dès février 1844, il est transposé au théâtre. Au cinéma, Jacques de Baroncelli en propose une version en 1943, suivie par celle d’André Hunebelle en 1962, avec Jean Marais incarnant Rodolphe. La télévision s’en empare avec l’adaptation de Claude Santelli réalisée par Marcel Cravenne en 1961, avec Denise Gence dans le rôle de La Chouette. En 1980, André Michel en réalise une nouvelle version en six épisodes.
Aux éditions 10/18 ; 456 pages.
2. Le Juif errant (1844-1845)
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Résumé
L’histoire se déroule principalement à Paris en 1832. Sous Louis XIV, le marquis Marius de Rennepont, protestant persécuté lors de la révocation de l’édit de Nantes, avait confié en 1682 une somme modeste de 150 000 francs à une famille juive. Son testament stipule que ses descendants devront se réunir exactement 150 ans plus tard, le 13 février 1832, au 3 rue Saint-François à Paris, pour se partager cette fortune devenue colossale grâce aux intérêts composés – désormais 250 millions de francs.
Les sept héritiers Rennepont, qui s’ignorent mutuellement, appartiennent à des univers radicalement différents :
- Gabriel, prêtre missionnaire jésuite en Amérique
- Rose et Blanche, jumelles orphelines vivant en Sibérie
- Djalma, prince indien
- François Hardy, industriel progressiste
- Jacques Rennepont, ouvrier parisien alcoolique
- Adrienne de Cardoville, riche aristocrate indépendante.
Chacun possède une médaille indiquant le lieu et la date du rendez-vous. Mais la Compagnie de Jésus, qui avait autrefois spolié le marquis Rennepont, convoite toujours sa fortune. Sous la direction de l’abbé d’Aigrigny et du redoutable Rodin, les jésuites organisent un complot : faire en sorte que seul Gabriel – qui a fait vœu de pauvreté – se présente au rendez-vous.
Les jésuites déploient leurs meilleurs agents à travers le monde pour retarder ou éliminer les autres héritiers : Morok le dompteur piège les jumelles en Allemagne ; Djalma est drogué et tatoué comme membre d’une secte d’étrangleurs ; Adrienne est internée comme folle ; Jacques est emprisonné pour dettes…
Dans l’ombre de cette lutte impitoyable pour l’héritage apparaissent deux figures mythiques : le Juif errant et sa sœur Hérodiade, condamnés à errer éternellement sur terre. Liés mystérieusement à la famille Rennepont, ils tentent de protéger les héritiers contre les machinations des jésuites. Alors que le 13 février approche, les pièges se multiplient. Les descendants Rennepont parviendront-ils à déjouer cette conspiration séculaire et à récupérer leur héritage légitime ?
Autour du livre
« Le Juif errant » paraît d’abord en feuilleton dans Le Constitutionnel du 25 juin 1844 au 26 août 1845, avant d’être publié en volumes par l’éditeur Paulin. Cette publication sérielle s’inscrit dans l’essor du roman-feuilleton, formule éditoriale qui transforme la presse française du XIXᵉ siècle. Chaque épisode se termine stratégiquement sur un moment de tension ou un rebondissement qui incite le lecteur à acheter le numéro suivant pour connaître la suite. Le succès est phénoménal : le nombre d’abonnés du Constitutionnel bondit de 3 600 à 23 600 ! « Le Juif errant » est l’un des plus grands triomphes de librairie de son époque.
Sue, romancier déjà célèbre pour « Les Mystères de Paris », confirme avec cette œuvre son statut d’écrivain populaire majeur. Contrairement à ce que suggère son titre, le Juif errant n’est qu’un personnage secondaire qui apparait sporadiquement comme figure tutélaire. Sue utilise cette légende comme prétexte pour capter l’attention du public tout en développant son véritable propos : une critique acerbe des institutions religieuses et des inégalités sociales.
Le roman constitue un formidable réquisitoire contre la Compagnie de Jésus, présentée comme une organisation machiavélique prête à toutes les bassesses pour accroître son pouvoir et sa richesse. À travers les personnages de l’abbé d’Aigrigny et surtout de Rodin – figure inoubliable de religieux crasseux aux ambitions démesurées – Sue dessine le portrait d’une institution corrompue et hypocrite. Cette représentation s’inscrit dans un contexte historique précis, celui des débats houleux autour de l’enseignement secondaire en France et de la montée d’un anticléricalisme militant.
Sue ne se contente pas de dénoncer l’Église ; il brosse également un tableau saisissant des injustices sociales. Par le contraste entre différents milieux (aristocratie, bourgeoisie industrielle, classe ouvrière), il met en lumière la précarité des travailleurs et particulièrement la condition féminine. Il affirme d’ailleurs en conclusion du roman : « Nous avons essayé de prouver la cruelle insuffisance du salaire des femmes, et les horribles conséquences de cette insuffisance. »
L’épidémie de choléra qui frappe Paris en 1832 joue également un rôle narratif important. Elle permet à Sue de décrire les ravages différenciés selon les classes sociales et les comportements face au désastre. Ces pages résonnent étrangement avec notre expérience contemporaine des pandémies.
« Le Juif errant » marie plusieurs genres : roman d’aventures avec ses multiples péripéties, roman social par sa critique des inégalités, roman gothique par ses éléments fantastiques et ses atmosphères inquiétantes. La galerie de personnages présente une diversité remarquable, des figures populaires (Dagobert, la Mayeux, Couche-Tout-Nu) aux aristocrates (Adrienne de Cardoville), en passant par des êtres légendaires (le Juif errant et Hérodiade).
Le personnage d’Adrienne de Cardoville incarne la dimension féministe du roman. Jeune femme indépendante qui refuse les conventions sociales, elle vit selon ses propres règles, s’habille à sa guise et repousse l’idée du mariage traditionnel. Sa liberté d’esprit lui vaut d’être enfermée comme folle dans un asile – métaphore transparente de la répression subie par les femmes qui s’écartent des normes sociales.
Malgré sa longueur considérable (plus de mille pages), le roman maintient sa cohérence grâce à une intrigue solidement charpentée. Les rebondissements parfois rocambolesques n’empêchent pas Sue d’aborder avec sérieux des questions de société profondément ancrées dans son époque : l’organisation du travail, les abus de pouvoir religieux, la condition féminine, la misère ouvrière.
La réception critique du « Juif errant » fut contrastée mais globalement enthousiaste. Pour Francis Lacassin, préfacier d’une édition moderne, Sue était « l’auteur le plus lu du XIXème siècle », bien que sa postérité ait pâli avec le temps. Un critique contemporain le qualifie de « chef d’œuvre d’aventures, de magouilles et d’émotions avec un scénario d’exception ». D’autres apprécient particulièrement sa dimension politique : « Sue a aussi une pensée politique et il n’hésite pas, tel un Hugo ou un Tolstoï, à dévoiler des prises de position enflammées pour les plus démunis. »
La critique la plus récurrente concerne son style feuilletonesque, avec ses « digressions à n’en plus finir » et ses « rebondissements les plus improbables. » Cependant, même ses détracteurs reconnaissent la puissance de ses personnages, notamment Rodin, décrit comme « sans aucun doute le personnage le plus hallucinant du roman » et « le moteur sombre, très sombre, de tout le récit. » L’ouvrage fut mis à l’Index par l’Église, ce qui n’est guère surprenant vu sa charge anticléricale. Néanmoins, un critique moderne suggère avec malice que « Le Juif errant » devrait aujourd’hui « être recommandé aux séminaristes » comme exemple des dérives du pouvoir religieux.
L’immense popularité du « Juif errant » a suscité de nombreuses adaptations. Au théâtre, une pièce écrite par Eugène Sue lui-même et Adolphe Dennery fut présentée au Théâtre de l’Ambigu le 23 juin 1849. Le compositeur Jacques Fromental Halévy s’en inspira pour créer un opéra éponyme en 1852. Le cinéma s’en empara également avec deux adaptations notables : un film muet français réalisé par Luitz-Morat en 1926, puis une version italienne dirigée par Goffredo Alessandrini en 1948. La radio en proposa une adaptation réalisée par Bronislaw Horowicz pour France Culture en 1976.
Aux éditions BOUQUINS ; 1140 pages.