Chester Himes naît le 29 juillet 1909 à Jefferson City, Missouri, dans une famille afro-américaine de classe moyenne. Son père est professeur dans un collège réservé aux Noirs tandis que sa mère était également enseignante avant de se marier.
À l’âge de 12 ans, son frère Joseph, victime d’un accident lors d’une expérience scolaire, se retrouve gravement brûlé aux yeux. Lorsque la famille l’emmène à l’hôpital le plus proche, les médecins refusent de le soigner en raison des lois Jim Crow (lois imposant la ségrégation raciale). Cet incident, que Himes décrit plus tard comme l’un des moments les plus douloureux de sa vie, façonne durablement sa vision du monde.
La famille s’installe ensuite à Cleveland, Ohio. En 1928, Himes est arrêté pour vol à main armée et condamné à une peine de 20 ans de prison. C’est derrière les barreaux qu’il commence à écrire des nouvelles, publiées dans des magazines nationaux à partir de 1931. L’écriture est pour lui un moyen de gagner le respect des gardiens et des codétenus, ainsi qu’une façon d’éviter la violence.
Libéré en 1936, Himes poursuit son activité d’écrivain. Dans les années 1940, il travaille brièvement comme scénariste à Hollywood, mais se heurte au racisme ambiant. Cette expérience l’amène à déclarer plus tard : « Sous la corrosion mentale des préjugés raciaux à Los Angeles, je suis devenu amer, saturé de haine. »
En 1953, Himes quitte les États-Unis pour s’installer en France, où il trouve un accueil plus favorable dans les cercles littéraires. À Paris, il fréquente d’autres écrivains expatriés comme Richard Wright, James Baldwin et William Gardner Smith. C’est là qu’il rencontre sa seconde épouse, Lesley Packard, qui devient sa compagne, sa confidente et son éditrice informelle.
Himes acquiert une renommée internationale avec sa série de romans policiers du « Cycle de Harlem », mettant en scène deux policiers noirs, Ed « Cercueil » Johnson et Grave « Fossoyeur » Jones. En 1958, il remporte le Grand Prix de Littérature Policière en France. Certains critiques le considèrent comme l’égal de Dashiell Hammett et Raymond Chandler.
En 1969, le couple s’installe à Moraira, en Espagne, où Himes meurt en 1984 des suites de la maladie de Parkinson, à l’âge de 75 ans.
Voici notre sélection de ses romans majeurs.
1. S’il braille, lâche-le… (1945)
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Résumé
Los Angeles, 1943. La Seconde Guerre mondiale bat son plein et le chantier naval où travaille Robert « Bob » Jones manque cruellement de main-d’œuvre. Cet Afro-Américain originaire de l’Ohio a su saisir l’opportunité : il occupe un poste de chef d’équipe, possède une Buick neuve et fréquente Alice Harrison, une séduisante métisse issue d’un milieu aisé. Mais sa position reste précaire dans une Amérique où la ségrégation raciale dicte encore toutes les règles sociales.
Le récit se déroule sur quatre jours durant lesquels la vie de Bob bascule. Tout commence lorsque Madge Perkins, une ouvrière blanche, refuse de travailler sous ses ordres et l’insulte. Bob riposte et se fait immédiatement rétrograder. Cet incident ravive sa colère envers le système racial américain et le confronte à un dilemme : doit-il suivre les conseils d’Alice, qui prône l’acceptation et la patience, ou céder à ses pulsions et se révolter contre les humiliations quotidiennes ?
La situation dégénère quand Madge l’accuse de tentative de viol après une nouvelle altercation. Bob est alors traqué, battu et arrêté. Il se retrouve face à un système judiciaire partial ; sa vie et sa liberté ne tiennent plus qu’à un fil…
Autour du livre
Premier roman de Chester Himes publié en 1945, « S’il braille, lâche-le… » puise dans sa propre expérience. Comme son protagoniste, Himes a travaillé dans les chantiers navals de Los Angeles pendant la guerre, confronté quotidiennement aux mêmes humiliations et discriminations. Le titre fait référence à une comptine enfantine américaine dont la version sudiste incluait une connotation raciste : « Catch a nigger by his toe! If he hollers let him go! » (Attrape un nègre par son orteil ! S’il braille, lâche-le !).
Himes y dissèque les mécanismes du racisme structurel dans l’Amérique des années 1940 en montrant comment la discrimination s’immisce dans chaque aspect de l’existence : travail, relations amoureuses, espace public. Le roman illustre notamment comment la période de guerre, en forçant les industries à employer davantage de Noirs pour compenser le départ des hommes blancs au front, crée un contexte particulier où les tensions raciales s’exacerbent. Himes nous fait ressentir, à travers Bob Jones, ce que signifie vivre dans un état permanent de vigilance et d’angoisse, où chaque interaction avec un Blanc peut dégénérer et détruire une vie.
La force du roman tient également à son immersion dans la psyché tourmentée de son protagoniste. Les cauchemars récurrents de Bob, sa paranoïa croissante et ses pulsions violentes dressent le portrait d’un homme poussé aux limites de sa santé mentale par un environnement hostile. Himes nous fait comprendre comment le racisme ne détruit pas seulement les conditions matérielles d’existence, mais corrode également l’esprit et l’âme de ceux qui en sont victimes. Le style brut de l’auteur traduit parfaitement cette tension psychologique permanente. Une atmosphère oppressante qui ne laisse aucun répit au lecteur et reflète ainsi l’expérience vécue par le personnage principal.
La critique a salué ce premier roman de Himes, le classant dans la tradition du « roman de protestation » (protest novel) établie par Richard Wright. L’Independent Publisher évoque « une étude austère de l’expérience noire ». Walter Mosley, auteur du « Diable en robe bleue », considère Himes comme « l’un des écrivains américains les plus importants du vingtième siècle ». Le roman a connu un succès relativement bon pour un premier livre, particulièrement remarquable pour un auteur noir de cette époque, même s’il n’a pas permis à Himes de vivre de sa plume. Son impact a perduré au fil des décennies dans la mesure où il reste pertinent pour comprendre les racines du racisme systémique aux États-Unis.
« S’il braille, lâche-le… » a été adapté au cinéma en 1968 avec Raymond St. Jacques, Dana Wynter, Kevin McCarthy, Barbara McNair et Arthur O’Connell. Cependant, le scénario s’est considérablement écarté du roman original en dénaturant en grande partie son propos.
Aux éditions FOLIO ; 320 pages.
2. La reine des pommes (Le cycle de Harlem #1, 1957)
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Résumé
Dans le Harlem des années 1950, Jackson, un employé de pompes funèbres, incarne la naïveté même – d’où son surnom « La reine des pommes ». Éperdument amoureux d’Imabelle, « une chick à la peau couleur banane avec des yeux tachetés de brun », il se laisse convaincre par Hank et Jodie, complices de sa belle, qu’ils peuvent transformer ses billets de dix dollars en billets de cent grâce à un procédé chimique.
L’opération tourne au fiasco quand le four explose et qu’un prétendu marshal fédéral fait irruption. Les escrocs et Imabelle s’enfuient en abandonnant Jackson qui doit verser un pot-de-vin de 200 dollars pour éviter l’arrestation. Sans ressources, il vole 500 dollars dans la caisse de son patron, en perd une partie au jeu, puis part désespérément à la recherche d’Imabelle, persuadé qu’elle a été enlevée.
Pour l’aider, Jackson contacte son frère jumeau Goldy, petit malfrat qui se travestit en nonne sous le nom de Sœur Gabrielle pour soutirer de l’argent aux passants. Celui-ci flaire l’opportunité de récupérer une malle appartenant à Imabelle censée contenir des pépites d’or. Pendant ce temps, les redoutables policiers noirs du quartier, Ed « Cercueil » Johnson et Grave « Fossoyeur » Jones, entrent dans la danse. Une course-poursuite sanglante s’engage alors dans les rues sordides de Harlem, où chacun traque la mystérieuse malle tandis que Jackson, malgré les évidences, reste aveuglé par son amour indéfectible…
Autour du livre
« La reine des pommes » voit le jour en 1957, écrit par Chester Himes alors qu’il vit en France. Paradoxalement, c’est à Paris qu’il rédige ce tableau saisissant de Harlem, après avoir quitté les États-Unis. Marcel Duhamel, directeur de la célèbre « Série noire » chez Gallimard, sollicite Himes pour écrire ce roman policier qui sera d’abord publié en français. Cette commande marque un tournant décisif dans la carrière de l’écrivain américain qui s’était jusqu’alors consacré à une littérature plus directement protestataire.
Sous couvert d’une intrigue policière enlevée, Chester Himes dresse un portrait sans concession du Harlem des années 1950, sa misère sociale, sa violence quotidienne et sa ségrégation raciale qui façonnent l’existence des habitants. Les personnages évoluent dans un univers de bars malfamés, de tripots de jeu, de fumeries d’opium et de ruelles sordides où règnent arnaqueurs, prostituées et petits criminels.
L’originalité de Himes réside dans sa capacité à conjuguer humour grinçant et violence brute. Jackson incarne cette naïveté presque comique face à un monde impitoyable, tandis que son frère Goldy, travesti en religieuse vendant des « billets pour le paradis », incarne la ruse nécessaire à la survie. Cette dimension burlesque atteint son paroxysme lors d’une poursuite en corbillard à travers le marché de Harlem, séquence digne du cinéma muet. Pourtant, sous ces situations absurdes transperce une réalité sociale douloureuse que Himes connaît intimement. Comme il l’expliquera plus tard : « Je croyais écrire du réalisme. Il ne m’est jamais venu à l’esprit que j’écrivais de l’absurde. Réalisme et absurdité sont si semblables dans la vie des Noirs américains qu’on ne peut faire la différence. »
Chester Himes ne tombe jamais dans le piège du misérabilisme ou de l’idéalisation. Il montre comment les mécanismes d’oppression poussent les victimes à se retourner les unes contre les autres plutôt que de s’unir contre leurs oppresseurs. Même les policiers noirs, Cercueil et Fossoyeur, utilisent la violence et l’intimidation pour maintenir l’ordre. « Les gens de couleur ne respectaient pas les flics de couleur. Mais ils respectaient les gros pistolets brillants et la mort subite. On disait à Harlem que le pistolet de Cercueil pouvait tuer une pierre et celui de Fossoyeur l’enterrer. »
Le succès ne se fait pas attendre pour ce premier polar de Himes. En 1958, il reçoit le Grand Prix de Littérature Policière dans la catégorie roman étranger. John Edgar Wideman évoque un style « surréel, grotesque, comique, branché » tandis que Newsweek le compare à Raymond Chandler.
En 1991, Bill Duke réalise une adaptation cinématographique, « A Rage in Harlem », avec Forest Whitaker dans le rôle de Jackson et Robin Givens dans celui d’Imabelle. En 1979, le livre est aussi adapté en bande dessinée par Melvin Van Peebles, avec des dessins de Georges Wolinski.
Aux éditions FOLIO ; 304 pages.
3. Il pleut des coups durs (Le cycle de Harlem #2, 1958)
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Résumé
Harlem, années 1950. La nuit s’annonce mouvementée quand Ulysse Galen, un homme blanc représentant de la société King Cola, se fait agresser au couteau dans un bar. Le barman, surnommé Big Smiley, intervient à coups de hache. Galen s’enfuit dans la rue, poursuivi par Sonny Pickens qui lui tire plusieurs coups de feu. Les détectives noirs Ed « Cercueil » Johnson et Grave « Fossoyeur » Jones arrivent sur place et découvrent Galen abattu d’une balle dans la nuque. Ils arrêtent Pickens, mais un gang d’adolescents noirs, les « Musulmans Fumants », font diversion et permettent au suspect de s’échapper.
L’enquête se complique : l’arme confisquée à Pickens s’avère être un pistolet chargé à blanc, incapable de tuer. Suite à un incident au cours duquel Ed Cercueil blesse mortellement un jeune après avoir reçu du parfum au visage (qu’il confond avec de l’acide), il est suspendu. Fossoyeur doit désormais mener l’enquête seul tandis que les policiers blancs envahissent Harlem pour retrouver le présumé coupable.
Au cours d’une seule nuit frénétique, Fossoyeur découvre peu à peu que la victime, Galen, n’était pas l’innocent homme d’affaires qu’on croyait, mais un prédateur qui engageait de jeunes filles pour des actes sexuels violents. Les indices convergent vers les « Musulmans Fumants » et leur entourage. Mais qui a vraiment tué Ulysse Galen, et pourquoi ?
Autour du livre
Chester Himes écrit « Il pleut des coups durs » en 1957. Fait notable, il est d’abord publié en français en 1958 dans une traduction de Chantal Wourgaft, avant même sa parution aux États-Unis. L’édition américaine sortira un an plus tard sous le titre « Real Cool Killers ».
Le cadre du roman – le Harlem des années 1950 – est central. À travers des descriptions sans fard, Himes dénonce les conditions de vie imposées aux Afro-Américains : « les Noirs sont obligés de vivre dans la crasse et la dépravation ». Il expose crûment la pauvreté endémique, la violence quotidienne et l’absence d’espoir qui caractérisent ce quartier. Cette réalité sociale constitue le terreau des comportements déviants, notamment ceux des jeunes délinquants du gang des « Musulmans Fumants ». Le rythme haletant du récit, qui se déroule sur une seule nuit, renforce cette atmosphère fiévreuse.
L’humour, bien que grinçant, imprègne aussi les pages. Les noms et surnoms des personnages reflètent souvent leur profession ou leurs traits distinctifs, à l’image du barman Big Smiley, dont le sobriquet contraste avec la violence dont il fait preuve. L’universitaire John McDonald souligne la tension raciale présente dans le livre tout en louant son « humour noir ».
Aux éditions FOLIO ; 212 pages.