António Lobo Antunes, né le 1er septembre 1942 à Lisbonne, est un écrivain et psychiatre portugais issu de la grande bourgeoisie. Après des études de médecine et une spécialisation en psychiatrie, il sert comme médecin militaire en Angola de 1971 à 1973. Cette expérience inspire ses trois premiers romans, dont « Mémoire d’éléphant » (1979) et « Le cul de Judas » (1979), qui le rendent célèbre au Portugal.
Depuis 1985, il se consacre exclusivement à l’écriture. Son œuvre, marquée par un style non linéaire qu’il qualifie de « délire contrôlé », aborde notamment la société portugaise, la guerre et la dictature salazariste. Il reçoit le Prix Camões en 2007, plus haute distinction littéraire de langue portugaise.
Voici notre sélection de ses romans majeurs.
1. Le cul de Judas (1979)
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Dans le Portugal des années 1970, un médecin militaire se retrouve envoyé en Angola pour servir dans l’armée coloniale. Le narrateur, un jeune homme issu d’une famille bourgeoise de Lisbonne, découvre l’horreur d’une guerre absurde au « cul de Judas », surnom donné à cette région perdue d’Afrique. Pendant vingt-sept mois, il soigne des soldats mutilés et assiste, impuissant, aux exactions commises contre la population locale dans ce conflit sans gloire.
Des années plus tard, dans un bar de Lisbonne, cet homme brisé raconte son histoire à une inconnue. Entre deux verres de whisky, il déverse ses souvenirs traumatiques : les corps déchiquetés par les mines, l’agonie des blessés, la peur omniprésente, mais aussi sa liaison avec Sofia, une Africaine qui incarne la beauté et la vitalité du continent. Le monologue se poursuit jusqu’à l’aube, oscillant entre passé et présent, entre Angola et Portugal.
Publié en 1979, ce deuxième roman d’António Lobo Antunes s’inspire directement de sa propre expérience de médecin en Angola. Son style baroque et tortueux, fait de phrases sinueuses et d’images saisissantes, traduit le chaos mental du narrateur. L’ouvrage, qui dénonce sans fard la barbarie coloniale et l’absurdité de la dictature salazariste, provoqua un choc dans le Portugal post-révolutionnaire.
Aux éditions MÉTAILIÉ ; 224 pages.
2. Le manuel des inquisiteurs (1996)
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Dans le Portugal des années 1970, à l’époque de la dictature salazariste, Francisco règne en maître absolu sur son domaine de Palmela. Proche du pouvoir, ce ministre officieux dispose d’une autorité sans limites : il fait emprisonner qui bon lui semble, maltraite ses servantes et terrorise son entourage. Son fils João, qu’il méprise ouvertement, observe avec amertume ce père brutal qui ne retire jamais son chapeau, même pendant ses assauts sur les domestiques, « pour qu’on sache bien qui est le patron ».
Mais la Révolution des Œillets de 1974 bouleverse cet ordre établi. Le tout-puissant ministre sombre peu à peu dans la déchéance. Atteint de la maladie d’Alzheimer, il finit ses jours dans un hospice sordide, un vase de nuit entre ses jambes décharnées. Son magnifique domaine tombe en ruines : la serre aux orchidées se brise, les statues s’effondrent, la piscine croupit, tandis que les corbeaux dévorent les derniers arbres.
Prix du meilleur livre étranger en 1997, ce roman frappe par sa construction chorale où se mêlent les voix des victimes et des bourreaux. L’écriture de Lobo Antunes se déploie en longues phrases hypnotiques ponctuées de leitmotivs obsédants. Il y dénonce la violence d’un régime tout en créant une œuvre magistrale sur la fin d’un monde et la chute des puissants.
Aux éditions CHRISTIAN BOURGOIS ; 454 pages.
3. La splendeur du Portugal (1997)
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Dans les années 1990, une famille de colons portugais vit les derniers soubresauts de l’empire colonial en Angola. Trois enfants – Carlos, Clarisse et Rui – ont fui vers le Portugal tandis que leur mère s’accroche obstinément à la terre africaine. Le soir de Noël 1995, Carlos tente de réunir sa fratrie à Lisbonne après quinze ans de séparation. Son attente restera vaine.
Le roman dessine le portrait de ces êtres brisés : Carlos, né d’une liaison du père avec une Africaine ; Clarisse qui cherche dans les bras d’hommes mûrs un semblant d’affection ; et Rui, rongé par la démence et l’épilepsie. Entre les ruines de leur prospérité passée et la violence de la guerre civile angolaise, chacun se débat avec ses démons, incapable de faire la paix avec son histoire.
Dans ce roman, dont le titre est emprunté à l’hymne national portugais, Lobo Antunes déploie une écriture singulière : les époques se télescopent et les monologues s’enchevêtrent sans ordre chronologique. Cette architecture kaléidoscopique traduit la désagrégation mentale des personnages, leur impossibilité à communiquer et la violence sourde qui mine leurs relations. Une méditation sur l’effondrement d’un empire colonial et ses séquelles psychologiques.
Aux éditions CHRISTIAN BOURGOIS ; 469 pages.
4. Mémoire d’éléphant (1979)
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Dans le Lisbonne post-révolutionnaire des années 1970, un psychiatre d’une trentaine d’années affronte une journée ordinaire qui se mue en descente aux enfers. Déchiré par la séparation récente d’avec sa femme et ses deux filles, il traîne sa mélancolie de l’hôpital psychiatrique aux bars de la ville. Les fantômes de son service militaire en Angola le poursuivent, tandis qu’il observe avec un mélange de dégoût et de lucidité son rôle de soignant dans une institution qu’il méprise.
Au fil des heures, de consultation en errance, ses pensées tournoient autour de son amour perdu pour son épouse, de la douleur de l’absence de ses enfants et des atrocités dont il a été témoin pendant la guerre coloniale. La ville devient le miroir de sa conscience tourmentée, où chaque rencontre ravive les plaies d’un passé qui refuse de cicatriser. Dans ce labyrinthe mental, seuls les souvenirs lumineux de sa vie familiale apportent quelques éclaircies.
Publié en 1979, ce roman semi-autobiographique inaugure une trilogie sur l’expérience traumatique de la guerre d’Angola. L’écriture, tour à tour sarcastique et lyrique, structure le récit comme un flot de conscience où les temporalités se télescopent. La narration joue sur l’alternance entre « je » et « il », brouillant les frontières entre auteur et personnage. Cette technique narrative novatrice deviendra la signature de l’écrivain portugais.
Aux éditions CHRISTIAN BOURGOIS ; 177 pages.
5. Exhortation aux crocodiles (1999)
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Dans le Portugal des années 1970, quatre destins de femmes s’entrecroisent sous la plume d’Antonio Lobo Antunes. L’histoire se noue autour d’anciennes figures du régime de Salazar, des hommes que l’on surnomme « crocodiles ». Ces derniers, nullement assagis par la Révolution des Œillets de 1974, orchestrent dans l’ombre des attentats pour saboter la jeune démocratie portugaise. Leurs compagnes – qu’elles soient épouses, maîtresses ou domestiques – deviennent les témoins contraints de leurs machinations.
Dans le silence imposé, ces femmes meurtries livrent leurs pensées les plus intimes. L’une est prisonnière de sa surdité et d’un cancer qui la ronge, une autre ploie sous le poids de son corps. La troisième endure son veuvage, tandis que la dernière subit les humiliations quotidiennes. Leurs voix s’élèvent pour raconter non seulement les conspirations de leurs hommes, mais aussi leurs propres blessures, leurs souvenirs d’enfance et la survivance de la haine.
Ce roman de 1999 marque un tournant dans l’œuvre d’Antunes, qui choisit pour la première fois de ne faire entendre que des voix féminines. Son écriture, faite de longs passages poétiques entrecoupés d’obsessions récurrentes, tisse une toile où les temporalités se confondent. Les voix des quatre narratrices s’entremêlent pour former une partition musicale singulière, un requiem pour les années de plomb du Portugal.
Aux éditions CHRISTIAN BOURGOIS ; 442 pages.
6. Le retour des caravelles (1988)
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En 1975, le Portugal perd ses dernières colonies africaines. Des milliers de colons rentrent au pays, défaits et amers. Pour narrer ce retour douloureux, Antonio Lobo Antunes imagine une galerie de personnages qui portent les noms des héros historiques du pays. Vasco de Gama, désormais simple ouvrier retraité, erre dans les rues de Lisbonne en jouant aux cartes avec le roi Manuel. Le poète Luis de Camoëns traîne le cercueil de son père à travers la ville, tandis que Pedro Alvares Cabral livre sa femme à la prostitution dans un hôtel sordide.
Ces héros déchus errent dans une capitale qu’ils ne comprennent plus. Le Portugal qu’ils retrouvent n’a plus rien de l’empire mythique chanté dans « Les Lusiades ». Les returnados, comme on les appelle, découvrent une ville sale, indifférente à leur sort. Désemparés, ils se réfugient dans leurs souvenirs d’Afrique et dans l’attente chimérique du roi Sébastien, disparu au Maroc quatre siècles plus tôt, qui pourrait peut-être restaurer la gloire d’antan.
Ce roman frappe par son style baroque et son humour noir qui démystifie l’histoire nationale. Antonio Lobo Antunes déstructure la chronologie avec insolence : les personnages du XVIe siècle côtoient Garcia Lorca ou Luis Buñuel. À sa sortie, ce livre provoque un scandale au Portugal car il sape les fondements du nationalisme en ridiculisant ses héros.
Aux éditions CHRISTIAN BOURGOIS ; 294 pages.
7. La dernière porte avant la nuit (2018)
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Cinq hommes commettent l’irréparable : ils enlèvent et assassinent un chef d’entreprise portugais qu’ils fréquentent depuis l’école. Le crime se déroule dans la froideur d’un entrepôt désaffecté, devant sa petite fille terrorisée. Pour dissimuler leur forfait, les meurtriers plongent le cadavre dans un baril d’acide sulfurique avant de le précipiter dans les eaux d’une rivière proche.
Le groupe rassemble deux recouvreurs de dettes, un herboriste impuissant et les frères Soares – l’aîné avocat, le cadet simple d’esprit. Tous se répètent comme un mantra « Sans corps, pas de crime ». Mais ce pacte de silence se fissure peu à peu sous la pression policière. Les remords s’infiltrent, la paranoïa s’installe. La voix suppliante de leur victime – « Ne faites pas de mal à ma fille » – les poursuit jusque dans leurs cauchemars.
Publié en 2018, ce roman s’inspire d’un fait divers survenu à Porto en 2016. António Lobo Antunes y déploie son style si particulier : une narration fragmentée en 25 chapitres sans ponctuation, où les voix des personnages s’entremêlent dans un flux de conscience vertigineux. Le texte prend la forme d’une longue phrase musicale qui combine présent et passé, réalité et fantasmes. La traduction française de Dominique Nédellec a reçu le Grand Prix de traduction de la ville d’Arles en 2019.
Aux éditions CHRISTIAN BOURGOIS ; 458 pages.
8. La nébuleuse de l’insomnie (2008)
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Au cœur d’un domaine agricole portugais, un patriarche impitoyable règne par la terreur sur sa famille et ses employés. Son mépris s’abat particulièrement sur son fils, qu’il considère comme un raté, et sur l’un de ses petits-fils, étiqueté comme « l’idiot ». Dans cette microsociété rurale en décomposition, la violence s’exprime sous toutes ses formes : viols des domestiques, meurtres sauvages, humiliations quotidiennes.
Le récit émane de cet « idiot », un jeune homme enfermé dans un asile psychiatrique, qui reconstitue l’histoire familiale à travers ses souvenirs fragmentés. Son statut même d’héritier légitime reste incertain – qui est son véritable père ? Dans ce monde en ruine où le maïs ne pousse plus et où les rapaces dévorent le bétail, les frontières entre passé et présent s’estompent. Les morts côtoient les vivants, les bêtes se mêlent aux hommes dans une ambiance qui oscille entre réalité crue et fantasmagorie.
António Lobo Antunes, psychiatre de formation, crée une œuvre hors norme où la folie imprègne chaque page. Le texte, dépourvu de ponctuation traditionnelle, mêle les voix des vivants et des morts, brouille les frontières entre réalité et hallucination. Les phrases s’entrechoquent comme les pensées d’un esprit malade, dans un style qui rappelle William Faulkner. Le roman alterne entre le monologue du narrateur et les témoignages d’autres personnages qui viennent éclairer ou contredire sa version des faits.
Aux éditions CHRISTIAN BOURGOIS ; 346 pages.