Anton Pavlovitch Tchekhov naît le 17 janvier 1860 à Taganrog, en Russie. Il grandit dans la pauvreté, fils d’un petit commerçant violent très religieux. Dès son plus jeune âge, il aide au magasin familial tout en poursuivant ses études. Suite à la faillite de son père en 1876, sa famille s’exile à Moscou tandis que le jeune Anton reste seul à Taganrog pour finir ses études, subvenant à ses besoins en donnant des leçons.
En 1879, il rejoint sa famille à Moscou et entreprend des études de médecine. Pour gagner sa vie, il commence à écrire des nouvelles humoristiques dans divers journaux sous différents pseudonymes. Après l’obtention de son diplôme en 1884, il exerce comme médecin tout en poursuivant son activité d’écrivain. Sa popularité grandit rapidement.
En 1890, Tchekhov entreprend un long voyage jusqu’à l’île de Sakhaline pour témoigner des conditions de vie des bagnards. Cette expérience le marque profondément et influence son œuvre. À partir de 1892, il s’installe dans sa propriété de Melikhovo où il soigne gratuitement les paysans tout en écrivant certaines de ses œuvres majeures comme « La Mouette » (1896).
Sa tuberculose s’aggravant, il s’installe en 1899 à Yalta. Il y rencontre l’actrice Olga Knipper qu’il épouse en 1901. Malgré sa maladie, il continue d’écrire des chefs-d’œuvre comme « Les Trois Sœurs » (1901) ou « La Cerisaie » (1904).
Anton Tchekhov meurt le 15 juillet 1904 à Badenweiler, en Allemagne, où il était parti se soigner. Il laisse une œuvre considérable de plus de 600 textes, dont de nombreuses nouvelles et pièces de théâtre qui révolutionnent la dramaturgie par leur style novateur et leur fine psychologie.
Voici notre sélection de ses livres majeurs.
1. La Steppe (nouvelle, 1888)
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Résumé
Par une chaude journée de juillet, dans la Russie tsariste, le jeune Iegor, neuf ans, s’apprête à quitter sa mère veuve pour poursuivre ses études. Son oncle Ivan Kouzmitchov, marchand de laine, et le père Christophe Siriiski l’accompagnent dans ce voyage initiatique à travers la steppe. L’enfant, d’abord attristé par ce départ, s’ouvre peu à peu aux rencontres : une comtesse, des rouliers aux histoires terrifiantes, une famille juive humiliée, et le puissant Varlamov. La chaleur écrasante, les nuits à la belle étoile et les orages violents rythment cette traversée qui marque la fin de son enfance. Après avoir vendu sa marchandise avec profit, son oncle le laisse chez Nastassia Petrovna Toskunova, une amie de sa mère, pour qu’il puisse commencer sa nouvelle vie d’étudiant.
Autour du livre
« La Steppe » naît des impressions recueillies par Tchekhov lors d’un voyage dans la région d’Azov au printemps 1887. Épuisé par le surmenage et la maladie, l’écrivain retrouve dans ces paysages les souvenirs poétiques de son enfance. Cette nouvelle d’environ cent pages, divisée en huit parties, paraît dans la revue Le Messager du Nord en mars 1888.
L’œuvre marque un tournant décisif dans la carrière de Tchekhov. À vingt-huit ans seulement, il confie à son ami Plechtcheev : « J’ai travaillé avec peine et tension, extirpant tout de moi-même, ce qui m’a terriblement fatigué. Est-ce réussi ou non ? Je l’ignore. En tout cas, c’est mon chef-d’œuvre ; je ne peux faire mieux. » La réception est enthousiaste. Souvorine, premier lecteur, en oublie de boire son thé. Bourenine y décèle l’héritage direct de Tourgueniev et Tolstoï. Mirski considère ce texte comme central dans la seconde période créative de Tchekhov, marquant son passage des courts récits aux nouvelles plus ambitieuses destinées aux « revues épaisses ».
Les critiques soulignent la singularité de cette œuvre qui s’affranchit des codes narratifs traditionnels. Sans intrigue conventionnelle, Tchekhov tisse une tapisserie d’impressions où nature et psychologie s’entremêlent. Vladimir Nabokov va même jusqu’à défendre l’auteur contre les accusations d’indifférence morale, louant sa capacité à révéler « les plus sombres réalités de la Russie paysanne affamée, désorientée, servile et enragée » sans recourir aux artifices du roman social.
Le succès perdure. « La Steppe » inspire plusieurs adaptations cinématographiques : en 1962 par l’Italien Alberto Lattuada, en 1977 par le Soviétique Sergei Bondartchouk, et en 1982 par le Français Jean-Jacques Goron pour la télévision.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 124 pages.
2. La Dame au petit chien (nouvelle, 1899)
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Résumé
Dans la Russie de la fin du XIXe siècle, deux êtres que tout sépare se rencontrent sur la promenade du bord de mer à Yalta. Dmitri Gourov, un banquier moscovite cynique et infidèle, s’éprend d’Anna Sergueïevna, jeune femme timide reconnaissable à son petit chien qui l’accompagne. Tous deux mariés, ils vivent une passion estivale intense jusqu’à ce qu’une lettre du mari d’Anna ne les sépare. De retour à sa vie moscovite, Gourov est hanté par le souvenir d’Anna. Incapable de l’oublier, il part la retrouver dans sa ville de province et la revoit lors d’une représentation théâtrale. Dès lors, Anna fait régulièrement le voyage à Moscou sous prétexte de consulter un médecin. Pour la première fois de sa vie, Gourov découvre le véritable amour. Les amants cherchent une solution pour vivre ensemble, conscients que le plus difficile reste à venir.
Autour du livre
Rédigée lors d’un séjour dans sa « Datcha Blanche » à Yalta en 1899, « La Dame au petit chien » puise sa source dans la propre histoire de Tchekhov. En effet, il rencontre à cette époque l’actrice Olga Knipper, qu’il épousera en 1901. Les similitudes entre fiction et réalité sont frappantes : comme Anna Sergueïevna, Olga porte un nom à consonance allemande et est plus jeune que son amant.
Le texte bouleverse les codes narratifs traditionnels. Vladimir Nabokov souligne l’absence des éléments conventionnels : ni problème central, ni point culminant, ni conclusion définitive. Cette structure atypique sert admirablement le propos : l’évolution psychologique de Gourov, qui passe du statut de séducteur méprisant les femmes à celui d’homme profondément épris. L’histoire d’amour entre ces deux êtres mariés transcende le simple récit d’adultère pour se muer en réflexion sur l’authenticité des sentiments. Le paradoxe est saisissant : c’est dans le mensonge de leur liaison que les protagonistes trouvent leur vérité émotionnelle.
Maxime Gorki célèbre dans cette nouvelle la capacité à secouer « cette vie somnolente, à moitié morte ». Il compare les récits de Tchekhov à « des flacons finement ciselés contenant tous les arômes de la vie ». En revanche, Tolstoï y voit une influence nietzschéenne et critique des personnages « qui n’ont pas élaboré une vision claire du monde distinguant le bien du mal ».
« La Dame au petit chien » a connu de nombreuses adaptations : un film soviétique en 1960 récompensé à Cannes, un ballet de Rodion Chtchedrine créé au Bolchoï en 1985, et plusieurs versions théâtrales. L’écrivaine Joyce Carol Oates en propose même une réécriture en 1972, transposée aux États-Unis et narrée du point de vue d’Anna. La nouvelle inspire également « Les Yeux noirs » de Nikita Mikhalkov en 1987, avec Marcello Mastroianni dans le rôle principal.
Aux éditions FOLIO ; 400 pages.
3. La Mouette (pièce de théâtre, 1896)
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Résumé
Sur une propriété russe bordant un lac, à la fin du XIXe siècle, le jeune dramaturge Konstantin Trepliov met en scène une pièce d’avant-garde. Sa mère Arkadina, actrice reconnue venue en villégiature avec son amant l’écrivain Trigorin, se moque ouvertement de cette tentative artistique. Nina, jeune voisine et interprète de la pièce, délaisse l’amour de Konstantin pour succomber au charme de Trigorin. En symbole de son désespoir, Konstantin abat une mouette et l’offre à Nina. Cette dernière s’enfuit à Moscou avec Trigorin, rêvant d’une carrière d’actrice. Deux ans plus tard, abandonnée par Trigorin après la mort de leur enfant, Nina mène une carrière médiocre dans des théâtres de province. Lors d’une ultime rencontre avec Konstantin, elle refuse son amour. Le jeune homme, malgré un certain succès littéraire, met fin à ses jours.
Autour de la pièce
Tchekhov commence la rédaction de « La Mouette » en octobre 1895 dans sa propriété de Melikhovo. Il écrit alors à son éditeur Alexeï Souvorine : « Je ne l’écris pas sans plaisir, même si je vais à l’encontre de toutes les lois dramaturgiques ». La première représentation, le 17 octobre 1896 au théâtre Aleksandrinski de Saint-Pétersbourg, se solde par un échec retentissant. Vera Komissarjevskaïa, considérée comme la plus grande comédienne russe de l’époque et incarnant Nina, perd sa voix face à l’hostilité du public.
La renaissance de l’œuvre survient le 17 décembre 1898 au Théâtre d’art de Moscou, sous la direction de Constantin Stanislavski. Cette mise en scène triomphale marque un tournant décisif. Le théâtre adopte d’ailleurs la mouette comme emblème, symbole toujours visible aujourd’hui.
Tchekhov qualifie sa pièce de comédie, bien qu’elle soit souvent perçue comme une tragédie. Elle s’articule autour de plusieurs thèmes fondamentaux : l’amour malheureux (Medvedenko aime Macha qui aime Konstantin qui aime Nina qui aime Trigorin), l’art comme substrat nourrissant passions et conflits, et le théâtre dans le théâtre avec la pièce expérimentale de Konstantin jouée à trois reprises. La mouette elle-même devient une figure allégorique centrale : symbole de la liberté artistique menacée, elle représente plus particulièrement le destin de Nina, heureuse près du lac avant d’être détruite par Trigorin, comparé à un chasseur.
« La Mouette » entretient un dialogue intertextuel avec « Hamlet » de Shakespeare. Antoine Vitez y voit « une vaste paraphrase d’Hamlet où Treplev répète Hamlet, Arkadina Gertrude, Trigorin Claudius, Nina Ophélie ». Les citations explicites du texte shakespearien renforcent ce parallèle.
Adaptée au cinéma par Sidney Lumet en 1968, Claude Miller en 2003 et Michael Mayer en 2018, « La Mouette » continue d’inspirer metteurs en scène et réalisateurs. La pièce connaît des adaptations multiples : opéra (Thomas Pasatieri, 1974), ballet (Rodion Shchedrin, 1980), et même une réécriture policière par Boris Akounine.
Aux éditions FOLIO ; 176 pages.
4. Oncle Vania (pièce de théâtre, 1897)
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Résumé
Dans une propriété rurale de la fin du XIXe siècle, Ivan Petrovitch Voïnitski, dit « Oncle Vania », gère le domaine avec sa nièce Sonia au profit du professeur Serebrjakov, son beau-frère. L’arrivée du professeur et de sa jeune épouse Elena bouleverse la routine. Vania, qui a consacré sa vie à soutenir Serebrjakov qu’il croyait être un génie, réalise que celui-ci n’est qu’un médiocre universitaire. Cette désillusion, couplée à son attirance pour Elena, le plonge dans une profonde crise existentielle. Parallèlement, le docteur Astrov, ami de Vania, tombe sous le charme d’Elena tandis que Sonia nourrit un amour secret pour lui. La situation atteint son paroxysme lorsque Serebrjakov annonce son intention de vendre la propriété. Dans un accès de rage, Vania tente de le tuer, sans succès. Le calme revient finalement, mais chacun reste prisonnier de sa solitude et de ses désillusions.
Autour de la pièce
Publié en 1897, « Oncle Vania » est une réécriture d’une pièce antérieure de Tchekhov, « Le Sauvage ». Cette transformation substantielle témoigne d’une maturation dramaturgique : le nombre de personnages passe de plus de vingt à neuf, et le suicide du protagoniste dans la version originale devient une tentative d’homicide manquée. Le dénouement heureux cède la place à une fin plus ambiguë, caractéristique de la dramaturgie Tchekhovienne.
La pièce s’inscrit dans la lignée des grandes œuvres de Tchekhov avec « La Mouette », « Les Trois Sœurs » et « La Cerisaie ». Elle met en scène les thèmes chers à l’auteur : la désillusion des intellectuels de province, les amours non partagées, la médiocrité de l’existence. Le personnage d’Astrov incarne une préoccupation écologique avant-gardiste à travers son combat pour la préservation des forêts russes.
La première représentation a lieu dans des théâtres provinciaux en 1897, mais c’est la production du Théâtre d’Art de Moscou en 1899, mise en scène par Constantin Stanislavski, qui consacre véritablement l’œuvre. Olga Knipper, future épouse de Tchekhov, y interprète le rôle d’Elena.
Les relations complexes entre les personnages forment un réseau subtil de frustrations et de désirs inassouvis : Vania aime Elena qui ne répond pas à ses avances, Sonia aime Astrov qui ne la remarque pas, tandis qu’Astrov est attiré par Elena. Cette configuration sentimentale renforce le sentiment d’enlisement et d’impossibilité du bonheur.
La pièce connaît un rayonnement international considérable. Parmi ses adaptations cinématographiques marquantes figurent la version d’Andrei Kontchalovski (1970), « Vanya, 42e Rue » de Louis Malle (1994), et plus récemment « Drive My Car » de Ryūsuke Hamaguchi (2021). Au théâtre, de grands noms l’ont interprétée : Laurence Olivier, Derek Jacobi, Ian McKellen, Steve Carell.
La dernière réplique de Sonia sur l’espoir d’un repos dans l’au-delà inspire Sergueï Rachmaninov pour sa romance « Nous nous reposerons » (op. 26 n° 3). Cette phrase résonne également dans « Les Thibault » de Roger Martin du Gard, illustrant l’influence durable de l’œuvre sur la littérature européenne.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 155 pages.
5. Les Trois Sœurs (pièce de théâtre, 1901)
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Résumé
En 1900, dans une ville provinciale russe, les sœurs Olga, Macha et Irina Prozorov célèbrent l’anniversaire de la plus jeune, un an après la mort de leur père. Installées depuis onze ans dans cette bourgade lointaine, elles nourrissent l’espoir de regagner Moscou, symbole d’une vie meilleure. L’installation d’un régiment militaire bouleverse leur quotidien : Macha, mal mariée à un professeur de lycée, s’éprend du commandant Verchinine, tandis qu’Irina hésite entre ses deux prétendants, le baron Touzenbach et le capitaine Soliony. Leur frère Andreï, qui rêvait d’une carrière universitaire, sombre dans le jeu après son mariage avec Natalia, une femme qui s’approprie peu à peu la maison familiale. Le transfert du régiment et la mort de Touzenbach, tué en duel par son rival, scellent définitivement le destin des trois sœurs.
Autour de la pièce
Rédigé en 1900 à Yalta où Tchekhov s’est retiré pour soigner sa tuberculose, « Les Trois Sœurs » naît dans la douleur et le doute. Les lettres de l’auteur à Olga Knipper, sa future épouse, témoignent de ses hésitations : « Je fuis que c’est devenu ennuyeux, lourd, désagréable […] La pièce est complexe comme un roman, et l’atmosphère, paraît-il, est meurtrière. » La création au Théâtre d’Art de Moscou le 31 janvier 1901, sous la direction de Stanislavski, suscite des réactions contrastées. Si le public suit le spectacle avec une attention soutenue, la critique se montre plus réservée, certains reprochant au dramaturge de ne pas aborder de « questions nouvelles ».
L’originalité de la pièce réside dans sa structure dramaturgique novatrice. Tchekhov rompt avec les codes traditionnels : pas de héros central ni d’intrigue principale, mais une série d’actions parallèles qui s’entrecroisent. Les dialogues, souvent constitués de monologues qui se chevauchent, créent l’impression que les personnages se parlent sans vraiment s’écouter. L’incendie du troisième acte, symboliquement crucial, n’influe pas directement sur l’action mais imprègne l’atmosphère d’une tension sourde.
Contrairement à l’interprétation mélancolique qu’en donnera Stanislavski, Tchekhov conçoit sa pièce comme une comédie, voire une tragicomédie. Il s’insurge contre la sentimentalisation de son œuvre : « Je ne l’ai pas écrite pour faire pleurer. […] Je voulais simplement dire honnêtement : regardez-vous, voyez comme vous vivez mal et dans l’ennui. » Cette dimension critique se manifeste notamment dans le personnage de Natalia, qui incarne la montée d’une bourgeoisie pragmatique supplantant une intelligentsia paralysée par ses rêves.
La pièce n’a cessé d’inspirer metteurs en scène et adaptateurs. De Peter Stein à Benedict Andrews, en passant par Giorgio Strehler, chaque génération y trouve un écho à ses préoccupations. Des opéras, des transpositions contemporaines et même une version située pendant la guerre civile nigériane témoignent de son universalité. L’œuvre continue de résonner par sa peinture d’êtres prisonniers de leurs illusions, incapables d’agir mais toujours en quête de sens.
Aux éditions ACTES SUD ; 152 pages.
6. La Cerisaie (pièce de théâtre, 1904)
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Résumé
Au début du XXe siècle, dans une province russe, Lioubov Andreïevna Ranevskaia rentre de Paris où elle s’était exilée cinq ans plus tôt après la noyade de son jeune fils. Elle retrouve son domaine familial et son célèbre verger de cerisiers, mais apprend que la propriété, criblée de dettes, doit être vendue aux enchères. Lopakhin, un riche marchand, propose de sauver le domaine en transformant le verger en lotissement de chalets d’été. Incapable de se résoudre à cette solution qui détruirait son paradis d’enfance, Ranevskaia reste passive face à la catastrophe imminente. Le jour des enchères arrive : Lopakhin achète la propriété et fait abattre les cerisiers. La famille se disperse : Ranevskaia repart pour Paris, sa fille Ania rêve d’une nouvelle vie avec l’étudiant Trofimov, tandis que le vieux serviteur Firs, oublié dans la maison vide, s’éteint au son des haches qui abattent le verger.
Autour de la pièce
Dernière pièce de Tchekhov, « La Cerisaie » naît d’une genèse douloureuse. L’auteur, déjà malade de la tuberculose qui l’emportera six mois après la première, puise dans ses souvenirs : sa maison d’enfance vendue pour dettes, son propre jardin près de Moscou dont les arbres furent abattus. La création de la pièce le 17 janvier 1904 au Théâtre d’Art de Moscou révèle immédiatement une tension entre deux interprétations : là où Tchekhov conçoit une comédie teintée de farce, Stanislavski monte une tragédie.
Cette dualité constitue l’essence même de l’œuvre. Sous des dehors de chronique familiale se dessine une fresque sociale sur la Russie post-abolition du servage. Les personnages incarnent les forces en présence : Ranevskaia et son frère Gaiev représentent une aristocratie incapable de s’adapter, Lopakhin incarne la nouvelle bourgeoisie d’affaires, tandis que l’étudiant Trofimov annonce les futures idées révolutionnaires – ses tirades seront d’ailleurs censurées par le pouvoir tsariste.
Le verger lui-même transcende sa fonction décorative pour devenir le symbole d’une Russie en mutation. Son inutilité économique reflète le déclin d’une classe qui ne produit plus rien pour la société. La mise en scène des relations entre anciens maîtres et serviteurs – notamment à travers le personnage du vieux Firs, nostalgique de l’époque du servage – questionne l’évolution des rapports sociaux.
« La Cerisaie » connaît un succès immédiat qui dépasse les frontières russes. De nombreux metteurs en scène s’en emparent, chacun proposant sa lecture : Peter Brook, Giorgio Strehler, Jean-Louis Barrault comptent parmi ses plus illustres interprètes. Le cinéma s’en empare également, avec notamment une adaptation en 1999 par Michael Cacoyannis, avec Charlotte Rampling dans le rôle de Ranevskaia.
La résonance contemporaine de « La Cerisaie » tient à sa capacité à saisir un moment de bascule historique à travers le prisme intime d’une famille. La pièce interroge notre rapport au changement, à l’héritage, à la mémoire, tout en peignant le portrait d’une société en pleine transformation.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 160 pages.
7. Platonov (pièce de théâtre, 1878-1881)
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Résumé
Dans une maison de campagne russe délabrée, un instituteur de 27 ans, Mikhaïl Platonov, se trouve au centre d’un tourbillon passionnel. Quatre femmes succombent à son charme : Anna Petrovna, une jeune veuve de général ; Sofia, l’épouse du beau-fils d’Anna ; sa propre femme Sacha ; et une collègue enseignante. Sous ses dehors d’amuseur public et de cynique, Platonov dissimule une profonde désillusion. Il manipule son entourage tout en étant parfaitement lucide sur le vide moral de la société à laquelle il appartient. Incapable de gérer les sentiments qu’il suscite et de trouver une issue à ses contradictions intérieures, il sombre dans l’alcoolisme. Le drame culmine lorsque Sofia, désespérée de ne pouvoir construire une nouvelle vie avec lui, l’abat d’un coup de feu.
Autour de la pièce
« Platonov » est la première œuvre dramatique d’Anton Tchekhov, rédigée entre 1878 et 1881 alors qu’il n’avait que 18 ans. Le jeune auteur la dédie à Maria Iermolova, célèbre actrice du théâtre Maly de Moscou. Cette pièce monumentale, qui nécessiterait plus de sept heures de représentation dans sa version intégrale, préfigure déjà les thèmes majeurs qui caractériseront l’œuvre future de Tchekhov.
Le personnage principal se distingue par sa complexité : tantôt comparé à Hamlet pour sa dimension tragique, tantôt à Don Juan pour ses conquêtes amoureuses. Cette dualité reflète les contradictions d’une société russe en pleine mutation. Tchekhov propose une critique acerbe de l’intelligentsia provinciale à travers le regard désabusé de Platonov.
L’histoire de la pièce elle-même s’avère mouvementée : refusée par le théâtre Maly en 1882, elle disparaît pendant près de quarante ans avant d’être retrouvée dans le coffre d’une banque moscovite en 1921. Sa première publication intervient en 1923.
Au cinéma, Nikita Mikhalkov la transpose dans « Partition inachevée pour piano mécanique » (1977), tandis que Patrice Chéreau en propose sa vision dans « Hôtel de France » (1987). Sur scène, des metteurs en scène prestigieux s’en emparent : Jean Vilar (1956), Gabriel Garran (1979), Patrice Chéreau (1987), Denis Podalydès (2003). La complexité du texte original conduit souvent à des versions abrégées, comme celle de Michael Frayn intitulée « Wild Honey », qui remporte plusieurs Olivier Awards à Londres en 1984.
Aux éditions FOLIO ; 416 pages.
8. Ivanov (pièce de théâtre, 1887)
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Résumé
Dans la Russie provinciale de la fin du XIXe siècle, Nikolaï Ivanov, un propriétaire terrien de 35 ans, sombre dans la mélancolie. Marié depuis cinq ans à Anna Petrovna, une femme d’origine juive qui s’est convertie à l’orthodoxie pour l’épouser, il ne parvient plus à éprouver de sentiments pour elle. Alors qu’Anna se meurt de tuberculose, Ivanov passe ses soirées chez les Lebedev où il tombe sous le charme de leur fille Sasha, âgée de vingt ans. Cette dernière lui avoue son amour et l’embrasse, scène dont Anna est le témoin impuissant. Un an plus tard, après la mort d’Anna, Ivanov s’apprête à épouser Sasha. Mais le docteur Lvov, convaincu qu’Ivanov n’agit que par intérêt, l’accuse publiquement durant la cérémonie. Ne supportant plus le poids de sa culpabilité, Ivanov se suicide.
Autour de la pièce
« Ivanov » naît d’une commande du Théâtre Korsh à Moscou en 1887. Tchekhov compose ce drame en à peine dix jours, créant ce qu’il qualifie lui-même d’ « antihéros ». « Il y en a des milliers, des Ivanov… l’homme le plus normal du monde, pas du tout un héros », écrit-il. Cette pièce marque une rupture avec les conventions théâtrales de l’époque : « Les dramaturges contemporains bourrent leurs pièces exclusivement d’anges, de crapules et de bouffons – va donc trouver ces éléments-là dans la Russie entière ! », critique Tchekhov dans une lettre à son frère.
La première représentation provoque des réactions contrastées. Si certains spectateurs sifflent, la majorité applaudit. Insatisfait, Tchekhov remanie profondément son texte. La version initiale, sous-titrée « comédie en quatre actes », devient un drame où transparaît déjà le style caractéristique de ses futures œuvres majeures : l’utilisation du sous-texte lyrique, notamment dans la scène où Anna Petrovna chante distraitement une chanson sur un petit pinson, révélant ainsi le drame qui se joue en elle.
Le personnage d’Ivanov incarne cette nouvelle forme de héros théâtral : ni bon ni mauvais, simplement humain. Tchekhov le décrit comme « un propriétaire, un universitaire, qui n’a rien de remarquable (…) À peine a-t-il atteint 30-35 ans qu’il commence à ressentir une fatigue et un ennui insupportables ». Cette lassitude existentielle, cette incapacité à agir face aux questions que pose la vie, conduisent inexorablement Ivanov vers son destin tragique.
La pièce connaît un succès considérable au Théâtre Alexandrinski de Saint-Pétersbourg en 1889. Pourtant, Tchekhov garde un rapport ambigu avec cette œuvre. Constantin Stanislavski rapporte que l’auteur s’opposait à de nouvelles mises en scène : « Son « Ivanov », il ne l’aimait pas. « Ne vous avisez même pas de le lire », disait-il. Quant à le monter, il nous l’interdisait carrément ».
La postérité dément ces réserves : « Ivanov » ne cesse d’être joué à travers le monde, inspirant de nombreuses adaptations cinématographiques et télévisuelles. De l’interprétation d’Innokenti Smoktounovski en URSS (1981) à celle de Kenneth Branagh à Londres (2008), la pièce continue de questionner la condition humaine et la difficulté d’être soi dans une société en mutation.
Aux éditions L’ARCHE ; 122 pages.
9. L’Île de Sakhaline (récit de voyage, 1893-1894)
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Résumé
Au printemps 1890, Anton Tchekhov entreprend un périple vers l’île de Sakhaline, territoire pénitentiaire situé à l’Extrême-Orient de l’Empire russe. Le 21 avril, il quitte Moscou en train, traverse la Sibérie et atteint l’île le 5 juillet. Durant trois mois, il parcourt ce bagne à ciel ouvert, interroge des milliers de détenus et compile méticuleusement leurs témoignages.
Dans les prisons et les colonies de peuplement, il découvre des conditions de vie effroyables : travaux forcés épuisants, châtiments corporels systématiques, prostitution généralisée des femmes, corruption des gardiens. Face à cette « extrême limite de la dégradation humaine », il remplit dix mille fiches détaillant le quotidien des forçats.
Le 13 octobre, il quitte l’île et rentre à Moscou le 8 décembre. De cette expérience naîtra « L’Île de Sakhaline », un témoignage édifiant sur le système carcéral tsariste qui paraîtra d’abord en feuilleton à partir de 1893 dans la revue La Pensée russe avant d’être publié en volume en 1895.
Autour du livre
La genèse de « L’Île de Sakhaline » demeure énigmatique. Les raisons qui poussent Tchekhov à entreprendre ce périple dangereux sont multiples et contradictoires. Il affirme vouloir « payer sa dette envers la médecine » qu’il aurait négligée au profit de la littérature. Certains y voient une tentative d’imiter Dostoïevski et ses « Souvenirs de la maison des morts ». L’écrivaine Lydia Avilova suggère même une fuite amoureuse.
Le projet s’avère particulièrement audacieux : sans autorisation officielle de l’administration pétersbourgeoise, Tchekhov risque de se voir refuser l’accès à l’île. Pourtant, à son arrivée, le commandant et le gouverneur général lui accordent un laissez-passer pour visiter toutes les prisons, à l’exception des secteurs réservés aux prisonniers politiques.
Sur place, il élabore une méthodologie rigoureuse. Il établit des fiches standardisées recensant notamment l’âge, la religion, le lieu de naissance, le niveau d’instruction et la situation familiale des détenus. Ce travail titanesque aboutit à dix mille fiches, aujourd’hui conservées à la bibliothèque Lénine de Moscou.
« L’Île de Sakhaline » constitue un document historique de premier ordre sur le système pénitentiaire tsariste. Tchekhov y dresse le portrait d’une société carcérale où s’entremêlent bagnards, colons et populations indigènes comme les Giliaks. Il décrit minutieusement la hiérarchie des peines et le système de « promotion » permettant aux forçats de devenir colons puis paysans déportés.
La publication suscite un vif retentissement. La femme de Tolstoï note dans son journal : « Les détails atroces des châtiments corporels ! Macha en a pleuré, j’en ai eu le cœur brisé. » Le juriste A. F. Koni salue un ouvrage qui révèle, derrière la rigueur factuelle, « le cœur indigné et affligé de l’écrivain. » L’impact est tel que le gouvernement russe dépêche Michail Galkin-Wraskoi pour vérifier les faits rapportés par Tchekhov. La colonie pénitentiaire perdurera jusqu’en 1905, date à laquelle la Russie devra céder le sud de Sakhaline au Japon.
Aux éditions FOLIO ; 568 pages.