Anthony Burgess naît le 25 février 1917 à Manchester, en Angleterre, sous le nom de John Anthony Burgess Wilson. Il perd sa mère et sa sœur très jeune, toutes deux emportées par la grippe espagnole en 1918. Son père se remarie en 1922 avec la propriétaire d’un pub. Le jeune Burgess connaît une enfance plutôt solitaire, occupée à lire à un rythme effréné.
Après des études de littérature et linguistique à l’université de Manchester, il sert dans l’armée britannique de 1940 à 1946. Il épouse Llewela Jones en 1942. En 1954, il part enseigner en Malaisie où il commence à écrire ses premiers romans. En 1959, un diagnostic erroné de tumeur au cerveau le pousse à se consacrer entièrement à l’écriture pour assurer l’avenir de sa femme.
Sa carrière littéraire décolle dans les années 1960. Il publie son œuvre la plus célèbre, « L’Orange mécanique », en 1962. Parallèlement à son activité d’écrivain prolifique, il compose de la musique et écrit des critiques littéraires. Après la mort de sa première femme en 1968, il épouse Liana Macellari, traductrice italienne avec qui il a un fils.
Citoyen du monde, il vit successivement à Malte, en Italie, aux États-Unis, et finalement à Monaco. Malgré une production littéraire immense (plus d’une cinquantaine de romans), il souhaite être reconnu avant tout comme compositeur. Il continue d’écrire jusqu’à sa mort des suites d’un cancer du poumon, le 22 novembre 1993 à Londres. Il est enterré au cimetière de Monaco.
Voici notre sélection de ses romans majeurs.
1. L’Orange mécanique (1962)
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Résumé
Dans une Angleterre futuriste minée par la délinquance juvénile, Alex, quinze ans, dirige une bande de voyous qui terrorise les rues de Londres. Cet adolescent charismatique cultivé, passionné de musique classique, mène une double vie : le jour, il feint la soumission devant ses parents et son conseiller social ; la nuit, avec ses trois « drugues » (amis), il s’adonne à l’ultra-violence – agressions gratuites, vols et viols perpétrés dans une jubilation sadique.
Sa chute commence quand ses compagnons le trahissent lors d’un cambriolage : abandonné sur les lieux du crime après le meurtre d’une vieille dame, il est arrêté et condamné à quatorze ans de prison. Pour retrouver sa liberté, il accepte de servir de cobaye à une expérience gouvernementale controversée : le traitement Ludovico, une thérapie comportementale censée éradiquer ses pulsions violentes. Cette méthode consiste à lui injecter des substances provoquant la nausée pendant qu’il visionne des films d’une violence extrême.
Le traitement porte ses fruits. Alex est désormais incapable de la moindre agressivité, ne serait-ce que pour se défendre. Un effet secondaire imprévu le prive également du plaisir d’écouter Beethoven, sa musique fétiche. Désormais « guéri » mais vulnérable, il se retrouve confronté à un monde hostile au sein duquel ses anciennes victimes attendent l’occasion de se venger…
Autour du livre
« L’Orange mécanique » tire son origine d’un événement traumatique de la vie d’Anthony Burgess. En 1944, alors qu’il est absent, sa première femme Lynne subit un viol collectif par quatre déserteurs américains. Elle perd l’enfant qu’elle portait et développe une grave dépression qui la conduira à l’alcoolisme puis à la mort. C’est pour exorciser ce drame que Burgess écrit ce roman en 1962, en à peine trois semaines selon ses dires. Le titre provient d’une expression du cockney londonien, « as queer as a clockwork orange » (« bizarre comme une orange mécanique »), que l’auteur détourne pour symboliser la transformation d’un être organique en mécanisme programmé.
La particularité la plus marquante du roman réside dans son langage. Burgess invente pour ses personnages un argot baptisé « nadsat », mélange d’anglais et de russe agrémenté d’expressions du cockney. Cette création linguistique sert plusieurs objectifs : donner une dimension intemporelle au récit en évitant l’argot contemporain qui vieillirait mal, mais aussi créer un effet de distanciation par rapport aux actes de violence décrits. Le nadsat agit comme un voile protecteur qui atténue l’horreur des scènes les plus brutales. Burgess souhaitait d’ailleurs que le livre soit publié sans glossaire, comptant sur la capacité du lecteur à décoder progressivement ce langage par le contexte.
Le roman soulève des questions morales sur le libre arbitre et la nature du bien et du mal. À travers le traitement Ludovico, Burgess interroge : vaut-il mieux être mauvais par choix ou bon par contrainte ? Le chapelain de la prison formule clairement ce dilemme : « Un homme qui ne peut pas choisir cesse d’être un homme. » Burgess met surtout en lumière l’hypocrisie d’une société qui combat la violence par la violence et d’un État qui préfère supprimer mécaniquement le mal plutôt que d’en comprendre les causes.
Si le Sunday Telegraph salue un livre « divertissant… et même profond », le Times n’y voit qu’une « expérience plutôt maladroite avec la science-fiction ». Roald Dahl le qualifie de « terrifiant et merveilleux ». Le New Statesman loue la manière dont Burgess « aborde de façon aiguë et sauvage les tendances de notre temps » tout en avouant que sa lecture constitue « une grande épreuve ». En 2005, Time Magazine inclut « L’Orange mécanique » dans sa liste des 100 meilleurs romans de langue anglaise parus depuis 1923.
Le roman a connu de nombreuses adaptations, la plus célèbre étant le film de Stanley Kubrick sorti en 1971. Avant lui, Andy Warhol en avait proposé une version intitulée « Vinyl » en 1965. La BBC a réalisé la première adaptation filmée – du premier chapitre uniquement – pour l’émission « Tonight » dès la sortie du livre en 1962. Il a également été porté sur scène à de multiples reprises, notamment par Burgess lui-même qui en a tiré une version musicale en 1986. La pièce a été jouée dans plusieurs pays, souvent avec une restriction aux moins de 16 ans en raison de sa violence.
Aux éditions ROBERT LAFFONT ; 352 pages.
2. La Folle Semence (1962)
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Résumé
« La Folle Semence » se déroule dans un monde futuriste où la surpopulation menace l’humanité. Pour endiguer la croissance démographique, le gouvernement de l’Union des Pays Anglophones impose des mesures radicales : les couples n’ont droit qu’à une seule naissance, l’homosexualité est la norme sociale valorisée, et la stérilisation volontaire garantit promotions et privilèges.
Dans cet univers où la procréation relève du délit, Tristram Foxe enseigne l’histoire, tandis que son frère Derek, qui simule l’homosexualité, prospère dans la haute administration. Les deux frères se déchirent pour l’amour de Beatrice-Joanna, l’épouse de Tristram, qui vient de perdre son fils unique. Quand Beatrice-Joanna découvre qu’elle est enceinte de jumeaux, elle ignore lequel des deux frères est le père. Le drame familial atteint alors son paroxysme.
Tristram, arrêté lors d’une manifestation, se retrouve en prison. Pendant sa détention, la société s’effondre : une mystérieuse maladie détruit les récoltes, la famine s’installe tandis que le cannibalisme devient monnaie courante. Le gouvernement bascule d’un régime libéral à une dictature répressive. Évadé de prison, Tristram part à la recherche de son épouse qui s’est réfugiée à la campagne. Mais il se retrouve malgré lui enrôlé dans une étrange armée dont la mission semble aussi obscure qu’inquiétante…
Autour du livre
« La Folle Semence » naît dans une période tourmentée pour Burgess. En 1960, les médecins lui diagnostiquent à tort une tumeur cérébrale et lui prédisent une mort imminente. Il se lance alors dans une course effrénée d’écriture et multiplie les romans pour assurer l’avenir financier de son épouse. La lecture de Thomas Malthus, alors qu’il prépare un article pour une revue scientifique américaine, influence sensiblement sa vision de cette dystopie. Le titre provient d’une chanson populaire évoquant une « semence libertine ».
L’originalité du roman réside dans sa théorie cyclique de l’histoire, confiée au protagoniste Tristram. Trois phases se succèdent perpétuellement : la phase pélagienne (Pelphase), caractérisée par un gouvernement libéral et optimiste ; la phase intermédiaire (Interphase), marquée par la répression totalitaire ; et la phase augustinienne (Gusphase), où le chaos et l’anarchie règnent. Cette conception circulaire constitue une réponse directe à « 1984 » d’Orwell, une vision alternative de l’évolution des systèmes politiques.
Le roman interroge les limites du contrôle étatique sur la reproduction et la sexualité. Dans ce monde divisé en trois superpuissances (l’Union des Pays Anglophones, l’Union des Pays Russophones et l’Union Chinoise), chaque entité développe ses propres méthodes de contrôle démographique. L’homosexualité imposée, la stérilisation volontaire et la limitation des naissances dessinent les contours d’une société où la fécondité devient un crime. Les corps des défunts, transformés en engrais, symbolisent la déshumanisation d’un système qui réduit l’existence à sa dimension utilitaire.
La réception critique initiale se révèle mitigée. Le critique américain Granville Hicks considère le roman comme un échec, estimant que l’intrigue reste subordonnée à la théorie. Bridget Brophy le qualifie de « mal cuit » et accuse Burgess d’imiter Aldous Huxley et George Orwell. David Dempsey adopte une position plus nuancée, saluant l’humour mordant de l’auteur tout en reconnaissant que son pessimisme ne convaincra pas tous les lecteurs.
Carlo Ponti envisage une adaptation cinématographique, mais le projet est finalement abandonné, le roman étant jugé « trop audacieux » par les potentiels investisseurs.
Aux éditions ROBERT LAFFONT ; 464 pages.
3. Les Puissances des ténèbres (1980)
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Résumé
Un après-midi de 1971, Kenneth Toomey, écrivain britannique de 81 ans vivant en exil à Malte, reçoit la visite inattendue d’un archevêque. L’Église catholique sollicite son témoignage pour appuyer la canonisation de Carlo Campanati, récemment décédé après avoir été pape sous le nom de Grégoire XVII. Des décennies plus tôt, Toomey aurait été témoin d’un miracle accompli par Carlo. Cette requête pousse l’écrivain à revisiter son passé tumultueux, marqué par son homosexualité qui l’a contraint à quitter l’Église à l’âge de 26 ans.
L’histoire prend racine dans les années 1920, lorsque la sœur de Toomey, Hortense, épouse Domenico Campanati, compositeur et frère de Carlo. Ce dernier, prêtre charismatique aux positions théologiques radicales, pratique l’exorcisme et nourrit déjà l’ambition de réformer l’Église. Entre Carlo, convaincu que le mal est une force extérieure à l’homme, et Toomey, qui doute de tout, s’établit une relation complexe qui traverse les bouleversements du XXe siècle.
De Londres à Hollywood, de Paris à Tanger, Toomey devient un écrivain à succès, conscient toutefois de ses limites artistiques. Sa route croise celle de grands noms de la littérature, mais aussi celle des forces obscures de son époque : il rencontre Goebbels en Allemagne, assiste à la montée du fascisme en Italie, découvre la violence des gangs à Chicago. Pendant ce temps, Carlo Campanati gravit méthodiquement les échelons de la hiérarchie catholique, porteur d’une vision révolutionnaire de l’Église.
Le miracle dont Toomey doit témoigner concerne la guérison miraculeuse d’un jeune garçon à Chicago. Mais cet événement, qui pourrait sembler providentiel, cache peut-être des implications plus sombres. À travers ce récit qui mêle destin individuel et grande Histoire, se dessine une réflexion vertigineuse sur la nature du bien et du mal, sur la foi et le libre arbitre.
Autour du livre
Anthony Burgess a consacré près de dix ans à l’élaboration de ce roman monumental, dont dix-huit mois à sa rédaction proprement dite, au rythme d’un millier de mots quotidiens. « Les Puissances des ténèbres » trouve son origine dans la volonté de l’auteur d’écrire un long roman (250 000 mots) centré sur la question religieuse du libre arbitre. Le titre définitif, « Earthly Powers », a été choisi par Michael Korda, directeur éditorial de Simon & Schuster, bien que Burgess ait toujours préféré le titre provisoire « The Prince of the Powers of the Air », une référence au Léviathan de Hobbes décrivant Satan et son royaume.
La construction narrative s’avère particulièrement astucieuse. Dès les premières pages, Toomey prévient le lecteur de sa double infidélité potentielle : « En deux façons ma mémoire n’était pas fiable : j’étais vieux et j’étais écrivain ». Cette mise en garde établit un jeu subtil entre réalité et fiction qui traverse tout le roman. Burgess mêle habilement personnages réels et fictifs, événements historiques et inventés, dans une fresque du XXe siècle où la véracité des faits reste perpétuellement en suspens. Le personnage de Carlo Campanati emprunte des traits à la fois à Jean XXIII et à Paul VI, tandis que Toomey partage de nombreuses caractéristiques avec Somerset Maugham.
Le roman aborde des thématiques comme la nature du mal, la place de l’homosexualité dans la société et l’Église, le rôle de la foi dans un monde moderne sécularisé. Les questions théologiques s’entremêlent avec l’histoire personnelle de Toomey, sur fond de réflexion sur le libre arbitre et la prédestination. Carlo Campanati incarne une vision pélagienne qui s’oppose à l’augustinisme traditionnel de l’Église, considérant que le mal est une force extérieure à combattre plutôt qu’une composante inhérente à la nature humaine.
La réception critique s’est révélée largement positive. Malcolm Bradbury souligne que le roman « résume l’histoire littéraire, sociale et morale du siècle avec une richesse comique doublée d’une érudition encyclopédique ». Bernard Levin, dans le Sunday Times, le qualifie « d’accomplissement dont tout écrivain vivant pourrait être fier et dont aucun mort n’aurait à rougir ». « Les Puissances des ténèbres » a été sélectionné pour le Booker Prize en 1980, s’inclinant face à « Rites de passage » de William Golding, une déception que Burgess n’a jamais vraiment digérée. En 2006, The Observer l’a classé parmi les meilleures œuvres de fiction britannique et du Commonwealth des 25 dernières années.
La première ligne du roman – « C’était l’après-midi de mon quatre-vingt-unième anniversaire, et j’étais au lit avec mon giton, lorsque Ali vint m’annoncer la visite de l’archevêque. » – est régulièrement citée comme l’un des meilleurs incipit de la littérature anglaise.
Aux éditions ROBERT LAFFONT ; 1024 pages.
4. Mort à Deptford (1993)
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Résumé
L’Angleterre des années 1580 vit sous la menace constante des complots catholiques contre la reine protestante Elizabeth Ière. Christopher « Kit » Marlowe, jeune prodige de l’université de Cambridge, mène une double vie : dramaturge acclamé le jour, il œuvre secrètement comme espion au service de Sir Francis Walsingham, le maître des services secrets de la reine.
Ses missions le conduisent à infiltrer les réseaux catholiques en France et en Angleterre, où il contribue à déjouer le complot de Babington visant à assassiner Elizabeth. Mais cette vie dans l’ombre pèse sur sa conscience, d’autant qu’il entretient une relation amoureuse périlleuse avec Thomas Walsingham, le séduisant cousin de son chef de service.
Dans un Londres où le théâtre côtoie les tavernes mal famées, où la délation peut surgir à chaque coin de rue, Marlowe défie les conventions de son époque. Ses pièces sulfureuses, son athéisme revendiqué et son homosexualité – considérée alors comme un crime – en font une cible de choix pour ses ennemis. Le 30 mai 1593, il est convoqué dans une taverne de Deptford pour un mystérieux rendez-vous qui pourrait bien sonner le glas de son existence flamboyante…
Autour du livre
La genèse de ce roman trouve son origine dans une passion de longue date d’Anthony Burgess pour Christopher Marlowe. Dès 1940, alors simple étudiant à l’université de Manchester sous le nom de John Wilson, il consacre sa thèse au dramaturge élisabéthain – un travail malheureusement détruit lors des bombardements de la Luftwaffe. En 1964, Burgess envisage d’écrire un roman sur Marlowe mais choisit finalement de se concentrer sur Shakespeare avec « Nothing Like the Sun », 1964 marquant le 400e anniversaire de la naissance du Barde. Ce n’est qu’en 1993, près de cinquante ans après sa première tentative universitaire et quelques mois avant sa mort, que Burgess concrétise enfin ce projet qui lui tenait tant à cœur.
La singularité de « Mort à Deptford » réside dans sa narration confiée à un acteur de second rang ayant côtoyé Marlowe, dont l’identité ne peut être découverte qu’en consultant le Premier Folio de Shakespeare de 1623. Cette voix narrative permet à Burgess de manier une langue semi-archaïque qui restitue la saveur de l’époque élisabéthaine sans tomber dans le pastiche. Il y mêle avec brio le latin savant aux expressions populaires, une prose dense et inventive où des termes rares comme « irrumate » ou « titubate » s’entremêlent au vocabulaire de l’époque.
Le portrait qui émerge de Marlowe transcende la simple biographie romancée. Burgess peint un être complexe, intellectuellement brillant mais socialement inadapté, philosophe rationaliste dans une époque dominée par les querelles théologiques. Les scènes de taverne et de théâtre alternent avec les interrogatoires et les trahisons, dans une époque où la frontière entre art et espionnage, romance et politique, reste dangereusement floue.
La critique salue unanimement cette ultime œuvre de Burgess. L’Irish Times loue « l’un des écrivains les plus productifs, imaginatifs et audacieux », soulignant le caractère « intelligent, sexuellement explicite et trépidant » du récit. The Independent évoque une « épice littéraire » remarquablement divertissante malgré sa complexité apparente, tandis que Kirkus Reviews célèbre une « reconstitution audacieuse » qui jette une lumière nouvelle sur le génie méconnu de Marlowe.
Une adaptation cinématographique a été annoncée en septembre 2010 avec Sam Riley dans le rôle de Kit, aux côtés de James Purefoy, Ray Winstone, Ed Speleers et Adam Sinclair. Le scénario, écrit par Michael Elias, devait être réalisé par Nick Copus.
Aux éditions GRASSET ; 320 pages.