Alfred de Vigny naît le 27 mars 1797 à Loches, dans une famille de la vieille noblesse militaire. Dernier espoir de perpétuer la lignée après la mort en bas âge de ses trois frères et sœurs, il reçoit une éducation exemplaire dirigée par sa mère. La Révolution ayant ruiné sa famille, il grandit dans un milieu marqué par la nostalgie de l’Ancien Régime.
En 1814, Vigny entre dans la Maison du Roi comme sous-lieutenant. Sa carrière militaire, qui dure une dizaine d’années, s’avère monotone et sans éclat. Il profite de son temps libre pour écrire et fait son entrée dans le monde littéraire. En 1822, il publie son premier recueil de poésie et devient ami avec Victor Hugo.
En 1825, il épouse une Anglaise, Lydia Bunbury. L’année suivante, il s’installe à Paris et publie « Cinq-Mars », premier véritable roman historique français, ainsi que « Poèmes antiques et modernes ». Il entame ensuite une liaison passionnée avec l’actrice Marie Dorval, pour qui il écrit « Chatterton » en 1835, pièce qui remporte un succès triomphal.
Vers 1837, sa vie bascule : la mort de sa mère, sa rupture avec Marie Dorval et des brouilles avec ses amis le poussent à se retirer. Il partage alors son temps entre Paris et son domaine du Maine-Giraud en Charente, où il veille sur son épouse malade. Après cinq tentatives, il est enfin élu à l’Académie française en 1845.
Dans ses dernières années, Vigny continue d’écrire mais publie peu. Il souffre d’un cancer de l’estomac qui l’emporte en 1863, quelques mois après la mort de sa femme. Son recueil « Les Destinées » paraît de façon posthume en 1864, suivi de son « Journal » en 1867.
Figure majeure du romantisme français, Vigny laisse une œuvre marquée par un pessimisme fondamental et une vision désenchantée de la société, annonçant la modernité poétique de Baudelaire, Verlaine et Mallarmé.
Voici notre sélection de ses livres majeurs.
1. Chatterton (pièce de théâtre, 1835)
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Résumé
Londres, XVIIIe siècle. Dans une pension bourgeoise, un jeune poète de dix-sept ans mène une existence précaire. Thomas Chatterton, dissimulé sous le pseudonyme de Tom, s’efforce de survivre par sa plume dans une société qui n’accorde de valeur qu’aux biens matériels. Son propriétaire, John Bell, incarne cette mentalité mercantile qui étouffe toute sensibilité artistique. Dans ce cadre oppressant, le jeune homme trouve une lueur d’espoir auprès de Kitty Bell, l’épouse de l’industriel, elle-même prisonnière d’un mariage sans amour. Un vieux quaker, témoin de leur rapprochement, tente de les guider de ses conseils avisés.
Le destin de Chatterton bascule lorsque son identité réelle est dévoilée. Acculé par les dettes et confronté à des accusations de plagiat, il sollicite l’aide du lord-maire, une ancienne connaissance de son père. Mais celui-ci, loin de comprendre sa vocation poétique, lui propose un emploi de domestique, une proposition qui résonne comme une ultime humiliation. Face à ce nouvel affront et à l’impossibilité de vivre de sa passion, Chatterton choisit l’issue fatale : il absorbe une dose mortelle d’opium après avoir détruit ses derniers manuscrits. Sa disparition entraîne celle de Kitty Bell, qui succombe à son chagrin.
Autour de la pièce
Avec « Chatterton », composé en 1834, Vigny cisèle l’une des figures fondatrices du « poète maudit », notion qu’il développe déjà dans son roman « Stello ». Cette filiation se manifeste notamment par la reprise de larges passages des chapitres XV à XVIII de ce précédent ouvrage. La pièce transcende toutefois sa source d’inspiration : là où « Stello » présentait Chatterton comme l’un des multiples avatars d’écrivains tourmentés aux côtés de Gilbert et d’André Chénier, le drame théâtral le place seul face à son destin.
La genèse de l’œuvre témoigne d’une création intense : « Je viens d’achever cet ouvrage austère dans le silence d’un travail de dix-sept nuits », note Vigny dans sa « Dernière nuit de travail ». Cette conception ascétique se reflète dans les choix dramaturgiques : point de couleur locale excessive ni d’intrigue alambiquée, mais une épure qui sert le propos. La première représentation au Théâtre français, le 12 février 1835, marque les esprits grâce à l’interprétation de Marie Dorval, alors maîtresse de Vigny, dans le rôle de Kitty Bell. Son interprétation contribue largement à la diffusion de la pièce à travers la France.
L’influence de « Chatterton » s’étend jusqu’à Paul Verlaine qui s’y réfère explicitement dans son étude « Les Poètes maudits », perpétuant ainsi la figure du génie incompris. Cette résonance atteint le XXe siècle, comme en témoigne la jeune poétesse Mireille Havet : « J’ai vu des artistes […] morts de misère, d’abandon, d’espoir manqué. Et on ne pourrait pas les recevoir parce qu’ils voient trop clair, et que Chatterton les a damnés d’un exemple éternel. »
La postérité de la pièce se manifeste également par ses multiples adaptations. La Comédie-Française la reprend notamment en 1947, avec Paul-Émile Deiber puis Julien Bertheau dans le rôle-titre. Son rayonnement dépasse les frontières françaises : en 1978, la télévision espagnole en propose une version pour son émission Estudio 1 de TVE, avec Víctor Petit dans le rôle de Chatterton et Mercedes Alonso incarnant Kitty Bell.
La modernité de « Chatterton » réside dans son refus du manichéisme : le jeune poète trouve en effet écoute et tentatives de consolation auprès du Quaker tout au long de la pièce. Cette nuance dans le traitement du « poète maudit » préfigure les questionnements ultérieurs sur la place de l’artiste dans la société industrielle.
Aux éditions FLAMMARION ; 208 pages.
2. Poèmes antiques et modernes (recueil de poésies, 1826)
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Les « Poèmes antiques et modernes » constituent le premier recueil majeur d’Alfred de Vigny, paru initialement sous le simple titre « Poèmes » avant d’adopter son titre définitif en 1826. L’ouvrage se structure en trois parties : « le livre mystique », « le livre antique » et « le livre moderne ». Le livre mystique s’ouvre sur « Moïse », figure emblématique de la solitude du génie, écrasé par le poids de sa mission divine. S’ensuivent « Eloa », épopée en trois chants narrant l’histoire d’un ange né d’une larme du Christ, et « Le Déluge », méditation sur le châtiment divin.
Le livre antique transporte le lecteur dans l’univers biblique et gréco-romain avec « La Fille de Jephté », tragédie d’une jeune fille sacrifiée par son père, « La Dryade » et « Symétha », qui puisent dans la mythologie grecque. Le livre moderne clôt le recueil avec des textes comme « La Neige » et « Le Cor », imprégnés d’une atmosphère médiévale, ainsi que « La Frégate La Sérieuse » et « Les Amants de Montmorency », qui s’inspirent d’événements contemporains.
Les poèmes se distinguent par leur dimension philosophique mise en scène sous forme épique ou dramatique, une innovation revendiquée par Vigny lui-même. Le pessimisme qui imprègne le recueil deviendra sa marque de fabrique : la solitude du génie, l’indifférence de la nature, l’hostilité des hommes constituent les thèmes majeurs de sa réflexion.
L’influence de Chateaubriand, Byron et Chénier transparaît dans ces vers, témoignant d’une période où le jeune poète oscille entre classicisme et romantisme. Le recueil connaîtra plusieurs remaniements jusqu’à sa forme définitive en 1837, Vigny n’hésitant pas à retrancher les pièces qu’il juge médiocres pour ne conserver qu’une vingtaine de poèmes, parmi lesquels figurent aujourd’hui certains de ses textes les plus célèbres.
Aux éditions GALLIMARD ; 320 pages.
3. Cinq-Mars (roman, 1826)
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Résumé
En 1639, le destin du jeune Henri d’Effiat bascule lorsqu’il quitte ses terres pour la cour de Louis XIII. Présenté au roi par le cardinal de Richelieu qui espère en faire sa créature, le marquis de Cinq-Mars séduit au contraire le monarque par sa fraîcheur et sa sincérité. Sa fulgurante ascension le mène au poste de Grand Écuyer, mais son amour pour la princesse Marie de Gonzague se heurte à l’opposition farouche de Richelieu.
Un événement traumatisant forge sa haine du cardinal : à Loudun, il assiste impuissant à la condamnation au bûcher du prêtre Urbain Grandier, victime d’un procès en sorcellerie manipulé par les sbires de Richelieu. En 1642, Cinq-Mars monte une conspiration avec son ami François-Auguste de Thou et Gaston d’Orléans, frère du roi, pour renverser Richelieu. Les conjurés vont jusqu’à signer un traité secret avec l’Espagne, alors en guerre contre la France. Mais la police du cardinal découvre le complot. Cinq-Mars et de Thou sont arrêtés, jugés et décapités à Lyon le 12 septembre 1642.
Autour du livre
L’idée de « Cinq-Mars » naît des propres questionnements de Vigny sur l’affaiblissement de la monarchie française. Officier de la Garde royale à 17 ans, il constate avec amertume que les Bourbons, après la Restauration, délaissent les familles aristocratiques qui les ont soutenus pendant l’exil. Cette désillusion le pousse à consulter les Mémoires du cardinal de Retz, dans lesquelles il découvre une thèse qui structure sa vision : une aristocratie puissante ne menace pas la monarchie mais constitue son rempart le plus sûr face aux ennemis intérieurs et extérieurs.
Dès 1820, après l’assassinat du duc de Berry, Vigny ébauche un drame en trois actes sur « Cinq-Mars ». Le projet mûrit lentement jusqu’en 1824, lors d’une période d’inactivité à Oloron où il rédige une première version. L’hiver 1825 marque un tournant décisif : pendant un long congé à Paris, il révise en profondeur son manuscrit, vérifie minutieusement les éléments historiques et supprime les passages qui l’apparentaient trop au roman gothique.
La construction de l’œuvre révèle une architecture sophistiquée où chaque élément s’imbrique dans un tout cohérent. Des présages funestes parsèment le récit : le départ un vendredi 13, jour des martyrs Gervais et Protais, treize convives à table, le cheval qui trébuche… La nature elle-même participe à cette dramaturgie : la quiétude des paysages au début du roman contraste avec la tempête qui éclate lorsque les messagers transportent le traité de trahison à travers les Pyrénées.
Les critiques de l’époque saluent l’habileté avec laquelle les personnages incarnent à la fois leur siècle et des types moraux intemporels. Victor Hugo qualifie « Cinq-Mars » d’œuvre majeure. Le succès inspire rapidement les artistes : Paul Delaroche peint en 1829 « Richelieu et Cinq-Mars remontant le Rhône », tandis que Claudius Jacquand consacre une série entière aux derniers moments des conspirateurs. Cette effervescence culmine avec l’adaptation en opéra par Gounod.
Néanmoins, après 1830, l’enthousiasme initial s’émousse. Les démocrates rejettent sa vision sombre du peuple et son éloge de l’aristocratie. Les bonapartistes contestent le portrait de Richelieu. Anatole France le considère comme le seul échec d’un grand poète. Malgré ces critiques, « Cinq-Mars » continue d’être lu et traduit jusqu’à la fin du XIXe siècle, témoignant de sa force narrative et de sa capacité à susciter le débat sur le rôle historique de la noblesse française.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 640 pages.
4. Stello (roman, 1832)
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Résumé
En 1832, Alfred de Vigny publie « Stello », sous-titré « Les consultations du Docteur Noir », un roman qui met en scène un jeune poète tourmenté par une étrange affliction : les « diables bleus ». Cette mélancolie profonde pousse Stello à vouloir s’engager en politique, ce qui alarme son ami et médecin, le mystérieux Docteur Noir. Pour le dissuader de cette dangereuse tentation, ce dernier entreprend de le soigner en lui narrant trois récits illustrant le sort funeste que réserve le pouvoir aux poètes.
Le premier récit relate la fin tragique de Nicolas Gilbert sous la monarchie absolue de Louis XV, mort dans le dénuement après avoir avalé une clé dans un accès de délire. Le deuxième conte l’histoire du jeune Thomas Chatterton dans l’Angleterre parlementaire, poussé au suicide par l’humiliation d’un emploi de valet. Le dernier récit évoque André Chénier, guillotiné sous la Terreur en 1794, victime d’un pouvoir révolutionnaire proclamant que « la République n’a pas besoin de poètes ». À travers ces trois destins tragiques, le Docteur Noir démontre que tout régime politique, quelle que soit sa nature, finit par broyer les poètes.
L’originalité de cette œuvre réside dans son dispositif narratif qui transforme le roman en une séance thérapeutique où s’affrontent deux voix : celle de Stello, figure du poète idéaliste, et celle du Docteur Noir, incarnation du rationalisme désabusé. Ces deux personnages révèlent in fine n’être que les deux faces d’une même conscience, celle de Vigny lui-même, qui dramatise ainsi son propre débat intérieur sur la place de l’artiste dans la société. Cette dualité structure l’ensemble de l’œuvre jusqu’à l’ordonnance finale qui prescrit de « séparer la vie poétique de la vie politique ».
Autour du livre
À travers une structure narrative originale qui mêle dialogue philosophique et nouvelles historiques, « Stello » s’inscrit dans une méditation profonde sur la condition de l’artiste au début des années 1830. Vigny avait initialement conçu un projet plus vaste de plusieurs « consultations », dont celle-ci devait être la première, comme en témoigne le sous-titre complet « Les Consultations du Docteur-Noir. Stello ou les Diables bleus (Blue Devils) ». Cette ambition naît d’un constat sans appel : « les hommes sont tous malades de la tête », note Vigny dans ses carnets.
Le dispositif thérapeutique qui structure le livre – la consultation médicale – permet d’orchestrer une réflexion sur les rapports entre l’artiste et la société. Les trois récits qui composent le texte s’articulent selon une progression dramatique : de la mort par négligence de Gilbert à l’exécution délibérée de Chénier, en passant par le suicide de Chatterton, chaque histoire intensifie la violence faite au poète. Cette gradation sert la démonstration du Docteur Noir : aucun régime politique ne saurait accueillir la parole poétique.
L’originalité de « Stello » tient aussi à son ton changeant qui s’adapte à chaque histoire : le style fleuri mime la frivolité du XVIIIe siècle dans le récit de Gilbert, prend des accents britanniques pour Chatterton, puis traduit l’atmosphère oppressante de la Terreur pour Chénier. Cette virtuosité formelle se double d’une ironie constante qui tempère le pathétique des situations décrites.
La construction même du livre illustre son propos : le dialogue entre Stello et le Docteur Noir, qui incarne respectivement le sentiment et la raison, finit par se révéler comme un dialogue de soi à soi. Cette dualité constitutive de l’œuvre reflète les tensions qui traversent la première génération romantique française, partagée entre idéalisme poétique et lucidité politique. Le texte participe ainsi au débat sur la propriété intellectuelle qui aboutira aux lois de 1841, Vigny étant l’un des premiers à affirmer que la sécurité matérielle conditionne la dignité de l’écriture.
Aux éditions FLAMMARION ; 284 pages.