Thomas Ruggles Pynchon Jr. naît le 8 mai 1937 à Glen Cove, Long Island, dans une famille aisée. Élève brillant, il saute deux classes et obtient son diplôme de fin d’études secondaires à seulement 16 ans. Il entre alors à l’université Cornell pour étudier l’ingénierie physique, mais interrompt ses études après deux ans pour s’engager dans la marine américaine. Durant son service, il participe notamment à la crise de Suez à bord du destroyer USS Hank.
En 1957, Pynchon retourne à Cornell pour étudier la littérature. C’est là qu’il se lie d’amitié avec Richard Fariña et commence à publier ses premières nouvelles. Après l’obtention de son diplôme en 1959, il travaille comme rédacteur technique chez Boeing tout en écrivant son premier roman, « V. », qui paraît en 1963 et remporte le Prix William Faulkner du meilleur premier roman.
S’ensuivent plusieurs chefs-d’œuvre qui établissent sa réputation d’auteur majeur : « Vente à la criée du lot 49 » (1966) puis « L’Arc-en-ciel de la gravité » (1973), considéré comme son opus magnum. Tout au long de sa carrière, Pynchon cultive une discrétion absolue, refusant les apparitions publiques et les interviews. En 1990, il épouse son agent littéraire Melanie Jackson, avec qui il a un fils l’année suivante.
Il continue depuis à publier régulièrement : « Vineland » (1990), « Mason & Dixon » (1997), « Contre-jour » (2006), « Vice caché » (2009) et « Fonds perdus » (2013). Son œuvre dense mêle histoire, science, absurde, paranoïa et culture populaire. Il est considéré comme l’un des romanciers américains les plus influents de son temps. En décembre 2022, ses archives littéraires sont acquises par la Huntington Library, permettant enfin aux chercheurs d’accéder à ses manuscrits et à sa correspondance.
Voici notre sélection de ses romans majeurs.
1. V. (1963)
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Résumé
Norfolk, Virginie, le soir de Noël 1955. Benny Profane, un ancien marin fraîchement démobilisé de la Navy, mène une existence oisive. À New York, il se joint à un groupe d’artistes excentriques surnommé la « Tierce des Paumés » et enchaîne les petits boulots, dont celui de chasseur d’alligators dans les égouts de Manhattan.
En parallèle se déroule l’histoire d’Herbert Stencil, un homme hanté par une énigme : dans le journal de son père, un agent des services secrets britanniques mort mystérieusement à Malte en 1919, il découvre des allusions répétées à une entité nommée « V. ». Pour Stencil, qui parle toujours de lui à la troisième personne, cette énigme tourne à l’obsession. Il traque le moindre indice à travers le monde et accumule des fragments d’histoire : en 1898, « V. » serait Victoria Wren, impliquée dans des intrigues coloniales en Égypte ; en 1913 à Paris, une femme séduisant une jeune ballerine ; en 1922 en Afrique du Sud-Ouest allemande, Vera Meroving, témoin d’un soulèvement brutal. Mais « V. » pourrait tout aussi bien être Vheissu, un pays mystérieux, ou même Veronica, une rate dans les égouts new-yorkais qu’un prêtre tentait de convertir.
Les destins de Profane et Stencil convergent lorsque ce dernier convainc le marin de l’accompagner à Malte, où des réponses sur « V. » les attendent peut-être.
Autour du livre
Premier roman de Thomas Pynchon, « V. » paraît en 1963 alors que l’auteur n’a que 26 ans. Sa genèse s’enracine notamment dans la lecture du guide de voyage de Karl Baedeker sur l’Égypte de 1899, dont Pynchon s’inspire pour construire certains chapitres. Le chapitre trois constitue une version retravaillée de sa nouvelle « Sous la rose », publiée deux ans plus tôt.
Le récit navigue entre deux lignes narratives distinctes qui finissent par se rejoindre en formant un V symbolique. La première suit le parcours picaresque de Profane dans le New York des années 1950, entre chasse aux alligators dans les égouts et rencontres improbables. La seconde retrace la quête obsessionnelle de Stencil à travers une série d’épisodes historiques, chacun révélant une nouvelle facette possible de « V. ». Cette structure double permet à Pynchon d’entrelacer les thématiques du déclin de l’humanité face à la mécanisation, de la paranoïa et des complots politiques.
« V. » déploie une réflexion sur la déshumanisation progressive du monde moderne. La figure énigmatique de « V. » incarne cette transformation : d’abord présentée comme une femme sensuelle, elle se métamorphose au fil du récit en une créature de plus en plus artificielle, jusqu’à devenir un assemblage de prothèses mécaniques. Cette évolution symbolise la progression inexorable vers l’inanimé qui caractérise, selon Pynchon, la société occidentale.
Le romancier américain aborde également des sujets historiques sensibles, notamment à travers l’épisode du génocide des Héréros, un peuple autochtone de l’Afrique australe. Pynchon établit un parallèle entre ce massacre et la Shoah, bien qu’il qualifiera plus tard ce rapprochement de « superficiel » dans une lettre à Thomas F. Hirsch.
La critique accueille favorablement ce premier roman. Le New York Times salue la « puissance et l’imagination du style », son « humour robuste » et son « immense réservoir d’informations », qualifiant Pynchon de « jeune écrivain d’une promesse stupéfiante ». Le roman reçoit le Prix William Faulkner en 1964, récompensant les jeunes auteurs, et se voit nominé pour le National Book Award.
De nombreuses références à « V. » parsèment la culture populaire. Alan Moore y fait allusion dans sa bande dessinée « V for Vendetta », dans laquelle le protagoniste lit le roman. Le groupe Benny Profane emprunte son nom au personnage principal, tandis que plusieurs séries télévisées, dont « Star Trek » et « Angel », utilisent le nom de l’entreprise fictive Yoyodyne qui apparaît dans le livre.
Aux éditions SEUIL ; 560 pages.
2. Vente à la criée du lot 49 (1966)
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Résumé
Dans les années 1960, en Californie, Oedipa Maas apprend qu’elle vient d’être nommée exécutrice testamentaire de Pierce Inverarity, son ancien amant devenu magnat de l’immobilier. Elle quitte temporairement son mari Wendell « Mucho » Maas, un animateur de radio, pour se rendre à San Narciso où l’attend Metzger, l’avocat chargé de l’assister. Sa mission démarre par un inventaire des biens du défunt, parmi lesquels une collection de timbres qui retient son attention. Ces timbres présentent des anomalies grossières et portent un mystérieux symbole : un cor postal avec une sourdine.
Ce même symbole réapparaît bientôt partout où Oedipa pose les yeux. Dans les toilettes d’un bar, elle remarque l’acronyme W.A.S.T.E. inscrit sous ce symbole. Ses recherches la mènent à Tristero, une organisation secrète qui, depuis des siècles, défierait le monopole des services postaux officiels. Au fil de son enquête, elle rencontre une galerie de personnages excentriques : Mike Fallopian, un historien d’extrême droite critique du système postal, le mystérieux Stanley Koteks qui dessine le symbole du cor, son psychiatre le Dr Hilarius qui sombre dans la folie, et le metteur en scène Randolph Driblette qui se suicide après avoir monté une pièce mentionnant Tristero.
Plus Oedipa s’enfonce dans cette affaire, plus les coïncidences s’accumulent. Pierce a-t-il orchestré une vaste farce posthume ? Oedipa perd-elle la raison ? L’ultime révélation pourrait survenir lors de la vente aux enchères de la fameuse collection de timbres, le lot numéro 49.
Autour du livre
Publié en 1966, « Vente à la criée du lot 49 » est le deuxième roman de Thomas Pynchon. C’est aussi son plus court. Il y conjugue des éléments absurdes souvent cocasses avec une érudition vertigineuse, tout en multipliant les digressions. Son écriture mêle références culturelles foisonnantes, théories mathématiques et physiques, réflexions sur la communication et l’information.
Le roman s’inscrit dans le contexte effervescent des années 1960 aux États-Unis, en pleine période de contre-culture. Pynchon y dépeint une Amérique en mutation où se côtoient conformisme bourgeois et mouvements contestataires underground. L’intrigue se déroule précisément en 1964, année de la première tournée américaine des Beatles, groupe auquel l’auteur fait plusieurs clins d’œil à travers le groupe fictif The Paranoids qui chante avec un accent britannique.
La dimension mathématique et scientifique y occupe une place centrale. Pynchon utilise notamment le concept d’entropie issu de la thermodynamique et le paradoxe du « Démon de Maxwell » comme métaphores du chaos et de l’ordre. Ces notions scientifiques servent à interroger la nature même de l’information et de la communication dans nos sociétés modernes.
Les critiques de l’époque ont accueilli le roman de façon mitigée. Le Time l’a décrit comme « un thriller métaphysique sous forme de bande dessinée pornographique ». Le New York Times, plus enthousiaste, a salué la « virtuosité technique » de Pynchon et ses adaptations des « modes apocalyptiques-satiriques de Melville, Conrad et Joyce ». Pynchon lui-même porta un regard critique sur son œuvre, déclarant en 1984 qu’il semblait y avoir « oublié la plupart de ce qu’il pensait avoir appris jusque-là ».
Le groupe Radiohead s’en est inspiré pour nommer sa boutique en ligne W.A.S.T.E. La série télévisée « Lodge 49 » (2018) y fait référence. En 2006-2007, le puzzle géant « San Jose Semaphore » contenait un message codé qui, une fois déchiffré, révélait le texte intégral du roman.
Aux éditions POINTS ; 224 pages.
3. L’Arc-en-ciel de la gravité (1973)
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Résumé
Londres, hiver 1944. Les missiles allemands V2 s’abattent sur la ville dans un fracas assourdissant. Le lieutenant américain Tyrone Slothrop, stationné dans la capitale britannique, cartographie les points d’impact de ces bombes pour les services de renseignement alliés. Il fait alors une découverte stupéfiante : chaque lieu où il a une relation intime avec une femme devient, quelques jours plus tard, la cible d’un missile V2. Cette corrélation troublante ne passe pas inaperçue. Une organisation secrète baptisée PISCES l’envoie dans un ancien asile psychiatrique reconverti en centre de recherche, « The White Visitation », où le Dr. Pointsman mène des expériences sur le conditionnement pavlovien.
Sous l’emprise de substances psychotropes, Slothrop découvre que durant son enfance, il a servi de cobaye à un mystérieux Dr. Jamf, dont les recherches semblent intimement liées au programme de missiles allemands. Cette révélation le pousse à déserter. Il entame alors une odyssée paranoïaque à travers l’Europe en ruines de 1945, « la Zone », à la recherche de la vérité sur son passé et sur un mystérieux prototype de fusée, le 00000, équipé d’un dispositif secret appelé « Schwarzgerät ».
Sur sa route, il croise des personnages aussi inquiétants qu’extravagants : Katje Borgesius, une espionne néerlandaise échappée des griffes d’un commandant SS sadomasochiste ; le Schwarzkommando, un groupe de soldats africains Hereros employé par les nazis ; des scientifiques déments ; des agents doubles ; et une foule de marginaux, trafiquants et dégénérés en tout genre. Tandis que Slothrop perd pied dans les méandres de cette quête hallucinée, son identité finit par se fragmenter, comme si la vérité qu’il poursuit menaçait de le faire disparaître.
Autour du livre
La genèse de « L’Arc-en-ciel de la gravité » s’enracine dans l’expérience de Thomas Pynchon comme rédacteur technique chez Boeing au début des années 1960. Les archives de l’entreprise regorgeaient de documents sur les V2, qu’il a probablement consultés dans le cadre du programme de missiles Bomarc.
Cette œuvre titanesque marie avec brio des domaines de connaissance extrêmement variés : spiritualisme, statistiques, psychologie pavlovienne, ingénierie chimique, marché noir, cartels industriels transnationaux, Tarots et Kabbale, sorcellerie, espionnage, opéras de Rossini, chansons populaires des années 1930-40. La trame narrative entrelace plus de 400 personnages dans un labyrinthe d’intrigues où le réel et l’hallucination se confondent. Le titre fait référence à la trajectoire parabolique des V2, mais aussi à la structure cyclique du récit, comparable à celle du « Finnegans Wake » de James Joyce.
Pynchon dynamite les codes romanesques traditionnels par sa narration kaléidoscopique et son humour noir corrosif. Les scènes de sexe débridées et scatologiques ont choqué à sa sortie – au point que le comité Pulitzer a refusé de lui décerner son prix en 1974 malgré l’avis unanime du jury, jugeant l’œuvre « illisible et obscène ». « L’Arc-en-ciel de la gravité » a néanmoins reçu le National Book Award et la critique littéraire le considère aujourd’hui comme l’un des sommets du postmodernisme américain. Le célèbre critique Tony Tanner l’a qualifié de « plus important texte depuis Ulysse ».
Le groupe Devo s’en est inspiré pour les paroles de « Whip It », tandis que la chanteuse Laurie Anderson a demandé à Pynchon l’autorisation d’en faire un opéra – celui-ci accepta à condition qu’il soit écrit uniquement pour banjo. La BBC a tenté une adaptation filmique entre 1994 et 1997, dont quelques rushes subsistent dans le documentaire « Prüfstand VII » de Robert Bramkamp. En 2020, une version radiophonique de 14 heures a été produite en Allemagne. L’artiste Zak Smith a créé une série de 760 dessins illustrant chaque page du roman, exposée à la Biennale du Whitney Museum en 2004.
Aux éditions SEUIL ; 1079 pages.
4. Vineland (1990)
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Résumé
En 1984, dans la petite ville californienne de Vineland, Zoyd Wheeler mène une existence paisible avec sa fille Prairie, quatorze ans. Cet ex-hippie subvient à leurs besoins grâce à une pension d’invalidité mentale, qu’il conserve en exécutant chaque année un numéro spectaculaire : sauter à travers la vitrine d’un bar devant les caméras de télévision. Leur quotidien bascule le jour où resurgit Brock Vond, un procureur fédéral aux méthodes expéditives. Ce dernier traque depuis des années Frenesi Gates, la mère de Prairie, qui a mystérieusement disparu alors que sa fille n’était qu’un nourrisson. Contraints de fuir leur domicile, père et fille se séparent : tandis que Zoyd trouve refuge chez de vieux amis, Prairie part à la recherche de sa mère.
Au fil de sa quête, la jeune fille découvre le passé trouble de Frenesi. Issue d’une famille de militants de gauche, celle-ci appartenait dans les années 1960 à un collectif de cinéastes engagés qui documentait les mouvements contestataires. Sa rencontre avec Brock Vond bouleverse sa vie : séduite par cet homme en uniforme qui incarne pourtant tout ce qu’elle combat, Frenesi trahit ses idéaux et devient informatrice pour le FBI. Elle disparaît ensuite dans le programme de protection des témoins, abandonnant son mari Zoyd et leur fille nouveau-née.
Alors que Prairie reconstitue cette histoire grâce aux témoignages d’anciens amis de sa mère, notamment DL Chastain, une experte en arts martiaux au passé trouble, tous les protagonistes convergent vers Vineland pour un dénouement où les règlements de comptes personnels se mêlent aux grandes questions politiques. Dans cette Amérique reaganienne qui a tourné le dos aux idéaux des années 1960, chacun devra faire face à ses choix passés.
Autour du livre
Quatrième roman de Thomas Pynchon, « Vineland » paraît en 1990 après dix-sept ans de silence éditorial. L’attente est d’autant plus fébrile que des rumeurs circulent sur la nature du projet : certains évoquent un roman sur Lewis et Clark, d’autres une œuvre de science-fiction japonaise ou encore une fresque sur la guerre civile américaine. La surprise est totale quand Pynchon livre finalement ce texte plus accessible et plus concis que ses précédents, centré sur la Californie contemporaine.
Le roman opère un va-et-vient constant entre 1984, année de la réélection de Ronald Reagan, et les années 1960-1970. Cette structure narrative, comparable à celle de « Citizen Kane », permet à Pynchon d’ausculter la métamorphose de la société américaine : comment les idéaux libertaires des années 1960 se sont-ils dissous dans le conservatisme reaganien ? Il esquisse une réponse à travers le parcours de Frenesi Gates, passée de la contestation radicale à la collaboration avec le système répressif. Son histoire illustre la thèse centrale du livre, énoncée par Brock Vond : « Le génie de Brock Vond fut de voir dans les activités de la gauche des années soixante non pas des menaces contre l’ordre mais des désirs inavoués d’ordre. »
Si le ton général reste celui d’une comédie déjantée parsemée de références pop, avec ses ninjas, ses mafieux et ses complots gouvernementaux dignes d’une série B, Pynchon n’en développe pas moins une critique musclée du pouvoir et de ses mécanismes de contrôle. La télévision apparaît notamment comme l’instrument privilégié de l’aliénation des masses, créant une nouvelle catégorie d’êtres, les « Thanatoides », zombies abrutis par le petit écran.
Salman Rushdie, dans une chronique dithyrambique pour le New York Times, salue « cet oiseau rare » qui propose « une importante réflexion politique sur ce que l’Amérique s’est fait subir à elle-même ». D’autres lecteurs, comme Frank Kermode, regrettent l’absence de la « belle suspension ontologique » qui caractérisait « Vente à la criée du lot 49 » ou de la « virtuosité narrative » de « L’Arc-en-ciel de la gravité ». « Vineland » est parfois qualifié de « Pynchon allégé », une étiquette que d’autres critiques contestent, soulignant la profondeur de sa réflexion sur la famille, la communauté et la résistance au pouvoir.
En 2024, le cinéaste Paul Thomas Anderson, admirateur de longue date de Pynchon, en prépare une adaptation cinématographique intitulée « One Battle After Another ». Le film, qui transpose l’action à l’époque contemporaine avec Leonardo DiCaprio dans le rôle de Zoyd Wheeler, devrait sortir en août 2025.
Aux éditions SEUIL ; 548 pages.
5. Mason & Dixon (1997)
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Résumé
Angleterre, XVIIIe siècle. La Royal Society mandate deux hommes pour une mission astronomique d’envergure : Charles Mason, astronome tourmenté par le décès de son épouse, et Jeremiah Dixon, arpenteur épicurien au caractère enjoué. Le Révérend Wicks Cherrycoke narre leur histoire en 1786 à sa famille en reconstituant leurs périples à travers trois continents.
D’abord envoyés en Afrique du Sud pour observer le transit de Vénus, les deux hommes découvrent l’horreur de l’esclavage dans la colonie du Cap. Cette première collaboration les conduit ensuite vers une mission plus ambitieuse : tracer la frontière entre le Maryland et la Pennsylvanie. Pendant quatre ans, de 1763 à 1767, ils parcourent l’Amérique coloniale à la veille de la Révolution, croisant aussi bien des figures historiques comme Benjamin Franklin que des êtres extraordinaires tels qu’un chien savant doué de parole. Leur ligne de démarcation, devenue la fameuse « ligne Mason-Dixon », symbolisera plus tard la séparation entre États esclavagistes du Sud et États abolitionnistes du Nord.
Entre rationalisme des Lumières et forces mystérieuses, entre quête scientifique et violences coloniales, leur voyage interroge la nature même des frontières que les hommes imposent au monde.
Autour du livre
Thomas Pynchon a commencé à travailler sur « Mason & Dixon » dès 1975. En 1978, des rumeurs le situent en Angleterre où il mènerait des recherches sur la vie des deux arpenteurs. Le roman ne paraîtra finalement qu’en 1997, soit près de vingt ans plus tard. L’éditeur annonce officiellement le livre en octobre 1996 avec un premier tirage de 200 000 exemplaires.
L’originalité première du roman réside dans son style narratif qui pastiche la langue du XVIIIe siècle, avec ses majuscules, son orthographe désuète et sa ponctuation caractéristique. Cette prouesse stylistique s’accompagne d’un dispositif narratif sophistiqué : l’histoire est racontée par le Révérend Wicks Cherrycoke à sa famille en 1786, dix ans après l’indépendance américaine. Ce procédé permet à Pynchon de jouer sur plusieurs temporalités et de questionner la nature même du récit historique.
Le romancier américain y mélange les genres littéraires : roman historique, récit picaresque, roman gothique et science-fiction s’entremêlent. Les éléments fantastiques – comme ce canard mécanique doué de conscience qui poursuit un chef cuisinier – côtoient des descriptions minutieuses d’observations astronomiques. Cette hybridation reflète les tensions de l’époque entre rationalisme des Lumières et persistance des croyances anciennes.
Pynchon y déploie surtout une réflexion sur la notion de frontière, qu’elle soit géographique, sociale ou mentale. La ligne Mason-Dixon se mue en métaphore des divisions qui structurent l’Amérique : entre Nord et Sud, entre colonisateurs et colonisés, entre esclavagistes et abolitionnistes. Il interroge en outre la violence inhérente à l’acte de tracer une ligne droite à travers un territoire organique, questionnant ainsi le projet même de la modernité.
La critique a largement salué la parution de « Mason & Dixon ». Pour Harold Bloom, il s’agit du « chef-d’œuvre tardif » de Pynchon. John Fowles évoque « un chef-d’œuvre complexe que seule la culture américaine pouvait permettre ». Dans le New York Times, T. C. Boyle évoque le « meilleur Pynchon ». Michiko Kakutani souligne quant à elle la puissance émotionnelle du roman, « aussi émouvant qu’il est cérébral, aussi poignant qu’il est audacieux ». Quelques voix discordantes, comme celle de Walter Kirn dans Slate, critiquent néanmoins la complexité parfois excessive du texte.
« Mason & Dixon » a inspiré « Sailing to Philadelphia », une chanson de Mark Knopfler interprétée en duo avec James Taylor.
Aux éditions SEUIL ; 768 pages.
6. Contre-jour (2006)
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Résumé
À l’aube du XXe siècle, Webb Traverse mène une double vie dans les montagnes du Colorado. Mineur le jour, il se transforme la nuit en dynamiteur anarchiste, sabotant les installations des grands industriels qui exploitent sans merci les ouvriers. Le puissant magnat Scarsdale Vibe, incarnation du capitalisme le plus impitoyable, repère le talent mathématique du plus jeune fils de Webb, Kit, et l’envoie étudier à Yale. Cette apparente bienveillance masque une manœuvre plus sombre : peu après, Webb est assassiné sur ordre de Vibe par deux tueurs à gages.
La fratrie Traverse se disperse alors, chacun portant différemment le poids de la vengeance. Frank s’engage dans la révolution mexicaine. Reef, joueur et bagarreur, sillonne les Balkans en proie aux conflits. Kit poursuit ses études de mathématiques à Göttingen. Quant à leur sœur Lake, la benjamine, elle fait un choix qui stupéfie sa famille : elle épouse l’un des assassins de son père.
Tandis que l’Europe glisse vers la Première Guerre mondiale, les enfants Traverse se retrouvent peu à peu sur la piste de Scarsdale Vibe. Leur quête de justice se transforme en odyssée qui les mène des mines du Colorado aux laboratoires de Nikola Tesla, des champs de bataille mexicains aux sociétés secrètes européennes.
Autour du livre
En juillet 2006, une note de présentation paraît sur Amazon.com pour annoncer la sortie de « Contre-jour ». Le texte, retiré le lendemain mais sauvegardé par des fans, s’avère avoir été rédigé par Thomas Pynchon lui-même – un événement exceptionnel pour cet écrivain qui cultive le mystère depuis ses débuts. La parution du livre en novembre 2006 marque son retour après neuf ans de silence depuis « Mason & Dixon ».
Cette fresque monumentale de plus de mille pages entremêle les genres : western, roman d’espionnage, aventures steampunk et science-fiction s’y côtoient sans discontinuer. Le récit se déploie sur trois décennies tumultueuses, de l’Exposition universelle de Chicago en 1893 jusqu’aux années suivant la Première Guerre mondiale. Pynchon y développe ses thèmes de prédilection : la lutte entre anarchistes et capitalistes, les avancées scientifiques, notamment en mathématiques et en physique, et l’omniprésence de la lumière sous toutes ses formes. Le cristal d’Islande, capable de dédoubler les rayons lumineux, y devient un motif central qui résonne avec les multiples doubles et reflets qui parsèment le récit.
L’érudition vertigineuse déployée par Pynchon n’exclut pas l’humour ni la tendresse. Les relations familiales, en particulier les liens père-fille, occupent une place prépondérante dans le roman. Le photographe Merle Rideout et sa fille Dally incarnent cette dimension émotionnelle, tout comme la quête de Yashmeen Halfcourt pour retrouver son père Auberon. Les personnages, loin d’être de simples supports thématiques, évoluent et se transforment au fil de leurs pérégrinations à travers le monde.
La réception critique s’est montrée partagée lors de la sortie du livre. Le New York Times, sous la plume de Michiko Kakutani, déplore des personnages « faiblement esquissés » tandis que d’autres saluent l’ampleur et l’ambition du projet. Louis Menand, dans The New Yorker, considère que Pynchon livre ici « une sorte d’inventaire des possibilités inhérentes à un moment particulier de l’histoire de l’imagination ». Pour Steven Moore du Washington Post, le roman s’intéresse avant tout à « la manière dont les gens décents de toute époque font face aux régimes répressifs, qu’ils soient politiques, économiques ou religieux ».
Aux éditions SEUIL ; 1216 pages.
7. Vice caché (2009)
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Résumé
Los Angeles, 1970. Larry « Doc » Sportello dirige LSD Investigations, une agence de détective privé à Gordita Beach. Ce hippie fumeur de cannabis invétéré mène sa vie entre enquêtes mineures et soirées psychédéliques jusqu’au jour où son ex-petite amie Shasta Fay réapparaît. Elle lui demande de protéger son nouveau compagnon, le milliardaire Mickey Wolfmann, menacé par un complot : son épouse et l’amant de celle-ci prévoient de le faire interner dans un hôpital psychiatrique.
Les événements s’accélèrent lorsque Doc découvre un cadavre sur une propriété de Wolfmann. Le milliardaire disparaît mystérieusement dans la foulée. Le lieutenant Bigfoot Bjornsen, policier du LAPD qui méprise les hippies, soupçonne Doc d’être impliqué dans ces affaires. Entre interrogatoires musclés et filatures, Doc se retrouve embarqué dans une enquête qui le dépasse. Il met toutefois au jour un réseau obscur du nom de Golden Fang, à la fois cartel de drogue et organisation secrète liée aux plus hautes sphères du pouvoir. Dans cette Californie où les idéaux des années 1960 s’effritent sous la pression du pouvoir et de l’argent, Doc navigue à vue en tentant d’échapper aux manipulations de ceux qui tirent les ficelles…
Autour du livre
Publié en 2009, « Vice caché » surgit après le monumental « Contre-jour » (2006) et ses 1200 pages consacrées aux théories pré-einsteiniennes sur la lumière. Ce septième roman marque un virage dans la bibliographie de Thomas Pynchon : il y délaisse temporairement les constructions narratives sophistiquées pour s’essayer au polar psychédélique, un genre inédit mêlant les codes du roman noir à l’univers déjanté des années 1960.
L’année 1970 constitue un tournant dans l’histoire américaine et sert de toile de fond au récit. Le procès de Charles Manson débute, symbole de la fin brutale des idéaux hippies. Les manifestations contre la guerre du Vietnam battent leur plein tandis que Nixon et Reagan incarnent la montée en puissance d’un nouvel ordre politique. Dans ce contexte tendu, Pynchon dépeint une Californie peuplée de surfeurs ivres de mythologie, de vétérans du Vietnam, d’agents du FBI reconvertis en hippies et d’une mystérieuse organisation secrète de dentistes.
Le titre original « Inherent Vice » fait référence à un terme juridique désignant un vice caché qui provoque la détérioration d’un bien au fil du temps. Cette notion trouve un écho particulier dans la thématique centrale du roman : la corruption progressive des idéaux des années 1960 par les forces conjuguées du capitalisme et du pouvoir. Pynchon questionne la manière dont les individus changent radicalement de convictions au fil du temps, passant d’une croyance absolue à son exact opposé.
La particularité de « Vice caché » réside dans son mélange des genres. L’intrigue emprunte sa structure au roman noir classique mais la subvertit par l’ajout d’éléments psychédéliques. Doc Sportello incarne cette hybridation : détective compétent malgré les apparences, il mène ses enquêtes sous l’influence permanente du cannabis, persuadé que les substances psychotropes lui confèrent des intuitions inaccessibles aux enquêteurs traditionnels.
Michiko Kakutani du New York Times qualifie le roman de « Pynchon Lite », tout en soulignant sa capacité à maintenir ses thèmes chers dans une forme plus digeste. Louis Menand, dans The New Yorker, souligne la légèreté apparente du récit qui n’exclut pas « quelques touches apocalyptiques familières et une suggestion que la Californie contre-culturelle est un continent perdu de liberté et de jeu, englouti par les forces impersonnelles de la cooptation et de la répression ».
« Vice caché » a été adapté au cinéma en 2014 par Paul Thomas Anderson, avec Joaquin Phoenix dans le rôle de Doc Sportello. Le réalisateur a conservé une grande fidélité au texte original en reprenant souvent les dialogues mot pour mot. Sorti le 12 décembre 2014 aux États-Unis, le film a reçu un accueil critique favorable.
Aux éditions SEUIL ; 352 pages.
8. Fonds perdus (2013)
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Résumé
New York, printemps 2001. Dans les mois qui suivent l’éclatement de la bulle Internet, Maxine Tarnow mène une vie bien remplie sur l’Upper West Side : mère de deux garçons, elle dirige une agence d’enquêtes sur les fraudes fiscales. Sa licence d’expert-comptable lui a été retirée pour avoir trop souvent contourné les règles, mais cela ne l’empêche pas de poursuivre son activité.
Un jour, on lui demande d’enquêter sur hashslingrz, une société de sécurité informatique dirigée par Gabriel Ice. Les premiers éléments qu’elle découvre sont troublants : des millions de dollars transitent vers le Moyen-Orient. Son investigation la mène vers DeepArcher, un mystérieux programme informatique qui ouvre les portes du « Deep Web », cette face cachée d’Internet où se croisent hackers et marginaux.
Dans sa quête de vérité, Maxine tombe sous le charme de Nicholas Windust, un agent fédéral au passé trouble. Alors que les indices s’accumulent sur de possibles activités terroristes, elle ne se doute pas que New York s’apprête à connaître l’une des plus grandes tragédies de son histoire…
Autour du livre
« Fonds perdus » paraît en 2013. Âgé de 76 ans, Thomas Pynchon délaisse ses habituelles fresques historiques pour s’attaquer à un passé récent qu’il a lui-même vécu dans les rues de l’Upper West Side new-yorkais. Pour la première fois dans sa carrière, il choisit de situer son intrigue dans une période que ses lecteurs ont également traversée, si bien que les références culturelles sont immédiatement reconnaissables.
L’omniprésence d’Internet constitue l’une des innovations majeures du roman. Le titre original lui-même, « Bleeding Edge », fait référence au jargon des hackers – « bleeding edge technology » désignant une technologie si avancée qu’elle comporte des risques pour l’utilisateur. À travers DeepArcher, Pynchon interroge le potentiel utopique du Web naissant, rapidement rattrapé par les forces du capitalisme et du contrôle étatique. Il anticipe avec une prescience remarquable les révélations d’Edward Snowden sur la surveillance de masse, rendues publics à partir du 6 juin 2013.
La dimension politique s’articule autour du 11 septembre, traité de manière singulière. Plutôt que de se focaliser sur l’événement lui-même, Pynchon examine ses répercussions sur la psyché américaine. Il dépeint une société infantilisée par le traumatisme, qui préfère se réfugier dans un état régressif plutôt que de saisir l’opportunité d’une prise de conscience collective.
Le roman est une fois encore remarquable par son mélange des genres : roman noir, chronique sociale, cyber-thriller et comédie se côtoient dans un tourbillon caractéristique du romancier américain. Le texte fourmille de références à la culture populaire des années 1990-2000, de Friends à Krispy Kreme en passant par les jeux vidéo et la musique black metal.
Le Washington Post, sous la plume de Michael Dirda, a salué un texte « totalement gonzo, totalement merveilleux ». David Morris Kipen, pour Publishers Weekly, y a vu une « symphonie de chambre en P majeur ». À l’inverse, Michiko Kakutani du New York Times a jugé le résultat « divertissant et lassant, énergique et maladroit ». « Fonds perdus » a néanmoins été finaliste du National Book Award.
Aux éditions SEUIL ; 448 pages.