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Roberto Bolaño en 6 romans – Notre sélection

Roberto Bolaño en 6 romans – Notre sélection

Roberto Bolaño naît à Santiago du Chili en 1953. Il est le fils d’un chauffeur routier et d’une enseignante. Son enfance se déroule principalement dans des villes côtières du Chili. En 1968, à l’âge de quinze ans, il suit sa famille au Mexique où il abandonne ses études pour se consacrer à la lecture et à l’écriture.

En 1973, il retourne au Chili pour soutenir Salvador Allende, mais se retrouve brièvement emprisonné après le coup d’État de Pinochet. Il regagne le Mexique en 1974 où il fonde le mouvement poétique infraréaliste avec son ami Mario Santiago Papasquiaro.

En 1977, Bolaño s’installe en Espagne, d’abord à Barcelone puis à Gérone. Il enchaîne les petits boulots – plongeur, gardien de camping, éboueur – tout en écrivant la nuit. Il rencontre Carolina López en 1981. Ils se marient en 1985 et s’installent à Blanes, sur la Costa Brava. La naissance de leur fils Lautaro en 1990 pousse Bolaño à se tourner vers la prose pour des raisons financières.

La reconnaissance littéraire arrive à la fin des années 1990 avec « Les Détectives sauvages » qui remporte le Prix Herralde puis le Prix Rómulo-Gallegos. Malade du foie, il continue d’écrire beaucoup, notamment son chef-d’œuvre « 2666 ». Bolaño meurt le 15 juillet 2003 à Barcelone, à l’âge de cinquante ans, laissant derrière lui une œuvre qui influence sensiblement la littérature contemporaine de langue espagnole.

Voici notre sélection de ses romans majeurs.


1. Étoile distante (1996)

Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac

Résumé

Chili, début des années 1970. Le narrateur, un jeune poète, fréquente un atelier d’écriture à l’université de Concepción où il rencontre Alberto Ruiz-Tagle. Ce mystérieux autodidacte élégant suscite la méfiance du narrateur mais fascine les autres participants, notamment les jolies jumelles Garmendia.

Après le coup d’État de Pinochet en septembre 1973, Ruiz-Tagle disparaît brièvement, puis réapparaît sous sa véritable identité : Carlos Wieder, pilote de la Force aérienne chilienne. Durant cette période de répression brutale, plusieurs poètes de l’atelier, dont les sœurs Garmendia, sont portés disparus.

Wieder se transforme bientôt en figure emblématique du régime militaire. Aux commandes de son avion, il écrit des poèmes dans le ciel avec des traînées de fumée, mêlant versets bibliques et slogans nationalistes. Sa notoriété grandit jusqu’au jour où il organise une exposition photographique privée dans son appartement. Les clichés qu’il présente, révélant des atrocités insoutenables, choquent même les officiers militaires présents. Suite à ce scandale étouffé, Wieder est démis de ses fonctions et s’évanouit dans la nature.

Vingt ans plus tard, dans les années 1990, le narrateur, désormais exilé en Espagne, est contacté par Abel Romero, un ex policier chilien. Ce dernier, engagé par un mystérieux commanditaire, cherche à retrouver Wieder pour régler de vieux comptes. Le narrateur accepte de l’aider à identifier l’ancien pilote-poète parmi des pseudonymes d’écrivains d’extrême droite publiés dans diverses revues européennes. Commence alors une traque pour retrouver cet homme qui incarne, aux yeux du narrateur, une forme de mal absolu – un criminel qui a perverti l’art et la poésie en les mettant au service de l’horreur…

Autour du livre

Publié en 1996, ce court roman est l’expansion du dernier chapitre de « La Littérature nazie en Amérique », ouvrage que Bolaño avait publié la même année. Dans sa préface, il précise que le récit lui a été dicté par son alter ego, Arturo B., insatisfait de la première version jugée trop schématique. Le personnage central, Carlos Wieder, est une version amplifiée de Carlos Ramírez Hoffman, protagoniste du dernier chapitre du livre précédent. Ce procédé d’autoréférence et de réécriture est une marque de fabrique chez Bolaño. Il évoque le « fantasme de Pierre Ménard » mentionné dans la préface – référence au personnage borgésien qui réécrit mot pour mot le Quichotte. L’influence de Borges est également palpable dans la structure du récit, qui multiplie les histoires enchâssées et les jeux sur la frontière entre réalité et fiction.

Le coup d’État de Pinochet en septembre 1973 constitue la rupture centrale du récit, reflet de la fracture historique du Chili. Bolaño dépeint l’avant – une époque d’espoir incarnée par les jeunes poètes d’ateliers littéraires universitaires – et l’après – un temps de répression, de disparitions et d’exil. La figure de Wieder incarne cette cassure : d’apprenti poète sous Allende, il devient l’artiste du régime en transformant la violence politique en acte artistique. Son surnom allemand, « Wieder », qui signifie « à nouveau » ou « une fois de plus », souligne ce basculement et suggère la répétition cyclique de l’histoire.

Les références à la Seconde Guerre mondiale parsèment d’ailleurs le texte : Wieder pilote un Messerschmitt 109 de la Luftwaffe, les jeunes néonazis espagnols assassinent le poète Soto, tandis que Stein a des origines juives et soviétiques. Ce réseau d’allusions établit un parallèle entre le régime de Pinochet et le nazisme, tout en suggérant une permanence du mal à travers l’histoire. L’esthétique de Wieder rappelle à plusieurs critiques les « actionnistes viennois », un mouvement d’art radical des années 1960 qui utilisait la violence comme moyen d’expression. Sa pratique de l’écriture aérienne fait également écho aux performances du poète chilien Raúl Zurita, dont le travail est ainsi « resignifié » dans un contexte politique sombre. La métaphore de l’étoile distante résonne alors pleinement : c’est l’idéal chilien disparu dans les ténèbres de la dictature, mais aussi l’étoile du drapeau national que Wieder dessine dans le ciel avant d’y inscrire ses messages mortifères.

À sa parution, « Étoile distante » connaît des ventes modestes. En tout, seulement 951, 816 et 818 exemplaires sont vendus respectivement pendant les trois premières années. Jorge Herralde, fondateur des éditions Anagrama, le publie après avoir lu et apprécié le manuscrit rejeté par d’autres maisons d’édition. Ce livre marque le début d’une relation éditoriale prolifique entre Bolaño et Anagrama, qui publiera au moins un livre par an jusqu’à sa mort en 2003.

La critique Patricia Espinosa évoque « une œuvre maîtresse », tandis que Marcelo Cohen y décèle les influences de Borges et García Márquez. Ignacio Echevarría, dans le journal El País, souligne son caractère « fractal » par rapport à « La Littérature nazie en Amérique ». Plus tard, Jorge Volpi décrira ce texte comme « la meilleure nouvelle brève » de Bolaño. En 2007, « Étoile distante » figure à la 14ème place d’une liste des 100 meilleurs romans en langue espagnole des 25 dernières années établie par 81 écrivains et critiques hispano-américains. En 2018, les éditions Alfaguara publient une adaptation en bande dessinée écrite par Javier Fernández et illustrée par Fanny Marín.

Aux éditions POINTS ; 168 pages.


2. Les Détectives sauvages (1998)

Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac

Résumé

Mexico, 1975. Juan García Madero, étudiant en droit de dix-sept ans, tient le journal de sa vie après avoir abandonné ses études pour rejoindre un mouvement poétique marginal baptisé le « réalisme viscéral ». Ce groupe est mené par deux figures charismatiques : le Chilien Arturo Belano et le Mexicain Ulises Lima, qui se posent en opposition frontale à l’establishment littéraire mexicain.

Le roman se divise en trois parties. Dans la première, nous suivons García Madero qui raconte son initiation à la poésie, ses premières expériences sexuelles et sa découverte des milieux littéraires underground de Mexico. Cette partie s’achève le soir du Nouvel An 1976, quand García Madero, Belano et Lima prennent la fuite avec Lupe, une prostituée qui cherche à échapper à son souteneur violent.

La deuxième partie, la plus volumineuse, bascule dans un format radicalement différent : sur vingt ans (1976-1996), une cinquantaine de témoins racontent leurs rencontres avec Belano et Lima à travers le monde. Ces récits fragmentés reconstruisent le parcours erratique des deux poètes à Mexico, Paris, Barcelone, Tel Aviv ou encore au Libéria.

La troisième partie reprend le journal de García Madero et nous ramène au début de 1976. Les quatre fugitifs sillonnent le désert de Sonora, poursuivis par le souteneur de Lupe, tout en cherchant Cesárea Tinajero, poétesse mythique des années 1920, fondatrice du premier réalisme viscéral.

Autour du livre

« Les Détectives sauvages » trouve son origine dans la propre expérience de Roberto Bolaño. Le Chilien a vécu au Mexique à deux reprises, en 1968 puis en 1974, et a cofondé avec son ami Mario Santiago Papasquiaro le mouvement poétique infraréaliste, transposé dans le roman sous l’appellation « réalisme viscéral ». Bolaño s’est lui-même dédoublé dans les personnages de García Madero et d’Arturo Belano, ce dernier agissant clairement comme son alter ego. Il a accumulé pendant des années quantité de notes et d’observations sur cette période bouillonnante, avant de les transformer en matériau romanesque. « Je crois que mon roman comporte autant de lectures qu’il contient de voix. Il peut se lire comme une agonie. Mais aussi comme un jeu », confiait-il.

La structure du roman témoigne d’une ambition hors du commun. Si la première et la dernière partie adoptent la forme d’un journal intime chronologique, la partie centrale – la plus volumineuse – présente une architecture radicalement différente. Sur vingt ans (1976-1996), près de cinquante narrateurs différents livrent leurs témoignages sur Belano et Lima, dessinant par fragments leur parcours chaotique à travers le Mexique, l’Europe, Israël et l’Afrique.

La quête de la poétesse Cesárea Tinajero peut se lire comme une métaphore de la recherche d’une origine poétique, d’un absolu artistique. Les réalistes viscéraux incarnent une opposition radicale aux institutions littéraires mexicaines, symbolisées par Octavio Paz, Prix Nobel honni par ces jeunes révolutionnaires. Le roman peint ainsi une jeunesse latino-américaine portée par ses idéaux politiques et artistiques, dans un contexte marqué par les dictatures et les mouvements révolutionnaires.

En parallèle de sa dimension intellectuelle, « Les Détectives sauvages » se lit comme un roman d’apprentissage, d’errance et d’aventures. La sexualité y occupe une place prépondérante, traitée sans pudeur ni romantisme, jusqu’à l’obscénité parfois, dans un mélange d’érudition et de crudité caractéristique de l’écriture de Bolaño. Le désert de Sonora, espace mythique et dangereux, symbolise cette frontière entre civilisation et sauvagerie que les personnages traversent sans cesse.

La critique internationale a salué unanimement la parution du roman. Jorge Edwards l’a comparé aux grandes œuvres de Cortázar, García Márquez et Pynchon. Juan Villoro l’a qualifié d’ « une des plus brillantes novelas mexicaines ». Le journaliste Philippe Lançon de Libération a loué ce « tourbillon » qui « grouille de vie » et s’exprime avec « une écriture si remarquable ». Il est couronné par le prestigieux Prix Herralde en 1998 et le Prix Rómulo-Gallegos en 1999.

En 2015, la maison de production Canana, fondée par Diego Luna, Gael García Bernal et Pablo Cruz, a acquis les droits d’adaptation cinématographique auprès de Carolina López, la veuve de l’auteur. Le projet devait être réalisé par David Pablos, avec un scénario coécrit par Pablo Cruz, mais n’a pas encore vu le jour. Une précédente tentative d’adaptation, menée par le cinéaste Carlos Sama avec Gael García Bernal pressenti pour incarner Arturo Belano, avait également échoué en 2008.

Aux éditions POINTS ; 864 pages.


3. Amuleto (1999)

Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac

Résumé

Mexico, septembre 1968. Alors que des manifestations étudiantes secouent la ville, l’armée mexicaine envahit brutalement l’Université Nationale Autonome. Auxilio Lacouture, une Uruguayenne d’âge mûr aux cheveux blonds et aux dents de devant manquantes, travaille comme femme de ménage occasionnelle à la faculté de philosophie. Surprise dans les toilettes du quatrième étage lors de l’invasion, elle s’y barricade pendant treize jours pour échapper aux militaires.

Isolée et affamée, Auxilio se remémore sa vie à Mexico depuis son arrivée en 1965. Elle raconte comment elle a survécu en nettoyant les appartements de poètes célèbres, comment elle a fréquenté les cafés littéraires et s’est liée d’amitié avec de jeunes écrivains – notamment Arturo Belano, un jeune poète chilien. Celle qui se surnomme « la mère de la poésie mexicaine » évoque ses rencontres avec des artistes et intellectuels, ses errances nocturnes dans les rues de la capitale, et sa position de témoin privilégié d’une scène culturelle bouillonnante.

Au fil de son monologue, où passé et futur se confondent, Auxilio reconstruit non seulement sa propre histoire, mais aussi celle d’une génération entière de jeunes Latino-Américains idéalistes qui se dirigent, sans le savoir, vers un destin tragique. Sa réclusion volontaire se mue en acte de résistance symbolique, alors qu’en dehors des murs de l’université se prépare le sanglant massacre de Tlatelolco qui marquera l’Amérique latine.

Autour du livre

« Amuleto » naît d’un chapitre des « Détectives sauvages » (1998), roman précédent de Bolaño qui rencontra un succès retentissant. Il décide de développer l’histoire d’Auxilio Lacouture, qui n’y occupait qu’un espace réduit, pour en faire un roman à part entière publié en 1999. Son personnage s’inspire d’une figure réelle : Alcira Soust Scaffo, poétesse uruguayenne qui survécut effectivement cachée dans les toilettes de l’université lors de l’invasion militaire. Dans une lettre datée d’août 1998, Bolaño mentionne l’avoir rencontrée. Il transforme ainsi cette anecdote historique en une méditation poétique sur la résistance et la mémoire.

Le contexte historique s’ancre dans les troubles politiques du Mexique en 1968. Deux semaines avant les Jeux Olympiques de Mexico, les manifestations étudiantes culminent avec l’invasion de l’université par l’armée le 18 septembre, puis le tristement célèbre massacre de Tlatelolco le 2 octobre, où des centaines d’étudiants et manifestants pacifiques furent tués par l’armée. Ces événements marquèrent profondément la conscience collective mexicaine et latino-américaine. Bolaño fait d’Auxilio le témoin symbolique de cette période charnière en la transformant en oracle qui perçoit non seulement le passé mais aussi l’avenir.

La narration d’Auxilio, entre délire et lucidité, brouille constamment les frontières entre réalité et hallucination. Son monologue n’obéit pas à une chronologie linéaire mais adopte une structure spiralée où le temps est malléable. L’événement central — son enfermement dans les toilettes — fonctionne comme un aleph borgésien qui lui permet d’accéder à une vision totale de l’expérience latino-américaine. La faculté prophétique du personnage rappelle celle de la Pythie antique, notamment quand elle prédit le destin futur d’écrivains célèbres : « Pour Marcel Proust, une période prolongée d’oubli commencera en 2033. Ezra Pound disparaîtra des bibliothèques en 2089… Virginia Woolf se réincarnera en écrivaine argentine de fiction en 2076. »

« Amuleto » a reçu des critiques élogieuses qui soulignent son originalité formelle et sa puissance évocatrice. Ignacio Martínez de Pisón du journal ABC évoque une « belle et émouvante nouvelle… Son créateur réussit à donner vie à un personnage qui restera sans aucun doute gravé dans la mémoire du lecteur. » Le critique littéraire John Banville, dans The Guardian, admire « la façon unique dont on navigue entre délire onirique et observations concrètes sur les réalités âpres de la vie contemporaine en Amérique latine. » Francisco Goldman parle d’un « chant envoûtant dédié à la jeunesse, à la vie en marge, à la poésie et aux poètes, à Mexico. » Les dernières pages sont particulièrement saluées pour leur rare intensité poétique.

Aux éditions POINTS ; 160 pages.


4. Nocturne du Chili (2000)

Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac

Résumé

Dans le Chili des années 1950 à 1990, Sebastián Urrutia Lacroix mène une double vie : prêtre de l’Opus Dei et critique littéraire influent sous le pseudonyme H. Ibacache. Sur son lit de mort, durant une nuit de fièvre, il revit les épisodes marquants de son existence à travers un monologue ininterrompu. Hanté par la présence d’un « jeune homme aux cheveux blancs » qui l’accuse silencieusement, il tente de justifier ses choix moralement douteux.

Tout commence lorsque le jeune Sebastián rencontre Farewell, le critique littéraire le plus puissant du pays, qui l’introduit dans les cercles intellectuels chiliens où il côtoie notamment Pablo Neruda. Puis vient le coup d’État du général Pinochet en 1973. Alors que le sang coule dans les rues et que les intellectuels progressistes s’exilent ou disparaissent, le père Urrutia choisit de s’isoler dans la lecture des classiques grecs. Il accepte même de donner des cours privés de marxisme à Pinochet et ses généraux pour qu’ils « comprennent mieux leurs ennemis ».

Le sommet de sa compromission survient lorsqu’il fréquente les soirées littéraires organisées par María Canales. Dans cette élégante demeure, l’élite culturelle chilienne discute de littérature à l’étage tandis que, dans le sous-sol, le mari américain de María torture des opposants politiques. Un soir, un invité égaré découvre par hasard cette terrible vérité, mais personne, pas même le père Urrutia, n’ose briser le silence complice qui enveloppe ces atrocités.

Autour du livre

Publié en 2000, « Nocturne du Chili » n’était pas censé s’intituler ainsi. Roberto Bolaño avait initialement opté pour « Tormenta de mierda » (« Tempête de merde »), mais en fut dissuadé par ses amis, l’écrivain mexicain Juan Villoro et l’éditeur d’Anagrama, Jorge Herralde. Ce titre évincé trouve néanmoins un écho dans la dernière phrase du livre : « Et alors commence la tempête de merde ». L’auteur lui-même définit ce livre comme « la métaphore d’un pays infernal », « un pays qui ne sait pas très bien s’il est un pays ou un paysage ». Dans une interview, il précise que son roman constitue « un essai manqué d’amnésie où nous sommes tous égaux, les ombres innocentes et les brutes maléfiques, les personnages réels et fictifs, c’est-à-dire où nous sommes tous victimes, mais d’une façon indolore ».

Le livre adopte une structure musicale similaire à celle d’ « Amuleto », le précédent récit de Bolaño. Il se déploie dans un texte sans chapitres composé d’un seul long paragraphe ininterrompu – à l’exception du bref paragraphe final constitué de sept mots. Cette structure ininterrompue crée un sentiment d’urgence et d’étouffement, comme si le narrateur ne pouvait reprendre son souffle avant d’avoir tout confessé. La technique évoque les récits de Thomas Bernhard ou les monologues intérieurs des personnages de Samuel Beckett.

Sous couvert de fiction, Bolaño pointe sans concession la complicité des intellectuels chiliens avec le régime de Pinochet. Le protagoniste Sebastián Urrutia Lacroix s’inspire du critique littéraire Ignacio Valente, pseudonyme de José Miguel Ibáñez Langlois, un prêtre de l’Opus Dei qui exerça la critique littéraire de manière quasi exclusive pendant toute la dictature dans le journal El Mercurio. Quant à María Canales, son personnage se base sur l’histoire réelle de Mariana Callejas, épouse de l’agent de la DINA (Dirección de Inteligencia Nacional) Michael Townley, qui organisait effectivement des soirées littéraires dans sa maison tandis que son mari – responsable de plusieurs assassinats politiques – et d’autres agents utilisaient les sous-sols comme lieu de détention et de torture.

Le domaine « Là-Bas » et la maison de María Canales fonctionnent comme « métaphores du Chili infernal de la dictature militaire ». L’opposition halcon/paloma (faucon/colombe) renvoie aux groupes paramilitaires répressifs, notamment les « Halcones » qui sévirent au Mexique entre 1966 et 1971. Même les noms des personnages recèlent des significations cachées : les messieurs Oído et Odeim, lus à l’envers, deviennent « odio » (haine) et « miedo » (peur), tandis que « Farewell » signifie « adieu » en anglais, rappelant aussi un poème de Neruda.

La critique internationale a salué ce roman. Susan Sontag l’a qualifié d’ « authentique et singulier : un roman contemporain destiné à avoir une place permanente dans la littérature mondiale ». Recommandé par le romancier irlandais Colm Tóibín, « Nocturne du Chili » fut sélectionné parmi les dix finalistes du prestigieux International IMPAC Dublin Literary Award. Pour l’écrivain Jorge Volpi, elle est la « troisième œuvre maîtresse » de Bolaño, après « Étoile distante » et « Les Détectives sauvages ». Le critique Ignacio Echevarría souligne son caractère de « poème narratif », qualité qu’il partage avec « Amuleto ». Selon Edmundo Paz Soldán, coéditeur de « Bolaño salvaje », le livre représente « la confession du civilisé qui par son silence est complice de l’horreur » et « la complicité de la littérature, de la culture lettrée, avec l’horreur latino-américaine ».

Aux éditions POINTS ; 160 pages.


5. 2666 (2004)

Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac

Résumé

À l’aube des années 1990, quatre universitaires européens — le Français Pelletier, l’Italien Morini, l’Espagnol Espinoza et l’Anglaise Norton — consacrent leurs carrières à l’œuvre de l’écrivain allemand Benno von Archimboldi, figure mystérieuse de la littérature dont l’identité réelle est inconnue. Lorsqu’ils apprennent qu’Archimboldi aurait été aperçu à Santa Teresa, ville fictive du nord du Mexique, trois d’entre eux s’y rendent dans l’espoir de le rencontrer.

Sur place, ils font la connaissance d’Óscar Amalfitano, un professeur de philosophie chilien à l’université du coin. Parallèlement à leur quête infructueuse, une série terrifiante de féminicides ensanglante Santa Teresa : des centaines de femmes, principalement ouvrières des maquiladoras (usines frontalières), sont retrouvées violées et assassinées dans des conditions atroces.

Le journaliste américain Quincy Williams, dit Fate, arrive à son tour à Santa Teresa pour couvrir un match de boxe, mais se retrouve happé par l’enquête sur ces meurtres non élucidés. La police locale, gangrenée par la corruption, se révèle incapable — ou peu désireuse — de résoudre ces crimes. Un certain Klaus Haas, d’origine allemande, est arrêté comme principal suspect, mais les assassinats se poursuivent.

La dernière partie du roman révèle enfin qui est réellement Archimboldi : Hans Reiter, né en 1920 en Prusse, devenu écrivain après avoir combattu sur le front russe pendant la Seconde Guerre mondiale. Lorsqu’il apprend que son neveu Klaus Haas est emprisonné à Santa Teresa, accusé des féminicides, Archimboldi décide de s’y rendre pour l’aider.

Autour du livre

Roberto Bolaño rédigea « 2666 » dans les dernières années de sa vie, alors qu’il se savait condamné par une grave maladie du foie. L’écrivain chilien travaillait à ce projet monumental depuis de nombreuses années, recueillant des informations sur Ciudad Juárez (dont Santa Teresa constitue le double fictif) auprès du journaliste mexicain Sergio González Rodríguez, auteur de « Des os dans le désert », un ouvrage documentant les féminicides dans cette région. Initialement, Bolaño souhaitait que son manuscrit soit publié en cinq volumes, à raison d’un par an, afin d’assurer un revenu durable à sa famille après sa disparition. Cependant, après sa mort en 2003, ses héritiers, en accord avec son éditeur Jorge Herralde et le critique Ignacio Echevarría, décidèrent de tout publier en un seul volume, conformément à sa conception originelle d’une « œuvre totale ».

Les cinq parties qui composent « 2666 » fonctionnent comme des romans autonomes qui entrelacent leurs fils narratifs autour de Santa Teresa, point de convergence où tous les personnages principaux finissent par se croiser sans jamais véritablement se rencontrer. Cette construction répond à une logique centrifuge plutôt que centripète : le livre ne se resserre pas vers une conclusion unifiée mais s’étend comme une mer sans rivage. Chaque partie adopte un style et un genre différents – du roman universitaire au polar, en passant par le récit de guerre – tout en maintenant une cohérence souterraine.

La quatrième partie, « La partie des crimes », en est le cœur battant. Sur plus de trois cents pages, Bolaño y énumère, dans un style clinique et dépouillé, les découvertes de cadavres de femmes à Santa Teresa entre 1993 et 1997. Cette litanie macabre, avec sa précision administrative, crée paradoxalement un puissant effet : les victimes cessent d’être anonymes et retrouvent une forme d’identité. Cette méthode d’accumulation transforme l’horreur en une présence tangible qui hante l’ensemble du roman.

« 2666 » interroge la nature du mal à travers différentes manifestations historiques : les meurtres de Ciudad Juárez (Santa Teresa), les horreurs de la Seconde Guerre mondiale, la corruption endémique, la violence quotidienne. Le titre même, dont la signification demeure énigmatique, évoque selon certains critiques une date apocalyptique associée au chiffre de la Bête (666) et au nouveau millénaire. Ce nombre apparaît déjà dans un précédent roman de Bolaño, « Amuleto », où il est mentionné qu’une avenue de Mexico ressemble à « un cimetière de l’année 2666 ».

Dans ce panorama du mal, Benno von Archimboldi, personnage central mais presque toujours absent, incarne une figure paradoxale : témoin des atrocités du XXe siècle, il devient écrivain après avoir découvert, pendant la guerre, le manuscrit d’un auteur juif nommé Ansky. Sa transformation illustre comment l’art peut naître au cœur même de l’horreur, sans toutefois la transcender complètement. L’écrivain fantôme sert ainsi de métaphore à l’insaisissabilité du réel et à l’impossibilité d’une interprétation définitive.

Dès sa publication posthume en 2004, « 2666 » fut acclamé comme une œuvre majeure de la littérature contemporaine. Le journal The New York Times l’inscrivit parmi les dix meilleurs livres de l’année, tandis que Time Magazine le couronna meilleure fiction de l’année. En 2008, il reçut le prestigieux National Book Critics Circle Award. La critique française ne fut pas en reste : Le Magazine littéraire parla d’un « roman total, sans début ni fin, le lieu de tous les vertiges et de tous les paradoxes », tandis que Philippe Lançon, dans Libération, écrivait que Bolaño « explore les rapports entre littérature et expérience […] sans théorie ni résolution, par la grâce exclusive du récit. » Pour Juan Villoro, écrivain mexicain, « 2666 » est « une des premières œuvres qui rendent compte de la réalité globale du XXIe siècle ». En 2019, un jury de 84 experts réunis par le quotidien espagnol El País l’a désigné comme le meilleur roman du XXIe siècle jusqu’à cette date.

L’œuvre monumentale de Bolaño a inspiré plusieurs adaptations scéniques notables. En 2007, le metteur en scène espagnol Àlex Rigola créa une première version théâtrale de cinq heures. En 2016, deux autres adaptations virent le jour : l’une au Goodman Theatre de Chicago, mise en scène par Robert Falls et Seth Bockley, et l’autre, plus ambitieuse encore, signée par le Français Julien Gosselin et son collectif « Si vous pouviez lécher mon cœur ». Cette dernière version, d’une durée de douze heures, fut présentée au Festival d’Avignon et connut un retentissement considérable malgré – ou grâce à – son caractère monumental, à l’image du roman dont elle s’inspire.

Aux éditions POINTS ; 1176 pages.


6. Le Troisième Reich (2010)

Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac

Résumé

À la fin des années 1980, Udo Berger, un jeune Allemand de vingt-cinq ans, passe ses vacances estivales sur la Costa Brava espagnole avec sa fiancée Ingeborg. Champion national de jeux de guerre, il s’installe à l’hôtel Del Mar qu’il fréquentait enfant, mais au lieu de profiter du soleil et de la plage, il s’enferme dans sa chambre pour travailler sur de nouvelles stratégies pour son jeu de plateau favori, « Le Troisième Reich » – une simulation de la Seconde Guerre mondiale où les joueurs peuvent réécrire l’histoire.

Pendant leur séjour, le couple fait la connaissance de deux compatriotes, Charly et Hanna, ainsi que de personnages locaux intrigants : le Loup et l’Agneau, deux individus louches, et surtout le Brûlé, un mystérieux Sud-Américain au visage défiguré par des cicatrices qui loue des pédalos sur la plage. L’ambiance des vacances bascule lorsque Charly disparaît en mer lors d’une sortie en planche à voile.

Suite à cet événement dramatique, Ingeborg et Hanna décident de rentrer en Allemagne, mais Udo, comme hypnotisé, décide finalement de prolonger son séjour. Dans l’hôtel qui se vide peu à peu avec la fin de la saison touristique, il propose au Brûlé une partie du « Troisième Reich ». Une partie qui s’apparente bientôt à un face-à-face troublant, comme si les pions du jeu se transformaient en instruments d’un règlement de compte bien réel.

Autour du livre

« Le Troisième Reich » est l’un des premiers romans de Roberto Bolaño, rédigé à la main dans plusieurs cahiers vers 1989, puis dactylographié en 362 feuillets. Il n’a jamais publié ce texte de son vivant, et le manuscrit fut découvert parmi ses papiers après son décès en 2003. Les premières 60 pages avaient été numérisées par Bolaño lui-même après l’acquisition de son premier ordinateur en 1995, suggérant qu’il envisageait peut-être de le finaliser pour publication. Le roman ne verra finalement le jour qu’en 2010, soit sept ans après la disparition de l’écrivain chilien.

Derrière l’apparente quiétude d’un récit de vacances estivales se déploie une réflexion sur la fascination morbide pour le conflit et les vestiges persistants du nazisme. Le choix d’un protagoniste allemand obsédé par un jeu où il commande les forces du Troisième Reich n’est pas anodin. Cette métaphore ludique permet à Bolaño d’interroger les mécanismes de la violence historique et ses ramifications contemporaines. Le jeu transforme la guerre en abstraction vidée de sa substance – ni morts ni souffrances, uniquement des territoires gagnés ou perdus. Cette omission significative fait écho aux silences du journal d’Udo qui tait de nombreuses informations sur le passé des personnages et les mauvais traitements qu’ils subissent.

L’originalité du livre réside dans sa capacité à brouiller les frontières entre la fiction du jeu et la réalité. La station balnéaire ensoleillée se métamorphose progressivement en un espace inquiétant où les règles ordinaires semblent suspendues. Selon l’universitaire Carolyn Wolfenzon, « la fiction du plateau de jeu finit par s’incarner dans l’histoire réelle, transformant la Costa Brava en espace belliqueux ». À l’instar du narrateur qui perçoit la plage comme un immense échiquier sur lequel déplacer ses pions, les rapports entre les personnages prennent une dimension stratégique teintée de menace. Cette configuration évoque la nouvelle de Borges « Tlön, Uqbar, Orbis Tertius », dans laquelle une invention finit par contaminer le monde tangible.

« Le Troisième Reich » préfigure les thèmes qui habiteront la bibliographie entière de Bolaño. Sa fascination pour les dérives totalitaires, les formes souterraines de la violence et la mélancolie face au mal s’y manifeste déjà clairement. Le critique Éric Bonnargent note que « chaque livre de Bolaño semble contenir l’ensemble de son œuvre » et que ce texte des débuts porte en germe les obsessions qui nourriront plus tard « Étoile distante » et « La Littérature nazie en Amérique ». L’étrange relation entre Udo et le Brûlé rappelle également la figure du double présente dans « Étoile distante » à travers les personnages de Carlos Wieder et du narrateur.

La réception critique du « Troisième Reich » s’avère contrastée. Certains commentateurs, comme Jonathan Monroe, y perçoivent « un roman sur l’ennui pour les vacances à la plage » mais reconnaissent la singularité d’une œuvre qui parvient à « instiller un sentiment de plus en plus oppressant de mystère et de violence ». Jorge Herralde, ami de l’auteur et éditeur chez Anagrama, affirme que « c’est une novela qui, si elle [lui] était arrivée par courrier, d’un auteur anonyme, [il] l’aurait publiée sans aucun doute ». Adam Mars-Jones, dans The Guardian, s’interroge sur « cette étude plutôt surcontrôlée de la perte de contrôle », mais concède que Bolaño parvient à créer « de façon inexplicable des scénarios étrangement menaçants à partir de presque rien ». Si le roman ne jouit pas du prestige des chefs-d’œuvre ultérieurs comme « 2666 » ou « Les Détectives sauvages », il suscite néanmoins une forme de fascination hypnotique chez bon nombre de lecteurs.

Un projet d’adaptation cinématographique sous le titre « Summer War » a été annoncé par la réalisatrice chilienne Alicia Scherson. Le film sera une coproduction entre Araucaria Cine au Chili, Le Tiro en Argentine et Nadador Cine en Uruguay. L’actrice Lux Pascal, sœur du comédien Pedro Pascal, figure parmi les interprètes pressentis pour ce thriller.

Aux éditions FOLIO ; 432 pages.

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