Naguib Mahfouz naît le 11 décembre 1911 au Caire dans une famille de la petite bourgeoisie musulmane. Il grandit dans le quartier populaire de Gamaliyya, qui deviendra plus tard le cadre de nombreuses de ses œuvres. Après des études de littérature à l’université du Caire, il entre dans la fonction publique tout en se consacrant à l’écriture.
Sa carrière littéraire débute véritablement en 1939 avec la publication de son premier roman « La Malédiction de Râ ». Dans les années 1950, il écrit son œuvre majeure, la « Trilogie du Caire » (« Impasse des deux palais », « Le Palais du désir », « Le Jardin du passé »), qui dépeint la vie d’une famille cairote sur trois générations. Cette saga lui apporte enfin la reconnaissance à l’âge de quarante-cinq ans.
À travers ses romans et nouvelles, Mahfouz dresse un portrait minutieux de la société égyptienne en conjuguant réalisme social et réflexion philosophique. En 1988, il devient le premier écrivain arabe à recevoir le Prix Nobel de littérature.
Son engagement en faveur de la paix avec Israël lui vaut d’être la cible des islamistes radicaux. En 1994, il survit à une tentative d’assassinat mais reste paralysé de la main droite. Il continue alors à « écrire » en dictant ses textes. Il s’éteint le 30 août 2006 au Caire, laissant derrière lui une œuvre monumentale de plus de 50 romans et recueils de nouvelles qui ont marqué la littérature arabe moderne.
Voici notre sélection de ses romans majeurs.
1. La Belle du Caire (1945)
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Résumé
Dans le Caire des années 1930, quatre amis terminent leurs études universitaires. Parmi eux, Mahgoub Abd el-Dayim, un jeune homme pauvre dont la philosophie se résume au mot « baste » (l’équivalent d’un « je m’en fiche » radical). Contrairement à ses camarades idéalistes, Mahgoub ne croit ni aux valeurs morales ni aux principes religieux – seule compte sa propre réussite.
Quand son père tombe gravement malade, Mahgoub perd son unique soutien financier et se retrouve confronté à une misère écrasante. Prêt à tout pour s’en sortir, il accepte un marché scandaleux proposé par Salam al-Ikhshidi, l’homme de main du puissant Qasim bey Fahmi : épouser Ihsane, la maîtresse du bey, pour servir de mari de façade. En échange, il obtiendra un poste confortable dans la fonction publique et un logement luxueux.
Le pacte comporte cependant une condition dégradante : Mahgoub devra permettre au bey de poursuivre sa liaison avec sa nouvelle épouse. Sans scrupules, il accepte le marché, trahissant au passage son ami Ali Taha qui était amoureux d’Ihsane…
Autour du livre
Publié en 1945, « La Belle du Caire » marque un virage décisif dans la trajectoire de Naguib Mahfouz. Après une trilogie historique située dans l’Égypte pharaonique, il s’empare pour la première fois de la société égyptienne contemporaine. Ce basculement vers la réalité sociale du Caire moderne inaugure une veine romanesque qu’il poursuivra tout au long de sa carrière, lui valant le surnom de « Balzac du Nil » pour sa peinture minutieuse de la société égyptienne.
La corruption systémique constitue la toile de fond de ce récit implacable. À travers les dialogues incisifs entre les quatre étudiants qui ouvrent le roman, Mahfouz esquisse les différents courants idéologiques qui traversent l’Égypte pré-révolutionnaire : le socialisme naissant, la tradition islamique, le journalisme opportuniste et le nihilisme désabusé incarné par Mahgoub. « Le gouvernement est une seule et même famille », fait remarquer ce dernier, « Les ministres nomment les sous-secrétaires d’État parmi leurs proches, les sous-secrétaires d’État désignent les directeurs de cabinet parmi leurs proches… » Cette critique du népotisme résonne étrangement avec la situation politique égyptienne contemporaine, laquelle confère au roman une actualité saisissante malgré les décennies écoulées.
Mahgoub, dont la devise provocatrice affirme que « Dieu + le savoir + la philosophie + la morale = baste », incarne la tentation d’un arrivisme sans scrupule face à une société profondément inégalitaire. Sa formule « L’honneur est une formalité à la charge des pauvres » résume la vision cynique d’un monde où les valeurs morales semblent n’être qu’un luxe réservé aux privilégiés. Le roman pose ainsi une question universelle : jusqu’où peut-on aller pour échapper à la misère sans perdre son âme ?
Adapté au cinéma en 1966 sous le titre « Le Caire 30 » par le réalisateur Salah Abou Seif, le film met en vedette Shukry Sarhan et Soheir El-Bably dans les rôles principaux. Cette transposition cinématographique, devenue un classique du cinéma égyptien, a contribué à populariser les livres de Mahfouz auprès d’un public plus large.
Aux éditions FOLIO ; 283 pages.
2. Le Cortège des vivants (1946)
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Résumé
Le Caire, 1941. Sous les bombardements de la Seconde Guerre mondiale, la famille Akif abandonne le quartier de Sakakini pour s’installer à Khan el-Khalili, un vieux quartier historique qu’ils jugent plus sûr près de la mosquée d’Hussein. Ahmad Akif, quarante ans, fonctionnaire frustré ayant sacrifié ses études et ses ambitions pour subvenir aux besoins de ses parents, porte sur ses épaules le poids d’une vie qu’il n’a pas choisie.
Dans ce nouveau quartier populaire aux ruelles grouillantes de vie, Ahmad aperçoit depuis sa fenêtre Nawal, sa jeune voisine de seize ans. Il s’éprend d’elle immédiatement mais, paralysé par sa timidité maladive et son inexpérience avec les femmes, n’ose pas lui déclarer ses sentiments. La situation se complique lorsque Rushdi, son frère cadet récemment muté du Caire, emménage avec la famille. Contrairement à Ahmad, Rushdi est jeune, séduisant et sûr de lui. Il remarque rapidement Nawal et, ignorant les sentiments de son frère, entreprend de la séduire avec succès.
Ahmad se retrouve alors tiraillé entre son amour inavoué pour Nawal et sa loyauté envers son frère qu’il a toujours protégé et soutenu. Il choisit de s’effacer noblement, sacrifiant une fois de plus ses propres désirs. Mais alors que les destins semblent tracés, la maladie s’invite brutalement dans cette équation sentimentale…
Autour du livre
Naguib Mahfouz commence à rédiger « Le Cortège des vivants » en 1940, l’achève en 1941, mais ne parvient à le faire publier qu’en 1946. Le roman s’inscrit dans sa période réaliste, où il délaisse progressivement les récits historiques pour se consacrer à la description de la société égyptienne contemporaine. Le quartier qui donne son titre original au roman (« Khan el-Khalili ») est d’ailleurs celui où Mahfouz a passé une partie de son enfance et de sa vie adulte, ce qui lui confère une authenticité particulière, nourrie par ses propres souvenirs.
Le roman offre un témoignage saisissant sur l’Égypte durant la Seconde Guerre mondiale. À travers les discussions animées des clients du café Zahra, Mahfouz dépeint les différentes positions politiques des Égyptiens face au conflit mondial : certains soutiennent les Allemands pour se libérer du joug britannique, d’autres restent neutres, adoptant la philosophie du caligraphe Nounou, personnage haut en couleur qui répète inlassablement « Maudite soit la vie ! ». La position ambivalente de l’Égypte, occupée par les Anglais mais menacée par les bombardements allemands, crée une toile de fond historique captivante qui dépasse la simple chronique familiale.
Mahfouz utilise cette fresque sociale pour aborder plusieurs thématiques universelles. La confrontation entre tradition et modernité traverse les pages, incarnée notamment par les divergences entre Ahmad, attaché aux valeurs anciennes, et son frère Rushdi, représentant d’une jeunesse plus occidentalisée. La question religieuse est également centrale, avec un questionnement sur la place de la foi face aux bouleversements du monde moderne. La psychologie complexe d’Ahmad Akif, décrite comme celle d’un homme qui « aime les femmes comme un vieillard, les craint comme un homme fier et timide, les déteste comme un être impuissant et misérable », illustre l’approche psychanalytique que Mahfouz développe dans ce roman, en s’inspirant notamment des théories de Freud.
« Le Cortège des vivants » a connu une adaptation cinématographique en 1967, réalisée par Atel Salem.
Aux éditions BABEL ; 400 pages.
3. Impasse des deux palais (La Trilogie du Caire #1, 1956)
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Résumé
Le Caire, 1917. Ahmed Abd el-Gawwad, riche commerçant égyptien, mène une vie contradictoire. Tyrannique et inflexible envers sa famille, il se révèle jovial et séducteur hors de son foyer, s’adonnant sans remords aux plaisirs de l’alcool et des femmes. Dans sa maison de l’impasse des deux palais, sa seconde épouse Amina, qui ne sort jamais sans son autorisation, élève leurs quatre enfants sous sa férule impitoyable.
La famille se compose de cinq enfants aux caractères distincts : Yasine, fils d’une première union, emboîte progressivement les pas de son père dans la débauche ; Fahmi, étudiant en droit, nourrit des idéaux nationalistes ; Khadiga, l’aînée des filles au tempérament vif mais au physique ingrat, craint de ne jamais se marier ; sa cadette Aïsha, d’une beauté remarquable, attire tous les regards ; et Kamal, le benjamin espiègle, observe ce petit monde avec curiosité.
Alors que l’Égypte, sous protectorat britannique, s’embrase avec la révolution de 1919 et l’exil du leader Saad Zaghloul, Fahmi s’engage secrètement dans le mouvement indépendantiste. La famille connaît ses premiers mariages et ses premières crises, tandis que l’autorité du père commence à être questionnée. Quand Amina ose une unique sortie en l’absence de son mari pour se rendre à la mosquée voisine, les conséquences chamboulent l’équilibre familial, alors même que la révolution gronde aux portes de leur demeure.
Autour du livre
« Impasse des deux palais » constitue le premier volet de la célèbre « Trilogie du Caire », œuvre maîtresse de Naguib Mahfouz. Publiée initialement en 1956 en Égypte, cette fresque familiale n’est traduite en français qu’en 1987 par Philippe Vigreux, soit un an avant la consécration de l’auteur par l’Académie suédoise.
Le roman s’inscrit dans un contexte particulier de l’histoire égyptienne, ce moment charnière où le pays, lassé du joug britannique après la Première Guerre mondiale, commence à s’éveiller au nationalisme. Mahfouz, né en 1911 dans ce même quartier du Caire qu’il dépeint avec minutie, s’inspire de son enfance pour reconstruire l’atmosphère de cette époque troublée. Cette dimension historique fait du livre non seulement une saga familiale mais aussi une chronique sociale et politique d’une Égypte en mutation.
À travers le personnage d’Ahmed Abd el-Gawwad, Mahfouz brosse un portrait des contradictions de la société égyptienne traditionnelle. Cet homme incarne les paradoxes d’une culture où la religion et le plaisir, l’autorité et la liberté, la tradition et la modernité s’entrechoquent. Sa double vie — tyrannique dans l’espace privé, affable dans l’espace public — reflète les tensions d’un pays écartelé entre ses valeurs ancestrales et les aspirations nouvelles. La condition féminine, représentée par Amina et ses filles, prisonnières de leur demeure, témoigne des structures patriarcales rigides qui régissent la société. Comme le note l’auteur : « Le mensonge, dans cette maison, n’était pas un vice infamant. Personne n’aurait pu y jouir de la paix à l’ombre du père sans la protection du mensonge. »
La critique a unanimement salué la profondeur psychologique du roman et sa dimension sociale. Souvent comparé à Balzac, Zola ou Tolstoï, Mahfouz brille par sa capacité à allier la précision historique à une narration immersive. Comme le souligne un critique, « Mahfouz s’impose comme le Victor Hugo de la littérature nord-africaine ». Certains lecteurs, tout en reconnaissant la qualité exceptionnelle du texte, soulignent sa « lenteur et langueur dans la narration », caractéristiques d’une écriture minutieuse qui n’hésite pas à décortiquer chaque état d’âme des personnages.
« Impasse des deux palais » a connu plusieurs adaptations audiovisuelles, dont un film et une série télévisée qui ont contribué à populariser les livres de Mahfouz par-delà les cercles littéraires.
Aux éditions LE LIVRE DE POCHE ; 648 pages.
4. Les Fils de la Médina (1959)
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Résumé
Dans un quartier populaire du Caire au XIXe siècle, les habitants vivent dans l’ombre de la Grande Maison où réside le patriarche Gabalawi, fondateur mystérieux et tout-puissant du lieu. L’histoire commence quand Gabalawi choisit son fils cadet Adham pour gérer le waqf (bien immobilier dont les revenus appartiennent à tous), provoquant la jalousie d’Idris, son fils aîné. Manipulé par Idris, Adham transgresse l’interdiction de consulter le livre secret de son père et se fait bannir de la Grande Maison avec son épouse Amima.
Au fil des générations, le quartier sombre dans la misère sous la tyrannie de caïds brutaux et d’intendants corrompus qui s’approprient les revenus du waqf destinés à tous. L’histoire se divise alors en cinq parties, centrées sur des personnages qui tentent successivement de rétablir la justice : Adham, puis Gabal (homme fort inspiré par une rencontre avec Gabalawi), suivi de Rifaa (guérisseur prônant l’amour et la compassion), et Qasim (réformateur social). Enfin apparaît Arafa, un alchimiste convaincu que seule la science peut libérer le quartier de l’oppression.
Chaque personnage parvient brièvement à instaurer la justice, mais après sa disparition, le quartier retombe invariablement dans la tyrannie. Arafa décide alors de percer le mystère de Gabalawi en s’introduisant dans la Grande Maison. Sa découverte aura des conséquences inattendues qui remettront en question tout ce que les habitants croyaient savoir sur leur monde et sur leur fondateur légendaire.
Autour du livre
Après avoir achevé sa « Trilogie du Caire » et l’avènement de la révolution égyptienne de Nasser, Naguib Mahfouz interrompt son activité littéraire pendant cinq ans. Il reprend la plume lorsqu’il constate que la révolution s’éloigne de ses idéaux initiaux. En 1959, il publie « Les Fils de la Médina » en feuilleton dans le quotidien Al-Ahram, sous l’égide de son ami Mohammed Heikal, rédacteur en chef et proche de Nasser. Cependant, la controverse explose immédiatement. Les autorités religieuses s’insurgent contre ce livre qui, selon elles, représente de façon allégorique Dieu, Adam, Moïse, Jésus et Mahomet.
La structure même du roman trahit son ambition : divisé en 114 chapitres – exactement comme le nombre de sourates du Coran – la narration suit cinq récits successifs qui évoquent l’histoire spirituelle de l’humanité. Par le prisme du microcosme d’un quartier populaire cairote, Mahfouz transpose l’histoire des trois religions abrahamiques. Gabalawi symbolise la figure divine ; Adham représente Adam ; Gabal évoque Moïse ; Rifaa s’inspire de Jésus ; Qasim fait écho à Mohammed. Le cinquième protagoniste, Arafa, incarne la science moderne qui succède aux prophètes. Cette fresque puissante interroge les cycles perpétuels d’espoir et de désillusion qui caractérisent la quête humaine de justice, ainsi que le rapport entre religion et modernité. Le leitmotiv « l’oubli, voilà le fléau de notre quartier » souligne tragiquement l’incapacité des hommes à retenir les leçons du passé.
Bien que Mahfouz ait affirmé que « Gabalawi représentait le concept de la religion (dīn en arabe) et non pas Dieu lui-même », son œuvre fut perçue comme blasphématoire par de nombreux religieux. Le cheikh Omar Abdel-Rahman déclara même que « si Naguib Mahfouz avait été condamné quand il a écrit ‘Les Fils de la Médina’, Salman Rushdie aurait compris qu’il devait rester dans les limites ». Cette hostilité culmina en 1994, lorsque Mahfouz, alors âgé de 82 ans, fut poignardé au cou par un extrémiste islamiste. Il survécut à l’attaque mais conserva des séquelles jusqu’à sa mort en 2006.
La critique internationale a largement salué ce texte d’une ambition philosophique remarquable. Dans la revue littéraire du New York Times, le critique suggère que le roman représente « la tentative de l’homme pour percer le mystère de Dieu et son apparente indifférence à la souffrance humaine ». D’autres y voient « un roman-parabole fastueux » ou « une vision du pouvoir désabusée et pessimiste ». Yehia Haqqi, l’un des critiques littéraires les plus respectés d’Égypte, mit en garde contre les symboles utilisés par Mahfouz qui visaient clairement les traditions religieuses. Cette œuvre majeure fut citée par le comité Nobel lorsqu’il décerna à Mahfouz le Prix Nobel de littérature en 1988.
« Les Fils de la Médina » fut transformé en feuilleton radiophonique pour la radio La Voix des Arabes, écrit par Abdel Rahman Fahmi, avec des chansons composées par Mahmoud Mandour. Parmi les comédiens figuraient de grands noms du théâtre et du cinéma égyptiens comme Samiha Ayoub, Abdullah Gaith et Tawfik Al-Dekn. En 2020, l’acteur égyptien Amr Saad a acquis les droits d’adaptation auprès de la famille Mahfouz et a annoncé des négociations avec des sociétés de production internationales pour adapter le livre en série télévisée destinée aux plateformes mondiales de streaming.
Aux éditions BABEL ; 640 pages.
5. Karnak Café (1974)
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Résumé
Le Caire, milieu des années 1960. Un narrateur anonyme trouve refuge au Karnak Café, modeste établissement du centre-ville tenu par Qurunfula, une ancienne vedette de la danse orientale qu’il admirait dans sa jeunesse. Dans ce lieu chaleureux se croisent des vieillards jouant au trictrac et trois jeunes universitaires idéalistes : Hilmi Hamada, brillant communiste qui entretient une liaison avec Qurunfula, ainsi qu’Ismaïl al-Shaykh et Zaynab Diyab, couple amoureux depuis l’enfance.
Ces étudiants, qui se définissent fièrement comme « enfants de la révolution nassérienne » de 1952, disparaissent soudainement, jetant l’effroi parmi les habitués du café. Quand ils réapparaissent plusieurs semaines plus tard, ils semblent brisés, amaigris et ont perdu leur enthousiasme d’antan. Le narrateur découvre alors la vérité : arrêtés arbitrairement par la police politique, ils ont subi interrogatoires et tortures, accusés sans preuve tantôt d’appartenir aux Frères musulmans, tantôt d’être des agents communistes.
Ces arrestations se répètent. Après la seconde, Zaynab et Ismaïl sont contraints de devenir informateurs pour le régime. Lors de la troisième, Hilmi meurt sous la torture. Puis survient la défaite écrasante face à Israël durant la guerre des Six Jours (1967), qui achève de plonger l’Égypte dans le désarroi. Le Karnak Café, autrefois havre de convivialité et d’échanges intellectuels, devient le théâtre d’une méfiance généralisée où chacun soupçonne l’autre d’être un délateur. Comme le constate amèrement le narrateur : « Nous vivions une époque gouvernée par des forces obscures, où les espions hantaient jusqu’à l’air que nous respirions. »
Autour du livre
« Karnak Café » fut rédigé par Naguib Mahfouz en 1970 et achevé en décembre 1971, mais ne fut publié qu’en 1974, après « qu’il se soit libéré une marge de liberté d’expression qui n’existait pas auparavant » concernant le sujet traité. Le romancier égyptien s’inspire des cafés cairotes qu’il fréquentait assidûment, lieux privilégiés des intellectuels qui « refaisaient le monde » avant la chute de la monarchie en 1952. Mahfouz y transpose ses observations sur les dérives du régime nassérien qui, sous prétexte de protéger la révolution, a instauré un système répressif engendrant arbitraire, paranoïa et humiliation.
Le génie de Mahfouz réside dans sa capacité à transformer le Karnak Café en microcosme représentatif de l’Égypte post-révolutionnaire. À travers ce lieu unique, il dépeint les tensions qui traversent la société égyptienne entre 1952 et 1973, période encadrée par la révolution et la guerre du Kippour. Les vieux habitués incarnent l’Égypte traditionnelle qui se complait « dans un monde en voie de disparition », tandis que les jeunes étudiants représentent l’espoir d’un avenir meilleur, brutalement brisé par la répression.
Le personnage de Khalid Safwan, bourreau devenu victime, apparaît en fin de récit pour délivrer cette terrible sentence : « Nous sommes tous à la fois victimes et assassins. Qui ne comprend pas ça, ne comprend rien du tout. » Cette phrase cristallise la désillusion collective face à un régime qui a trahi ses propres idéaux. La question implicite que pose Mahfouz est claire : « Comment en est-on arrivé là ? » – interrogation déchirante après la défaite humiliante de 1967.
Derrière le contexte politique égyptien, « Karnak Café » aborde des thèmes universels : l’amour face à l’adversité, la corruption du pouvoir et ses conséquences sur les individus, la perte des illusions. Mahfouz montre comment « la fougue et les idéaux de la jeunesse sont brisés par une répression aveugle », comment l’espoir peut se transformer en désespoir. Sans pathos ni développements psychologiques pesants, il parvient à toucher « au cœur d’émotions fondamentales : l’amour, le pouvoir, l’avidité, le reniement, l’incommunicabilité. »
La brièveté du roman n’est pas un hasard : Mahfouz a voulu ainsi donner une impression de lourdeur et d’étouffement au lecteur tout en allant à l’essentiel. La structure en quatre chapitres, chacun portant le nom d’un personnage clé (Qurunfula, Ismaïl al-Shaykh, Zaynab Diyab et Khalid Safwan), permet d’offrir différentes perspectives sur cette période trouble de l’histoire égyptienne.
La publication de « Karnak Café » a provoqué un petit séisme dans le paysage littéraire et politique égyptien. Le livre fut considérée comme un pamphlet courageux contre le régime. Mahfouz a notamment fait face à de vives critiques des nassériens et des progressistes en général qui lui reprochaient de présenter l’ère nassérienne « comme une époque de terreur où l’Égypte n’était qu’un vaste camp de concentration ». Certains l’ont même accusé de participer à « l’offensive politique contre Nasser » puisque la publication coïncidait avec une période de remise en question de l’héritage nassérien.
La critique littéraire a néanmoins salué la capacité de Mahfouz à créer des personnages inoubliables, notant son « talent habituel de conteur ». Robert Solé, dans Le Monde, souligne « l’actualité malheureusement persistante » de ce roman, même des décennies après sa publication, les systèmes policiers répressifs continuant à sévir en Égypte. Il note que Mahfouz « montre admirablement, et en peu de pages, comment on peut briser des vies et faire voler en éclats les repères d’une société ». La force du texte réside dans cette « narration frontale » qui dénonce sans ambages « les atrocités commises par la police politique de Nasser ».
« Karnak Café » a été adapté au cinéma en 1975 par Ali Badrakhan. Le film, qui met notamment en scène Souad Hosni, a connu un succès considérable malgré la controverse qu’il a suscité. Comme le roman dont il s’inspire, il a longtemps été censuré à la télévision égyptienne en raison de son message politique subversif.
Aux éditions BABEL ; 128 pages.
6. Akhénaton le renégat (1985)
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Résumé
Égypte, vers 1300 avant J.-C. Le jeune Méri Moun, issu d’une famille noble, s’arrête devant les ruines d’Akhetaton et s’interroge sur son bâtisseur, le mystérieux pharaon Akhénaton, mort une trentaine d’années plus tôt. Passionné par cette figure controversée, il obtient de son père influent des lettres de recommandation pour rencontrer ceux qui ont connu le souverain.
Son enquête le mène auprès de quatorze personnages clés : le grand prêtre d’Amon, le précepteur Aÿ, le chef militaire Horemheb, des ministres, artistes, médecins, jusqu’à la reine Néfertiti elle-même, désormais prisonnière volontaire de son palais. Chacun livre sa version des faits, souvent contradictoire. Qui était vraiment ce pharaon au physique étrange, qualifié tantôt de « roi hérétique » tantôt de « visionnaire » ?
Méri Moun reconstitue peu à peu le parcours exceptionnel d’Akhénaton : son enfance solitaire, sa fascination précoce pour le dieu solaire Aton, puis sa décision radicale, une fois couronné, d’imposer ce culte monothéiste à tout l’empire. Il abandonne Thèbes, la capitale traditionnelle, pour créer Akhetaton, cité dédiée à son dieu unique. Rejetant la violence, Akhénaton veut gouverner par l’amour et abolit châtiments et prisons.
Mais ses réformes spirituelles bouleversent l’ordre établi. Les prêtres d’Amon, privés de leurs privilèges, complotent. Les frontières, sans défense, sont menacées. Le désordre s’installe. Et surtout, pourquoi Néfertiti a-t-elle quitté son époux avant sa chute ? La vérité sur ce règne sans précédent réside peut-être dans les multiples témoignages recueillis par Méri Moun.
Autour du livre
Publié en 1985, « Akhénaton le renégat » s’inscrit dans l’intérêt particulier que Naguib Mahfouz portait à l’histoire pharaonique. L’écrivain égyptien avait déjà consacré trois romans à cette période au début de sa carrière (dont « L’Amante du pharaon » en 1943) et envisageait initialement d’écrire « toute l’histoire » de l’Égypte ancienne. C’est la découverte d’un ouvrage en français sur Akhénaton, présentant des opinions contradictoires sur ce pharaon, qui réveilla sa fascination pour cette figure historique. Il décida alors d’interrompre son projet global pour se concentrer sur ce personnage singulier dont l’histoire résonnait avec ses propres préoccupations philosophiques et religieuses.
L’originalité du roman réside dans sa structure narrative : les quatorze témoignages recueillis par Méri Moun offrent autant de perspectives sur Akhénaton et son règne. Mahfouz transforme ainsi une reconstitution historique en réflexion sur la nature même de la vérité. Comme le conseille un personnage au narrateur : « Sois comme l’Histoire qui prête l’oreille à tous les conteurs, qui ne prend parti pour personne, et qui gratifie d’une vérité limpide celui qui la réclame. » Cette mosaïque de récits contradictoires laisse au lecteur la liberté de forger sa propre opinion sur ce pharaon qui voulut imposer un dieu unique dans une société profondément polythéiste.
Derrière cette fresque historique se cache une critique politique contemporaine. En situant son récit trois millénaires avant notre ère, Mahfouz peut aborder des thèmes sensibles comme les rapports entre religion et État, le pouvoir des institutions religieuses et les tentatives de réforme. La figure d’Akhénaton, pacifiste qui refuse d’employer la force et prône « un dieu d’amour et de vérité », devient le prétexte d’une méditation sur l’exercice du pouvoir et l’affrontement entre idéalisme et réalisme politique. Le roman résonne particulièrement avec l’Égypte des années 1980, alors sous régime militaire, et avec les tensions religieuses qui traversaient le monde arabe.
L’intrigue et les thèmes du roman ont inspiré le compositeur Mohammed Fairouz qui en a tiré un concerto pour violoncelle intitulé « Akhenaten, Dweller in Truth ».
Aux éditions FOLIO ; 197 pages.