Née le 23 février 1943 à Davlekanovo en Bachkirie (Russie), Ludmila Oulitskaïa grandit dans une famille d’intellectuels juifs. Dans les années 1960, elle étudie la biologie à l’Université d’État de Moscou et travaille ensuite à l’Institut de génétique. Son engagement dans la diffusion de la littérature samizdat lui coûte son poste en 1970.
Se tournant vers la littérature, elle devient d’abord consultante pour le Théâtre musical juif. Sa carrière d’écrivaine démarre véritablement à la fin des années 1980. En 1992, sa nouvelle « Sonietchka » paraît dans la revue Novy Mir et lui apporte une reconnaissance internationale, notamment en France où elle reçoit le prix Médicis étranger en 1996.
Autrice prolifique, elle écrit romans, nouvelles et pièces de théâtre, sur des thèmes comme l’histoire russe, la condition féminine ou les questions religieuses. Son roman « Le cas du docteur Koukotski » lui vaut le prix Booker russe en 2001, faisant d’elle la première femme à recevoir cette distinction.
Intellectuelle engagée, elle s’oppose ouvertement au régime de Vladimir Poutine. En 2022, face à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, elle quitte son pays pour s’installer à Berlin. Le 1er mars 2024, elle est fichée « agent de l’étranger » par les autorités russes.
Son œuvre, traduite dans plus de trente langues, lui vaut de nombreuses distinctions internationales, dont le prix Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes en 2011 et le prix Formentor en 2022.
Voici notre sélection de ses romans majeurs.
1. Sonietchka (1992)
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Résumé
Russie, années 1930. Sonietchka mène une existence solitaire, absorbée par sa passion dévorante pour la littérature. « Elle tombait en lecture comme on tombe en syncope, ne reprenant ses esprits qu’à la dernière page du livre. » Cette jeune femme au physique ingrat travaille comme bibliothécaire quand elle fait la connaissance de Robert Victorovitch, un peintre plus âgé qu’elle qui a connu les camps soviétiques. À sa grande surprise, il la demande en mariage quelques jours après leur rencontre. Elle accepte et découvre une nouvelle vie, délaissant peu à peu ses lectures pour se consacrer à son foyer. Le couple a une fille, Tania, et s’installe à Moscou où Robert reprend la peinture. Leur quotidien bascule quand Jasia, une jeune amie polonaise de Tania, s’installe chez eux.
Autour du livre
Premier roman de Ludmila Oulitskaïa publié dans la revue littéraire Novy Mir en 1992, « Sonietchka » connaît un parcours éditorial singulier : sa traduction française paraît chez Gallimard en 1996, avant même sa publication en volume en Russie. Cette même année, le texte remporte le prix Médicis étranger ex-aequo avec « Himmelfarb » de Michael Krüger. La traduction anglaise, réalisée par Arch Tait en 2005, sera plus tard shortlistée pour le prix Rossica Translation.
Dans l’URSS des années 1930 à 1970, chaque personnage illustre une facette de la société soviétique en mutation. Robert Victorovitch, artiste avant-gardiste et cosmopolite revenu des camps, incarne la résistance intellectuelle face au régime. Sa fille Tania symbolise une jeunesse déchue qui s’émancipe dans un monde en transition, tandis que Jasia représente la génération des orphelins de guerre, prête à tout pour s’élever socialement.
Le texte repose sur une construction psychanalytique subtile : les trois personnages féminins principaux évoquent la théorie freudienne de la personnalité. Tania, avec son comportement égoïste, figure le « ça ». Jasia, qui équilibre ses désirs personnels et son adaptation sociale, représente le « moi ». Sonietchka, qui sacrifie ses aspirations au profit de ses devoirs familiaux, symbolise le « surmoi ».
« Sonietchka » s’inscrit dans la tradition des grands romans russes par son traitement des thèmes de la maternité, de la nation et de la condition féminine. L’héroïne rejoint la lignée des Sonias de la littérature russe, notamment les personnages de Dostoïevski, par sa magnanimité et sa bonté. Sa capacité à transformer les épreuves en sources d’épanouissement propose une réflexion originale sur la nature du contentement.
À travers cette œuvre brève mais dense, Oulitskaïa inaugure les thèmes qui marqueront sa carrière : la féminité, l’identité juive et la survie dans un système oppressif. Son engagement ultérieur contre l’homophobie et pour la cause féministe, couronné en 2011 par le prix Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes, trouve déjà dans « Sonietchka » ses premières expressions.
Aux éditions FOLIO ; 108 pages.
2. L’échelle de Jacob (2015)
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Résumé
À Moscou en 1975, alors qu’elle vient d’accoucher de son fils Yourik, Nora hérite d’une mystérieuse malle ayant appartenu à sa grand-mère Maroussia. Elle y découvre une volumineuse correspondance entre celle-ci et son grand-père Jacob, qu’elle n’a jamais connu. Ces lettres, qu’elle ne lira que bien plus tard, dévoilent l’histoire de ce couple d’intellectuels juifs dans la Russie du début du XXe siècle : leur rencontre en 1911, leur amour de la musique et du théâtre, puis leur séparation forcée quand Jacob est envoyé en relégation sous Staline. Tandis que Maroussia reste à Moscou, devenue une fervente communiste, Jacob continue depuis ses lieux d’exil à lui écrire des lettres passionnées sur la littérature, la musique et la science. En miroir se dessine le parcours de Nora, artiste anticonformiste des années 1970-80, partagée entre son fils et sa liaison avec Tenguiz, un metteur en scène géorgien.
Autour du livre
Publié en Russie en 2015 et traduit en français dès 2018, « L’échelle de Jacob » tire sa matière des archives familiales de Ludmila Oulitskaïa. L’écrivaine s’inspire notamment de la correspondance de ses grands-parents, complétée par des documents issus des archives de la police politique soviétique. Cette genèse singulière confère à l’œuvre une dimension à la fois intime et historique.
La structure narrative alterne deux temporalités principales : le destin de Jacob et Maroussia au début du XXe siècle, reconstitué à travers leurs lettres, et celui de Nora dans les années 1970-1980. Cette construction permet d’établir des résonances entre les époques, notamment dans le traitement des questions féministes. Maroussia incarne une première génération de femmes émancipées, tandis que Nora poursuit ce combat pour l’indépendance dans un contexte différent.
Les événements historiques majeurs – révolution de 1917, guerres mondiales, période stalinienne – ne constituent pas le cœur du récit mais forment une toile de fond qui influence profondément les trajectoires individuelles. Cette approche originale privilégie l’impact de l’Histoire sur l’intime plutôt qu’une chronique exhaustive des bouleversements politiques.
L’univers culturel y occupe une place centrale. Le théâtre, la musique, la littérature tissent des liens entre les personnages et les générations. Les références artistiques abondent, de Rachmaninov aux Beatles, de Tolstoï à Tchekhov. Cette omniprésence de l’art témoigne du rôle clé de la culture comme refuge et comme vecteur de transmission dans une société marquée par les ruptures.
Le titre lui-même, « L’échelle de Jacob », revêt une dimension symbolique forte, en référence à l’épisode biblique du songe de Jacob. Cette image de l’échelle reliant terre et ciel évoque la transmission intergénérationnelle qui constitue le fil conducteur de l’œuvre. Comme l’écrit Ludmila Oulitskaïa vers la fin du livre, le véritable personnage principal n’est ni Nora ni Maroussia, mais « une essence qui erre à travers les générations, d’individu en individu, et qui donne l’illusion de l’individualité ».
Cette saga de plus de 800 pages démontre la capacité de résilience des êtres face aux tourments de l’Histoire. La dernière lettre de Jacob à Maroussia, datée de 1954, cristallise particulièrement cette tension entre destin individuel et collectif dans ce que les critiques décrivent comme l’un des passages les plus émouvants du livre.
Aux éditions FOLIO ; 816 pages.
3. Le chapiteau vert (2010)
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Résumé
En mars 1953, à Moscou, trois écoliers marginalisés se lient d’une amitié indéfectible : Ilya, grand maigre passionné de photographie, Sania, musicien fragile « aux cils de demoiselle », et Micha, poète rouquin juif à lunettes. Leur professeur de littérature, Victor Iouliévitch, les initie à la beauté de la poésie russe lors de promenades dans les rues de la capitale, forgeant leur conscience artistique et politique. Le trio forme le cercle des LURS (Les Amateurs de Lettres Russes) et s’engage progressivement dans la dissidence. Ilya devient photographe clandestin et diffuseur de samizdat, ces textes interdits qui circulent sous le manteau. Micha enseigne aux enfants sourds avant d’être emprisonné pour ses activités subversives. Sania, replié dans son univers musical, finit par émigrer aux États-Unis. Leurs destins s’entremêlent sur quatre décennies, de la mort de Staline à celle du poète Joseph Brodsky en 1996.
Autour du livre
Biologiste de formation, Ludmila Oulitskaïa perd sa chaire de génétique à l’Université de Moscou dans les années 1970 quand le KGB découvre que sa machine à écrire sert à recopier des samizdats. Cette expérience irrigue « Le chapiteau vert », paru en 2010 en Russie et traduit en français en 2014 chez Gallimard.
Les trente chapitres fonctionnent comme des nouvelles autonomes qui s’imbriquent pour former une mosaïque de l’URSS post-stalinienne. La chronologie s’efface au profit d’un effet kaléidoscope : tel personnage meurt puis réapparaît dans un chapitre antérieur, tel autre surgit brièvement avant de devenir central. Cette construction en patchwork reflète la fragmentation d’une société où les destins basculent au gré des purges et des réhabilitations.
La force du livre tient dans sa capacité à montrer les nuances plutôt qu’à dénoncer : les kagébistes montrent parfois « plus de politesse qu’on ne s’y attend », un dissident qui se repent publiquement « commet cette bassesse avec talent ». Même la délation prend des teintes ambiguës quand elle émane de la peur plutôt que de la conviction. Comme l’écrit Boris Pasternak à Varlam Chalamov en 1952 : « Les erreurs morales de notre temps ne nous donnent pas encore raison, son inhumanité ne suffit pas pour que, n’étant pas d’accord avec lui, l’on devienne par là un homme. »
Dans les cuisines communautaires où « le thé et la vodka coulent à flots », les vapeurs des discussions politiques « remontent le long des murs jusqu’aux micros cachés dans les plafonds ». Cette image emblématique cristallise l’atmosphère du livre : sous la surveillance constante, la vie intellectuelle persiste, les amitiés se nouent, la culture devient un acte de résistance quotidienne. Selon la formule du professeur Iouliévitch : « La littérature est la seule chose qui aide l’homme à survivre et à se réconcilier avec son temps. »
Le critique Dmitri Bykov salue « une histoire de la possession démoniaque du mouvement dissident russe ». Naomi Grigoriev souligne comment les histoires s’enchevêtrent « comme des tuiles sur un toit ». En 2012, Andzej Buben adapte « Le chapiteau vert » au théâtre Baltiiski Dom de Saint-Pétersbourg.
Aux éditions FOLIO ; 784 pages.
4. Ce n’était que la peste (2020)
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Résumé
Moscou, 1939. Le biologiste Rudolf Mayer quitte précipitamment son laboratoire de Saratov où il étudie une souche particulièrement virulente de la peste. Convoqué d’urgence dans la capitale pour présenter ses recherches, il ne remarque pas que son masque de protection s’est déplacé lors d’une manipulation. Durant son voyage en train de 800 kilomètres, il côtoie plusieurs passagers dans son compartiment. À Moscou, il s’installe à l’hôtel Moskva, se fait raser par le barbier, puis expose ses travaux devant une commission scientifique. Les premiers symptômes apparaissent : il est hospitalisé d’urgence avec un diagnostic de peste pulmonaire.
Face à cette menace létale, la machine administrative soviétique déploie aussitôt ses rouages les plus efficaces. Le NKVD, police politique de Staline, reçoit l’ordre de retrouver les 83 personnes ayant croisé le chemin de Mayer. Les agents font irruption au milieu de la nuit chez les suspects, les emmenant sans explication. En ces temps de Grande Terreur où les arrestations arbitraires sont monnaie courante, certains se suicident, d’autres tentent de fuir ou se dénoncent pour des crimes imaginaires, ignorant qu’il ne s’agit « que » d’une mise en quarantaine sanitaire.
Autour du livre
En 1988, Ludmila Oulitskaïa écrit ce texte comme scénario pour intégrer les cours de Valéri Frid, célèbre scénariste soviétique. Ce dernier refuse sa candidature, estimant qu’elle « sait déjà tout » et qu’il n’a « rien à lui apprendre ». Le manuscrit reste dans un tiroir jusqu’en 2020, quand il ressurgit en pleine pandémie de Covid-19, établissant un parallèle saisissant avec l’actualité.
L’originalité de « Ce n’était que la peste » réside dans sa construction sous forme de scénario : chaque scène débute par une indication précise du lieu et des personnages présents, suivie de dialogues percutants. Cette structure particulière confère au texte un rythme soutenu qui épouse l’urgence de la situation. Les trente-huit protagonistes, dont la liste figure en ouverture du livre, incarnent un panorama complet de la société soviétique : une stalinienne convaincue qui dénonce son mari koulak, un médecin qui implore Staline d’examiner le dossier de son frère arrêté en 1937, un professeur nostalgique de sa formation européenne, ou encore un éleveur d’oies persuadé que le marxisme-léninisme régit les lois de l’univers.
Le titre lui-même porte une ironie grinçante : dans une URSS où les arrestations arbitraires terrorisent la population, l’annonce d’une contamination par la peste apparaît presque comme un soulagement. Cette peste métaphorique fait écho à celle, bien réelle, du totalitarisme. Oulitskaïa souligne d’ailleurs dans sa postface que le NKVD connaît ici « le seul et unique cas dans toute son histoire où cette institution féroce et impitoyable a travaillé pour le bien de son peuple, et non dans le but de le terroriser et de l’anéantir. »
Patrick Boucheron, professeur au Collège de France, recommande cette lecture début 2022, soulignant la pertinence de ce texte qui questionne l’interaction entre pouvoir politique et catastrophe sanitaire. La traduction française paraît chez Gallimard en 2021, alors que son autrice s’apprête à quitter la Russie en mars de la même année.
Aux éditions FOLIO ; 144 pages.