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Liviu Rebreanu en 3 romans – Notre sélection

Liviu Rebreanu naît le 27 novembre 1885 à Târlișua, en Transylvanie, alors partie de l’Empire austro-hongrois. Fils d’un instituteur, il grandit dans une famille nombreuse et reçoit une éducation militaire à Budapest. En 1908, il démissionne de son poste de sous-lieutenant dans l’armée austro-hongroise pour se consacrer à l’écriture. L’année suivante, il traverse illégalement les Carpates pour s’installer à Bucarest.

Ses débuts littéraires sont difficiles. Il travaille comme journaliste et secrétaire de théâtre tout en publiant ses premières nouvelles. En 1912, il épouse l’actrice Fanny Rădulescu. La Première Guerre mondiale marque profondément sa vie et son œuvre, notamment avec l’exécution de son frère Emil par l’armée austro-hongroise pour désertion.

En 1920, Rebreanu publie « Ion », considéré comme le premier roman moderne roumain, qui lui vaut le Prix de l’Académie roumaine. Il enchaîne ensuite les succès avec « La Forêt des pendus » (1922), inspiré du destin tragique de son frère, puis « Adam et Ève » (1925) et « La Révolte » (1932). En parallèle, il occupe des fonctions importantes dans le milieu culturel roumain, notamment comme directeur du Théâtre national de Bucarest (1928-1930 et 1940-1944) et président de la Société des écrivains roumains.

Souffrant d’une maladie pulmonaire, il se retire dans sa propriété de Valea Mare où il s’éteint le 1er septembre 1944. Son œuvre, qui allie romans sociaux et psychologiques, marque sensiblement la littérature roumaine du XXe siècle.

Voici notre sélection de ses romans majeurs.


1. Ion (1920)

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Résumé

Au début du XXe siècle, dans le village transylvanien de Pripas sous domination austro-hongroise, nous suivons le parcours d’Ion, un jeune paysan pauvre mais travailleur. Deux forces contradictoires gouvernent sa vie : son obsession pour la terre et ses sentiments amoureux.

Ion aime la belle Florica, mais celle-ci n’a pas de dot. Ana, la fille du riche paysan Vasile Baciu, possède des terres convoitées par Ion. Dans une société rurale où la valeur d’un homme se mesure à ses possessions, Ion choisit la stratégie calculée : il séduit Ana, la déshonore, puis force son père à consentir au mariage pour éviter le scandale. Cette manœuvre lui permet d’acquérir les terres tant désirées – moment symbolisé par une scène où, seul dans les champs, Ion « embrasse la terre comme une bien-aimée ».

En parallèle se déroule l’histoire de la famille Herdelea : l’instituteur du village en conflit avec le prêtre Belciug pour une question de propriété, et son fils Titu, poète idéaliste engagé contre l’oppression hongroise des Roumains de Transylvanie.

Après son mariage avec Ana, Ion obtient enfin le statut social qu’il convoitait. Pourtant, la possession des terres ne lui apporte pas la satisfaction espérée. Son désir pour Florica, désormais mariée à George Bulbuc, refait surface. Cette passion ravivée précipite une série d’événements qui mènent tous les personnages vers leur destin.

Autour du livre

« Ion » naît d’une longue maturation qui s’étend de mars 1913 à juillet 1920. Liviu Rebreanu puise dans plusieurs sources d’inspiration qui ont marqué sa sensibilité. Une scène saisissante observée lors d’une partie de chasse constitue le point de départ du roman : « Un paysan habillé en vêtements du dimanche » qui « s’est penché et a embrassé la terre. Il l’a embrassée comme une bien-aimée. » Cette image, gravée dans l’esprit de Rebreanu, cristallise la relation passionnelle du paysan roumain avec sa terre. D’autres éléments biographiques nourrissent l’écriture : une histoire racontée par sa sœur concernant une fille riche enceinte d’un garçon pauvre, une conversation avec un certain Ion Boldijar qui prononçait le mot « terre » avec « tant de soif, tant d’avidité et de passion », ainsi que les souvenirs d’enfance de l’écrivain sur les mentalités et coutumes paysannes sous l’Empire austro-hongrois.

« Ion » dresse une monographie minutieuse du village transylvain au tournant du siècle, « le premier poème romanesque roumain » selon Jean-Louis Courriol. À travers ses descriptions évocatrices comme celle du chemin menant à Pripas avec sa « croix tordue sur laquelle est crucifié un Christ au visage délavé par les pluies », Rebreanu peint un tableau d’une société agricole où les mariages reposent sur des intérêts économiques plutôt que sur des sentiments. Il y met en lumière la hiérarchie sociale rigide entre les « sărăntoci » (miséreux) et les « bocotani » (nantis) en révélant comment le statut d’un individu dépend exclusivement de ses possessions foncières.

Par-delà le drame personnel d’Ion, le roman expose les tensions ethniques et culturelles de la Transylvanie sous domination austro-hongroise. À travers le personnage de Titu Herdelea, jeune idéaliste qui souhaite devenir « martyr » pour la cause nationale, Rebreanu illustre les aspirations d’émancipation des Roumains face à la politique de magyarisation forcée. Il dépeint avec acuité les mécanismes d’oppression culturelle : écoles imposant la langue hongroise, villages roumains linguistiquement assimilés où « les gens disent, c’est vrai, qu’ils sont roumains, mais ils le disent en hongrois car ils ne comprennent pas d’autre langue ». Cette dimension politique confère au roman une portée qui transcende le simple récit rural.

Rebreanu déploie ainsi une méditation sur la condition humaine, le déterminisme social, la fatalité. Le destin tragique des personnages semble inéluctable, comme suggéré par l’image symbolique du Christ crucifié à l’entrée du village, qui préfigure les fins tragiques d’Ion et d’Ana. Le dernier chapitre, où la vie continue imperturbablement après la mort du protagoniste, véhicule un message philosophique poignant : « l’homme, avec toutes ses inquiétudes, ne vaut pas dans le monde même une fourmi ! » Cette perspective fataliste s’incarne également dans la circularité narrative, le roman s’achevant comme il a commencé, sur ce même chemin qui « se perd dans la grand-route infinie sans commencement… »

La publication d’ « Ion » en 1920 suscite un véritable engouement dans le milieu littéraire roumain. Eugen Lovinescu, critique influent et initiateur du modernisme roumain, évoque « une victoire de la littérature roumaine » qui « résout un problème et met fin à une controverse ». Pour lui, l’apparition de ce « premier roman objectif » oriente la littérature roumaine vers une valeur européenne. George Călinescu, autre figure majeure de la critique, reconnaît en Rebreanu « le fondateur du roman roumain moderne » et place « Ion » parmi ses œuvres majeures, aux côtés de « La Forêt des pendus » et « La Révolte ». La critique française salue également la puissance de ce « Zola, sinon ce Tolstoï, de la Roumanie moderne », louant sa capacité à immerger le lecteur « dans la vie et la mentalité des paysans roumains des années vingt ».

« Ion » a connu une adaptation cinématographique en 1980 sous le titre « Blestemul pământului, Blestemul iubirii » (La Malédiction de la terre, la malédiction de l’amour), réalisée par Mircea Mureșan avec Șerban Ionescu dans le rôle d’Ion, Petre Gheorghiu incarnant Vasile Baciu et Ioana Crăciunescu dans celui d’Ana.

Aux éditions NON LIEU ; 517 pages.


2. La Forêt des pendus (1922)

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Résumé

Dans les tourments de la Première Guerre mondiale, Apostol Bologa, jeune intellectuel roumain de Transylvanie, s’engage volontairement comme officier dans l’armée austro-hongroise. Mu par son sens du devoir et désireux d’impressionner sa fiancée Marta, il embrasse initialement sa carrière militaire avec conviction. Le roman s’ouvre sur une scène de pendaison d’un officier tchèque, Svoboda, condamné pour désertion par un tribunal dont Bologa fait partie.

Cette exécution provoque chez lui les premiers questionnements moraux, bientôt exacerbés par un ordre qui chamboule tout : son transfert sur le front roumain, où il est censé combattre ses propres compatriotes. Déchiré entre sa fidélité à son serment militaire et son identité nationale, Bologa tente d’échapper à ladite affectation en accomplissant un acte héroïque qui lui vaut une décoration, mais ne change rien à sa situation.

Blessé au combat, il fait la connaissance d’Ilona durant sa convalescence, une jeune paysanne hongroise dont il tombe amoureux. Cette relation lui apporte un répit temporaire et ravive sa foi en Dieu, perdue depuis longtemps. Pourtant, le conflit intérieur persiste, d’autant plus lorsque ses supérieurs le nomment à un tribunal militaire chargé de juger des paysans roumains accusés d’espionnage.

Acculé par cette ultime épreuve morale, Bologa ne peut supporter le poids de ses contradictions intérieures. Dans un acte désespéré, il décide de traverser les lignes pour rejoindre l’armée roumaine, mais finit par se perdre dans la nuit…

Autour du livre

Pour écrire « La Forêt des pendus », Liviu Rebreanu s’est inspiré du destin de son frère, Emil Rebreanu, officier dans l’armée austro-hongroise, condamné à mort pour tentative de désertion après avoir refusé de combattre contre ses compatriotes roumains. Rebreanu a entrepris un véritable pèlerinage sur les traces d’Emil en visitant le lieu de l’exécution à Ghimeș et en parlant avec les témoins. Il a découvert sa tombe dans une livarde à la frontière et a plus tard fait transférer ses restes selon sa dernière volonté.

Le conflit intérieur d’Apostol Bologa entre le devoir militaire et la conscience nationale incarne le dilemme vécu par des millions de personnes dans l’empire austro-hongrois, entité multinationale où des Tchèques, Serbo-croates, Polonais et Roumains devaient potentiellement combattre leurs frères d’ethnie. À travers ce prisme, Rebreanu questionne les notions de loyauté, d’identité et de moralité en temps de guerre. Les métamorphoses spirituelles du protagoniste suivent un parcours initiatique, d’un patriotisme discipliné jusqu’à l’illumination morale et religieuse, en passant par la redécouverte de ses racines nationales.

Le roman dresse un réquisitoire implacable contre l’absurdité de la guerre. Par la voix de ses personnages, notamment l’ingénieur socialiste Gross, Rebreanu dénonce le conflit comme « une criminalité monstrueuse » orchestrée par « quelques brigands » au détriment de millions d’hommes ordinaires. Son tableau dépeint la déshumanisation progressive des soldats et la corruption morale qu’engendre la proximité constante avec la mort. Il montre également comment la guerre brise les valeurs de solidarité fondamentales en forçant des hommes à trahir leurs principes pour survivre, jusqu’à transformer les plus nobles en êtres prêts à la délation ou à l’indifférence.

Le roman s’ouvre sur la pendaison du lieutenant tchèque Svoboda et se termine par celle du protagoniste. Cette circularité tragique souligne l’implacable mécanique du destin guerrier. Rebreanu utilise brillamment le motif de la lumière et de l’obscurité pour symboliser les états psychologiques de Bologa. « Ce que d’obscurité, Seigneur, quelle obscurité s’est abattue sur la terre » murmure-t-il après l’exécution de Svoboda, tandis que sa propre fin survient symboliquement à l’aube, « les yeux assoiffés de la lumière du lever du soleil ».

« La Forêt des pendus » a été salué par la critique comme une œuvre majeure de la littérature roumaine et mondiale sur la Première Guerre mondiale. André Bellessort, dans la préface de l’édition française, affirme que ce livre « intéresse toutes les nations » et occupe « une place singulière parmi tous les romans inspirés par le cataclysme de 1914 ». George Călinescu le considère comme « la monographie de l’incertitude tourmentante d’essence morale », tandis qu’Eugen Lovinescu y voit « le meilleur roman psychologique roumain ». Pour Alexandre Piru, il « occupe la première place dans la littérature roumaine consacrée à la Première Guerre mondiale » dans la veine d’Henri Barbusse, Erich Maria Remarque ou Ernest Hemingway. L’écrivain grec Kosmas Politis évoque « un chef-d’œuvre » tant pour son analyse psychologique que pour sa composition.

Le livre a fait l’objet d’une adaptation cinématographique remarquable par Liviu Ciulei en 1965. Ce film, considéré comme l’un des meilleurs du cinéma roumain, a remporté le Prix de la mise en scène au Festival de Cannes la même année. Il a également inspiré une transposition à l’opéra par la compositrice Carmen Petra Basacopol (1988-1990) et une dramatisation pour le Théâtre National Radiophonique roumain en 1971.

Aux éditions ZOÉ ; 333 pages.


3. Adam et Ève (1925)

Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac

Résumé

Toma Novac, professeur de philosophie roumain, gît sur un lit d’hôpital, grièvement blessé par quatre balles tirées par le mari jaloux de sa maîtresse Ileana. Dans ses derniers instants, son esprit s’égare vers des conversations passées avec son ami Tudor Aleman sur la métempsychose – la migration des âmes à travers plusieurs vies.

Alors que sa conscience vacille entre vie et mort, Toma revit soudainement ses six existences antérieures : Mahavira dans l’Inde ancienne, Unamonu dans l’Égypte des pharaons, Gungunum en Mésopotamie, Axius dans la Rome impériale, Adeodatus dans l’Allemagne médiévale, et Gaston Duhem pendant la Révolution française.

Dans chacune de ces incarnations, il retrouve invariablement la même femme – son âme sœur – sous différentes identités : Navamalika, Isit, Hamma, Servilia, Maria et Yvonne. Ces rencontres, toutes marquées par une reconnaissance immédiate et un amour intense, se terminent systématiquement par une séparation tragique. Mais la septième vie, celle de Toma, parviendra-t-elle enfin à briser le cycle ?

Autour du livre

« Adam et Ève », publié en 1925, trouve son origine dans une expérience vécue par Liviu Rebreanu en septembre 1918 à Iași. Par un jour pluvieux, il croise une inconnue dont le regard lui provoque cette sensation troublante de déjà-vu. Cette rencontre fugace, celle où deux personnes semblent se reconnaître instantanément avant de se perdre à jamais, inspire l’écrivain qui y voit le matériau pour explorer le thème de la réincarnation et de l’amour prédestinée. Rebreanu confesse également que les racines de ce roman remontent à son adolescence et à ses premiers émois amoureux, sources d’inspiration pour les sept incarnations successives des deux âmes qui, dans le plan divin, n’en forment qu’une seule.

Le roman adopte une architecture singulière en neuf chapitres dont sept constituent le cœur narratif. Chacun d’entre eux transporte le lecteur dans une époque et une civilisation différentes, sept récits quasi autonomes qui pourraient se lire indépendamment. Néanmoins, ils s’unissent par un fil conducteur immuable : deux âmes qui se cherchent et se retrouvent, guidées par une force transcendante. Cette structure reflète la conception philosophique de Rebreanu selon laquelle l’être humain requiert sept vies terrestres pour atteindre la perfection spirituelle. La documentation colossale entreprise par l’auteur impressionne : « Pour chaque vie, j’ai dû consulter des dizaines et parfois des centaines de volumes » confiait-il, témoignant d’un souci d’authenticité historique dans la reconstitution des mondes anciens.

Le thème central du livre repose sur cette idée métaphysique : un atome spirituel, composé de deux principes, masculin et féminin, s’est brisé au commencement des temps. Précipités dans le monde matériel, ces deux fragments conservent la nostalgie de leur unité primordiale et se cherchent désespérément à travers les âges. Cette quête constituerait le véritable moteur de l’existence humaine. Rebreanu transforme ainsi l’obsession érotique en quête métaphysique en conférant à l’attraction entre homme et femme une finalité supérieure : la reconstitution de l’unité originelle, du couple idéal. Ce fondement philosophique s’inspire partiellement du mythe platonicien de l’androgyne tout en l’enrichissant d’une dimension spirituelle propre à la pensée orientale.

Le motif de la métempsychose apparaît également chez Mihai Eminescu dans « Avatarii Faraonului Tlà » ou dans le « Sonetul CCV » de Vasile Voiculescu. Des parallèles ont été établis avec « Le Vagabond des étoiles » de Jack London, dans lequel un condamné à mort revit ses existences antérieures, ainsi qu’avec « Le Roman de la momie » de Théophile Gautier, « La Tragédie de l’homme » d’Imre Madách ou encore « Salammbô » de Gustave Flaubert.

La critique littéraire a accueilli « Adam et Ève » avec des avis partagés mais globalement positifs. Pompiliu Constantinescu y voit « la preuve d’un grand talent » tandis que Felix Aderca, tout en jugeant « naïve » l’idéologie spirite, reconnaît la qualité supérieure des sept nouvelles. George Călinescu reproche à Rebreanu une « monotonie excessive » mais salue la documentation consistante et l’innovation narrative. Mircea Eliade, quant à lui, affirme avoir été « sûr que Rebreanu était vraiment un grand écrivain » après sa lecture. Plus récemment, Vladimir Streinu évoque une « narration philosophique » tandis que Tudor Vianu parle de roman « théosophique » dont le ressort est « le subconscient comme principe métaphysique ».

Aux éditions CAMBOURAKIS ; 432 pages.

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