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Laurence Cossé en 6 romans – Notre sélection

Née en 1950 à Boulogne-Billancourt, Laurence Cossé grandit dans une famille illustre : fille d’un officier de marine, elle est également la petite-nièce d’Antoine de Saint-Exupéry. Son parcours professionnel débute dans le journalisme, où elle travaille comme critique littéraire pour Le Quotidien de Paris. Elle devient ensuite productrice-déléguée à France Culture, réalisant notamment des entretiens avec des figures majeures de la culture comme Jorge Luis Borges et Andreï Tarkovski.

Son œuvre littéraire, principalement publiée chez Gallimard, comprend une douzaine de romans qui interrogent les mécanismes du pouvoir et leurs implications morales. Parmi ses œuvres notables figurent « Le coin du voile » (1996), « Au Bon Roman » (2009), et plus récemment « La Grande Arche » (2016), qui retrace l’histoire de la construction du célèbre monument parisien.

Son talent est reconnu par de nombreuses distinctions, dont le Grand prix de littérature de l’Académie française en 2015 pour l’ensemble de son œuvre. Elle est également Chevalier de l’Ordre des arts et des lettres. Outre ses romans, Laurence Cossé s’illustre aussi dans le théâtre, avec notamment « La Terre des folles », une pièce créée à Bruxelles en 2005 et adaptée en oratorio.

Voici notre sélection de ses romans majeurs.


1. La Grande Arche (2016)

Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac

Résumé

En 1983, un architecte danois méconnu, Johan Otto von Spreckelsen, remporte contre toute attente le concours international pour l’aménagement de la « Tête-Défense », un projet monumental voulu par François Mitterrand pour clore l’axe historique parisien. L’homme n’a construit que quatre églises dans son pays, mais son audacieux concept d’un cube blanc évidé séduit immédiatement le jury et le président français.

Rapidement, les obstacles s’accumulent devant celui que l’on surnomme « Spreck ». Les défis techniques s’avèrent colossaux pour faire tenir cette structure de 110 mètres surplombant le vide. Les contraintes budgétaires imposent des modifications substantielles au projet initial. L’architecte, perfectionniste et intransigeant, supporte mal les compromis qu’on lui impose et les méandres de l’administration française. La cohabitation politique de 1986 complique encore la situation, le nouveau gouvernement décidant de privatiser partiellement l’édifice. Dépassé par l’ampleur du chantier et refusant de voir son œuvre dénaturée, Spreckelsen finit par démissionner à l’été 1986. Il meurt quelques mois plus tard, sans avoir vu l’achèvement de son monument.

La Grande Arche est finalement inaugurée le 14 juillet 1989, point d’orgue des célébrations du Bicentenaire de la Révolution française. Mais elle incarne désormais le drame d’un créateur qui n’aura pu mener à terme sa vision originelle d’une arche monumentale.

Autour du livre

Sous son apparence d’enquête architecturale, « La Grande Arche » met au jour les singularités de la société française des années 1980. La méthode minutieuse de Laurence Cossé – qui s’appuie sur quatre années de recherches et d’entretiens avec les protagonistes – dévoile les contrastes saisissants entre deux cultures : la rigueur danoise, où une réunion commence et finit à l’heure prévue, face à une administration française qui cultive l’art du revirement perpétuel.

Les scènes de courtisanerie à l’Élysée illustrent les mœurs politiques de l’ère Mitterrand. Un épisode emblématique montre comment les conseillers orchestrent le choix du bois de poirier pour les aménagements intérieurs : sachant la prédilection du président pour cette essence, ils organisent une discussion savamment calculée permettant à Mitterrand d’approuver ce choix sans jamais l’avoir explicitement formulé.

Laurence Cossé s’attache aussi à décrypter l’antagonisme entre vision artistique et contraintes matérielles. Les témoignages recueillis auprès de Paul Andreu et Robert Lion éclairent les compromis nécessaires entre l’idéal architectural et sa réalisation concrète. Cette tension culmine dans l’épisode du marbre non traité : Mitterrand refuse le traitement qui en altérerait la patine, conduisant à sa dégradation prématurée par l’air acide parisien.

La presse salue unanimement cette restitution d’une époque révolue où la France pouvait encore s’offrir des monuments pharaoniques. « Le Moniteur » souligne la précision de l’enquête, tandis que l’ensemble des critiques du « Masque et la Plume » applaudit l’ouvrage. Ce succès critique se traduit par l’obtention du prix François-Mauriac de la région Aquitaine et du prix du livre d’architecture en 2016.

La réalité dépasse souvent la fiction, comme en témoigne la scène surréaliste où Spreckelsen demande au Président de la République de s’agenouiller pour observer une maquette, provoquant la stupeur de l’assistance. Ces moments insolites ponctuent le récit d’une construction qui, selon les mots de Paul Andreu, constitue « le sommet des difficultés que l’on puisse rencontrer simultanément ».

Aux éditions FOLIO ; 400 pages.


2. Le secret de Sybil (2023)

Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac

Résumé

Au début des années 1960, dans une école de la banlieue ouest parisienne, deux fillettes de dix ans scellent une amitié qui marquera leur existence. Sybil, reconnaissable à ses longues tresses brunes soigneusement coiffées chaque matin par sa mère, et Laurence, issue d’une famille plus modeste, tissent des liens d’une intensité rare. Dans leurs chambres d’adolescentes, elles partagent leurs lectures avec une passion dévorante, excellent dans leurs études et conversent sans fin. Leur complicité transcende leurs différences sociales : d’un côté, le pavillon en meulière de Sybil, où chaque enfant dispose de sa chambre et où l’excellence est un impératif ; de l’autre, l’appartement désordonné de Laurence, où la famille nombreuse vit dans une joyeuse fantaisie.

L’entrée au lycée marque une rupture. Tandis que Sybil rejoint un établissement parisien prestigieux, Laurence reste dans son lycée de banlieue. Les années passent, les liens se distendent. Sybil devient une femme d’une beauté stupéfiante « à la Carole Bouquet », mais quelque chose s’éteint en elle. Mariées presque simultanément, devenues mères, les anciennes amies maintiennent un contact ténu jusqu’à la mort prématurée de Sybil à trente ans.

Des années plus tard, l’autrice décide d’enquêter sur celle qui fut son « soleil ». Au fil des rencontres avec la mère de Sybil et d’anciennes camarades, elle reconstitue le puzzle d’une vie marquée par des secrets familiaux destructeurs. Le voile se lève progressivement sur les non-dits qui ont façonné le destin de son amie.

Autour du livre

À travers cette évocation d’une amitié de jeunesse, « Le secret de Sybil » brosse le tableau sans concession d’une époque – les années 1960 – où la condition féminine se résume à une attente : celle d’être « engrossée », seule « compétence » à laquelle une jeune fille peut alors prétendre. La force du texte réside dans sa manière d’entrelacer l’intime et le sociétal : le portrait croisé de deux familles devient le miroir des mutations sociales en cours. D’un côté, l’ancien monde incarné par la famille de Laurence où prédominent fantaisie et bonheur ; de l’autre, la modernité triomphante des parents de Sybil, tout entiers tournés vers l’excellence et l’ambition.

La construction du récit en deux temps – d’abord l’amitié idyllique puis l’enquête sur les secrets de famille – permet de saisir l’inexorable montée des conventions sociales qui finissent par broyer les individualités. Le génie de Laurence Cossé tient à sa capacité à montrer comment ce qui semblait n’être qu’une banale histoire d’éloignement entre deux amies révèle en fait les mécanismes implacables de l’exclusion sociale.

« Le secret de Sybil » se distingue par sa réflexion sur la mémoire affective : « le bonheur laisse derrière lui une vapeur d’or qui se dissout aussitôt et s’efface ». Cette méditation sur l’impossible conservation des moments de grâce fait écho à d’autres grands récits d’amitiés féminines, notamment la relation entre Simone de Beauvoir et Zaza. La comparaison s’impose d’autant plus que dans les deux cas, la mort prématurée de l’amie déclenche l’écriture.

Ce qui frappe particulièrement, c’est la manière dont Laurence Cossé parvient à restituer la complexité des rapports de classe dans la bourgeoisie de l’ouest parisien : les codes vestimentaires, le choix des écoles, jusqu’au modèle du dictionnaire de latin deviennent autant de marqueurs sociaux. Les non-dits familiaux s’accumulent comme une force délétère, conduisant inexorablement à la destruction du sujet. La trajectoire de Sybil incarne tragiquement cette tension entre désir de normalité et impossibilité d’échapper à son milieu.

Aux éditions FOLIO ; 160 pages.


3. Au Bon Roman (2009)

Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac

Résumé

Paris, années 2000. Francesca Aldo-Valbelli, riche héritière passionnée de littérature, fait la connaissance d’Ivan Georg, un libraire idéaliste exerçant à Méribel. De leur rencontre naît un projet ambitieux : ouvrir une librairie qui ne proposerait que des chefs-d’œuvre soigneusement sélectionnés. Pour constituer leur fonds, ils désignent un comité de huit écrivains chargés d’établir une liste des meilleurs romans. La librairie « Au Bon Roman » ouvre ses portes rue Dupuytren dans le 6ème arrondissement et rencontre rapidement le succès.

Mais ce triomphe suscite des jalousies et des oppositions virulentes. Une campagne de dénigrement s’organise dans la presse, orchestrée par des éditeurs et des auteurs mécontents de ne pas figurer dans la sélection. La situation s’aggrave lorsque trois membres du mystérieux comité sont victimes d’agressions. Ivan et Francesca sollicitent alors l’aide d’un commissaire érudit pour comprendre qui cherche à saboter leur entreprise.

Autour du livre

À travers une narration qui mêle habilement polar et satire sociale, Laurence Cossé signe avec « Au Bon Roman » un portrait acéré du milieu éditorial contemporain. En s’inspirant de son expérience comme journaliste, critique littéraire et productrice à France Culture, elle dévoile les rouages d’un système où la valeur littéraire se trouve souvent éclipsée par les impératifs commerciaux.

La réflexion sur la nature même d’un « bon roman » constitue le cœur de l’ouvrage. Cette question fondamentale s’incarne dans les discussions passionnées entre les personnages : « Nous voulons des livres nécessaires, des livres qu’on puisse lire le lendemain d’un enterrement […] des livres qui nous prouvent que l’amour est à l’œuvre dans le monde à côté du mal ». La sélection opérée par le comité secret soulève des débats essentiels sur les critères d’excellence littéraire et la légitimité de ceux qui les établissent.

Second roman de Laurence Cossé à traiter du relativisme esthétique après « Le Mobilier national », « Au Bon Roman » adopte une structure narrative complexe. Le récit, de type homodiégétique, débute in medias res en novembre 2005 avant de remonter à décembre 2003. Cette construction enchâssée permet d’alterner entre l’enquête policière et la chronique du monde littéraire.

Les références littéraires abondent, de Balzac à Vassili Grossman en passant par Pierre Michon, constituant une véritable bibliothèque idéale. Cette intertextualité permanente nourrit la réflexion sur ce qui fait la grandeur d’une œuvre. Sans jamais nommer les « mauvais » romans, Cossé questionne avec tact la démocratisation de la lecture face aux exigences de qualité littéraire.

« Au Bon Roman » soulève également des questions majeures sur l’avenir de la librairie indépendante. L’opposition entre la démarche idéaliste des protagonistes et les pressions du marché illustre les défis auxquels font face les professionnels du livre à l’heure de la surproduction éditoriale et de la concentration des maisons d’édition.

Aux éditions FOLIO ; 464 pages.


4. Nuit sur la neige (2018)

Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac

Résumé

En 1935, Robin, dix-huit ans, orphelin d’un père mort au front avant sa naissance, entame une classe préparatoire dans un internat jésuite de la région parisienne. Élevé par une mère protectrice au sein d’une famille bourgeoise, il y fait la connaissance de Conrad Wickaert, un élève plus âgé qui le subjugue par son assurance. Habitué à une vie privilégiée entre la Suisse et l’Italie, Conrad prend Robin sous son aile et l’initie aux sports d’hiver lors d’un séjour à Saint-Moritz.

Au printemps 1936, alors que la France connaît de vives tensions politiques, les deux amis se rendent à Val-d’Isère, modeste village de Haute-Tarentaise où quelques pionniers tentent d’implanter une station de ski. Dans ce décor alpin encore préservé du tourisme de masse, Robin s’éprend de Clarie, une jeune fille énigmatique. Mais ce premier émoi va prendre un tournant dramatique qui marquera à jamais l’existence du jeune homme.

Autour du livre

En filigrane des émois adolescents se dessine le portrait d’une époque charnière. L’année 1935 cristallise les tensions politiques en France : l’agression de Léon Blum par les Camelots du Roi, la dissolution des ligues d’extrême-droite et la montée du nazisme en Allemagne composent une toile de fond menaçante. Mais pour Robin, ces événements restent périphériques : « La grande affaire pour moi, cette année, n’était pas les élections du printemps, ce n’était pas la montée des fascismes en France et aux frontières. La grande affaire, c’était la faim d’amour. »

Les premières pages de « Nuit sur la neige » évoquent immédiatement « Le Grand Meaulnes » d’Alain-Fournier. Cette parenté se manifeste dans le thème de l’amitié admirative et dans la construction d’une atmosphère où le mystère côtoie l’innocence. La figure énigmatique de Conrad rappelle celle de Meaulnes, tandis que la naïveté de Robin fait écho à celle du narrateur d’Alain-Fournier.

Laurence Cossé brille particulièrement dans sa description de la naissance des sports d’hiver en France. À travers le microcosme de Val-d’Isère, se révèle la transformation d’une société traditionnelle : les premiers remonte-pentes surgissent dans les prés, suscitant l’inquiétude des anciens. Les jeunes moniteurs de ski préfèrent désormais gagner leur vie en encadrant les touristes plutôt que de perpétuer l’économie autarcique de la ferme familiale.

La narration rappelle par moments l’univers de Patrick Modiano, notamment dans sa manière de saisir l’atmosphère des années 1930 et les errances de la jeunesse bourgeoise. Cette similitude se manifeste aussi dans le traitement de la mélancolie et du pressentiment du drame à venir, comme en témoigne cette réflexion prémonitoire du narrateur : « Je le craignais si fort que je compris pourquoi : je le pressentais. Et qu’on ne dise pas quand j’aurai fini ce récit que je refais l’histoire. »

Les dernières pages imposent un changement brutal de tonalité. Le dénouement tragique marque la fin définitive de l’innocence pour Robin, comme si son drame personnel préfigurait les catastrophes historiques à venir. Cette rupture narrative fait écho aux bouleversements qui attendent l’Europe, transformant ce qui semblait être un simple récit d’apprentissage en une méditation plus profonde sur la perte des illusions.

Aux éditions FOLIO ; 176 pages.


5. Le coin du voile (1996)

Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac

Résumé

Paris, fin des années 1990. Un prêtre adresse une étrange lettre à un casuiste, membre d’une congrégation religieuse parisienne. Ce courrier de six pages contient une preuve irréfutable de l’existence de Dieu. « Dix heures vingt-cinq. Enfin. Il ne restait plus que la lettre brune […] Six pages plus loin, il tremblait. Cette fois la preuve n’était ni arithmétique, ni physique, ni esthétique, ni astronomique, elle était irréfutable. » Bouleversé, le casuiste partage sa découverte avec quelques confrères qui, à leur tour, sont transformés par cette lecture.

L’information remonte progressivement la chaîne hiérarchique jusqu’au provincial de l’ordre qui, pressentant le danger, refuse de lire le document. Par un concours de circonstances, l’affaire parvient aux oreilles du Premier ministre français. Ce dernier, après lecture de la preuve, décide d’abandonner ses fonctions pour se retirer dans sa résidence secondaire. De leur côté, le ministre de l’Intérieur et les hautes sphères de l’Église s’inquiètent des conséquences potentiellement dévastatrices de cette révélation sur l’ordre social.

Autour du livre

La dimension théologique du « Coin du voile » se double d’une réflexion politique sur les mécanismes du pouvoir. Jacques Julliard, dans « La Reine du monde » (2008), souligne cette dualité : « Les passions qui s’attachent aux croyances n’existent que parce qu’elles ne reposent pas sur une certitude absolue. » Cette observation met en lumière le paradoxe central de l’œuvre : une preuve divine absolue menacerait les fondements mêmes des institutions censées la représenter.

La critique Béatrix Beck salue la création d’un « genre nouveau, la religion-fiction ». Cette innovation littéraire rappelle « La fabrique d’absolu » de Karel Čapek, où une machine irradiait la foi divine. Les deux œuvres convergent sur un point crucial : l’opposition de l’institution ecclésiale à un propagateur de foi plus puissant qu’elle. Cette parenté thématique inscrit le texte dans une tradition qui inclut également « Le Nom de la rose » d’Umberto Eco et « Le Grand Inquisiteur » de Dostoïevski.

Laurence Cossé obtient trois distinctions majeures : le Prix du Jury Jean-Giono et le Prix des écrivains croyants en 1996, suivis du Prix Roland-de-Jouvenel en 1997. Le succès critique se confirme avec la traduction de l’œuvre en six langues, dont l’américain (sous le titre « A Corner of the Veil »), l’allemand (« Der Beweis »), l’italien (« La sesta prova »), l’espagnol (« La punta del velo »), l’hébreu et le grec.

L’académicienne Jacqueline de Romilly souligne la qualité du texte qu’elle qualifie de « livre terrible et juste et magnifiquement amusant ». Cette dimension satirique s’exprime notamment dans le traitement des personnages dont certains empruntent leurs traits à des célébrités ecclésiastiques ou politiques contemporaines, créant ainsi un effet de miroir avec la société française des années 1990.

La force du « Coin du voile » réside dans sa capacité à questionner les fondements de la croyance et du pouvoir institutionnel. En posant la question des conséquences d’une certitude divine absolue, Laurence Cossé met en scène la fragilité des structures sociales et religieuses qui reposent, paradoxalement, sur le maintien du doute.

Aux éditions FOLIO ; 259 pages.


6. Les amandes amères (2011)

Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac

Résumé

Dans le 15ème arrondissement de Paris, Édith, traductrice d’une quarantaine d’années, engage Fadila, une Marocaine de 65 ans, pour quelques heures de repassage hebdomadaires. En découvrant que sa nouvelle employée ne sait ni lire ni écrire, Édith mesure l’ampleur des difficultés quotidiennes auxquelles celle-ci est confrontée : impossible de déchiffrer les noms des stations de métro, de reconnaître les prix au marché ou de remplir des documents administratifs. Spontanément, elle propose à Fadila de lui apprendre à lire et écrire le français.

L’apprentissage s’avère plus ardu que prévu. Malgré la bonne volonté des deux femmes, les progrès sont minimes et fragiles. Ce qui semblait acquis un jour s’évapore la semaine suivante. Fadila peine à appréhender les concepts les plus élémentaires, comme la notion même de mot. Au fil des mois, leurs échanges révèlent le parcours chaotique de Fadila : ses mariages forcés au Maroc, sa fuite, son installation précaire en France.

Autour du livre

À travers l’histoire d’Édith et Fadila, « Les amandes amères » met en lumière une réalité sociale méconnue : l’analphabétisme des immigrés âgés en France. La distinction entre « illettré » et « analphabète » s’impose dès les premières pages, comme le souligne avec ironie une vendeuse : « L’illettré est français de souche et l’analphabète immigré ». Cette ligne de fracture sociale se manifeste dans chaque aspect de la vie quotidienne, où l’écrit règne en maître absolu.

Laurence Cossé excelle dans sa représentation du langage de Fadila, dont les approximations linguistiques créent une oralité authentique sans jamais verser dans la caricature. Les dialogues, émaillés d’expressions comme « j’bête » ou « j’pas dormi la nuit », témoignent d’une maîtrise orale de trois langues (français, arabe, berbère) qui contraste avec l’incapacité totale à déchiffrer l’écrit.

L’échec final de l’apprentissage soulève des questions fondamentales sur l’intégration tardive et ses limites. La relation entre les deux femmes, qualifiée de « rugueuse et douce, amère, cocasse », transcende le simple rapport professeure-élève pour devenir le symbole d’une rencontre entre deux mondes que tout oppose.

Laurence Cossé s’inspire d’une histoire vraie pour construire ce récit qui s’éloigne résolument du schéma attendu de la « super héroïne qui sauverait la pauvre femme de ménage marocaine ». Le titre lui-même, avec sa référence aux amandes sauvages utilisées en confiserie, suggère cette dualité entre amertume et douceur qui caractérise tant la relation des protagonistes que le parcours d’apprentissage lui-même.

La sobriété du style, qui pourrait sembler clinique, sert en réalité le propos en évitant tout pathos superflu. Cette approche narrative permet d’aborder avec justesse les mécanismes complexes de l’apprentissage de la lecture, tout en esquissant le portrait nuancé d’une femme dont la vie entière constitue « un roman ».

« Les amandes amères » s’inscrit dans la continuité des précédents textes de Cossé publiés chez Gallimard, comme « Au Bon Roman » (2009) ou « Vous n’écrivez plus ? » (2006), où l’écrit occupe déjà une place centrale. Cette fois, c’est son absence qui devient le moteur du récit, révélant les failles d’une société où l’illettrisme demeure un tabou persistant.

Aux éditions FOLIO ; 240 pages.

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