Née le 15 mai 1962 à Palo Alto en Californie, Julie Otsuka est une romancière américaine d’origine japonaise. Ses parents sont tous deux d’origine nippone : son père appartient à la première génération d’immigrants japonais (issei) et sa mère à la deuxième (nisei). Son enfance est marquée par l’internement des membres de sa famille : son grand-père est arrêté au lendemain de Pearl Harbor, tandis que sa mère, son oncle et sa grand-mère passent trois ans dans le camp de Topaz, dans l’Utah.
Après une formation artistique à l’Université de Yale dont elle sort diplômée en 1984, elle travaille quelques années comme serveuse tout en poursuivant sa pratique de la peinture. À trente ans, elle se tourne vers l’écriture et obtient un Master en création littéraire à l’Université Columbia en 1999.
Son premier roman, « Quand l’empereur était un dieu » (2002), s’inspire de l’histoire de sa famille pour évoquer l’internement des Japonais-Américains pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle poursuit à évoquer l’histoire nippo-américaine avec « Certaines n’avaient jamais vu la mer » (2012), qui raconte l’histoire de « mariées sur photo » japonaises arrivant à San Francisco en 1919. Ce roman lui vaut le PEN/Faulkner Award et le Prix Femina étranger. En 2022, elle publie « La ligne de nage », un roman sur la perte de mémoire et la maladie d’Alzheimer inspiré par l’expérience de sa propre mère, décédée en 2015. Julie Otsuka vit actuellement dans l’Upper West Side à New York.
Voici notre sélection de ses romans majeurs.
1. Certaines n’avaient jamais vu la mer (2012)
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Résumé
Dans les années 1920, des jeunes filles japonaises embarquent pour la Californie, promises à des compatriotes émigrés qu’elles n’ont jamais vus. Ces « picture brides » ne disposent que d’une photographie et de quelques lettres de leur futur époux pour imaginer leur nouvelle vie. Dès leur arrivée à San Francisco, les désillusions s’accumulent : les maris sont plus âgés que sur leurs portraits, les lettres d’amour ont été rédigées par des écrivains publics, et le rêve américain se transforme en cauchemar. Les femmes se retrouvent à trimer dans les champs, subissent la violence conjugale et l’hostilité des Américains. Leurs enfants, tiraillés entre deux cultures, finissent par rejeter leurs origines japonaises. L’entrée en guerre des États-Unis contre le Japon en 1941 scelle définitivement leur sort : internées dans des camps avec leurs familles, elles sont effacées de la mémoire collective.
Autour du livre
Sans personnage individualisé, la voix narrative se fond dans un « nous » collectif qui résonne comme un chœur antique. Cette chorale de voix féminines compose une mosaïque d’expériences où chaque fragment s’inscrit dans une tragédie commune. Le New York Times compare cette approche à « l’art japonais du sumi-e, où des traits d’encre sur du papier de riz saisissent non seulement des images mais des sensations, non seulement des surfaces mais l’essence de ce qui se cache à l’intérieur ».
La force du texte réside dans sa capacité à transformer des destins anonymes en une puissante fresque historique. The Guardian souligne cette prouesse en décrivant l’œuvre comme « un petit joyau dont les facettes sont taillées avec précision pour capter la lumière ». Le Chicago Tribune recommande d’ailleurs de lire ces pages « d’une seule traite pour que ce chœur de narratrices parle avec une poésie à la fois sobre et passionnée ».
La narration évoque un emakimono, ces rouleaux peints à la main qui déroulent une histoire en scènes successives. Julie Otsuka puise dans les archives historiques et s’inspire du destin de ses ancêtres pour éclairer cet épisode méconnu de l’histoire américaine. Son travail reçoit une reconnaissance internationale avec le Langum Prize en 2011, le PEN/Faulkner Award et le Prix Femina étranger en 2012.
La postérité de l’œuvre se prolonge sur les planches avec l’adaptation théâtrale de Richard Brunel, directeur de la Comédie de Valence, présentée au Festival d’Avignon en 2018. Cette mise en scène confirme la dimension dramatique d’un texte qui donne voix aux oubliées de l’Histoire. « Certaines n’avaient jamais vu la mer » s’inscrit dans la continuité du précédent roman de Julie Otsuka, « Quand l’empereur était un dieu », qui évoque déjà l’internement des Japonais-Américains pendant la Seconde Guerre mondiale.
Aux éditions FOLIO ; 176 pages.
2. Quand l’empereur était un dieu (2002)
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Résumé
En 1942, dans une paisible rue de Berkeley, une affiche officielle ordonne l’évacuation immédiate de tous les résidents d’origine japonaise. Pour une mère et ses deux enfants, c’est le début d’un exil forcé qui durera trois ans. Le père, déjà arrêté quelques mois plus tôt par le FBI en pleine nuit, croupit dans un camp dont ils ne reçoivent que de rares lettres censurées. Dans l’urgence, la mère prépare leur départ : elle enterre l’argenterie dans le jardin, donne le chat aux voisins, sacrifie le chien. Un long périple en train les conduit jusqu’au désert de l’Utah, où ils sont parqués avec des milliers d’autres déportés dans des baraquements de fortune. Les jours s’étirent, monotones, rythmés par les files d’attente pour les repas et les douches. En 1945, quand ils regagnent enfin leur maison pillée, le père les rejoint, mais ce n’est plus le même homme.
Autour du livre
La genèse de « Quand l’empereur était un dieu » puise directement dans l’histoire familiale de Julie Otsuka : ses grands-parents ont été déportés par le FBI en décembre 1941, comme des milliers d’autres Américains d’origine japonaise. Cette période sombre de l’histoire américaine commence avec la signature par le président Roosevelt du décret présidentiel 9066, le 19 février 1942, qui autorise l’internement de certains groupes ethniques dans des camps pudiquement nommés « War Relocation Centers ». Au total, 120 000 Américains d’origine japonaise (dont 62 % étaient des émigrés de deuxième génération) subissent cette déportation.
Le choix narratif de ne jamais nommer les personnages confère à leur histoire une dimension collective : chacun devient le symbole de tous ceux qui ont traversé cette épreuve. Les cinq chapitres adoptent successivement les perspectives de la mère, de la fille, du fils, puis des deux enfants ensemble, avant de se conclure par la confession du père. Cette structure polyphonique dévoile la multiplicité des traumatismes vécus : l’incompréhension des enfants, la dignité stoïque de la mère, la destruction psychologique du père.
La réception critique s’avère élogieuse dès la parution en 2002 chez Alfred A. Knopf. Michiko Kakutani, dans le New York Times, souligne « les dons lyriques et la maîtrise narrative » de l’œuvre. O, The Oprah Magazine y décèle « une méditation sur la loyauté envers son pays et envers soi-même, et sur le prix et la nécessité de rester brave et humain ». Le livre reçoit l’Alex Award de l’American Library Association en 2003 ainsi qu’un Asian American Literary Award.
L’absence d’apitoiement ou de pathos caractérise ce témoignage : les situations les plus terribles sont relatées avec une distance qui les rend d’autant plus poignantes. Comme le note Sylvia Santiago dans Herizons, cette retenue crée « un contraste avec la sensibilité du sujet ». Le dernier chapitre, structuré comme une adresse directe au lecteur, rompt brutalement avec cette distance pour révéler toute la violence des sentiments refoulés.
Aux éditions FOLIO ; 224 pages.
3. La ligne de nage (2022)
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Résumé
Dans une piscine municipale souterraine, des nageurs de tous horizons se côtoient selon des codes tacites et des habitudes bien établies. Ce microcosme baptisé « là-bas » offre un havre de paix loin des turbulences du monde extérieur. Alice, une septuagénaire d’origine japonaise, y trouve son équilibre jusqu’au jour où une fissure énigmatique apparaît dans le fond du bassin. Cette première faille en annonce une autre : celle qui se creuse dans son cerveau, alors que sa mémoire commence à lui faire défaut.
Contrainte de quitter son refuge aquatique après sa fermeture, Alice sombre progressivement dans la confusion mentale. Son mari et sa fille, romancière qui s’était éloignée d’elle, doivent se résoudre à la placer en établissement spécialisé. Dans cette institution aux règles strictes, Alice perd peu à peu le fil de son histoire, tandis que ressurgissent par intermittence des souvenirs de son passé, notamment son internement dans un camp américain pendant la Seconde Guerre mondiale.
Autour du livre
L’écriture de « La ligne de nage » s’inscrit dans un contexte particulier : Julie Otsuka a composé ce troisième roman durant la pandémie de COVID-19, période qui teinte discrètement la narration. Cette toile de fond transparaît notamment à travers les thèmes de l’isolement et de la rupture avec le monde extérieur, incarnés par cette piscine souterraine où les personnages trouvent refuge loin du « fracas du monde là-haut ».
La construction en diptyque – d’abord la communauté des nageurs, puis le déclin d’Alice – s’accompagne d’une remarquable mutation narrative. Du « nous » collectif qui unit les habitués de la piscine, le texte glisse vers un « tu » plus intime qui s’adresse à la fille d’Alice, elle-même écrivaine. Cette dimension autobiographique se devine à travers la culpabilité exprimée : « Tu lui as tourné le dos. Tu es devenue silencieuse, immobile, comme un animal. Tu lui as brisé le cœur et tu as écrit. »
Les critiques soulignent l’originalité de cette structure bifide. Selon le Financial Times, elle fonctionne « comme un cerveau latéralisé, avec des côtés rationnels et émotionnels en dialogue mélancolique ». The Atlantic note quant à lui la résonance particulière du livre dans le contexte pandémique, tandis que le New York Times salue une prose « puissamment contenue ».
La mémoire constitue le fil rouge qui relie les deux parties. Les souvenirs d’Alice remontent par bribes, notamment ceux liés à l’internement des Nippo-Américains durant la Seconde Guerre mondiale. Ces fragments historiques s’entremêlent aux oublis quotidiens. Le Carnegie Medal for Excellence in Fiction 2023 a récompensé cette méditation sur la fragilité de l’identité et la transmission intergénérationnelle.
Le livre se clôt sur une note à la fois mélancolique et lumineuse, avec les derniers mots d’Alice : « C’est bien que les oiseaux existent. » Cette ultime phrase cristallise la délicatesse avec laquelle « La ligne de nage » aborde la perte et la persistance des liens, même quand les mots se dérobent.
Aux éditions FOLIO ; 192 pages.