Italo Calvino (1923-1985) est un écrivain et journaliste italien majeur du XXe siècle. Né à Santiago de Las Vegas (Cuba) de parents scientifiques – son père Mario est agronome et sa mère Eva botaniste – il grandit à San Remo en Italie où sa famille s’installe en 1925.
Élevé dans un milieu intellectuel laïc et antifasciste, il rejoint la Résistance italienne pendant la Seconde Guerre mondiale sous le nom de code « Santiago ». Après la guerre, il s’installe à Turin où il commence sa carrière littéraire, publiant son premier roman « Le sentier des nids d’araignée » (1947), inspiré de son expérience dans la Résistance.
Membre du Parti communiste italien jusqu’en 1957, il le quitte suite à l’invasion soviétique de la Hongrie. Il travaille comme éditeur chez Einaudi tout en développant son œuvre littéraire. Il épouse la traductrice argentine Esther Judith Singer en 1964, avec qui il a une fille, Giovanna.
En 1967, il s’installe à Paris où il rejoint l’OuLiPo (Ouvroir de Littérature Potentielle), un groupe d’écrivains expérimentaux. Son œuvre évolue du néoréalisme initial vers une littérature plus fantastique et expérimentale. Parmi ses œuvres majeures figurent la trilogie « Nos ancêtres » (1952, 1957, 1959), « Les villes invisibles » (1972) et « Si par une nuit d’hiver un voyageur » (1979).
Il meurt à Sienne le 19 septembre 1985 d’une hémorragie cérébrale, alors qu’il préparait une série de conférences pour l’université Harvard. À sa mort, il était l’écrivain italien contemporain le plus traduit.
Voici notre sélection de ses livres majeurs.
1. Nos ancêtres – Le vicomte pourfendu (conte philosophique, 1952)
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Résumé
Le jeune vicomte Médard de Terralba s’élance sur les champs de bataille de Bohême pour affronter les Turcs. Nous sommes au XVIIIe siècle, et ce noble génois inexpérimenté ne se doute pas du sort qui l’attend : un boulet de canon le sectionne en deux moitiés parfaitement symétriques. Les médecins parviennent à sauver sa partie droite qui, une fois rétablie, retourne dans son fief.
Cette moitié de vicomte sème rapidement la terreur. Elle torture, assassine et pourfend systématiquement tout ce qui croise sa route. Les habitants tremblent devant cette créature démoniaque. L’espoir renaît quand la partie gauche réapparaît – celle que l’on pensait détruite. Mais cette seconde moitié, d’une bonté excessive, s’avère tout aussi insupportable que la première.
Autour du livre
Premier volet de la trilogie « Nos ancêtres », « Le vicomte pourfendu » naît sous la plume d’Italo Calvino entre juin et septembre 1951. La publication survient en 1952 aux éditions Einaudi, dans la collection « I gettoni ». Elio Vittorini, qui dirige alors la collection avec Calvino, pousse lui-même à la publication malgré les hésitations de l’auteur, persuadé que le manuscrit constitue déjà une œuvre aboutie.
Cette fable philosophique s’inscrit dans la lignée des contes voltairiens, notamment « Candide », dont elle reprend certains codes narratifs : le choix d’un narrateur naïf (ici un enfant de sept-huit ans), l’ancrage au XVIIIe siècle et la dimension allégorique. L’influence de Robert Louis Stevenson transparaît également à travers la figure du docteur Trelawney, qui emprunte son nom à un personnage de « L’Île au trésor ». Le prénom de l’héroïne Paméla fait quant à lui écho au roman « Paméla ou la Vertu récompensée » de Samuel Richardson.
La genèse du roman s’enracine dans le contexte de l’après-guerre, comme Calvino l’explique lors d’un entretien avec des étudiants de Pesaro en 1983 : « Quand j’ai commencé à écrire « Le vicomte pourfendu », je voulais surtout créer une histoire divertissante pour m’amuser et si possible amuser les autres ; j’avais cette image d’un homme coupé en deux et j’ai pensé que ce thème était significatif, qu’il portait une résonance contemporaine : nous nous sentons tous en quelque manière incomplets, nous ne réalisons qu’une partie de nous-mêmes et pas l’autre. »
La narration se déploie dans un jeu d’équilibre constant entre humour noir et réflexion philosophique. La dimension burlesque s’incarne notamment dans les personnages secondaires : le menuisier Pierreclou qui construit avec la même application potences et béquilles, le docteur Trelawney plus intéressé par la capture des feux follets que par le soin des malades, ou encore la joyeuse communauté des lépreux qui s’adonne aux plaisirs de la vie malgré leur condition.
En 1960, dans une note accompagnant la trilogie, Calvino précise son intention première : combattre tous les démembrements de l’homme et aspirer à l’homme total. Paradoxalement, c’est en scindant son protagoniste qu’il parvient à démontrer l’indissociabilité du bien et du mal. Les deux moitiés du vicomte, dans leurs excès respectifs, se révèlent également insupportables pour les habitants de Terralba : « Nos sentiments devenaient incolores et obtus parce que nous nous sentions comme perdus entre une vertu et une perversité également inhumaines. »
La structure narrative repose sur la voix d’un narrateur enfant, neveu du vicomte, dont le regard candide permet de dépeindre les situations les plus macabres avec une distance qui en souligne l’absurdité. Cette approche rappelle celle du « Baron perché » et du « Chevalier inexistant », les deux autres volets de la trilogie, qui partagent cette même capacité à traiter de questions existentielles à travers le prisme de l’insolite.
La critique de l’époque salue l’originalité et la profondeur de l’œuvre. Carol King souligne notamment la dimension allégorique du roman, y voyant une métaphore de la division du monde par la Guerre froide. En 1960, le recueil « Nos ancêtres », qui rassemble les trois romans de la trilogie, reçoit le Prix Salento.
Aux éditions FOLIO ; 144 pages.
2. Nos ancêtres – Le baron perché (conte philosophique, 1957)
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Résumé
En 1767, dans la région de Gênes, le jeune Côme Laverse du Rondeau, douze ans, grimpe dans un arbre du domaine familial après avoir refusé de manger un plat d’escargots. Ce qui commence comme un acte de rébellion contre l’autorité parentale se transforme en choix de vie radical : il ne redescendra plus jamais sur terre.
De branche en branche, d’arbre en arbre, Côme s’adapte à son existence sylvestre. Il apprend à chasser, se confectionne des abris, lit pendant des heures, correspond avec les philosophes des Lumières, noue des amitiés improbables avec des bandits et des nobles en exil. Du haut de son royaume, il observe la société qui l’entoure avec un regard neuf et participe à sa manière aux bouleversements de son époque : la Révolution française, les guerres napoléoniennes. Il tombe éperdument amoureux de Violette, une jeune marquise aussi libre que fantasque.
Autour du livre
Publié en 1957 aux éditions Einaudi, « Le baron perché » constitue le deuxième volet de la trilogie « Nos ancêtres », encadré par « Le vicomte pourfendu » (1952) et « Le chevalier inexistant » (1959). L’inspiration du protagoniste provient du jardinier et botaniste Libereso Guglielmi, grand ami de Calvino, tandis que la trame narrative découle d’un récit que l’auteur entendit de Salvatore Scarpitta lors d’une soirée de 1950 à l’Osteria Fratelli Menghi, à Rome.
Cette fable philosophique s’inscrit dans la lignée des contes voltairiens, tels « Candide » ou « Zadig », en portant un regard ironique sur la société. Le siècle des Lumières sert de toile de fond historique à cette narration singulière qui débute précisément le 15 juin 1767, peu après la guerre de Succession d’Autriche, et traverse les bouleversements de la Révolution française jusqu’aux campagnes napoléoniennes. La particularité du récit tient à son narrateur, Biagio, frère cadet du protagoniste, qui relate les événements avec un mélange d’admiration et de distance critique. Cette position de témoin privilégié confère au texte une dimension à la fois intime et universelle.
À travers la figure de Côme, ce noble ligure qui choisit de vivre dans les arbres, Calvino livre une réflexion sur les rapports entre l’individu et la société, la nature et la civilisation. L’entêtement du jeune baron traduit paradoxalement une quête de liberté qui ne signifie pas rupture totale avec le monde – il continue d’interagir avec ses contemporains, de s’instruire et de participer aux événements de son temps. Sa position surélevée lui permet d’observer avec acuité les transformations sociales et politiques de son époque, incarnant une forme originale d’engagement.
Le texte multiplie les registres : aventures rocambolesques, méditation philosophique, critique sociale. La dimension écologique avant-gardiste du roman se manifeste notamment à travers la sensibilité de Côme aux questions environnementales, qu’il s’agisse de la préservation des forêts ou de la transformation des paysages. Cette préoccupation entre en résonance avec les problématiques contemporaines de l’auteur : publié dans une Italie en crise des années 1950, le roman traduit aussi le désenchantement de Calvino face aux espoirs déçus de l’après-guerre.
Les critiques soulignent l’intelligence et la sensualité qui imprègnent l’œuvre, sa capacité à mêler humour et mélancolie. Martin McLaughlin y voit « un tour de force » et « une tentative extraordinairement réussie de reproduire un conte philosophique utopique pour les années 1950 ». Avec « Si par une nuit d’hiver un voyageur », « Le baron perché » demeure l’ouvrage le plus vendu de l’auteur italien.
Le roman a connu plusieurs adaptations : une version pour enfants élaborée par Calvino lui-même en 1961, une adaptation en mélodie pour voix récitante et petit orchestre par Franco Pisciotta en 1979, et plus récemment une adaptation théâtrale signée Riccardo Frati pour le Piccolo Teatro de Milan, créée en janvier 2023 pour le centenaire de la naissance de Calvino. En 1957, « Le baron perché » reçut le prestigieux Prix Viareggio de Narrativa, ex aequo avec « Les cendres de Gramsci » de Pier Paolo Pasolini.
Aux éditions FOLIO ; 384 pages.
3. Nos ancêtres – Le chevalier inexistant (conte philosophique, 1959)
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Résumé
Dans l’armée de Charlemagne sert un chevalier à l’armure immaculée, Agilulfe Edme Bertrandinet des Guildivernes. Sa particularité ? Son armure est vide. Ce paladin sans corps ni visage existe pourtant bel et bien : il parle, combat et fait respecter avec zèle les règles de la chevalerie. Ses compagnons d’armes le trouvent insupportable à cause de son perfectionnisme et de sa rigueur excessive.
Un jour, lors d’un banquet, un jeune homme remet en cause la légitimité de son titre de chevalier. Pour sauver son honneur, Agilulfe part à la recherche de la princesse Sofronie, qu’il avait jadis sauvée des griffes de brigands. Dans sa quête, il est accompagné de Gourdoulou, son écuyer fantasque qui, à l’inverse de son maître, existe mais ne le sait pas.
Cette histoire loufoque nous est contée par sœur Théodora, une nonne dont l’identité mystérieuse ne sera révélée qu’à la fin du récit.
Autour du livre
Publié en 1959, « Le chevalier inexistant » est le dernier volet de la trilogie « Nos ancêtres » d’Italo Calvino, aux côtés du « Vicomte pourfendu » (1952) et du « Baron perché » (1957). À travers ces trois récits indépendants, l’écrivain italien dresse « un arbre généalogique des ancêtres de l’homme contemporain » qu’il décrit comme « divisé, mutilé, incomplet, hostile à soi-même ».
Dans cette fable médiévale loufoque qui se déroule à la cour de Charlemagne, Calvino part d’une image fondatrice proche de la bande dessinée : une armure vide qui marche, combat et parle. À partir de cette impulsion visuelle, le récit se développe avec une logique implacable pour en exposer les conséquences souvent humoristiques et aboutir à des situations paradoxales qui s’enchaînent dans une prolifération narrative.
L’originalité de la construction tient notamment au dispositif narratif : l’histoire est racontée par une nonne copiste, Sœur Théodora, qui intervient régulièrement pour livrer ses réflexions sur l’acte d’écrire et sur la difficulté à saisir la réalité. Cette mise en abyme place d’emblée le récit sous le signe de la modernité littéraire, tout en permettant une distance ironique avec les codes du roman de chevalerie.
Les personnages incarnent différentes facettes de la quête existentielle. Agilulfe, le chevalier sans corps, représente l’aliénation de l’homme moderne prisonnier de ses fonctions et de sa conscience. Son écuyer Gourdulou, qui existe sans le savoir et se confond avec tout ce qu’il rencontre, figure son exact opposé. Entre ces deux extrêmes évoluent de jeunes héros en formation comme Raimbaut et Torrismond, ainsi que l’amazone Bradamante dont la recherche du chevalier parfait traduit les illusions de l’idéalisme.
La dimension parodique ne se limite pas à une simple satire des romans médiévaux. À travers la décadence de la chevalerie et ses paladins plus préoccupés de butin que d’héroïsme, Calvino dénonce l’individualisme et le matérialisme de la société contemporaine. Les scènes de bataille mêlent le grotesque à une réflexion désabusée sur l’absurdité de la guerre, tandis que l’épisode des Chevaliers du Graal tourne en dérision le fanatisme religieux.
« Le chevalier inexistant » marque également un tournant dans le rapport de Calvino à l’engagement politique. L’auteur, qui avait adhéré au Parti Communiste italien en 1945 avant de s’en détacher en 1956 après l’invasion de la Hongrie, transpose ici sa désillusion idéologique. L’armure vide d’Agilulfe symbolise la vacuité des grands systèmes de pensée, tandis que le personnage de Bradamante/Sœur Théodora suggère que seule l’imagination littéraire permet d’appréhender la complexité du réel.
Dans un article du Monde en 1962, Jacqueline Piatier note que l’auteur propose « un divertissement réussi » qui évite l’écueil du roman à thèse grâce à « la drôlerie de l’expression, l’invention, le rythme du récit ». « Le chevalier inexistant » a connu deux adaptations : un film d’animation réalisé par Pino Zac en 1970 d’après un scénario de Calvino lui-même, puis une mise en scène théâtrale en 1996 par la compagnie du Théâtre du Maquis. Cette dernière version utilisait la vidéo en direct pour créer un équivalent scénique du procédé narratif de la nonne copiste, permettant au spectacle de porter « en lui sa propre critique » et de multiplier les points de vue.
Aux éditions FOLIO ; 224 pages.
4. Si par une nuit d’hiver un voyageur (roman, 1979)
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Résumé
Publié en 1979, « Si par une nuit d’hiver un voyageur » d’Italo Calvino met en scène un Lecteur qui vient d’acheter le dernier roman de l’auteur. Dès les premières pages, une erreur d’impression l’empêche de poursuivre sa lecture. De retour à la librairie pour échanger son exemplaire, il rencontre une Lectrice, Ludmilla, confrontée au même problème.
Ensemble, ils se lancent dans une quête improbable pour retrouver la suite de l’histoire. Mais chaque nouveau livre qu’ils découvrent s’interrompt brutalement après quelques chapitres, les entraînant dans une succession d’intrigues inachevées. Leur périple les mène des bureaux d’éditeurs aux séminaires universitaires, sur les traces d’un mystérieux traducteur puis au cœur d’un complot littéraire international.
Autour du livre
Dans « Si par une nuit d’hiver un voyageur », Italo Calvino réalise une prouesse narrative vertigineuse. Une mise en abyme démultipliée prend forme à travers dix débuts de romans interrompus, enchâssés dans une trame principale où un Lecteur tente désespérément de poursuivre sa lecture sans cesse contrariée. Cette construction labyrinthique n’est pas le fruit du hasard : membre actif de l’OuLiPo dans les années 1970, Calvino applique ici des contraintes créatives rigoureuses qu’il expose dans un opuscule intitulé « Comment j’ai écrit un de mes livres », où il révèle notamment l’usage du carré sémiotique de Greimas comme outil de création.
La narration à la deuxième personne du singulier place le lecteur réel dans une position inédite : interpellé directement par le texte, il devient personnage malgré lui, tout en restant conscient de sa position extérieure. Cette ambivalence délibérée brouille la frontière entre fiction et réalité. Le « tu » utilisé par Calvino crée une identification troublante avec le Lecteur protagoniste, figure anonyme qui ne cesse de chercher la suite des récits interrompus.
Les dix incipits constituent un panorama des genres romanesques contemporains. Calvino y déploie une virtuosité stylistique remarquable, passant du réalisme magique latino-américain au roman policier américain, en traversant la prose érotique japonaise. Cette multiplication des styles répond à une ambition totalisante : créer un livre qui contiendrait tous les livres possibles, rejoignant ainsi une aspiration borgésienne.
Le chapitre huit occupe une position centrale dans cette architecture complexe. Il contient une mise en abyme explicite où l’écrivain Silas Flannery, double de Calvino, expose dans son journal un projet d’écriture qui n’est autre que le roman que nous lisons. Ce procédé vertigineux démultiplie les niveaux de fiction et interroge la nature même de l’acte d’écrire.
La structure circulaire du roman pose la question de sa propre fin. Les titres des dix récits interrompus forment ensemble une phrase qui s’achève sur une interrogation : « Quelle histoire attend là-bas sa fin ? » Cette ultime question ouvre la possibilité d’une lecture infinie, où le texte se régénère perpétuellement dans un mouvement spiralé.
La critique accueille « Si par une nuit d’hiver un voyageur » avec enthousiasme, soulignant sa virtuosité et son inventivité. Le Monde salue cette « histoire à l’apparence anodine comme Italo Calvino aimait en écrire ». W. Martin Lüdke, dans Der Spiegel, parle d’un véritable régal, tandis que Gerhard Stadelmaier de Die Zeit loue « la plus amusante, la plus touchante chasse au trésor littéraire depuis longtemps ».
La singularité de cette œuvre inspire plusieurs créations : « If on a winter’s night, four travelers », un jeu vidéo expérimental, en adapte la structure narrative. Le musicien Sting nomme son album « If on a Winter’s Night » en hommage au roman. Une adaptation radiophonique est diffusée sur BBC Radio 4 en 2023 avec Toby Jones, Indira Varma et Tim Crouch. Bill Ryder-Jones en propose une interprétation musicale avec son album « If… », conçu comme une « partition imaginaire » du livre.
Aux éditions FOLIO ; 400 pages.
5. Les villes invisibles (roman, 1972)
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Résumé
Dans la Chine du XIIIe siècle, Marco Polo se présente à la cour de Kublai Khan, empereur des Tartares. Le souverain, qui ne peut visiter lui-même son immense territoire, demande au marchand vénitien de lui décrire les villes de son empire. S’ensuit alors une série d’échanges entre les deux hommes, au cours desquels Marco Polo dépeint cinquante-cinq cités imaginaires, toutes baptisées d’un prénom féminin.
Ces descriptions s’organisent en onze catégories thématiques : les villes et la mémoire, les villes et le désir, les villes et les signes, les villes effilées… Chaque cité révèle un aspect différent de l’existence urbaine : certaines s’élèvent sur des échasses au-dessus des nuages, d’autres s’étendent sous terre, quelques-unes flottent dans les airs suspendues par des cordes.
Entre chaque description, les dialogues philosophiques entre Marco Polo et Kublai Khan questionnent la nature même des villes, leur rapport au temps, à l’espace et aux hommes qui les habitent.
Autour du livre
Publié en 1972 durant son séjour parisien, « Les villes invisibles » est l’une des œuvres les plus singulières d’Italo Calvino. Elle naît d’une période significative dans le parcours de l’écrivain italien : celle de sa fréquentation des cercles intellectuels français, notamment l’OuLiPo qu’il rejoint la même année, et de son intérêt marqué pour l’œuvre de Charles Fourier.
La genèse du livre s’inscrit dans un processus créatif particulier : pendant des années, Calvino accumule des textes qui, sans dessein prémédité, prennent la forme de descriptions urbaines. Ces fragments poétiques s’assemblent progressivement jusqu’à former un ensemble cohérent de cinquante-cinq portraits de cités imaginaires. L’architecture du livre se construit alors selon une structure mathématique rigoureuse : onze catégories thématiques de cinq villes chacune, réparties sur neuf chapitres selon un schéma précis d’alternance.
La composition s’articule autour d’un dialogue entre Marco Polo et Kublai Khan, dernier empereur des Mongols. Cette conversation, qui encadre les descriptions des villes, ne constitue pas un simple artifice narratif mais incarne deux approches complémentaires : celle du voyageur visionnaire et celle de l’empereur mélancolique, chacun représentant une facette de l’auteur lui-même. L’un symbolise l’imaginaire créatif, l’autre la raison classificatrice.
L’innovation formelle du livre tient aussi à sa dimension combinatoire : le lecteur peut suivre différents parcours de lecture, soit horizontalement par chapitres, soit verticalement par rubriques thématiques, soit en diagonale en suivant l’ordre numérique des villes. Cette structure sophistiquée n’empêche pas une grande liberté poétique dans l’écriture des descriptions urbaines, où chaque cité se distingue par une caractéristique qui lui confère son identité propre.
Les critiques soulignent l’aspect onirique et philosophique de l’œuvre. Mario Fusco note que même dans ses envolées les plus imaginatives, Calvino ne cède jamais à la pure fantaisie gratuite. Le livre reçoit en 1975 une nomination pour le Prix Nebula dans la catégorie Meilleur roman, consacrant sa dimension novatrice.
L’opéra « Invisible Cities » du compositeur Christopher Cerrone, créé en 2013, en propose une adaptation. La production originale, mise en scène à la gare Union Station de Los Angeles, fait participer onze musiciens, huit chanteurs et huit danseurs dans une performance immersive où le public, équipé de casques sans fil, peut déambuler librement dans l’espace. Elle est finaliste du Prix Pulitzer de musique en 2014. L’architecte indienne Aarati Kanekar s’est également inspirée du livre pour concevoir des projets de constructions tridimensionnelles, tandis que plusieurs artistes à travers le monde se sont attachés à illustrer ces cités imaginaires, notamment Karina Puente.
Aux éditions FOLIO ; 224 pages.
6. Le sentier des nids d’araignée (roman, 1947)
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Résumé
Dans l’Italie de 1945, en pleine guerre, Pin erre dans les ruelles d’une ville de la côte ligurienne. Ce gamin d’une dizaine d’années, dont la sœur se prostitue aux soldats allemands, passe ses journées au bar du quartier. Trop mature pour les enfants de son âge mais pas assez adulte pour être pris au sérieux, il lance ses sarcasmes aux habitués du café. Un soir, pour se faire valoir, il vole le pistolet d’un soldat allemand et le cache dans son refuge secret : un sentier où les araignées font leurs nids.
Cette bravade le précipite dans une suite d’événements qui le mènent jusqu’au maquis des partisans communistes. Pin y découvre une galerie de personnages hauts en couleur : le commandant Marle, un homme instable et suicidaire, Loup Rouge le doctrinaire, Kim le commissaire politique philosophe, et surtout le Cousin, un tueur taciturne au cœur tendre.
Autour du livre
Premier roman d’Italo Calvino publié en 1947, « Le sentier des nids d’araignée » adopte une perspective singulière pour évoquer la Résistance italienne : celle d’un enfant des rues, Pin, dont l’innocence et la naïveté contrastent avec la dureté du monde qui l’entoure. Cette approche novatrice rompt avec les codes de l’époque qui privilégient une représentation héroïque et idéalisée des partisans.
Le choix de situer l’action dans la Riviera ligurienne, entre mer et montagnes, n’est pas anodin. Cette géographie particulière, où chaque élément se situe à la lisière d’un autre, crée une tension permanente qui structure le récit. Pin lui-même évolue dans cet entre-deux : trop mûr pour les enfants de son âge qui le rejettent, pas assez adulte pour être pris au sérieux par les grandes personnes. Son refuge, le sentier où les araignées font leurs nids, devient un lieu symbolique, une géographie intime qui échappe à la violence du monde des adultes.
Cette dimension géopoétique du texte transcende la simple description du paysage pour créer une cartographie mentale où s’entremêlent les bruits, les chants, le dialecte. Les monts qui se penchent sur la mer se font métaphore d’un monde intérieur qui cherche à s’extérioriser. Le microcosme de la Ligurie se transforme en macrocosme, le particulier en universel, dans un mouvement qui caractérisera toute l’œuvre à venir de Calvino.
La rapidité d’écriture du roman – Calvino confie dans une interview au Messaggero du 21 février 1982 l’avoir rédigé d’une traite après avoir longuement travaillé le premier chapitre – n’entame en rien sa profondeur. Le succès est immédiat : la première édition de 1500 exemplaires est suivie d’une réimpression en 1948 de 6000 copies. L’édition de 1964, considérée comme définitive, s’enrichit d’une préface importante où Calvino explicite ses choix narratifs.
Cesare Pavese note le premier la dimension fabuleuse du récit, anticipant un des grands thèmes qui caractérisera l’œuvre future de Calvino. Cette tonalité de conte, qui se manifeste notamment dans la description des lieux, permet paradoxalement d’aborder avec plus d’acuité la réalité brutale de la guerre. La forêt, avec sa végétation dense, devient une forêt de phrases et de récits, préfigurant l’écriture combinatoire qui fera la marque de Calvino.
En 2005, le groupe Modena City Ramblers s’inspire du livre pour composer la chanson « Il Sentiero », qui figure sur leur album « Appunti Partigiani ».
Aux éditions FOLIO ; 240 pages.
7. Le château des destins croisés (roman, 1973)
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Résumé
Un narrateur, après avoir traversé une forêt dense, trouve refuge dans un château où d’autres voyageurs se sont également abrités. Une fois attablés pour le repas, tous réalisent qu’ils ont perdu l’usage de la parole. Le maître des lieux sort alors un jeu de tarots qui devient leur seul moyen de communication. Les convives commencent à disposer les cartes sur la table pour raconter leurs aventures. Leurs récits s’inspirent de grandes figures littéraires : Roland, Faust, Perceval, Hamlet. Chaque carte prend des significations multiples selon qui la pose et comment elle s’articule avec les autres. Dans la seconde partie, la scène se déplace dans une taverne où de nouveaux personnages utilisent un jeu de tarot différent pour livrer leurs histoires.
Autour du livre
La genèse du « Château des destins croisés » s’étend sur quatre années, de 1969 à 1973. Calvino met en place une architecture narrative complexe qui prend racine dans un séminaire international sur les stratégies du récit à Urbino en 1969, où Paolo Fabri présente une communication sur « le récit de la cartomancie et le langage des emblèmes ». Cette rencontre intellectuelle inspire à Calvino l’idée d’employer les tarots comme une « machine narrative combinatoire ».
La construction du livre se fait en deux temps distincts. La première partie paraît en 1969 dans une édition luxueuse intitulée « Tarocchi: Il mazzo visconteo di Bergamo e New York ». Calvino y utilise les tarots peints par Bonifacio Bembo pour les ducs de Milan au XVe siècle, dont les enluminures raffinées servent de matrice narrative. Pour l’édition définitive de 1973, il ajoute une seconde partie, « La taverne des destins croisés », basée cette fois sur le jeu de tarot de Marseille, plus populaire et rustique.
La structure du livre repose sur un dispositif narratif ingénieux : des voyageurs privés de parole se réunissent dans un château puis dans une taverne, et utilisent les cartes du tarot pour raconter leurs histoires. Chaque récit se construit par l’agencement des cartes sur une table, formant une mosaïque où les histoires s’entrecroisent. Les mêmes cartes servent à des narrations différentes selon leur position et leur ordre de lecture, créant ce que Calvino nomme « une sorte de mots croisés faits de figures au lieu de lettres ».
L’influence de l’OuLiPo transparaît dans cette expérimentation narrative. En tant que correspondant étranger de ce groupe littéraire, Calvino fait le pont entre la combinatoire héritée de Raymond Queneau et les futures expériences de littérature assistée par ordinateur. « Le château des destins croisés » préfigure ainsi les recherches sur les « bi-carrés latins » que les Oulipiens développeront dans les années 1970.
La matière littéraire médiévale y occupe une place centrale. Le « Roland furieux » de L’Arioste constitue l’épine dorsale du livre, formant ce que Calvino appelle « la croix centrale » de son « carré magique ». Les figures des tarots permettent de réinterpréter les grands thèmes de la littérature médiévale : la quête du Graal, les aventures de Perceval, les errances de Roland devenu fou d’amour.
Calvino avait envisagé d’ajouter un troisième volet intitulé « Le motel des destins croisés », qui aurait utilisé des fragments de bandes dessinées à la place des tarots. Le projet, qui devait mettre en scène des survivants d’une catastrophe s’exprimant à travers des cases de BD, resta finalement à l’état d’ébauche, l’auteur ayant épuisé son intérêt pour ce type d’expérimentation narrative.
Aux éditions FOLIO ; 192 pages.
8. Marcovaldo (recueil de nouvelles, 1963)
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Résumé
« Marcovaldo » est un recueil composé de vingt nouvelles dans lesquelles un certain Marcovaldo tente d’échapper à sa condition. Ses plans improbables tournent systématiquement au fiasco.
« Des champignons en ville » (printemps). Dans une ville industrielle, Marcovaldo découvre des champignons poussant près de son arrêt de tramway. Avec patience, il surveille leur croissance, craignant qu’un autre ne les repère avant lui. Le jour de la récolte arrive enfin, mais l’histoire prend un tour inattendu : d’autres champignons ont poussé le long de l’avenue. La nouvelle se termine à l’hôpital, où tous les cueilleurs subissent un lavage d’estomac après avoir consommé ces champignons vénéneux.
« Vacances sur un banc » (été). Étouffant dans son logement surpeuplé durant les nuits d’été, Marcovaldo rêve de dormir sur un banc d’une place ombragée qu’il traverse chaque matin. Une nuit, il quitte discrètement son domicile pour réaliser son projet. La réalité s’avère moins idyllique que prévu : une dispute de couple, la lumière d’un feu de circulation, le bruit d’un chantier et l’odeur des poubelles perturbent son sommeil. À l’aube, un jet d’eau et le vacarme de la circulation le réveillent brutalement.
« Le pigeon municipal » (automne). Un vol de bécasses inspire à Marcovaldo l’idée de les capturer pour les manger. Il répand du maïs sur la terrasse de son immeuble et enduit de colle les rambardes et les fils à linge. Sa tentative ne lui rapporte qu’un modeste pigeon, qui s’avère être la propriété de la municipalité. Pour couronner le tout, le linge mis à sécher est fichu.
« La ville sous la neige » (hiver). La neige recouvre la ville et Marcovaldo doit déblayer la cour de son entreprise. Il apprécie la blancheur de la neige qui efface les murs oppressants qui l’entourent. Cependant, il se transforme en bonhomme de neige après avoir été recouvert de trois quintaux tombés du toit et attrape un gros rhume. Un éternuement provoque une bourrasque qui disperse toute la neige, et la cour révèle à nouveau sa banalité hostile.
« Un traitement de choc » (printemps). Un vieux journal utilisé pour emballer son sandwich révèle à Marcovaldo une méthode pour soigner les rhumatismes avec du venin d’abeilles. Il envoie ses enfants capturer des guêpes, les confondant avec des abeilles, et improvise un cabinet médical à domicile. L’imprudence de son fils Michelino, qui ramène un essaim furieux jusqu’à la maison, conduit toute la famille à l’hôpital.
« Un samedi de soleil, de sable et de sommeil » (été). Pour soigner ses rhumatismes, Marcovaldo se rend avec ses enfants au bord du fleuve pour des bains de sable. Ne trouvant pas de sable sec assez épais, il profite d’un tas de sable laissé sur une barge par des ouvriers. Pendant que ses enfants le recouvrent, l’un d’eux détache l’amarre. La barge dérive au fil du courant, mais Marcovaldo reste immobile pour ne pas perdre les bienfaits du sable. La barge s’échoue au bord d’un rapide, le projetant dans les airs au-dessus d’une foule de baigneurs.
« La gamelle » (automne). Pour son déjeuner au travail, Marcovaldo apporte une gamelle préparée par sa femme Domitilla. Après trois jours de saucisses et de navets de piètre qualité, une rencontre fortuite avec un enfant à la fenêtre d’une villa aboutit à un échange de repas. Cette parenthèse heureuse est interrompue par la gouvernante qui, craignant le vol de l’argenterie, force Marcovaldo à restituer le repas et lui lance sa gamelle.
« Le bois sur l’autoroute » (hiver). Par une froide soirée d’hiver, le manque de bois pour le poêle pousse Marcovaldo à chercher du combustible en ville. À son retour, il trouve la cheminée allumée : ses enfants, nés en ville et n’ayant jamais vu de véritable forêt, ont pris des panneaux publicitaires pour des arbres. Suivant leurs indications, Marcovaldo commence à scier un panneau mais se fait surprendre par l’agent Astolfo qui, très myope, le confond avec une image publicitaire.
« Le bon air » (printemps). Sur conseil médical, Marcovaldo emmène ses enfants respirer l’air pur en altitude. D’abord désorientés par cet environnement inconnu, les enfants finissent par s’amuser avec enthousiasme. La ville leur apparaît triste et plombée depuis les hauteurs. Une rencontre avec des patients d’un sanatorium révèle un paradoxe : ces derniers regrettent la ville dont leur santé les a éloignés.
« Un voyage avec les vaches » (été). Une nuit d’été, Marcovaldo observe le passage d’un troupeau de vaches traversant la ville vers les alpages. Son fils aîné Michelino suit secrètement les bêtes. Les nouvelles rassurantes qui parviennent à Marcovaldo suscitent son envie, imaginant son fils profitant d’agréables vacances en montagne. Au retour de Michelino, la réalité se révèle moins idyllique : il a dû travailler dur pour un maigre salaire.
« Le lapin vénéneux » (automne). Lors d’une convalescence à l’hôpital, Marcovaldo dérobe un lapin de laboratoire contaminé par des virus. Il projette de l’engraisser pour Noël ou d’en faire un élevage. Rapidement recherché, le lapin s’échappe. Désorienté par sa vie en cage, l’animal erre sur les toits. Dans un geste désespéré, le lapin se jette dans le vide mais atterrit dans les bras d’un pompier qui le conduit en ambulance, où il retrouve Marcovaldo et sa famille, tous en observation médicale.
« Le mauvais arrêt » (hiver). Amateur de cinéma qui lui permet d’échapper à la monotonie urbaine, Marcovaldo se retrouve dans un épais brouillard en sortant d’une séance. À bord du tramway, la visibilité nulle le conduit à descendre au mauvais endroit. Perdu, il s’enivre dans une taverne en cherchant son chemin. Il arrive dans un lieu étrange avec des lumières au sol qui le guident vers ce qu’il croit être un autobus. Une fois à bord, il découvre qu’il s’agit d’un avion en partance pour Bombay, Calcutta et Singapour.
« Là où le fleuve est le plus bleu » (printemps). Pour nourrir sa famille avec des aliments sains et sans intermédiaires, Marcovaldo décide de pêcher. Il cherche un endroit éloigné de la ville où l’eau n’est pas polluée. Il découvre alors un bras de rivière d’un bleu éclatant et, après avoir emprunté du matériel à ses collègues, il réussit à pêcher de nombreuses tanches. Un garde l’oblige cependant à rejeter ses prises à l’eau : l’eau est bleue en raison d’une usine de peinture voisine qui la pollue.
« La lune et le GNAC » (été). Un soir, Marcovaldo souhaite montrer les constellations à ses enfants depuis leur mansarde, mais une enseigne publicitaire clignotante de la société Spaak-Cognac sur le toit d’en face perturbe l’observation. Ses enfants endommagent l’enseigne avec une fronde. Un agent publicitaire de la société rivale Cognac-Tomawak propose alors un marché à Marcovaldo : ses enfants peuvent continuer à endommager l’enseigne concurrente, mais pas la sienne. La société Spaak-Cognac fait bientôt faillite, mais une nouvelle enseigne Cognac-Tomawak, plus grande et plus lumineuse, la remplace.
« La pluie et les feuilles » (automne). Chargé de s’occuper d’une plante dans l’atrium de son entreprise, Marcovaldo remarque qu’elle prospère sous la pluie. Il décide de parcourir la ville à vélo en suivant les nuages. En un week-end, la plante atteint des proportions impressionnantes. Devenue trop encombrante pour l’entrée de l’entreprise, son chef exige qu’il l’échange contre une plus petite au pépiniériste. Marcovaldo erre dans la ville sans se résoudre à cette solution. La pluie cesse et la plante, épuisée par l’excès d’eau, perd toutes ses feuilles.
« Marcovaldo au supermarché » (hiver). Un soir, Marcovaldo emmène sa famille au supermarché pour le simple plaisir d’observer les autres faire leurs achats. Il se met à remplir un chariot avec l’intention de replacer les articles plus tard, pour goûter au plaisir de choisir sans payer. À la caisse, il découvre que sa famille a eu la même idée. L’annonce de la fermeture imminente les précipite dans une tentative frénétique de vider leurs chariots, mais ils succombent à la tentation de prendre d’autres produits.
« Fumée, vent et bulles de savon » (printemps). La boîte aux lettres de Marcovaldo reste désespérément vide, hormis quelques factures. Ses enfants tentent de s’enrichir en collectant des bons publicitaires de lessive pour obtenir des échantillons gratuits. Pour se débarrasser de la lessive devenue dangereuse, les enfants la jettent dans le fleuve. La poudre se transforme en mousse qui, sous l’action du vent, produit des bulles qui se mêlent à la fumée noire des cheminées avant de disparaître.
« La ville pour lui tout seul » (été). En août, la ville est déserte. Un dimanche matin, Marcovaldo se réveille dans une toute autre cité où il peut marcher au milieu de la rue et traverser au feu rouge. Il suit une file de fourmis et le vol d’un bourdon, et observe une ville peuplée d’habitants jusque-là inconnus. Sa rêverie est interrompue par une équipe de tournage qui réalise un reportage, le ramenant brutalement à la vie citadine habituelle.
« Le jardin des chats obstinés » (automne). La ville des chats coexiste avec celle des hommes, mais leurs territoires se sont séparés à cause de la circulation intense. Marcovaldo, ami des chats, suit un chat tigré jusqu’à un grand restaurant. Au lieu de le suivre vers les cuisines, il tente de pêcher une truite dans le vivier du restaurant. Le chat s’empare du poisson et conduit Marcovaldo jusqu’au jardin d’une vieille maison en ruine, refuge des chats.
« Les enfants du Père Noël » (hiver). Pour le compte de la société Sbav, Marcovaldo fait du porte-à-porte déguisé en Père Noël, accompagné de son fils Michelino qui veut offrir un cadeau à un enfant pauvre. Après avoir rendu visite au fils d’un industriel, un enfant gâté mais solitaire et triste, Michelino le considère comme l’enfant pauvre et lui offre un marteau, un lance-pierres et des allumettes. L’enfant s’en sert joyeusement pour détruire sa riche demeure. Le lendemain, Marcovaldo apprend que l’industriel, impressionné par ces cadeaux qui ont réussi à divertir son fils, lance une nouvelle gamme de « cadeaux destructifs » pour stimuler la consommation.
Autour du livre
Publié en novembre 1963 chez Einaudi, « Marcovaldo ou Les saisons en ville » s’inscrit dans une période charnière de l’Italie d’après-guerre. Les premières nouvelles, écrites au début des années 1950, dépeignent une Italie encore marquée par la pauvreté, tandis que les dernières, rédigées au milieu des années 1960, témoignent de l’émergence de la société de consommation.
La structure du recueil révèle une architecture cyclique : vingt nouvelles organisées selon le cycle des saisons, qui se répète cinq fois. Calvino puise son inspiration dans la réalité quotidienne – le personnage de Marcovaldo naît de l’observation d’un kiosquier d’édition qui, ayant découvert des champignons en ville, s’était empoisonné. Cette anecdote devient la première nouvelle du recueil et donne le ton de l’ensemble.
Dans ce monde urbain où la nature ne subsiste qu’à l’état de fragments, Marcovaldo incarne une figure paradoxale : un prolétaire rêveur, perpétuellement en quête d’échappées bucoliques au cœur du béton. Ses tentatives pour retrouver un lien avec la nature se soldent invariablement par des échecs, parfois cocasses, souvent amers. La ville anonyme où se déroule l’action – probablement inspirée de Turin – y devient un personnage à part entière, symbole d’une modernité qui étouffe progressivement les derniers vestiges du monde naturel.
L’opposition entre nature et culture prend une dimension nouvelle dans les dix dernières nouvelles, écrites pendant le « boom economico ». La critique sociale s’y fait plus mordante, notamment dans « Marcovaldo au supermarché » où la société de consommation naissante apparaît dans toute son absurdité. Le rapport à la nature devient plus fantaisiste, comme dans « La pluie et les feuilles » où une simple plante de bureau croît démesurément en l’espace d’un week-end pluvieux.
Pour Franco Ferrucci du New York Times, la virtuosité rhétorique de Calvino masque la subtilité et la profondeur de sa vision, particulièrement dans des nouvelles comme « La ville sous la neige », « Un samedi de soleil, de sable et de sommeil » et « Le mauvais arrêt ». Il souligne que la légèreté apparente du style dissimule une poésie de la vie d’une rare intensité.
« Marcovaldo ou Les saisons en ville » a connu plusieurs adaptations, notamment une mini-série de six épisodes diffusée par la RAI en 1970, avec Nanni Loy dans le rôle principal et Didi Perego incarnant Domitilla. Plus récemment, en avril 2021, BBC Radio 4 a proposé une adaptation radiophonique en cinq épisodes, basée sur la traduction anglaise de William Weaver.
Aux éditions FOLIO ; 240 pages.