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Günter Grass en 8 romans – Notre sélection

Günter Grass en 8 romans – Notre sélection

Günter Grass naît le 16 octobre 1927 à Dantzig-Langfuhr (aujourd’hui Gdańsk) dans une famille modeste. Son père est un commerçant protestant allemand et sa mère une catholique d’origine cachoube. Le jeune Grass grandit dans cette ville libre où ses parents tiennent une épicerie de produits coloniaux.

À 17 ans, en 1944, il est enrôlé dans la Waffen-SS, fait qu’il ne révélera qu’en 2006. Après la guerre, il devient successivement mineur et tailleur de pierres tombales, avant d’étudier les arts plastiques à Düsseldorf puis à Berlin.

Sa carrière littéraire démarre véritablement en 1959 avec la publication de son chef-d’œuvre « Le tambour », qui connaît un succès mondial. Ce roman inaugure sa fameuse « Trilogie de Dantzig » qui comprend également « Le chat et la souris » (1961) et « Les années de chien » (1963).

Intellectuel engagé, il soutient activement le Parti social-démocrate et particulièrement Willy Brandt dans les années 1960-1970. Son œuvre, marquée par l’expérience traumatique du nazisme, mêle réalisme et fantastique dans un style baroque et ironique. Il puise son inspiration dans ses origines germano-polonaises pour sonder les méandres de l’Histoire, la mémoire et la culpabilité.

En 1999, il reçoit le Prix Nobel de littérature. Ses prises de position politiques, notamment sur Israël en 2012, déclenchent de nombreuses controverses. Il continue néanmoins à écrire et à dessiner jusqu’à la fin de sa vie.

Günter Grass meurt le 13 avril 2015 à Lübeck, laissant derrière lui une œuvre considérable qui influence de nombreux auteurs à travers le monde, de Salman Rushdie à John Irving. À sa mort, il est considéré comme l’un des plus grands écrivains allemands contemporains et le plus célèbre auteur germanophone de la seconde moitié du XXe siècle.

Voici notre sélection de ses romans majeurs.


1. Le tambour (Trilogie de Dantzig #1, 1959)

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Résumé

En 1954, Oscar Matzerath, alors âgé de trente ans, rédige ses mémoires depuis l’asile psychiatrique où il est interné. Son récit commence avec sa naissance en 1924 à Dantzig, ville alors partagée entre influences allemande et polonaise. Doté d’une conscience adulte dès la naissance, Oscar prend une décision radicale le jour de ses trois ans : refuser de grandir pour ne pas faire partie du monde des adultes qu’il méprise. Il simule alors une chute dans l’escalier pour justifier son arrêt de croissance et reçoit en cadeau un tambour de fer-blanc rouge et blanc qui ne le quittera plus. Ce n’est pas son seul don extraordinaire : sa voix peut briser le verre à volonté.

À travers le regard de ce singulier personnage, nous suivons la montée du nazisme et la Seconde Guerre mondiale. Oscar vit entre deux pères potentiels : Alfred Matzerath, épicier allemand membre du parti nazi, et Jan Bronski, son oncle polonais, amant de sa mère. Cette dernière, rongée par la culpabilité, se suicide en ingurgitant une quantité excessive de poissons. Après l’invasion de la Pologne, Jan est exécuté et Alfred épouse Maria. Oscar entretient une relation amoureuse avec celle-ci avant qu’elle ne devienne sa belle-mère et donne naissance à Kurt, dont la paternité reste mystérieuse.

Les années de guerre voient Oscar rejoindre une troupe d’artistes nains qui divertit les soldats allemands. Il y rencontre l’amour avec Roswitha, tuée lors du débarquement de Normandie. De retour à Dantzig, il devient chef d’une bande de jeunes délinquants jusqu’à ce que l’Armée rouge s’empare de la ville. Alfred meurt alors en tentant d’avaler son insigne nazi. Oscar décide enfin de grandir mais développe une bosse. Il part pour Düsseldorf où il exerce divers métiers avant de tomber amoureux de sœur Dorothée, une infirmière. Lorsque celle-ci est retrouvée assassinée, Oscar se retrouve au cœur d’une troublante affaire qui le conduira à l’asile psychiatrique.

Autour du livre

Artiste rebelle ayant servi dans la Wehrmacht à 17 ans, Günter Grass débute l’écriture du « Tambour » en 1956 après une lecture remarquée devant le Groupe 47, mouvement de reconstruction littéraire de l’Allemagne d’après-guerre. Le prix attribué par ses pairs lui permet de séjourner trois ans à Paris avec son épouse. C’est près du canal Saint-Martin puis place d’Italie qu’il peaufine son manuscrit sur une machine à écrire Olivetti. Les rencontres parisiennes nourrissent son écriture : il fréquente les cercles intellectuels de Saint-Germain-des-Prés, découvre le nouveau roman et se lie d’amitié avec Paul Celan qui l’initie à Rabelais, influence déterminante.

« Le tambour » mêle de façon vertigineuse grotesque et tragique, fantaisie macabre et critique sociale. Günter Grass puise son inspiration dans le terroir polonais et la culture cachoube pour dresser une cartographie éclatée de l’ancien empire allemand. Les événements historiques sont vus d’en bas, à travers le regard d’un narrateur non fiable qui mélange délibérément réalité et fantasme. Le romancier abolit la frontière entre merveilleux et réalisme, entre quotidien et délire. Le symbolisme imprègne les pages, notamment à travers une relecture irrévérencieuse de la mythologie germanique et des éléments bibliques. La voix narrative se dédouble constamment, passant de la première à la troisième personne sans transition, reflétant la fragmentation du moi du narrateur.

L’influence du « Tambour » s’avère considérable sur la littérature mondiale. Salman Rushdie s’en inspire pour « Les Enfants de minuit », tandis que Gabriel García Márquez y puise pour « Cent ans de solitude ». John Irving y fait souvent référence. Mario Vargas Llosa le considère comme « l’un des plus grands romans du siècle passé ». L’écrivaine Elfriede Jelinek ajoute : « Le début du Tambour est l’une des plus grandes ouvertures de roman dans toute l’histoire de la littérature. »

En 1979, Volker Schlöndorff adapte le roman au cinéma. Le film remporte la Palme d’or au Festival de Cannes et l’Oscar du meilleur film en langue étrangère. L’affiche, dessinée par Roland Topor, sert également de couverture à l’édition française. En 1985, Grass reprend le personnage d’Oscar, quinquagénaire, dans son roman d’anticipation « La Ratte ». Plusieurs adaptations théâtrales voient le jour, notamment en 2010 à la Ruhrtriennale dans une mise en scène de Jan Bosse et Armin Petras, première version scénique autorisée par l’auteur.

Aux éditions POINTS ; 792 pages.


2. Le chat et la souris (Trilogie de Dantzig #2, 1961)

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Résumé

Dans l’Allemagne nazie des années 1940, à Dantzig, le jeune Pilenz relate son amitié ambivalente avec Joachim Mahlke, un adolescent solitaire qui se distingue par une pomme d’Adam proéminente. Cette particularité physique, qui lui vaut d’être la cible des moqueries de ses camarades, notamment lorsqu’un chat est incité à l’attaquer, croyant voir une souris dans ce relief mobile de son cou, devient le moteur de toutes ses actions futures. Pour compenser ce handicap, Mahlke développe des talents exceptionnels en natation et en plongée. Il passe ses étés avec Pilenz et d’autres adolescents sur une épave de dragueur de mines polonais échoué dans la baie, où il excelle dans l’exploration des compartiments submergés.

Fervent catholique voué au culte de la Vierge Marie, Mahlke voit sa vie basculer lors de la visite d’un ancien élève devenu officier décoré de la Croix de guerre. Fasciné par cette distinction qui pourrait masquer son cou, il la dérobe avant de la restituer. Cette transgression entraîne son renvoi du prestigieux lycée Conradinum. Déterminé à obtenir sa propre croix, il s’engage dans l’armée où il devient commandant de char et accomplit des prouesses sur le front de l’Est. De retour en permission, auréolé de gloire militaire, il souhaite donner une conférence dans son ancien établissement. Face au refus du directeur qui n’a pas oublié son ancien forfait, Mahlke décide de déserter. Il sollicite l’aide de Pilenz pour se cacher dans la cabine radio du navire échoué, en attendant de pouvoir s’échapper sur un bateau suédois neutre…

Autour du livre

Publié en 1961, « Le chat et la souris » constitue le deuxième volet de la « Trilogie de Dantzig », après « Le tambour » et avant « Les années de chien ». Günter Grass refuse de qualifier son texte de nouvelle, bien qu’il ait dû accepter cette classification pour des raisons éditoriales. Il y puise dans son propre vécu, lui qui a grandi dans le quartier de Langfuhr à Dantzig et fréquenté le même lycée que ses personnages.

La narration se distingue par sa structure complexe et son caractère allégorique. Le récit de Pilenz oscille entre la première et la deuxième personne, s’adressant directement à Mahlke ou parlant de lui à la troisième personne, parfois au sein d’une même phrase. Cette instabilité narrative traduit l’impossibilité du narrateur de maintenir une distance objective avec son sujet, révélant sa culpabilité et son ambivalence envers son ami. La métaphore du chat et de la souris traverse l’œuvre : la société allemande sous le nazisme incarne le félin prédateur, tandis que les individus vulnérables comme Mahlke représentent ses proies.

Le traitement de la Croix de guerre par Grass soulève la controverse dès la parution du livre. L’auteur ne nomme jamais directement cette décoration, lui préférant des périphrases comme « ferraille », « chose particulière » ou « trèfle à quatre feuilles galvanisé ». Cette approche ironique provoque l’indignation des cercles conservateurs, notamment l’Association des titulaires de la Croix de guerre qui demande l’interdiction de l’ouvrage. En 1962, le publiciste Kurt Ziesel porte plainte pour pornographie, visant particulièrement une scène d’onanisme. Les deux requêtes sont finalement rejetées sous la pression des milieux littéraires.

Le film tiré du livre en 1967 par Hans Jürgen Pohland suscite également la polémique. Les rôles principaux sont confiés à Lars et Peter Brandt, fils de Willy Brandt, alors ministre des Affaires étrangères. Les opposants politiques de ce dernier s’emparent de l’occasion pour dénoncer la prétendue profanation de la Croix de guerre par les enfants d’un haut responsable de l’État. Ces controverses conduisent à la censure partielle du film et à sa restriction aux spectateurs de plus de 18 ans.

Aux éditions POINTS ; 192 pages.


3. Les années de chien (Trilogie de Dantzig #3, 1963)

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Résumé

Années 1920. Dans la ville libre de Dantzig, deux garçons nouent une amitié singulière. Eduard Amsel, un enfant de cinq ans à moitié juif, possède un don extraordinaire : il crée des épouvantails si saisissants qu’ils sèment le trouble parmi les habitants. Walter Matern, son aîné qui le maltraitait initialement, devient subitement son protecteur. Les deux enfants grandissent ensemble dans cette région frontalière entre l’Allemagne et la Pologne, où cohabitent catholiques, protestants et mennonites.

Leurs destins basculent avec la montée du nazisme. Amsel, désormais fabricant réputé d’épouvantails, persuade Matern de rejoindre la SA pour l’aider à se procurer des uniformes qu’il utilise dans ses créations. Mais Matern succombe à l’idéologie nazie. En 1937, accompagné de huit autres SA, il agresse sauvagement son ami d’enfance, lui brise toutes les dents et le laisse pour mort dans la neige. Amsel survit et réapparaît métamorphosé sous diverses identités : Haseloff, puis Goldmäulchen. Il fuit à Berlin où il dirige un ballet qui se produit pour divertir les troupes allemandes.

L’histoire se poursuit dans l’Allemagne d’après-guerre où Matern, hanté par son passé, parcourt le pays en compagnie d’un mystérieux chien noir. Cette errance le confronte à d’anciens nazis reconvertis en respectables fonctionnaires, tandis qu’Amsel, devenu un puissant industriel sous l’identité de Brauxel, dirige une usine souterraine d’épouvantails qui perpétue la mémoire des années sombres…

Autour du livre

« Les années de chien » parachève la « Trilogie de Dantzig » entamée avec « Le tambour » et « Le chat et la souris ». Günter Grass livre en 1963 une œuvre monumentale qui déploie trois narrateurs différents pour embrasser trois décennies d’histoire allemande. Le premier livre, narré par le mystérieux Brauxel, propriétaire d’une mine, retrace l’enfance des protagonistes. Le deuxième adopte la forme épistolaire à travers les lettres de Harry Liebenau à sa cousine Tulla. Le dernier volet suit Matern dans l’Allemagne d’après-guerre.

La figure du chien structure l’ensemble du récit. « Le chien est central », affirme d’emblée le troisième livre. La généalogie des bergers allemands – « Senta engendra Harras ; et Harras engendra Prinz ; et Prinz fit l’Histoire » – parodie la politique raciale nazie. Ces bêtes incarnent tour à tour la fidélité aveugle au Führer puis la désertion massive après la défaite : « chien déserteur », « chien-sans-moi », « chien en errance ». À travers eux se dessine le portrait d’une nation qui tente d’oublier « les montagnes d’ossements et les charniers, les porte-drapeaux et les carnets du parti, les dettes et la culpabilité. »

L’originalité de Grass tient à son refus de toute dichotomie simpliste entre bourreaux et victimes. Amsel, malgré son statut de victime, collabore au régime nazi en dirigeant un théâtre aux armées. Matern, l’ancien SA devenu persécuteur, se pose en résistant après la guerre. Les épouvantails d’Amsel, créés « à l’image de l’homme », symbolisent cette ambivalence fondamentale. Grass pousse l’ironie jusqu’à faire dire à son personnage que « parmi tous les peuples qui vivent comme des arsenaux d’épouvantails, c’est le peuple allemand qui, plus encore que le peuple juif, porte en lui tout ce qu’il faut pour offrir un jour au monde l’épouvantail originel. »

La critique salue la puissance et l’audace formelle du roman tout en soulignant sa complexité. Les changements constants de narrateurs, de niveaux de récit et de perspectives créent une œuvre dense qui exige un engagement total du lecteur. Certains y voient le chef-d’œuvre de Grass, supérieur au « Tambour » par son ambition. D’autres, déstabilisés par sa construction labyrinthique, lui reprochent un manque de fluidité. Grass lui-même considérait « Les années de chien » comme son livre le plus important, assumant pleinement sa dimension expérimentale et fragmentaire.

Aux éditions POINTS ; 736 pages.


4. Le turbot (1977)

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Résumé

À l’âge de pierre, une parfaite harmonie règne entre les hommes et Illsebill, incarnation de la déesse primitive Ava aux trois mamelles. Cette symbiose originelle prend fin lorsqu’un pêcheur capture un turbot doué de parole dans la Vistule. Le mystérieux poisson lui propose un marché : en échange de sa liberté, il deviendra son conseiller et lui offrira le pouvoir absolu.

Mais les plans du pêcheur se heurtent à l’ingéniosité des femmes. Pour contrer cette domination masculine naissante, les femmes s’emparent des cuisines à travers les siècles. Le roman suit ainsi les destins entremêlés d’un même homme et d’une même femme qui se réincarnent du néolithique jusqu’aux années 1970, accompagnés par le turbot qui guide l’homme dans sa quête de pouvoir.

Le récit s’articule autour des neuf mois de grossesse d’Ilsebill, l’épouse du narrateur dans le présent, et convoque neuf cuisinières d’exception qui ont marqué l’histoire culinaire : de Mestwina, meurtrière d’un archevêque au Xe siècle, à Lena Stubbe, autrice d’un livre de cuisine prolétarien au début du XXe siècle. Mais tout bascule quand le turbot est repêché dans la mer Baltique dans les années 1970 : il doit alors répondre de ses actes devant un tribunal féministe qui l’accuse d’avoir orchestré quatre millénaires de domination masculine…

Autour du livre

L’idée du livre germe dans l’esprit de Günter Grass alors qu’il participe à la campagne électorale de Willy Brandt à la fin des années 1960. Constamment « bombardé par un langage de seconde main » pendant cette période, il ressent le besoin d’écrire ce qui deviendra « Le turbot ». La rédaction s’étale sur cinq ans. Le livre voit le jour à une période charnière de sa vie : il se sépare de sa première épouse Anna et assiste à la naissance d’Helene, sa plus jeune fille, à qui l’ouvrage est dédié.

Le roman se démarque par sa structure singulière en neuf livres, chacun correspondant à un mois de grossesse. Cette fresque monumentale puise son inspiration dans le conte populaire « Le Pêcheur et sa femme », repris par les frères Grimm, Alexandre Pouchkine et le peintre Philipp Otto Runge au XIXe siècle. Le récit prend pour cadre la région de la Weichselmündung, de Hambourg à Berlin-Ouest, en passant par Lübeck et Dantzig. La narration, qui refuse toute chronologie, se dissémine dans un style discontinu et polyphonique qui mélange les époques. Les voix narratives se superposent et changent d’identité par un jeu de miroirs et l’utilisation exhaustive des pronoms personnels.

« Le turbot » conjugue plusieurs dimensions narratives : l’histoire de la grossesse d’Ilsebill, les multiples réincarnations du narrateur à travers le temps, et le procès du turbot devant le tribunal féministe. À travers ces trois axes, Grass développe une réflexion sur la société telle qu’elle a évolué jusqu’aux années 1980. La nourriture y occupe une place centrale, du « Glumse » (mélange de lait caillé d’élan avec des œufs de morue) du paléolithique jusqu’au coquelet aux hormones et sa sauce curry des temps modernes.

Le livre reçoit un accueil contrasté lors de sa parution. Le magazine Schweizer Monatshefte qualifie Grass de « puissance littéraire ». En Allemagne de l’Ouest, 300 000 exemplaires se vendent la première année. En revanche, le mouvement féministe l’accueille avec hostilité : la revue Emma désigne même Grass comme « Pacha du mois ». William Cloonan du Boston Review souligne la nouvelle direction prise par l’écriture de Grass, qui s’éloigne de la Seconde Guerre mondiale pour la première fois. Herbert Mitgang du New York Times note que le roman traite de « la femme, l’homme et l’état du monde » et que ces sujets controversés ont suscité des réactions tout aussi controversées.

La première phrase du roman, « Ilsebill salza nach » (« Ilsebill ajouta du sel »), est élue plus belle première phrase d’un roman germanophone en 2007. Il est traduit dans de nombreuses langues et s’impose, aux côtés du « Tambour », comme l’une des œuvres majeures de Günter Grass.

Aux éditions POINTS ; 640 pages.


5. Une rencontre en Westphalie (1979)

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Résumé

En 1647, alors que la guerre de Trente Ans touche à sa fin, Simon Dach, poète de Königsberg, convie plusieurs écrivains allemands à une rencontre littéraire. Le lieu initialement prévu étant réquisitionné par l’armée suédoise, l’officier impérial Gelnhausen, arrivé sans invitation, propose de déplacer la réunion à Telgte, petite ville de Westphalie située près de Münster où se négocient les traités de paix. Sous prétexte d’une mise en quarantaine, il réquisitionne l’auberge du « Brückenhof », tenue par Libuschka.

Les poètes s’y installent et commencent leurs lectures sous la direction de Dach. Entre les séances, ils partagent repas et discussions, certains des plus jeunes passant leurs nuits avec les servantes. Les participants souhaitent contribuer à la fin du conflit et, après de longs débats, s’accordent sur un appel à la paix commun. Dans sa conclusion, Simon Dach proclame l’autonomie de la langue et de la littérature face aux appropriations politiques, religieuses et idéologiques. Mais un incendie menace soudain l’auberge…

Autour du livre

Publié en 1979, « Une rencontre en Westphalie » naît d’une inspiration singulière : Günter Grass établit un parallèle entre deux périodes charnières de l’histoire allemande. Il y transpose en 1647 l’expérience du Groupe 47, cercle d’auteurs qu’il fréquenta après la Seconde Guerre mondiale. Le roman est d’ailleurs dédié à Hans Werner Richter, fondateur du groupe, pour ses soixante-dix ans. À travers cette mise en miroir des époques, Grass questionne le rôle des écrivains dans la reconstruction d’un pays dévasté.

Les personnages qui peuplent le récit sont pour la plupart des figures historiques de la littérature allemande du XVIIe siècle. Parmi eux se trouvent Heinrich Albert, compositeur et organiste, Andreas Gryphius, poète et dramaturge, ou encore Heinrich Schütz, compositeur. Cette galerie de portraits masque en réalité les membres du Groupe 47 : selon le critique Rolf Schneider, Simon Dach incarne Hans Werner Richter, tandis que Gelnhausen représenterait Grass lui-même. Dans le personnage sévère d’Auguste Büchner se dessinerait Marcel Reich-Ranicki, célèbre critique littéraire.

La prose de Grass emprunte délibérément aux codes de l’écriture baroque : rhétorique élaborée, prédominance du discours indirect, verbes et adjectifs baroquisants, accumulations et autres procédés stylistiques témoignent d’une solide connaissance de la littérature et de la politique de cette période. Cette écriture sophistiquée sert un propos ambitieux : à la fin des années 1970, le roman réhabilite l’autonomie du fait historique, littéraire et linguistique.

Theodore Ziolkowski, dans le New York Times, salue la précision de l’analogie historique choisie par Grass et apprécie la dimension documentaire sur la littérature allemande du XVIIe siècle. Il regrette néanmoins que l’histoire demeure « une construction littéraire sans vie » et que la ville de Westphalie ne prenne pas corps comme d’autres lieux emblématiques de la littérature. À l’exception de Dach et du jeune Grimmelshausen, les figures littéraires manqueraient de relief. D’autres lecteurs soulignent pourtant la maestria de Grass, capable de traverser trois cents ans d’histoire tout en suscitant rires et larmes.

Aux éditions POINTS ; 192 pages.


6. L’appel du crapaud (1992)

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Résumé

À Gdańsk, en novembre 1989, alors que le mur de Berlin s’apprête à tomber, le hasard réunit deux veufs sexagénaires. Alexander Reschke, professeur allemand d’histoire de l’art né dans cette ville quand elle s’appelait encore Danzig, rencontre Alexandra Piatkowska, une restauratrice polonaise originaire de Vilnius. Leur histoire d’amour naissante se noue autour d’un projet singulier : créer un cimetière de la réconciliation où les Allemands chassés de Gdańsk après la Seconde Guerre mondiale pourront être inhumés.

L’initiative séduit immédiatement. Une Association des Cimetières Germano-Polono-Lituanienne voit le jour, attirant de nombreux souscripteurs prêts à verser 1000 Deutsche Mark pour s’assurer une dernière demeure dans leur terre natale. Le succès conduit à l’expansion du projet : construction d’hôtels pour les familles en deuil, maisons de retraite pour les futurs défunts, exhumation et rapatriement des corps déjà enterrés ailleurs.

Mais cette croissance démesurée inquiète Alexander et Alexandra. Ce qui devait être un symbole de paix et de réconciliation entre les peuples se transforme peu à peu en opération commerciale où les intérêts économiques allemands prennent le pas sur l’intention première. Dans une Europe en pleine mutation, où le capitalisme occidental s’étend vers l’Est, leur rêve idéaliste se heurte à la réalité d’une nouvelle forme de colonisation par le Deutsche Mark.

Autour du livre

Günter Grass compose « L’appel du crapaud » dans l’urgence des événements de 1989-1990, abandonnant sa pratique habituelle de maintenir une distance temporelle avec les sujets traités. L’écrivain confie avoir eu la vision initiale de deux personnes achetant des fleurs dans un cimetière, séduit par leur statut de réfugiés et de veufs, par leur expérience commune de la perte. Le récit se construit à travers les notes, journaux intimes et enregistrements d’Alexander Reschke, confiés à un ancien camarade de classe chargé d’en faire la chronique.

Le roman mêle plusieurs niveaux de lecture. En surface se déploie une histoire d’amour automnale, touchante et inattendue. Mais cette trame narrative sert de support à une réflexion plus profonde sur « le Siècle des Expulsions », les séquelles de la Seconde Guerre mondiale et les dangers de la réunification allemande. Le cimetière de la réconciliation se mue en métaphore des relations germano-polonaises et des tensions entre passé et présent, idéalisme et pragmatisme économique.

Les critiques allemands ont largement interprété le roman comme une attaque à peine voilée contre la réunification, y voyant la confirmation des mises en garde de Grass contre la puissance économique allemande. Mais le romancier insiste sur la dimension humoristique de son œuvre, regrettant que même ses admirateurs « aient honte d’admettre qu’ils ont ri ». Le personnage de Chatterjee, entrepreneur bengali qui lance un service de pousse-pousse à Gdańsk, permet d’introduire une perspective inattendue sur l’Europe, suggérant que le salut du continent pourrait venir d’un « grand mélange » avec l’Asie.

Si le New York Times salue « un véritable tour de force » et le New Yorker souligne « la précision de l’analyse et la finesse de la satire », la presse allemande se montre plus sévère. Le critique Marcel Reich-Ranicki, dans un article retentissant du Spiegel, qualifie le roman de « catastrophique », s’interrogeant sur les raisons ayant permis sa publication. Cette controverse n’empêche pas le livre de rencontrer un succès commercial en Allemagne, avec 90 000 exemplaires vendus.

« L’appel du crapaud » a fait l’objet d’une adaptation cinématographique en 2005, sous la direction de Robert Glinski. Le film, une coproduction germano-polonaise, met en scène Krystyna Janda et Matthias Habich dans les rôles d’Alexandra et Alexander.

Aux éditions POINTS ; 280 pages.


7. Toute une histoire (1995)

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Résumé

Berlin, 1989. Dans une ville en pleine effervescence où le Mur vient de tomber, Theo Wuttke, septuagénaire ancien correspondant de guerre de la Luftwaffe, travaille comme coursier aux archives du ministère. Surnommé « Fonty » en raison de sa ressemblance et de son obsession pour l’écrivain Theodor Fontane, il est constamment suivi par Ludwig Hoftaller, un ancien agent de la Stasi qui connaît tous ses secrets. Ces deux hommes âgés parcourent ensemble les rues de Berlin et observent les bouleversements qui accompagnent la réunification allemande.

Wuttke, qui a vécu sous trois régimes différents – nazi, communiste et capitaliste – pose un regard critique sur cette unification qu’il compare à celle de 1871 sous Bismarck. Entre ses tentatives d’évasion contrariées par Hoftaller, ses relations tumultueuses avec sa famille, notamment sa fille Martha qui se marie avec un entrepreneur ouest-allemand, et l’apparition inattendue d’une petite-fille française, Wuttke devient le témoin privilégié d’une période charnière où l’Allemagne de l’Est se voit progressivement absorbée par l’Ouest.

Autour du livre

La genèse de « Toute une histoire » remonte à 1986, lors d’un séjour de Günter Grass à Calcutta avec son épouse Ute. Cette dernière avait emporté comme lecture de voyage l’œuvre complète de Fontane, qui commence alors à hanter les rêves de Grass. En parallèle, sa lecture d’un roman de Hans Joachim Schädlich, « Tallhover », lui inspire le personnage de Hoftaller. La chute du Mur en 1989 offre à Grass l’occasion idéale de faire de ce duo improbable les témoins privilégiés du processus de réunification, qu’il observe d’un œil critique.

L’ascenseur « paternoster » du ministère, avec ses cabines ouvertes en perpétuel mouvement, constitue une métaphore centrale du roman. Cette mécanique circulaire symbolise la répétition de l’histoire allemande, les personnages montant et descendant comme les régimes politiques se succèdent. Le roman entremêle habilement deux époques : la réunification de 1989 et celle de 1871, créant un jeu de miroirs entre passé et présent qui interroge la nature même de l’identité allemande.

La publication de « Toute une histoire » en 1995 déclenche une violente polémique en Allemagne. Le critique Marcel Reich-Ranicki apparaît en couverture du Spiegel en train de déchirer le livre, tandis que le tabloïd Bild accuse Grass de ne pas aimer son pays. Le roman suscite des réactions diamétralement opposées entre l’Est et l’Ouest : apprécié dans les nouveaux Länder pour sa perspective est-allemande, il est largement rejeté à l’Ouest pour sa critique acerbe de la réunification. Grass justifie sa position en expliquant avoir voulu écrire « du point de vue des gens concernés » plutôt que de celui des vainqueurs.

Peter Glotz considère « Toute une histoire » comme l’un des romans allemands majeurs depuis 1945 et le premier grand roman berlinois depuis « Berlin Alexanderplatz » d’Alfred Döblin. James J. Sheehan, dans le New York Times, souligne la maîtrise d’un écrivain chevronné, certain de ses moyens et en pleine possession de son art. Pour le critique Harro Zimmermann, le livre constitue « l’acte de naissance littéraire de l’Allemagne agrandie », particulièrement apprécié à l’Est où il est considéré comme un document fondateur de la nouvelle Allemagne.

Aux éditions POINTS ; 736 pages.


8. En crabe (2002)

Disponible sur Amazon Disponible à la Fnac

Résumé

Le 30 janvier 1945, le paquebot de croisière Wilhelm Gustloff sombre dans la mer Baltique après avoir été torpillé par un sous-marin soviétique. Cette catastrophe maritime, qui coûte la vie à plus de 9 000 personnes, marque à jamais l’existence de Paul Pokriefke, né ce jour-là sur l’un des bateaux de sauvetage. Sa mère Tulla, rescapée du naufrage, ne cesse depuis des décennies de le supplier d’écrire cette histoire tragique. Journaliste sans relief ni ambition, Paul résiste à cette injonction jusqu’au jour où un mystérieux commanditaire, figure tutélaire qui pourrait être Günter Grass lui-même, le pousse à enquêter sur ce drame longtemps occulté.

Au fil de ses recherches, Paul fait une curieuse découverte : son fils Konrad, avec qui il a perdu contact depuis son divorce, administre un site Internet consacré au Wilhelm Gustloff. Le jeune homme s’y passionne pour l’histoire du navire mais aussi pour celle de son sinistre parrain, Wilhelm Gustloff, dirigeant nazi assassiné en 1936 par David Frankfurter, un étudiant juif.

Sur le forum du site, Konrad endosse virtuellement l’identité de Gustloff et noue un dialogue aussi fascinant que dangereux avec un certain Wolfgang qui joue le rôle de Frankfurter. Sous l’influence de sa grand-mère Tulla, qui lui raconte inlassablement ses souvenirs du naufrage, Konrad développe une vision de plus en plus radicale de l’histoire allemande. Lorsque les deux internautes décident de se rencontrer dans la vraie vie à Schwerin, Paul pressent qu’une nouvelle tragédie se prépare, comme si l’histoire était condamnée à se répéter…

Autour du livre

Günter Grass rédige « En crabe » en 2002, dans un contexte où l’Allemagne s’interroge sur la façon d’aborder son passé. L’écrivain W. G. Sebald avait mis en garde en 1997 contre le silence des Allemands sur leurs propres souffrances, qui laissait le champ libre à l’extrême droite pour instrumentaliser cette mémoire. Le naufrage du Wilhelm Gustloff, resté longtemps tabou, symbolise parfaitement ce dilemme mémoriel : comment évoquer les victimes allemandes de la guerre sans relativiser la responsabilité du nazisme ?

À travers trois générations de la famille Pokriefke, Grass met en scène les différentes attitudes face à ce passé traumatique. Tulla incarne la génération qui a vécu la guerre dans sa jeunesse et en garde une nostalgie trouble, oscillant entre nazisme et stalinisme. Son fils Paul représente ceux qui, nés après-guerre, préfèrent fuir ce passé écrasant. Quant à Konrad, il illustre une jeunesse en quête d’identité, susceptible de basculer dans l’extrémisme faute d’avoir pu affronter sereinement l’histoire familiale.

Le titre fait référence à la démarche narrative adoptée par Grass, qui progresse à reculons comme un crabe, entremêlant constamment présent et passé. Cette structure complexe permet d’établir des parallèles saisissants entre différentes époques et de montrer comment le passé continue d’informer le présent. Le romancier allemand accorde aussi une place importante à Internet comme nouveau vecteur de mémoire, capable du meilleur comme du pire.

La critique a salué l’audace de Grass à s’emparer d’un sujet aussi sensible que les souffrances allemandes pendant la guerre. Le journal Die Zeit, tout en contestant la thèse d’un « tabou national » sur ce sujet, reconnaît que la mémoire des victimes civiles allemandes peine à trouver sa place dans le récit national. Le romancier sud-africain J. M. Coetzee loue particulièrement le personnage de Tulla, « la création la plus mémorable de Grass » dont les convictions politiques « laides » mais « profondément ressenties » illustrent toute l’ambiguïté du rapport au passé.

Aux éditions SEUIL ; 240 pages.

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